Histoire de la langue et de la littérature française/04

CHAPITRE IV

L’ÉPOPÉE COURTOISE[1]




INTRODUCTION


Nous devons nous occuper des romans français du moyen âge dont les sujets sont bretons, bysantins, d’origine douteuse ou de pure imagination. Ce chapitre a nécessairement un caractère tout autre que celui qui précède. Tandis que, pour les romans du cycle de l’antiquité, nous tenons les deux bouts de la chaîne, ce qui permet de rapprocher les œuvres françaises de leurs origines directes ou indirectes, nous ne possédons que des notions très générales sur les sources des romans bretons et d’aventure[2], dont un bon nombre paraissent se rattacher à des traditions orales plus ou moins précises. L’intérêt se trouve ici reporté sur les œuvres elles-mêmes et sur leur étude intrinsèque. C’est ici d’ailleurs qu’on peut le mieux apprécier la valeur propre de nos romanciers français du moyen âge, car selon toute vraisemblance ils n’empruntaient, sauf exception, aux conteurs bretons et bysantins que la grosse trame de leurs récits, et aux premiers le principe de leur merveilleux féerique ; mais le développement et l’arrangement des faits, leur invention même, dans beaucoup de cas, et l’étude si souvent minutieuse des sentiments, portent la marque d’une grande originalité.

Idée générale de l’épopée courtoise. — Ce n’est pas à dire qu’il y ait une différence fondamentale entre les œuvres du cycle antique et les œuvres d’inspiration bretonne ou bysantine. Les premières elles-mêmes, malgré leur moindre indépendance, ne suivaient leurs modèles que pour la fable proprement dite : dans les unes comme dans les autres règne un esprit purement français et chevaleresque. L’ensemble de ces romans constitue l’épopée courtoise, qui s’oppose si nettement à l’épopée nationale des chansons de geste : l’une, légère, brillante, se plaisant à la peinture des fêtes de cour, des tournois, des expéditions aventureuses, aimant à multiplier les surprises d’un merveilleux de contes de fées, et donnant à l’amour une place prépondérante ; l’autre grave, grandiose, consacrée aux grandes luttes nationales, féodales ou religieuses, empruntant à la religion les ressources de son merveilleux austère, profondément dédaigneuse des passions et des délicatesses du cœur. Et comme forme, d’un côté un récit continu en vers alertes de huit syllabes rimant deux à deux[3], de l’autre une succession de couplets épiques construits chacun sur une même assonance, en vers fortement césurés de dix ou de douze syllabes. Bien qu’on rencontre, à une même époque, des chansons de geste et des romans courtois, ces deux manifestations du génie épique de nos pères appartiennent, par leurs origines, à deux périodes très dissemblables de notre civilisation : la première remonte à la période héroïque de la formation de notre nationalité et de la constitution du régime féodal, elle est dans toute sa force au XIe siècle, se maintient au XIIe, puis s’affaiblit rapidement : les trouvères, qui, au XIIIe siècle, traitent la « matière de France », continuent une tradition qui leur devient de plus en plus étrangère. C’est vers le commencement du XIIe siècle qu’à son tour l’épopée courtoise prend naissance, en même temps que la poésie lyrique et dans le même milieu ; elle commence de bonne heure à prendre la forme du roman en prose, à laquelle l’épopée nationale aboutit également, et où elles arrivent à ne plus conserver, l’une et l’autre, qu’une bien faible partie de leurs caractères distinctifs. C’est ainsi, avec les débris de nos matières épiques, et en revêtant une teinte uniforme, que se constitue le roman en prose, chevaleresque et galant, première ébauche du roman moderne.

Ce serait une erreur de croire que notre épopée courtoise est d’importation étrangère. Les romans que l’on qualifie de bretons à cause des sujets qui y sont traités, ne sont, en somme, pas plus bretons qu’Hernani n’est une pièce espagnole. Au moment où l’esprit français s’est trouvé mûr pour l’éclosion de ce genre littéraire, les Bretons étaient à la mode, les Normands venaient de les découvrir en quelque sorte, en les conquérant. Au même moment, on étudiait curieusement la littérature antique, et l’attention publique était portée par les Croisades du côté de Constantinople et de l’Orient. Pour flatter ces différents goûts du jour, les auteurs de romans prenaient leurs héros dans l’antique Rome, dans la Grèce ancienne ou moderne, en Grande-Bretagne ; et parfois même, pour doubler les chances de succès, on faisait partir le héros de Constantinople pour l’amener à la cour d’Arthur. Mais sous ces noms et dans ces milieux d’emprunt, c’était toujours le chevalier français idéal, galant et aventureux, que nos conteurs présentaient au public.

La mode des sujets bretons avait particulièrement été répandue dans la société française et anglo-normande par les harpeurs bretons qui parcouraient l’Angleterre et la France en chantant des lais, sortes de romances dont la musique était fort goûtée et dont ils expliquaient sans doute le sujet en français. On donna le même nom aux petits poèmes narratifs français qui s’inspiraient plus ou moins des lais bretons, et bientôt aussi à d’autres romans courtois de médiocre étendue, quelle que fût la nationalité des personnages : le lai fut à peu près à notre vieux roman ce qu’est la nouvelle au roman moderne.

Les romans arthuriens ; le saint graal — Le personnage qui domine les romans « bretons », bien qu’il n’y joue par lui-même, en général, qu’un rôle peu important, c’est le roi Arthur. Au VIe siècle, Arthur, chef de clan, transformé par la légende en roi de la Grande-Bretagne, avait combattu l’invasion anglo-saxonne, et il était demeuré très populaire parmi les Bretons, qui attendaient toujours son retour. Les principaux éléments de sa légende furent réunis au IXe siècle dans la Chronique latine attribuée à Nennius, et au XIIe siècle dans celle de Jofroi de Monmouth, chargé d’éléments de pure imagination, qui fut plusieurs fois traduite ou imitée en français. Mais ce n’est pas dans le courant historique ou pseudo-historique que les auteurs des premiers romans courtois allèrent chercher leurs inspiration. Ils ne s’intéressaient guère aux luttes nationales des Bretons. Ils prirent simplement le nom d’Arthur, et firent de ce roi le type de la courtoisie : il lui donnèrent une cour brillante, une escorte de chevaliers parfaits, qui s’asseyaient autour d’une table ronde pour éviter les querelles de préséance, et ils s’amusèrent à raconter de belles prouesses et de belles amours. Et les types une fois créés, les nouveaux conteurs s’y conformèrent quand ils introduisirent les mêmes personnages dans de nouvelles inventions. C’est ainsi que nous retrouvons partout avec le même caractère Lancelot du Lac (ainsi appelé parce qu’il avait été élevé par la fée Vivienne, dame du lac) dont on fit l’amant de la reine Guenièvre ; l’illustre Gauvain, neveu d’Arthur et fils de roi[4] ; Ivain, fils d’Urien ; le sénéchal Ké ou Keu, qui joue les rôles plaisants ; Perceval le Gallois, etc.[5]. Même lorsque des conteurs affirment qu’ils reproduisent un récit Breton, il ne faut pas tout à fait les en croire sur parole : on sait que nos trouvères, alors même qu’ils inventent le plus visiblement, prétendent toujours puiser à des sources authentiques ; aux époques de civilisation commençante, le public adore les récits d’aventures extraordinaires, mais il a besoin qu’on lui persuade qu’elles sont arrivées.

On imagina d’introduire dans les romans arthuriens l’histoire du saint vase où Joseph d’Arimathie passait pour avoir recueilli le sang du Christ. Cette légende s’était formée autour du corps de Joseph d’Arimathie, que Charlemagne avait rapporté d’Orient, qui appartint d’abord à l’abbaye de Moyenmoutier, dans les Vosges, et qui fut ensuite enlevé par les moines de Glastonbury. Pour donner plus d’importance à leur précieuse relique, les moines créèrent une légende de Joseph, empruntée aux récits des évangiles authentiques et apocryphes, auxquels ils ajoutèrent leurs propres inventions. Les auteurs de romans de la Table ronde virent dans cette histoire un moyen d’augmenter et de renouveler l’intérêt de leurs poèmes : plusieurs des chevaliers de la Table ronde reçurent la tâche de retrouver le saint graal, et cette conquête fut donnée, suivant les narrateurs, tantôt à l’un, tantôt à l’autre.

Tels sont les éléments en quelque sorte externes des romans arthuriens ; mais ce qui les caractérise, comme tous les romans de l’épopée courtoise, c’est la peinture de l’amour tel que le concevait la société polie du moyen âge. C’est dans le chapitre sur la poésie lyrique qu’on étudiera en détail les origines de l’amour courtois ; mais l’amour courtois des lyriques n’est pas rigoureusement identique à celui des conteurs, en ce sens que le premier, ne s’adressant qu’aux femmes mariées, nie la possibilité de l’amour entre époux, tandis que les conteurs sont loin d’exclure l’amour qui précède et qui accompagne le mariage. D’ailleurs l’amour des romans, légitime ou illégitime, a tous les autres traits distinctifs de l’amour lyrique : il est irrésistible, essentiellement fidèle, humble chez l’homme, timide chez la femme ; il aime à s’analyser par le menu ; enfin c’est une source de perfection morale pour la femme, de valeur et de qualités chevaleresques pour l’amant.

Notre épopée courtoise a eu, comme notre épopée nationale, un grand succès à l’étranger ; elle n’y a pas suscité une littérature originale ; elle a été goûtée telle quelle, sous la forme de traductions délayées parmi lesquelles on ne rencontre que rarement, sauf en Allemagne, une œuvre ayant quelque valeur propre. On trouvera dans la bibliographie l’indication de ces imitations et des travaux dont elles ont été l’objet[6], comme aussi des études générales ou de détail qui ont été publiées sur nos différents romans. Mais, en dehors de ces renseignements bibliographiques indispensables, nous voudrions consacrer tout l’espace dont nous disposons ici à faire réellement connaître nos romans arthuriens et d’aventure, non pas en les analysant tous sommairement — c’est à peine si nous pourrions donner une demi-page à chacun d’eux et il ne saurait résulter de cette accumulation de sèches analyses que des idées confuses et fausses, — mais en nous étendant sur un petit nombre d’œuvres caractéristiques, parmi lesquelles nous ferons, comme il convient, une part prépondérante à celles de Marie de France et de Chrétien de Troyes. Lorsqu’il s’agit d’ouvrages narratifs modernes, les remarques critiques de l’historien de littérature suppose la connaissance préalable des textes eux-mêmes ou sont une préparation à la lecture ultérieure de ces textes. Mais pour les romans du moyen âge, que les difficultés de la langue rendent inaccessibles à ceux qui n’ont pas fait d’études spéciales, nous n’avons qu’un moyen de les faire vraiment connaître, c’est d’en donner des analyses détaillées, coupées de traductions étendues qui soient, autant que faire se pourra, des transcriptions, des rajeunissements conservant l’allure et le rythme de l’original : la rime seule sera sacrifiée non sans regret, toutes les fois que, pour la reproduire il faudrait apporter au texte des changements trop considérables.


I. — Le « Tristan » de Béroul.


Parmi les romans dits bretons, ceux qui sont relatifs à Tristan méritent, mieux que les autres, cette qualification. Ils renferment un certain nombre de traits qui paraissent bien anciens, et que M. Gaston Paris a mis en évidence dans une étude récente[7].

Deux poètes anglo-normands, Béroul vers 1150, Thomas vers 1170, ont raconté l’histoire de Tristan[8] ; mais on n’a retrouvé que des fragments de ces deux romans. Le début manque, pour l’un comme pour l’autre. Avant de faire connaître ce qui nous reste du Tristan de Béroul, nous donnerons d’après les imitations étrangères, un résumé rapide des premières aventures du héros.

Tristan est le neveu du roi Marc de Cornouaille, qui l’a élevé avec les plus grands soins après la mort prématurée de ses parents. Chaque année le frère de la reine d’Irlande, oncle de la blonde Iseut, le « Morhout » venait en Cornouaille réclamer un tribut de jeunes garçons et de jeunes filles comme le Minotaure des Grecs. Tristan livre bataille au Morhout et le blesse mortellement : un morceau de l’épée du vainqueur était resté dans la plaie. Tristan avait été blessé lui-même par l’épée empoisonnée du Morhout et ne pouvait être guéri que par la reine d’Irlande. Il se rend près d’elle sous un déguisement, se fait guérir et revient en Cornouaille.

Plus tard, il retourne en Irlande demander la main de la blonde Iseut pour son oncle. Il l’obtient après une aventure, à la suite de laquelle il est guéri par Iseut d’une autre blessure, et il part avec elle.

Pendant le voyage ils boivent par erreur un philtre d’amour, que la mère d’Iseut avait préparé et que celle-ci devait partager avec le roi Marc le jour du mariage, et ils se trouvent liés l’un à l’autre par une passion sans mesure.

Iseut ayant lieu de craindre que le roi ne s’aperçoive qu’elle n’est plus la pure fiancée qu’il attendait, Brangien, sa fidèle suivante, se substitue à elle la première nuit, et la sauve ainsi. Mais Iseut songe ensuite à se débarrasser de la confidente de son secret ; elle l’envoie cueillir des plantes dans la forêt, avec deux serfs qui ont l’ordre de la tuer. Ceux-ci, au moment de s’acquitter de leur cruelle mission, demandent à Brangien quel grand tort elle a pu faire à sa maîtresse. « Avant notre départ, répond-elle, la mère d’Iseut nous donna à chacune une chemise d’une blancheur immaculée pour notre nuit de noces. Mais le jour de son mariage, celle de la reine se trouva souillée, et je lui prêtai la mienne. Je ne l’ai point offensée autrement. Puisqu’elle veut ma mort, dites-lui que je la remercie de tout le bien qu’elle m’a fait depuis mon enfance. » Ces paroles attendrissent les serfs, qui la laissent vivre, et la reine elle-même, en les entendant rapporter, regrette sa cruauté ; elle est heureuse d’apprendre que ses ordres n’ont pas été exécutés, et Brangien reprend bientôt sa place auprès d’elle.

Tristan et Iseut se voient en secret le plus souvent qu’ils peuvent et s’ingénient à déjouer la surveillance et à détourner les soupçons du roi, entretenus par le nain bossu Frocin. Le fragment conservé du roman de Béroul commence pendant une entrevue de Tristan et d’Iseut, à laquelle assiste, caché dans les branches d’un arbre, près d’une fontaine, le roi Marc, que le nain a prévenu. Mais Iseut a aperçu « l’ombre » de son mari dans la fontaine et fait en sorte de lui donner le change : « Seigneur Tristan, dit-elle à son ami, ne me mandez plus jamais, je ne viendrais plus à votre appel. Le roi s’imagine que nous nous aimons d’amour vilaine. Il en croit des barons jaloux, qui ne vous pardonne pas d’avoir l’honneur de vaincre le Morhout. Il ne voit pas que je vous aime parce que vous êtes son neveu. Une femme n’a pas son mari moins cher pour aimer aussi ses parents. » Aux paroles d’Iseut, Tristan comprend qu’on les épie, et continue la feinte : « Ah ! Iseut, dit-il, je vous ai plusieurs fois mandée, depuis que le roi m’a interdit l’accès de sa chambre. Mes ennemis ne veulent pas laisser près de lui un homme de son lignage, et me calomnient.

Je les ai vus muets et cois
Quand le Morhout fut arrivé.
N’y en eut pas un seul d’entre eux.
Qui osât ses armes vêtir.
Je vis mon oncle moult pensif,
Mieux voulait être mort que vif.
Pour son honneur je pris mes armes,
Je combattis et fus vainqueur.

« Mon cher oncle ne devrait pas croire les félons. Mais prenez ma défense près de lui. » — « Y pensez-vous ? répond Iseut. Je ne veux pas mourir encore. Si le roi savait que nous sommes ici réunis, il me condamnerait au feu. Mon corps tremble de la peur qui me prend. Je m’en vais, je ne suis restée ici que trop longtemps. »

Quand les deux amants se sont séparés, le roi descend de son arbre, persuadé que le nain l’a trompé par un faux rapport, et jurant bien qu’il le fera mettre à mort. Mais le nain, qui connaissait l’avenir par les étoiles, est averti ainsi du danger qu’il court, et se réfugie dans le pays de Galles.

Le roi fait appeler Iseut, et lui avoue qu’il a assisté du haut d’un arbre à son entrevue avec Tristan :

Quand j’ouïs Tristan rappeler
La bataille que lui fis faire,
Pitié j’en eus, peu s’en fallut
Que ne sois de l’arbre tombé.

Il rend à Tristan ses faveurs et lui donne à nouveau l’autorisation de venir librement et à son gré dans la chambre royale.

Ah, Dieu ! Qui peut amour tenir
Un an ou deux sans découvrir ?

Les amants ne peuvent s’empêcher de se voir souvent, et se laissent surprendre.

Imprudence de Tristan. — Il y avait à la cour trois barons qui avaient juré de se retirer dans leurs châteaux et de faire la guerre au roi Marc s’ils n’obtenaient pas l’éloignement de son neveu. Ayant surpris plusieurs fois les coupables rendez-vous de Tristan et d’Iseut, ils vont les dénoncer au roi et lui conseillent de demander au nain un moyen de les prendre sur le fait. Marc se laisse convaincre et rappelle le nain, qui l’engage à charger Tristan à l’improviste d’un message pour le roi Arthur en lui ordonnant de partir dès le lendemain matin. Comme son lit est en face du lit royal, dont il n’est séparé que par la longueur d’une lance, si le roi sort au commencement de la nuit sous un prétexte quelconque, Tristan ne pourra se tenir d’aller faire ses adieux à la reine, et les coupables seront pris au piège.

Le soir, au moment du coucher, Tristan reçoit l’ordre de partir le lendemain à la première heure. Il en est fort marri, mais il dit en son cœur que, lorsque son oncle sera endormi, il ira parler à la reine. Dieu ! Quel malheur ! Il était trop hardi.

Cependant, le nain avait acheté de la fleur de farine qu’il répand entre les lits pour que les pas puissent paraître si l’un des deux amants vient à l’autre pendant la nuit. Tristan le voit éparpiller la farine, comprend la ruse et se promet de la déjouer. À minuit le roi se lève et sort de la chambre avec le nain.

Dans la chambre, point de clarté,
Ni cierge ni lampe allumée.
Tristan se dresse sur ses pieds ;
Dieu ! Pourquoi faire ? Or, écoutez.
Les pieds a joint, prend son élan
Et saute dans le lit du roi.

Par malheur, un sanglier l’avait blessé la veille à la chasse, et la plaie, qui n’était pas bandée, se met à saigner sans qu’il s’en aperçoive. Dehors, le nain, qui sait les deux amants réunis, en tremble de joie, et dit au roi que le moment est venu de rentrer,

Tristan entend le roi et saute d’un lit à l’autre ; mais, dans son effort, le sang coule de sa plaie sur la farine.

Le roi à sa chambre revient ;
Le nain, qui la chandelle tient,
Vient avec lui. Tristan faisait
Semblant comme s’il se dormait.
Sur la fleur le sang chaud parut.
Le roi vit sur le lit le sang ;
Vermeils en furent les draps blancs,
Et sur la fleur parait la trace.

Les trois félons, qui étaient entrés avec le roi, s’emparent de Tristan, qui fait bonne contenance et nie contre toute évidence : « Sire, dit-il, vous ferez de moi votre plaisir ; mais, pour Dieu ! ayez pitié de la reine. Si un homme de ta maison ose accuser la reine de t’avoir trahi, je suis prêt à défendre son innocence les armes à la main. » Il se fiait si fort en Dieu qu’il pensait bien que nul n’oserait prendre les armes contre lui. S’il avait su que le roi n’admettrait aucune forme de jugement, il aurait tué les trois félons. Ah ! Dieu ! Que ne le fit-il ?

Tristan et Iseut échappent à la mort. — Tous les gens du royaume, qui aimaient Iseut, et qui se souvenaient d’avoir été délivrés du Morhout par Tristan, supplient en vain le roi de ne pas les condanmer sans jugement. Sourd à toutes les prières, il fait préparer le bûcher, et ordonne d’y amener d’abord son neveu.

Iseut mena grand deuil quant on vint prendre son ami pour le conduire au supplice :

« Tristan, fait-elle, quel dommage
Qu’êtes lié honteusement !
Qu’on me tuât, si vous viviez,
Serait grand joië, bel ami.
De ma mort prendriez vengeance ! »

Mais écoutez, seigneurs, continue Béroul, comment Dieu est plein de pitié et ne veut pas la mort du pécheur. Il entendit les cris et les pleurs des pauvres gens. Sur le chemin qu’on faisait suivre à Tristan se trouvait une chapelle, assise au coin d’une roche qui dominait la mer à une grande hauteur. Si un écureuil avait sauté du haut de la roche, il se serait tué. Tristan demande à ceux qui le mènent de le laisser prier Dieu dans cette chapelle, qui n’a qu’une issue facile à garder. On l’y autorise, et on le dégage de ses liens. Il entre, passe vivement derrière l’autel, ouvre la fenêtre, saute d’abord sur le rocher, puis dans le vide, et se relève sain et sauf sur le sable du rivage. Le vent, s’engouffrant dans ses vêtements, avait rendu sa chute plus douce. Le rocher d’où il prit son élan s’appelle encore « le Saut Tristan ».

Dans sa fuite rapide le long du rivage, pendant que pétille à ses oreilles le feu du bûcher, il est bientôt rejoint par son fidèle écuyer Governal, qui, craignant de payer pour son seigneur, s’est empressé de quitter la ville, à cheval et ceint de son épée. Ils se retrouvent avec joie. Mais Tristan se désole d’être sain et sauf quand Iseut va périr dans les flammes, et il regrette de ne s’être pas tué en sautant. Governal le réconforte : il y a là un épais bouquet d’arbres où ils peuvent se cacher ; ils entendront les passants parler des événements, et, si la reine a péri, Tristan pourra la venger. « Mais je n’ai plus mon épée », dit Tristan. « Vous l’avez, je l’ai apportée avec la mienne. »

Lors il ne craint, hors Dieu, plus rien.

Il voudrait se précipiter au secours d’Iseut. Mais Governal calme son impatience : il serait réduit à l’impuissance, car les bourgeois, craignant le courroux du roi, l’arrêteraient eux-mêmes :

Chacun aime mieux soi que toi.

Cependant Iseut apprend que Tristan s’est échappé. Désormais, peu lui chaut de mourir, elle sait qu’elle sera vengée. Le roi Marc est noir de colère. Il ordonne qu’on mène la reine au bûcher. Elle avait les mains si étroitement liées que le sang jaillissait des doigts.

Iseut fut au feu amenée.
De gens fut toute environnée,
Qui tous gémissent et tous crient,
Maudissent les traîtres, le roi.
L’eau lui coule le long des joues.
D’une robe de soië noire
Était la dame étroit vêtue.
De fil d’or finement cousue.
Ses cheveux tombent à ses pieds,
D’un galon d’or étaient tressés.
Qui voit son corps et son visage,
Par trop aurait le cœur félon
S’il n’avait d’elle grand pitié.

Une troupe de plus de cent lépreux étaient venus assister au supplice. L’un d’eux dit à Marc : « Sire, tu veux faire justice, en faisant brûler ta femme, mais cette justice aura peu de durée :

L’aura tôt ce grand feu brûlée,
Et ce vent dispersé la cendre.

Tu as un moyen de la punir bien mieux en la laissant vivre. Livre-nous-la ; nous en ferons notre plaisir et nous lui ferons partager notre vie misérable. Alors elle regrettera la mort et comprendra son crime ! »

Le roi court à Iseut, qui lui crie : « Pitié ! » mais en vain. Il la prend par la main et la livre aux lépreux.

Par bonheur, les lépreux, emmenant Iseut, passent à côté de l’endroit où Tristan se tenait embusqué avec son écuyer Governal. Il reconnaît son amie et s’élance au-devant de la troupe : « Vous l’avez assez loin menée. Laissez-la, si vous ne voulez qu’avec cette épée je ne fasse voler vos têtes ! » Le chef de la bande s’écrie : « Aux bâtons ! On verra bien qui est des nôtres ! » Il fallait voir tous ces lépreux se mettre en défense, ôter leurs manteaux et agiter leurs béquilles ! Governal est venu au cri ; il avait pris une branche de chêne dont il frappe celui qui tenait Iseut, et il la délivre. Béroul ajoute que Tristan était trop preux et courtois pour occire de pareilles gens, quoi qu’en aient dit certains conteurs, qui ne savent pas bien l’histoire.

La forêt du Morois. — Tristan s’en va avec la reine. Iseut ne sent plus aucun mal, et les deux amants s’enfoncent dans la forêt du Morois. Il fallait y vivre ; mais Tristan était fort bon archer, et Governal avait enlever un arc à un forestier.

Tristan prit l’arc, par le bois va,
Vit un chevreuil, encoche et tire.
Tristan l’a pris, s’en vient avec,
Puis il coupe aux arbres des feuilles ;
Iseut les a épais jonchées.
Tristan s’assit avec la reine,
Governal savait la cuisine,
De sèche buche fait bon feu.
La reine est fortement lassée
Par la peur où elle a passé ;
Sommeil lui prit, dormir voulut
Entre les bras de son ami.

L’auteur s’interrompt ici pour raconter la fin du méchant nain. Il connaissait un secret du roi, que les barons voulurent lui faire découvrir, un jour qu’il était ivre. Il emmena trois d’entre eux à la campagne, et cria le secret dans un trou, au pied d’une aubépine :

« Marc a oreilles de cheval. »

Les barons l’entendent, et, peu de temps après, racontent au roi qu’ils savent son secret : « C’est ce sorcier de nain, dit le roi, qui a fait que j’ai des oreilles de cheval. » Puis il prend son épée et lui coupe la tête.

Cependant, Tristan et Iseut menaient dans la forêt une vie âpre et dure ; mais ils s’entr’aiment tant de bonne amour, qu’ils ne sentent aucune douleur. Un jour, ils vinrent par aventure à un ermitage, et l’ermite voulut les exciter au repentir. Tristan lui répond qu’ils s’aiment par l’effet du breuvage magique et qu’ils ne peuvent faire autrement. Iseut pleure aux pieds de l’ermite et lui crie merci, mais il ne saurait les absoudre :

Nul ne peut donner pénitence
A un pécheur sans repentence…
Que Dieu, par qui fut fait le monde.
Vous donne le vrai repentir !

Le roi Marc a fait mettre à prix la tête de Tristan. Celui-ci avait un beau chien de chasse, nommé Husdent, qui, resté à l’attache depuis le départ de son maître, avait refusé toute nourriture et n’avait cessé de geindre et de pleurer, ce qui faisait dire au roi :

Certes, moult a le chien grand sens.
Je ne crois pas qu’en notre temps
En la terre de Cornouaille
Soit chevalier qui Tristan vaille.

On conseille au roi de faire détacher Husdent, pour voir bien certainement « si c’est pour la pitié de son seigneur qu’il mène telle douleur » ; car, s’il est enragé, à peine délié il voudra mordre bête ou gens.

Le roi appelle un écuyer et lui ordonne de détacher le chien. Chacun se met à l’abri, on monte sur les bancs, on se perche aussi haut qu’on peut. Mais Husdent s’inquiète peu des gens. Aussitôt libre, il traverse la salle, sort, et se dirige vers la maison où il avait l’habitude de trouver Tristan. Le roi et les autres le suivent. Le chien pousse des cris, souvent gronde, et manifeste une grande douleur. Il a trouvé la trace de son maître ; Tristan n’a pas fait un pas, quand il fut sur point d’être brûlé, qu’Husdent ne refasse après lui. Il entre dans la chapelle, saute sur l’autel, passe par la fenêtre, dévale le rocher, s’arrête un moment au bouquet de bois où Tristan s’était caché, puis continue sa route. Nul ne le voit, qui n’en ait pitié. Les chevaliers conseillent au roi de ne pas le suivre davantage : « il pourrait nous mener en tel lieu, d’où le retour serait difficile »

Husdent s’enfonce dans la forêt, qui retentit de ses cris. « Ma foi ! dit Tristan, j’entends Husdent. » Les fugitifs sont plein d’effroi, car ils craignent que le roi ne les cherche, conduit par le chien. Tristan s’émeut et tend son arc. Mais Husdent arrive près d’eux et fait mille fêtes à son maître, à Iseut la blonde, à Governal et au cheval. Tristan en a grand pitié :

« Ah ! Dieu, fait-il, par quel malheur
Nous a ce pauvre chien suivis !
Chien qui en bois ne tient sa voix
N’est utile à homme haï.
Partout, par plaines et par bois,
Dame, le roi nous fait chercher.
S’il nous trouvait et pouvait prendre,
Il nous ferait brûler ou pendre.
Nous n’avons nul besoin de chien.
Si Husdent avec nous demeure,
Il sera cause de malheurs.
Mieux vaut encor qu’il soit occis
Que nous soyons par son cri pris.
Moult me pèse, pour sa bonté
Qu’il ait ici la mort cherché.
Mais comment pourrais-je bien faire ?
Aidez-moi à prendre parti.
De nous garder avons besoin. »

Iseut demande grâce pour Husdent, et cite l’exemple d’un chien qu’on avait dressé à chasser sans aboyer. Tristan ne demande pas mieux que d’essayer. Il réussit à merveille. En moins d’un mois Husdent était complètement dressé, et il rendit à son maître les plus grands services.

Tristan et Iseut restèrent longtemps dans la forêt du Morois, n’osant jamais coucher deux jours de suite au même endroit. Sans pain, ne vivant que de la chair des animaux, ils perdent leurs couleurs. Leurs vêtements, déchirés par les branches, sont en lambeaux, et chacun d’eux est tourmenté par la crainte que l’autre ne se repente de sa folie. Un des félons qui les avaient dénoncés au roi commit l’imprudence, pendant une chasse, de s’engager dans la forêt. Governal le surprit, lui coupa la tête et la porta à Tristan. Désormais nul n’ose plus s’aventurer ; ils ont la forêt pour eux seuls. Tristan trouve le moyen de fabriquer un arc qui ne manque jamais son but, et qu’il appelle « l’arc qui ne manque ».

Les amants endormis sont surpris par le roi. — Par un matin d’été, à la rosée, au moment où les oiseaux chantent le point du jour, Tristan quitte la loge de feuillage où il avait passé la nuit, il ceint son épée et va chasser dans le bois. Il revient las, au plus chaud du jour, et embrasse la reine, qui lui dit :

« Ami, où avez-vous été ?
— Après un cerf qui m’a lassé.
Tant l’ai chassé qu’en suis rompu ;
Sommeil me prend, dormir me veux. »
La loge est faite en verts rameaux,
Et par terre fut bien jonchée.
Iseut fut première couchée.
Tristan se couche, et son épée
Pose entre lui et son amie.
Iseut sa chemise a gardé :
Si, ce jour, elle eût été nue,
Grand malheur leur fût advenu.
Tristan avait gardé ses braies.
La reine portait à son doigt
Un anneau d’or, présent du roi,
Garni de pierres d’émeraude.
Oyez comme ils se sont couchés :
Dessous le cou Tristan a mis
Son bras, et l’autre, ce me semble,
Lui avait par-dessus jeté.
Iseut l’a étroit accolé,
Et il l’avait de ses bras ceinte.
Leur amitié ne fut pas feinte.
Leurs deux bouches étaient voisines
Et cependant ne se touchaient.
Vent ne souffle et feuille ne tremble.
Un rayon descend sur la face
D’Iseut, qui plus reluit que glace.
Ainsi s’endorment les amants,
À mal ne pensent l’un ni l’autre.

Governal était parti en expédition, et les deux amants étaient seuls dans ce coin de la forêt. Survient un forestier, qui les aperçoit dormant ainsi côte à côte, et qui les reconnaît bien. Il tremble de peur, et prend la fuite, car il sait bien que, si Tristan s’éveillait, il devrait laisser sa tête en gage. Tristan dort avec son amie : peu s’en est fallu qu’ils n’aient reçu la mort pendant leur sommeil. Le roi tenait sa cour à deux bonnes lieues près de là. Le forestier se rend près de lui en toute hâte, car il sait que la tête de Tristan est mise à prix. Il raconte à Marc ce qu’il a vu : « Va m’attendre à la Croix rouge, lui dit le roi, et sur ta vie, ne dis à personne ce que tu sais. » Le forestier retourne à la Croix rouge : puisse-t-il avoir les yeux crevés, lui qui voulait détruire Tristan ! Le roi mande ses familiers, leur annonce qu’il va sortir et leur défend de le suivre : « J’ai rendez-vous, leur dit-il, avec une demoiselle, qui me recommande d’y aller seul. Je ne mènerai compagnon ni écuyer. Pour cette fois, j’irai sans vous. »

Le roi a fait mettre sa selle et ceint son épée. Il va retrouver le forestier à la Croix rouge, et lui ordonne de le conduire.

Ils entrent dans le bois ombreux.
Devant le roi se met l’espie[9] ;
Le roi le suit, qui bien se fie
En son épée, au côté ceinte,
Dont il a donné tant de coups.
En ce faisant, trop il se vante,
Car, si Tristan fût éveillé,
Oncle et neveu eussent bataille
Et l’un des deux y fût resté.

Quand ils sont arrivés près de la loge de feuillage, l’espion fait descendre le roi de cheval et attache la rêne à la branche d’un vert pommier.

Le roi délace son manteau
Dont en or fin étaient les glands.
Défublé fut, la taille svelte.
Du fourreau tire l’épée hors :
Il veut mourir s’il ne les tue.
L’épéë nue en la loge entre.
Le roi en haut le coup leva.
Fût descendu le coup sur eux,
Les eût occis, par grand malheur,
Quand vit qu’elle avait sa chemise,
Que leurs bouches n’étaient unies,
Et quand il vit la nue épée
Qui entre eux deux les séparait,
« Dieu ! dit le roi, qu’en est-il donc ?
Après ce que je vois ici.
Dieu ! je ne sais que doive faire,
Si je dois tuer ou partir.
Ils sont au bois depuis longtemps :
Je puis bien croire par raison
Que, s’ils s’aimassent follement,
Point ils n’auraient de vêtement,
Entre eux deux n’y aurait d’épée,
Autrement fussent assemblés.
J’avais dessein de les occire :
N’y toucherai, rentre mon ire ;
Ils ne songent à folle amour.
Ne veux frapper, endormis sont,
Si par moi ils étaient touchés,
Je ferais là trop grand péché.
Si j’éveille cet endormi,
Et s’il m’occit ou je le tue,
On en fera trop laide histoire.
Mais je ferai qu’en s’éveillant
Certainement savoir pourront
Qu’ils furent endormis trouvés,
Et que d’eux a eu Dieu pitié.
J’aperçois au doigt de la reine
L’anneau à pierre d’émeraude
Que je lui ai jadis donné.
Et j’en ai un qui fut le sien.
Je vais ôter le mien du doigt.
J’ai avec moi gants de fourrure
Que d’Irlande elle a apportés :
Je veux en couvrir le rayon
Qui fait chaud à sa face blanche,
Et je prendrai entre eux l’épée
Qui au Morhout coûta la vie. »

Le roi place doucement les gants de manière à détourner le rayon qui descendait sur Iseut. Puis, il enlève délicatement l’anneau : les doigts d’Iseut étaient devenus si grêles qu’il put le tirer sans effort. Enfin il remplace l’épée de Tristan par la sienne et sort de la loge. Il revient vers son destrier, saute sur son dos, et part en recommandant au forestier de se sauver au plus vite. Rentré dans sa cité, c’est en vain qu’on l’interroge ; il ne veut dire à personne où il a été ni ce qu’il a fait.

Écoutez maintenant ce qu’il advint des endormis :

Il semblait en songe à la reine
Qu’elle était dans un bois profond
Dedans un riche pavillon,
Et deux lions venaient à elle
Qui cherchaient à la dévorer.
Et leur voulait merci crier ;
Mais les lions, mourant de faim,
La prenaient chacun par la main.
De l’effroi que la reine en a
Jeta un cri et s’éveilla :
Les gants ornés de blanche hermine
Lui sont tombés sur la poitrine.
Tristan au cri s’est éveillé.
Effrayé, saute sur ses pieds ;

Pour se défendre il prend l’épée.
Mais sur le fil ne voit la brèche,
Vit le pommeau d’or qui reluit,
Connut que c’est l’épée au roi.
Et la reine vit à son doigt
L’anneau qu’il lui avait donné
Et le sien vit du doigt ôté.
Elle cria : « Seigneur, pitié !
Le roi nous a trouvés ici ! »

Ils pensent aussitôt à quitter le Morois, car ils ne doutent pas que le roi ne revienne en force pour s’emparer d’eux. Governal, instruit à son retour de ce qui s’est passé, partage leur sentiment. Ils sortent de la forêt, et se dirigent vers le pays de Galles, en faisant de grandes journées pour s’éloigner plus vite.

Retour d’Iseut près du roi Marc. Fin du fragment de Béroul. — La nièce d’Iseut avait composé de telle sorte le philtre d’amour que ses effets ne devaient durer que trois ans. Le jour où les trois ans furent accomplis, Tristan était à la chasse. Il avait blessé un cerf et le poursuivait, lorsque revint l’heure où il avait bu le breuvage merveilleux. Aussitôt il se repent en lui-même : « Hélas ! fait-il, quelle vie de fatigue et de peine je mène depuis trois ans ! Plus de chevalerie, plus de riches vêtements, plus de cours brillantes. Dieu ! Mon cher oncle m’eût tant aimé si je ne lui avais fait pareil tort ! Je devrais être à la cour du roi et cent damoiseaux avec moi. Et quel triste sort est celui de la reine ! Je l’abrite sous une loge de feuillage alors qu’elle devrait habiter de belles chambres tendues de soie. Je demande en grâce au maître du monde qu’il me donne la volonté de laisser à mon oncle sa femme en paix. » Ainsi pensait Tristan, appuyé sur son arc. Et pendant ce temps, la reine se disait : « Hélas ! À quoi vous sert votre jeunesse ? Vous vivez dans les bois comme une serve. Je suis reine, mais j’en ai perdu le nom par l’effet du breuvage que nous bûmes en mer. » Ils se confient leurs secrètes pensées, et décident de faire une tentative près du roi Marc, en l’assurant qu’il n’y a jamais eu entre eux d’ « amour vilaine ». Le roi consent à reprendre Iseut, mais il exige l’éloignement de Tristan[10].

Dans d’autres versions, le philtre agit jusqu’au bout, jusqu’à la mort des deux amants. La limitation de ses effets à une durée déterminée offre un double avantage : elle explique mieux le retour d’Iseut près du roi Marc, et elle rend plus touchante la seconde partie des amours de Tristan et d’Iseut. Au moment où il semble devoir s’éteindre, quand sa cause première s’évanouit, l’amour renaît, plus volontaire, plus humain, et partant plus pathétique, au souvenir inoubliable des ardeurs de la passion fatale.

Tristan et Iseut recommencent à se voir en secret pendant les absences du roi. Un espion surprit ces rendez-vous, et alla les dénoncer aux barons félons, en offrant de les faire témoins du fait. Il suffit que l’un d’eux se rende secrètement près de la fenêtre de la reine, et avec une longue brochette de bois, aiguisée au couteau, écarte un peu le rideau. Le lendemain Iseut avait mandé Tristan près d’elle ; sur sa route, il rencontre successivement deux des traîtres rôdant dans les environs du château. L’un d’eux lui échappe, sans d’ailleurs l’apercevoir, mais il tue l’autre, et lui coupe ses tresses, qu’il met dans sa chausse pour les montrer à Iseut. Pendant ce temps, le premier félon avait pu se placer à son poste d’observation. Tristan entre chez son amie, tenant d’une main son arc et de l’autre deux flèches. Au moment où il la salue et lui montre les tresses de leur ennemi, Iseut aperçoit la tête de l’autre, derrière le rideau. « Seigneur, dit-elle à Tristan, tendez cet arc, nous verrons comment il est bandé. » Puis, tout en causant, elle met elle-même une flèche à la corde et dit à son ami : « Je vois telle chose qui me déplaît. » Tristan regarde en haut, aperçoit sur le rideau l’ombre de la tête du traître : « Ah ! Dieu ! dit-il, j’ai tiré de si beaux coups d’arc ! Permettez-moi de ne pas manquer celui-ci ! » Il se retourne, tire sa flèche et « la lui fait brandir au milieu de l’œil ». Elle traverse la cervelle :

Emerillon ni hirondelle
De moitié ne vole aussi vite.
Et si c’eût été pomme molle,
Le trait n’eût pas mieux traversé.
Il tombe et se heurte à un arbre :
Ne bouge plus ni pieds ni bras,
N’eut seulement le temps de dire :
« Je suis blessé ! »…

Ici s’arrête le fragment de Béroul. D’après le roman allemand d’Eilhart, qui suit un texte voisin de celui de Béroul, le roi Marc apprit l’histoire du philtre après la mort des deux amants. Il regretta de ne pas l’avoir connue plus tôt, car « il aurait laissé à Tristan et à Iseut ses royaumes à toujours ». Il fit placer un buisson de roses sur la tombe de sa femme et un cep de vigne sur celle de Tristan. Les deux plantes crurent ensemble, et elles se rejoignirent et s’entrelacèrent au point qu’on ne put jamais les séparer l’une de l’autre.

On a relevé dans le roman de Béroul certaines contradictions, certains « recommencements », qui sembleraient indiquer qu’il a réuni des épisodes primitivement distincts sans se préoccuper beaucoup de les fondre. On a aussi cru reconnaître une main moins habile que la sienne dans la seconde partie du fragment conservé ; la dernière scène est cependant d’un beau caractère. Ce sont là d’ailleurs des hypothèses. On n’a pas plus de certitude sur le vrai rapport entre plusieurs épisodes du roman et certaines légendes antiques, telles que celles de Thésée et du roi Midas. Sommes-nous en présence d’une imitation directe ou indirecte, y a-t-il simple coïncidence, ou les auteurs ont-ils puisé dans un fonds commun de vieilles traditions ? La question est d’importance secondaire. La mise en œuvre a ici un intérêt suffisant pour rejeter au second plan la recherche des sources.


II. — Le « Tristan » de Thomas
et les romans en prose.


Les deux Iseut. — Les fragments qui nous ont été conservés du roman de Thomas se rapportent à la seconde partie de l’histoire de Tristan. Il a été de nouveau surpris et il a dû s’exiler en Bretagne pour sauver la reine. Il se rend encore près d’elle, à diverses reprises, sous des déguisements variés ; mais, de retour en Bretagne, il se tourmente et s’imagine qu’Iseut l’oublie près du roi Marc. Puisqu’elle vit avec son mari, pourquoi n’aurait-il pas de son côté une femme, et n’échapperait-il pas ainsi à son tourment ? Il demande et obtient la main de la fille du roi de Bretagne, qui s’appelle aussi Iseut, Iseut aux blanches mains.

Si ne fût Iseut appelée,
Jamais Tristan ne l’eût aimée.

Le soir des noces, les serviteurs de Tristan, en lui retirant ses vêtements, déplacent l’anneau, présent d’Iseut, qu’il portait au doigt :

Tristan regarde, voit l’anneau,
Et entre en un penser nouveau.

S’il reste fidèle à son amie Iseut, il offense gravement sa femme, et s’il se comporte comme il le doit avec Iseut aux Blanches mains, il se parjure envers l’autre. L’auteur développe longuement, trop longuement, ses hésitations. C’est son amie Iseut qui l’emporte, et Tristan invente une histoire pour expliquer à sa femme son étrange conduite.

Pendant ce temps, en Angleterre[11], la reine Iseut soupirait pour son ami Tristan :

En sa chambre est assise un jour
Et chante un triste lai d’amour :
Comment Guiron se vit surpris,
Pour l’amour de la dame occis
Que sur toute chose il aima,
Et comment le comte donna
A sa femme par ruse un jour
A manger le cœur de Guiron,
Et la douleur que la dame eut
Quand la mort de son ami sut.
La reine chante doucement,
La voix accorde à l’instrument ;
Les mains sont belles, le lai bon,
Douce la voix et bas le ton.

Tristan a fait une « image » de son amie[12], près de laquelle il se complaît. Il l’embrasse quand il croit à l’amour fidèle d’Iseut, et se courrouce contre elle quand le soupçon entre dans son esprit. Il craint que la reine, loin de lui, ne se fasse un autre ami.

Pour cela fit-il cette image
Que dire lui veut ce qu’il sent,
Son bon penser, sa folle erreur,
Sa peine, sa joië d’amour ;
Car ne sut vers qui découvrir
Ni son vouloir ni son désir.

Thomas disserte ensuite sur l’amour de Tristan, du roi Marc et des deux Iseut :

En ces quatre est étrange amour,
En eurent tous peine et douleur.

Le roi Marc souffre de ne posséder que le corps d’Iseut. Celle_ci n’est pas moins malheureuse ;

Car elle a ce qu’avoir ne veut,
Et d’autre part ne peut avoir
Ce dont seul elle a le vouloir.
Le roi n’éprouve qu’un tourment,
Mais double est celui de la reine.
Elle veut Tristan et ne peut :
A son mari tenir se doit.

Tristan, lui aussi, est malheureux de deux façons :

Double peine, double douleur
Ressent Tristan pour son amour.
Epoux il est de cette Iseut
Qu’aimer ne peut, qu’aimer ne veut.
Ne trouve en elle autre plaisir
Que le nom même qu’elle porte,
Ce nom qui seul le réconforte.
Il a douleur de ce qu’il a,
Plus encor de ce qu’il n’a pas :
La belle reine, son amie,
En qui est sa mort et sa vie !

Quant à Iseut aux Blanches mains, plus infortunée que le roi Marc, qui possède au moins le corps de celle qu’il aime, elle est délaissée par son mari, dont elle n’a ni le cœur ni les tendresses. — Je ne puis dire, ajoute Thomas,

Quel d’eux quatre a plus grande angoisse,
Parce que éprouvé ne l’ai.
Je laisse aux amants de juger.

Nous passons un certain nombre d’aventures qui n’offrent qu’un médiocre intérêt, et nous arrivons à la partie capitale du roman de Thomas.

Tristan, blessé à mort, envoie un messager à son amie. — Tristan a été blessé dans un combat par une épée à la pointe empoisonnée. Les médecins sont impuissants :

Ils n’y savent emplâtre faire
Qui puisse en tirer le venin.
Assez battent et broient racines,
Cueillent herbes, font médecines ;
Ne le peuvent aider de rien.
Tristan ne fait plus qu’empirer ;
Le venin s’épand par le corps,
Enfler le fait dedans, dehors.
Il devient noir, sa couleur perd,
Et les os sont à découvert.
Il comprend bien qu’il perd la vie
Si au plus tôt secours ne trouve.
Il voit qu’on ne peut le guérir
Et pour cela lui faut mourir.
Nul ne sait à son mal remède.
Et cependant Iseut la reine,
S’elle ce mal en lui savait
Et fût vers lui, le guérirait.
Mais ne peut pas à elle aller
Ni souffrir fatigue de mer ;
Et il redoute le pays
Car il y a moult ennemis.
Iseut non plus ne peut venir !
Ne sait comment puisse guérir.

Dans sa souffrance et son angoisse, il mande secrètement son beau-frère et ami Kaherdin. Il veut lui découvrir sa douleur ; car il y avait entre eux loyal amour. Il ordonne que tout le monde sorte de la chambre. Mais sa femme Iseut se demande ce qu’il peut vouloir faire, s’il veut quitter le monde et se faire moine ou chanoine. Cette entrevue l’effraie, et, pour entendre ce qui va se dire, elle se place dans la chambre voisine contre la paroi qui touche au lit.

Tristan s’était tant efforcé
Qu’à la paroi s’est appuyé.
Kaherdin s’assied près de lui :
Piteusement pleurent tous deux,
Plaignent leur bonne compagnie,
Qui va sitôt être finie.
Mènent grand douleur l’un pour l’autre
Quand va se briser leur amour :
Moult a été fine et loyale.
Tristan dit : « Oyez, bel ami,
Je suis en pays étranger,
Je n’ai ni ami ni parent,
Bel ami, hors vous seulement.
Jamais n’y eus aucune joie
Que par votre bon réconfort.
Bien crois que, si fusse en ma terre
J’y pourrais encore guérir.
Mais ici, n’ayant aucune aide,
Je perds, beau compagnon, ma vie,
Quand nul ne saurait me guérir
Hors seulement la reine Iseut.
Elle le peut, s’elle le veut.
Beau compagnon, ne sais que fasse,
Par quel moyen le lui apprendre.
Dès que saurait ma grand détresse,
Ne laisserait, pour rien au monde,
De venir aider ma douleur.
Envers moi a si grand amour !
Ne sais quel autre parti prendre :
Je m’adresse à vous, bel ami,
Au nom de notre amitié franche,
Ce message faites pour moi.
Je vous engage ici ma foi,
Si ce voyage entreprenez,
Votre homme lige deviendrai,
Et plus que tout vous aimerai. »
wKaherdin voit Tristan pleurer,
L’entend gémir, se lamenter ;
Au cœur en a moult grand douleur,
Tendrement répond par amour :
« Beau compagnon, plus ne pleurez,
Je ferai ce que vous voulez.
Certes, ami, pour vous guérir,
Me mettrai moult près de la mort.
Dites que lui voulez mander,
Et je m’en irai apprêter. »
Tristan répond : « Merci à vous !
Or entendez ce que vous dis :
Prenez cet anneau avec vous,
C’est un signal choisi par nous.
Quand vous arriverez là-bas,
A la cour marchand vous ferez,
Porterez étoffes de soie.
Faites qu’elle cet anneau voie :
Car aussitôt que l’aura vu,
Ainsi vous aura reconnu,
Et cherchera par quel moyen
A loisir vous pourra parler.
Dites-lui salut de ma part.
Du cœur tant de saluts lui mande
Qu’il n’en reste aucun avec moi.
Confort ne peut m’être rendu,
S’elle mon salut ne m’apporte.
Enfin, dites que je suis mort
Si ne suis secouru par elle.
Montrez-lui toute ma douleur
Et le mal dont j’ai la langueur,
Et qu’elle conforter me vienne.
Dites lui bien qu’il lui souvienne
Des plaisirs qu’ensemble nous eûmes,
Des grands peines et des tristesses,
Des tendresses et des douceurs
De notre amour si fine et vraie,
Du jour qu’elle guérit ma plaie,
Du breuvage qu’ensemble bûmes
En la mer quand surpris en fûmes.
Ce breuvage fut notre mort !
Tant ai souffert fatigue et peine
Que vis à peine et bien peu vaux.
Notre amour et notre désir
Jamais homme ne le put rompre.
On faisait nos corps séparer :

L’amour on ne pouvait ôter.
Au mal que je ressens en moi
Je sais que ne puis longtemps vivre.
Songez, ami, à faire vite :
Car si bientôt ne revenez,
Jamais plus ne me reverrez.
Ne dépassez quarante jours.
Si vous faites ce que j’ai dit,
Gardez-vous que nul ne le sache.
Célez-le bien à votre sœur,
Que ne soupçonne notre amour.
Direz qu’allez mire[13] quérir
Qui puisse ma plaië guérir.
Emmènerez ma belle nef,
Et emporterez double voile :
Est l’une blanche et l’autre noire.
Si vous pouvez Iseut avoir,
Au retour mettez voile blanche.
Et si vous n’amenez Iseut,
Cinglez alors avec la noire.
N’ai plus, ami, rien à vous dire.
Dieu notre sire vous protège
Et vous ramène sain et sauf ! »
Kaherdin pleure de pitié[14],
Baise Tristan et prend congé.
S’en va pour faire ses apprêts.
Au premier vent se met en mer ;
Lèvent l’ancre et haussent la voile,
Puis ils cinglent par un vent doux,
Tranchent les vagues et les ondes,
Les hautes mers et les profondes.
Emporte belle marchandise,
Brillantes étoffes de soie
Et riche vaisselle de Tours,
Vins de Poitou, oiseaux d’Espagne,
Pour dissimuler ses desseins
Et pouvoir à Iseut venir,
Celle dont Tristan se languit.
Tranche la mer avec sa nef
Vers Angleterre à pleine voile.
Huit jours et huit nuits a couru
Avant que puisse y aborder.
Courroux de femme est redoutable,
Et chacun s’en doit bien garder ;
Car là où plus aimé aura
D’autant plus se venger voudra.
Facilement vient leur amour,
Facilement aussi leur haine ;
Et plus dure l’inimitié,
Quand vient, que ne fait l’amitié.
L’amour savent bien mesurer,
Mais non point tempérer la haine
Tant qu’elles sont en leur courroux.
Iseut, tout contre la paroi,
De Tristan ouït les paroles,
Bien a entendu chaque mot,
Et connaît quel est son amour.
En son cœur en a grand courroux,
Car elle a tant aimé Tristan !
Maintenant lui est découvert
Pourquoi lui manque sa tendresse.
Ce qu’elle a ouï bien retient,
Et semblant fait qu’il n’en est rien.
Mais dès que loisir en aura,
Cruellement se vengera
De ce qu’elle aime plus au monde.
Dès que les portes sont ouvertes,
Iseut est en la chambre entrée.
Vers Tristan cache sa colère,
Le sert et lui fait beau semblant
Comme une amie à son amant,
Lui adresse douces paroles,
Souvent baise ses lèvres molles.
Et lui montre moult bel amour ;
Mais elle songe en sa colère
Comment pourra être vengée.
Souvent s’enquiert, souvent demande
Quand Kaherdin doit ramener
Le mire qui doit le sauver ;
Mais de bon cœur pas ne le plaint :
Cache en son cœur dessein félon.

Cependant Kaherdin arrive à l’entrée de la Tamise : il ancre sa nef dans un port, et, avec son bateau, remonte le fleuve « jusqu’à Londres, dessous le pont ». Il se rend au palais, montre ses marchandises au roi Marc, et présente à la reine une agrafe d’or fin : « L’or en est très bon, lui dit-il, vous n’en vîtes jamais de meilleur. » En même temps, il ôte de son doigt l’anneau de Tristan, le place contre l’agrafe, et dit : « Reine, voyez ; cet or est plus coloré que celui de cet anneau, et cependant je tiens l’anneau pour très beau. » Iseut a reconnu le signal convenu avec Tristan ; son cœur se trouble, elle pâlit et soupire. Elle craint d’ouïr les nouvelles que le messager lui apporte. Lorsqu’ils se trouvent seuls, Kaherdin s’acquitte de son message. Jamais Iseut n’avait éprouvé pareille douleur. Son parti est vite pris ; elle s’échappe, la nuit, avec sa fidèle suivante Brangien, et sort par une poterne du mur qui dominait la Tamise et où l’eau venait à flot montant. Le bateau de Kaherdin l’attendait là, elle y entre, et ils se dirigent en toute hâte vers la grande nef. Dès qu’ils l’ont rejointe, ils y montent et cinglent vers la Bretagne, en côtoyant la terre étrangère.

Le vent leur est portant et fort,
La nef qui les conduit légère ;
Passent par devant Normandie,
Ils vont cinglant joyeusement,
Car ils ont brise à leur désir.

Péripéties du voyage d’Iseut. Mort des deux amants. — Sur son lit de douleur, Tristan désire la venue d’Iseut ; il ne convoite pas autre chose. Chaque jour il envoie au rivage pour voir si la nef revient, et souvent il fait porter son lit près de la mer, puis il est pris d’inquiétude et se fait rapporter dans sa chambre : il aime mieux apprendre par un autre la mauvaise nouvelle que de voir lui-même arriver la nef sans Iseut.

Mais oyez douloureuse aventure ! La nef qui ramène Iseut est si près de la rive que la terre est en vue. Ils cinglent pleins de joie,

Lorsque du sud leur saute un vent
Qui par devant frappe la voile,
A secoué toute la nef.
Courent au lof, la voile tournent,
Et, quoiqu’ils veuillent, s’en retournent.
Le vent s’efforce et lève l’onde,
La mer se meut, qui est profonde,
Le temps se trouble, épaissit l’air,
Vagues s’élèvent, mer noircit,
Il pleut et grêle et le temps croit.
Rompent boulines et haubans,
Abattent la voile et s’en vont

Au hasard de l’onde et du vent.
Avaient en mer leur bateau mis,
Car près furent de leur pays ;
Par malheur ils l’ont oublié.
Une vague l’a mis en pièces.
Le plus habile matelot
Ne peut sur ses pieds se tenir.
Tous y pleurent et se lamentent.
Ils ont grand peur et grand douleur.
Iseut dit : « Hélas ! Malheureuse !
Dieu ne veut que je vive assez
Pour que mon ami Tristan voie,
Il veut qu’en mer noyée sois.
Tristan, si parlé je vous eusse,
Peu m’importait que je mourusse.
Bel ami, quand orrez ma mort,
Bien sais que n’aurez plus confort.
De ma mort aurez tel douleur
Avec la langueur dont souffrez,
Que jamais ne pourrez guérir.
Point n’est ma faute si vous manque.
Je venais, si Dieu l’eût voulu,
M’entremettre de votre mal ;
Car je n’ai point autre douleur
Que de ne pas vous secourir.
C’est ce qui tant me pèse au cœur.
Pour ma mort, elle ne m’est rien :
Quand Dieu la veut, je la veux bien.
Mais quand vous, ami, l’apprendrez,
Je sais bien que vous en mourrez.
De tel manière est notre amour :
Ne puis sans vous sentir douleur,
Vous ne pouvez sans moi mourir,
Ni moi sans vous ne puis périr.
Votre mort je vois devant moi,
Et sais que tôt mourir je dois.
Ainsi, je manque à mon désir,
Car en vos bras pensais mourir,
Reposer en même cercueil[15].
Sans vous, Tristan, serai noyée.
Mais ce m’est un doux réconfort,
Que pourrez ignorer ma mort.
Ne sais, ami, qui vous l’apprenne.
Après moi longuement vivrez,
Toujours ma venue attendrez.
S’il plait à Dieu, pouvez guérir :
C’est la chose que plus souhaite.
Ami, je devrais avoir peur,
Après ma mort si guérissez,
Qu’en votre vië m’oubliiez
Ou d’autre femme amour ayez.
Je ne sais ce que j’en dois craindre :
Mais si fussiez mort avant moi,
Après vous court terme vivrais.
Par-dessus tout je vous désire.
Dieu me permette aller vers vous,
Ami, ou nous fasse tous deux
Mourir dans une même angoisse ! »

Pendant les cinq jours que dura la tourmente, Iseut se lamenta ainsi. Puis le vent tombe et le beau temps revient.

Ils ont hissé la blanche voile
Et cinglent à toute vitesse,
Car Kaherdin voit la Bretagne.
Ils sont en joie et en liesse
Et tirent la voile bien haut
Pour que de loin on puisse voir
S’ils ont mis la blanche ou la noire,
Car on était au dernier jour
Que leur avait donné Tristan.

Mais tout à coup

Le chaud se lève, le vent tombe,
Et plus ne peuvent avancer ;
La mer est paisible et unie,
Ni çà ni là leur nef ne va
Sinon comme l’onde la pousse.
Et leur bateau ils ont perdu !
Alors est grande leur détresse.
Devant eux près ils voient la terre,

Point n’ont de vent pour y atteindre.
Amont, aval ils vont errant,
Tantôt avant, tantôt arrière ;
Ne peuvent leur route avancer.
Iseut ne sait que devenir,
Peu faut qu’en son désir ne meure.
Terre désirent en la nef,
Mais il vente trop doucement.
La nef désirent à la rive,
Encore ne la voient-ils pas.
Tristan est tout dolent et las,
Souvent se plaint, souvent soupire,
Pour Iseut, que tant il désire ;
Pleure des yeux, détord son corps,
Peu faut que de désir n’est mort.
En cette angoisse, en cet ennui,
Vient Iseut sa femme vers lui,
Et lui dit par grand artifice :
« Voici qu’arrive Kaherdin ;
Sa nef j’ai vuë sur la mer.
A grand peine la vois cingler,
Et pourtant je l’ai ainsi vue
Que pour la sienne l’ai connue.
Dieu veuille tel nouvelle apporte
Qui vous soit au cœur réconfort ! »
Tristan tressaille à la nouvelle,
Dit à Iseut : « Amie belle.
Êtes sûre que c’est la nef ?
Dites-moi comment est la voile. »
Iseut a dit : « J’en suis bien sûre ;
Sachez, la voile est toute noire.
Ils l’ont tirée et levée haut
Parce que leur manquait le vent. »
Lors a Tristan si grand douleur,
Jamais n’en eut ni aura telle,
Et se tourne vers la paroi,
Puis dit : « Dieu sauve Iseut et moi !
Quand à moi ne voulez venir,
Pour votre amour me faut mourir,
Je ne puis plus tenir ma vie ;
Pour vous meurs, Iseut, belle amie.
N’avez pitié de ma langueur,
Mais de ma mort aurez douleur.
Ce m’est, amië, grand confort
Que pitié aurez de ma mort. »
« Amie Iseut ! » trois fois a dit ;
La quatrième, il rend l’esprit.
Alors pleurent par la maison
Les chevaliers, les compagnons.
Le cri est haut, la plainte grande.
Viennent chevaliers et sergents
Et portent le corps de son lit,
Le couchent sur riche tapis,
Le couvrent d’étoffe brodée.
Le vent est sur la mer levé
Et frappe la voile au milieu,
A terre fait venir la nef.
Iseut est de la nef sortie,
Entend les plaintes en la rue,
Sonner les cloches des églises ;
Demande aux hommes quels nouvelles,
Pourquoi ils font tels sonneries
Et pourquoi ils versent des larmes.
Un ancien alors lui dit :
« Belle dame, que Dieu nous aide !
Nous avons ici grand douleur,
Jamais gens n’en eurent plus dure.
Tristan le preux, le franc, est mort !
Il était réconfort de tous,
Large il était aux besogneux
Et grand secours aux douloureux.
D’une plaië qu’il eut au corps
En son lit il vient de mourir ;
Jamais calamité pareille
N’advint à tous ces pauvres gens. »
Dès qu’Iseut la nouvelle sut,
De deuil ne peut sonner un mot.
De cette mort est si dolente,
Par la ruë, désaffublée,
Court avant tous droit au palais.
Les Bretons jamais n’avaient vu
Une femme de sa beauté :
Se demandent par la cité
D’où elle vient et d’où elle est.
Iseut va où le corps a vu,
Puis se tourne vers Orient,
Pour lui prië piteusement :
« Ami Tristan, quand mort vous vois,
Par raison vivre je ne dois.
Êtes mort pour l’amour de moi,
Et je meurs, ami, par tendresse,
De n’avoir pu à temps venir
Pour vous et votre mal guérir.
Ami, ami ! Pour votre mort
N’aurai jamais nul réconfort.
Que maudite soit la tempête
Qui tant me fit rester en mer !
Si j’avais pu à temps venir,

Je vous aurais rendu la vie,
Vous aurais parlé doucement
De l’amour qui fut entre nous,
Notre aventure j’aurais plainte,
Nos ivresses et notre joie
Et la peine et la grand douleur
Qui a été en notre amour.
Je vous aurais tout rappelé,
Vous aurais baisé, accolé.
Mais, quand trop tard y suis venue,
Je ferai comme vraie amie,
Pour vous je veux mourir aussi. »
L’embrasse, près de lui s’étend,
Lui baise la bouche et la face,
Étroitement des bras le serre,
Corps à corps, bouche contre bouche,
Elle rend ainsi son esprit
Et reste morte auprès de lui
Pour la douleur de son ami.
Thomas finit là son écrit ;
A tous amants il dit salut :
Aux pensifs et aux attendris,
Aux tourmentés, aux désireux,
A tous ceux qui orront ces vers.
Si n’ai pu tous les satisfaire,
Ai fait du mieux, à mon pouvoir.
J’ai voulu conter une histoire
Qui dût faire aux amants plaisir,
Où par endroit puissent trouver
Chose que retenir ils aiment.
Qu’ils en puissent avoir confort
Contre le change et l’injustice,
Contre peine et contre douleur,
Contre toute embûche d’amour !

Le roman de Thomas a été imité par un poète allemand d’une réelle valeur, Gotfrid de Strasbourg. Malheureusement il n’a pu lui-même achever son œuvre, et nous ne pouvons le comparer à Thomas pour les scènes si dramatiques qui forment le dénouement. Ces scènes nous émeuvent d’autant plus que les incidents en sont empruntés à l’ordre naturel des choses. Le calme plat succédant à la tempête, ces arrêts successifs dans une traversée d’où dépend le sort des deux amants, sont un merveilleux moyen de rendre plus pathétiques, en les prolongeant, l’anxiété de Tristan et la douloureuse impatience d’Iseut.

Les romans en prose. Conclusion. — Nous ne nous arrêterons pas aux petits poèmes qui racontent des épisodes isolés de l’histoire de Tristan[16], nous réservant de parler du « lai du chèvrefeuille » en même temps que des autres lais de Marie de France.

Dans le premier tiers du XIIIe siècle fut composé un long roman en prose de Tristan, qui a été plusieurs fois remanié et allongé dans le courant du même siècle. Le dénoûment y est tout différent : Tristan est surpris et blessé à mort par le roi Marc dans la chambre d’Iseut. Il se réfugie chez son ami le sénéchal Dinas et obtient de revoir Iseut une dernière fois. Elle veut mourir avec lui, et Tristan l’embrasse si étroitement que leurs deux cœurs se rompent. — Les éditions du roman en prose imprimées au XVe et au XVIe siècle donnent cependant le dénoûment primitif, parce qu’elles ont pour base un manuscrit qui l’avait exceptionnellement conservé. Enfin l’histoire de Tristan a reçu un troisième dénoûment dans l’opéra de Wagner, qui repose d’ailleurs sur le Tristan de Thomas par l’intermédiaire de Gotfrid de Strasbourg et de ses continuateurs : ici Tristan revoit Iseut et il meurt d’émotion.

Nous donnerons le récit de la mort de Tristan d’après le manuscrit en prose du XVe siècle qui a conservé le dénoûment primitif, mais qui suivait une version differente de celle de Thomas :

« Depuis que Gènes[17] avait quitté Tristan pour aller quérir la reine Iseut, tous les jours depuis le matin jusqu’au soir était Tristan sur le port de Penmarc pour regarder les nefs qui allaient et venaient, pour savoir s’il verrait venir la nef de Gènes qui amenât la reine Iseut son amie qu’il désirait tant voir. Tant y fut qu’il ne put plus endurer et qu’il retourna se coucher dans sa chambre. Il était en tel état qu’il ne se pouvait plus soutenir sur ses pieds et qu’il ne pouvait plus ni boire ni manger. Il sent plus de douleur que jamais ; il se pâme à chaque instant. Tous ceux qui sont autour de lui pleurent de pitié et font grand deuil. Tristan appelle sa filleule, la fille de Gènes, et lui dit : « Belle filleule, je vous aime moult, et sachez que si je puis échapper de ce mal, je vous marierai bien et richement. Je vous prie, et je le veux, que vous celiez mon secret et ce que je vous dirai. Vous irez chaque matin sur le port de Penmarc, et y serez du matin jusqu’au soir, et regarderez si vous verrez venir la nef de votre père : je vous dirai comment vous la connaîtrez. S’il amène Iseut mon amie, que je l’ai envoyé quérir, la voile de sa nef sera toute blanche ; et s’il ne l’amène, elle sera toute noire. Or prenez garde si vous la voyez, et puis venez me le dire. » — « Seigneur, dit la jeune fille, volontiers. » La jeune fille s’en alla sur le port de Penmarc, et elle était là tout le jour et venait indiquer à Tristan toutes les nefs qui par là passaient. Iseut la femme de Tristan se demanda avec inquiétude pourquoi c’était que la jeune fille restait assise ainsi souvent et tout le jour sur le port, et ce que ce pouvait être qu’elle racontait si souvent en secret à Tristan : elle dit qu’elle le saura si elle peut. Lors s’en va au port où sa filleule était assise, et lui dit : « Filleule, fait-elle, je t’ai tendrement élevée. Je te conjure par Dieu que tu me dises pourquoi tu es ainsi tout le jour ici. — Dame, fait-elle, je ne puis voir souffrir ni ouïr le grand martyre et la grand douleur que monseigneur mon parrain souffre. Je m’en distrais ici en regardant les nefs qui vont et viennent. — Certes, fait-elle, je sais bien que tu m’as menti. Et que vas-tu donc si souvent confier à ton parrain ? Par l’aide de Dieu, si tu ne me le dis, jamais tu ne demeureras près de moi ; et si tu me le dis, tu agiras bien, » Elle eut peur de sa dame et lui dit : « Dame, mon parrain a envoyé mon père en Cornouaille pour quérir Iseut son amie pour l’amener ici pour le guérir. Si elle vient, la voile de la nef sera toute blanche, et si elle ne vient pas elle sera toute noire ; je suis ici pour savoir si je verrais la nef venir, et si je la voyais, je l’irais dire à mon parrain. »

Quand elle entendit ces paroles, elle fut courroucée et dit : « Hélas ! Qui eût pensé qu’il aimât une autre que moi ? Certes ils n’eurent oncques si grand joie l’un de l’autre comme je leur ferai avoir de douleur et de tristesse ! » Lors regarde bien loin en mer et voit venir la nef à la blanche voile. Lors dit à la filleule de Tristan : « Je m’en vais et tu demeureras ici. »

Grande était la douleur de Tristan. Il ne peut plus ni boire ni manger, il n’entend plus ; mais toutefois il appela l’abbé de Candon qui devant lui était et beaucoup d’autres, et leur dit : « Beaux Seigneurs, je ne vivrai guère, je le sens bien. Je vous prie, si jamais vous m’aimâtes, que quand je serai mort vous me mettiez en une nef et mon épée près de moi et cet écrin qui y pend. Et puis envoyez-moi en Cornouaille au roi Marc mon oncle, et prenez garde que nul ne lise la lettre qui est dans l’écrin avant que je sois mort. » Puis il se pâme. Alors on entend des cris, et voici venir sa méchante femme qui lui apporte la mauvaise nouvelle et dit : « Hé ! Dieu, je viens du côté du port, j’ai vu une nef qui vient ici en grande hâte, et je crois qu’elle abordera aujourd’hui. » Quand Tristan ouit sa femme parler de la nef, il ouvrit les yeux et se tourne à moult grand peine et dit : « Pour Dieu ! belle sœur, dites-moi comment était la voile de la nef. — Ma foi, fait-elle, elle est plus noire que mûre. « Hélas ! Pourquoi le dit-elle ? Bien la doivent les bretons haïr ! Dès qu’il entendit ses paroles, il sut qu’Iseut son amie ne venait pas, il se tourne de l’autre côté et dit : « Ah ! douce amie, je vous recommande à Dieu, vous ne me verrez plus jamais ni moi vous. Dieu soit votre garde ! Adieu ! Je m’en vais, je vous salue. » Lors il bat sa poitrine et se recommande à Dieu. Et son cœur se brise et l’âme s’en va.

Lors commencent les cris et le deuil dans le palais. La nouvelle va par la ville et par le port que Tristan est trépassé. Lors y accourent grands et petits, et crient et font tel deuil qu’on n’y eût pas entendu Dieu tonnant. La reine Iseut, qui était en mer, dit à Gènes : « Je vois les gens courir, et j’entends crier trop durement, je crains bien que le songe que j’ai eu cette nuit ne soit vrai. Car je rêvais que je tenais en mon giron la tête d’un grand sanglier qui toute me souillait de sang et ensanglantait ma robe. Pour Dieu, je crains trop que Tristan ne soit mort. Faites appareiller cette nef et nous irons droit au port. » Gènes la mit dans le bateau et ils se dirigèrent vers la terre ferme. Quand ils eurent abordé, elle demanda à un écuyer, qui menait grand deuil, ce qu’il avait et où les gens couraient ainsi. « Certes, dame, fait-il, je pleure pour Tristan notre seigneur, qui vient de mourir, et c’est là que courent ces gens que vous voyez. » Quand Iseut l’entendit, elle tombe pâmée à terre, et Gènes la relève ; et quand elle fut revenue à elle, ils s’en vont tant qu’ils vinrent en la chambre de Tristan, et le trouvent mort. Et le corps était étendu sur un ais, et la comtesse de Montrelles le lavait et l’habillait. Quand Iseut voit le corps de Tristan son ami qui est là en sa présence, elle fait évacuer la chambre et se laisse choir pâmée sur le corps. Et quand elle revint de pâmoison, elle lui tâta le pouls, mais ce fut en vain, car l’âme s’en était allée. Lors elle dit : « Doux ami Tristan, quelle dure séparation de moi et de vous ! J’étais venue vous guérir. Or j’ai perdu mon voyage et ma peine et vous. Et certes, puisque vous êtes mort je ne cherche plus à vivre après vous. Car, puisque l’amour a été entre vous et moi à la vie, il doit bien être à la mort. » Lors elle l’embrasse de ses bras contre son sein si fort qu’elle peut, et se pâme sur le corps, et jette un soupir, et le cœur lui part et l’âme s’en va. Ainsi furent morts les deux amants Tristan et Iseut. »

Ce récit ne manque ni d’émotion ni de charme ; mais on y sent le souci de ramener les événements aux proportions d’une histoire réelle et l’attitude des personnages aux convenances d’une société plus polie. Il serait fastidieux de s’arrêter aux autres différences qu’on peut établir entre les romans en prose et les poèmes consacrés à Tristan. C’est une remarque générale qu’en prenant la forme de la prose, l’épopée courtoise s’est affaiblie et uniformisée, qu’elle s’est chargée d’aventures nouvelles offrant pour nous un médiocre intérêt. Disons seulement que Tristan y est présenté comme l’un des héros de la Table ronde, l’ami de Lancelot et de Perceval.

Parmi les aventures anciennes, qui ne figurent pas dans les fragments conservés de Béroul et de Thomas, mais que nous retrouvons dans les traductions étrangères, ou dans le roman en prose, plusieurs méritent au moins une mention : tel l’épisode du cheveu d’Iseut qu’une hirondelle, en faisant son nid, laisse tomber aux pieds du roi Marc ; ce cheveu était si beau et d’un blond si doré que le roi jure de n’épouser que la femme à qui il a appartenu, et Tristan, sans autre indice, s’embarque à sa recherche. Tel encore l’épisode du chien Petitcru dont le grelot a le privilège de faire oublier leurs souffrances à ceux qui l’entendent tinter ; Tristan l’a envoyé à son amie, mais Iseut arrache le grelot et le jette à la mer, ne voulant pas que Tristan soit seul à souffrir de leur commune douleur.

Les poèmes de Tristan l’emportent sur les autres romans du moyen âge par l’intérêt exceptionnel du récit, sa simplicité relative et la poésie pénétrante dont ils sont empreints. Il est difficile de dire dans quelle mesure nos poètes ont puisé à des sources étrangères. Mais l’amour qu’ils dépeignent nous paraît sensiblement différent de cet amour sauvage que nous offrent les histoires celtiques authentiques. Nous avons là, nous semble-t-il, la première forme de l’amour français, de l’amour courtois, avec ses tendresses infinies, ses scrupules délicats, son inaltérable constance. On peut, sans témérité, faire honneur à la France d’avoir produit « l’incomparable épopée d’amour ».


III. — Les lais de Marie de France.


Une femme du XIIe siècle, nommée Marie, qui était née en France et qui habitait l’Angleterre, a composé des fables et des lais célèbres. Nous n’avons à nous occuper ici que de ses lais. Bien qu’elle les ait écrits vers l’époque où Chrétien de Troyes composait son dernier ouvrage, nous en parlerons avant d’aborder l’œuvre de Chrétien, pour ne pas avoir à scinder en deux parties l’histoire des romans de la Table ronde.

Le Chèvrefeuille. — Le plus connu des lais de Marie est celui qui a pour titre le Chèvrefeuille. Nous avons là un petit épisode des amours de Tristan et d’Iseut, sur lequel Tristan lui-même passait pour avoir composé un lai.

C’était pendant l’exil de Tristan. Le roi Marc l’avait chassé à cause de son amour pour la reine. Mais ne pouvant rester loin de sa dame, il était revenu dans le pays, passant les journées dans les bois, et allant demander, le soir, l’hospitalité aux pauvres gens. Un jour il apprit que la cour devait se rendre à une grande fête dans le voisinage. Dans le bois, sur le chemin où il savait que la reine devait passer, il coupa une branche de coudrier, la dépouilla, l’équarrit, et y grava son nom ; il l’avait avertie de ce signal par une courte lettre :

Il disait que dans le pays
Il avait longtemps séjourné
Pour épier et pour savoir
Comment il la pourrait revoir,
Car ne pouvait vivre sans elle.
Il en était de leurs deux cœurs
Tout ainsi que du chèvrefeuille
Qui au coudrier se prenait.
Quand est ainsi lacé et pris
Et tout autour du bois s’est mis,
Ensemble peuvent bien durer ;
Mais si l’on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille également,
« Belle amie, ainsi est de nous,
Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »

La reine aperçut le bâton ; ce n’était pas la première fois que Tristan lui donnait ainsi rendez-vous. Elle fit arrêter ses gens sous prétexte de se reposer, et s’éloigna de son escorte avec sa fidèle suivante. Dans le bois elle retrouva Tristan. Ils se réconfortèrent l’un l’autre dans l’espoir d’une prochaine réunion, puis se quittèrent en pleurant.

Le Rossignol. — Le lai du Rossignol (du Laustic en breton) rappelle le lai du Chèvrefeuille par sa brièveté et sa touchante simplicité.

Dans le pays de Saint-Malo, un chevalier s’éprit de la femme de son voisin. Ils s’entr’aimèrent tendrement. La dame étant bien gardée, ils ne pouvaient se réunir ; mais comme leurs fenêtres étaient en face l’une de l’autre, ils pouvaient se voir et se parler à loisir, en prenant les précautions utiles, et même se jeter de petits présents d’amour. Au printemps, pendant la nuit, quand la lune luisait, la dame se levait de près de son mari, s’affublait de son manteau et venait à la fenêtre pour voir son ami qu’elle y savait. Le mari s’aperçut et s’irrita de ces allées et venues, et demanda à sa femme ce qu’elle faisait : « Je vais, dit-elle, entendre chanter le rossignol. J’y ai tant de plaisir que je ne saurais dormir. » Le mari en rit de colère. Le lendemain il fit tendre des pièges dans le jardin, s’empara d’un rossignol vivant et le porta à sa femme en lui disant : « Voici le rossignol qui vous a tant fait veiller ; vous pouvez maintenant dormir en paix, car il ne vous éveillera plus. » Elle le lui demande, mais il lui « rompt le cou » de ses deux mains et le jette tout sanglant sur elle. Désormais elle ne pourra plus aller à la fenêtre voir son ami. Pour l’avertir, elle enveloppe le petit corps dans une pièce de soie brodée d’or, et le lui envoie par un sien écuyer chargé de lui conter ce qui s’est passé. Le chevalier désolé fit faire un coffret d’or fin orné de pierres précieuses, qu’il fit sceller après y avoir mis le rossignol. Et le coffret ne le quitta plus.

Ces deux lais sont ceux qui peuvent le mieux, semble-t-il, nous donner une idée des lais bretons, ou soi-disant tels, et pour la dimension et pour le caractère même du récit. Les autres lais de Marie de France sont de vraies nouvelles, au sens moderne de ce mot. Ce sont toujours de douces histoires d’amour, empreintes d’une mélancolique tendresse. Nous nous arrêterons à quelques-uns des plus importants, en regrettant d’être obligé de faire un choix[18].

Les Deux amants. — Un grand effort d’amour, aboutissant à la mort tragique des deux héros, tel est le sujet du lai des Deux amants.

Près du mont Saint-Michel habitait un roi veuf avec sa fille unique, belle et courtoise demoiselle, qui était sa seule consolation depuis la mort de la reine. Il ne voulait s’en séparer, et éconduisait tous les prétendants. Ayant appris qu’on blâmait sa conduite, il déclara qu’il consentait à marier sa fille, mais qu’il ne le donnerait qu’à celui qui pourrait, sans se reposer, la porter entre ses bras jusqu’au sommet du mont. Quand la nouvelle fut sue dans le pays, plus d’un s’y essaya, mais les plus forts ne pouvait aller au delà du milieu de la montagne.

Un tout jeune homme, fils d’un comte, aima la jeune fille et se fit aimer d’elle. Ils cachèrent longtemps leurs amour, mais cette contrainte devint insupportable au damoiseau. Il proposa à son amie de partir avec lui, car s’il la demandait à son père, il ne pourrait la porter au sommet du mont : « Ami, dit-elle, je sais bien que vous n’avez pas la force de me porter ; d’un autre côté, mon père, que j’aime tant, aurait trop de chagrin de mon départ. Mais je vais vous envoyer à une de mes parentes qui habite Salerne depuis plus de trente ans ; elle y a étudié la médecine, et elle vous remettra un breuvage qui vous donnera la force de me porter. »

Le damoiseau part pour l’Italie, voit la tante de son amie, et revient avec une fiole du précieux breuvage. Il demande la main de la fille du roi, et déclare qu’il se soumettra à l’épreuve traditionnelle. Au jour fixé[19], devant une nombreuse assistance, il prend son amie entre ses bras et commence l’ascension du mont. Il marche à grande allure, et arrive ainsi à mi-côte. Il était si joyeux qu’il ne pensait plus à son breuvage. La jeune fille, qui tenait la fiole dans sa main, sentit qu’il se lassait, et lui dit : « Mon ami, buvez donc pour refaire vos forces ! » Mais lui : « Belle, je sens tout fort mon cœur ! Pour rien au monde je ne prendrais le temps de boire ! » Et il continue. Plus d’une fois, le sentant faiblir, la jeune fille le pria encore : « Ami, prenez votre breuvage. » Mais il ne voulut rien entendre. À grande angoisse il arrive enfin au sommet du mont : là il tombe, et plus jamais ne se releva. Son amie le croit évanoui ; elle se met à genoux près de lui et veut le faire boire. Quand elle s’aperçoit qu’il est mort, elle pousse de grands cris et jette la fiole, d’où se répand le breuvage. Le mont en fut bien arrosé, et le pays tout amélioré ; il y vint depuis maintes bonnes herbes qu’on n’y voyait pas auparavant. Cependant la jeune fille s’étend près de son ami, l’étreint entre ses bras, baise mille fois ses yeux et sa bouche. La douleur la touche au cœur, elle est morte.

Ne les voyant pas revenir, le roi et ses gens gravissent la montagne. Quand ils les ont trouvés, leur désolation est grande. On mit les deux enfants dans le même cercueil de marbre, et on les enfouit sur le mont, qui s’appela depuis le mont des Deux Amants,

Il y a vraiment beaucoup d’art dans cette courte nouvelle. Quel heureux effet le narrateur a su tirer du breuvage merveilleux que l’amant repousse sans cesse dans une héroïque folie, ne voulant devoir qu’à lui-même l’objet de son amour !

Yonec. — Un vieux seigneur de Bretagne, jaloux de sa femme, la tenait enfermée dans une tour depuis plus de sept ans. Or un jour, au commencement d’avril, à l’époque où les oiseaux mènent leur chant, le mari était parti de grand matin ; à son réveil, la dame aperçut de son lit la clarté du soleil et se prit à se lamenter :

« J’ai souvent entendu conter
Que l’on pouvait jadis trouver
Aventures en ce pays.
Chevaliers trouvaient jeunes filles
À leur désir gentes et belles,
Et les dames trouvaient amants
Beaux et courtois, preux et vaillants.
Que nul, hors elles, ne voyait.
Si bien que n’en étaient blâmées.
S’il en put jamais être ainsi,
Que Dieu, qui a sur tout pouvoir,
Fasse que je l’éprouve aussi ! »

À peine avait-elle ainsi parlé qu’elle aperçut l’ombre d’un grand oiseau, qui pénétra en volant dans la chambre à travers l’étroite fenêtre et se posa devant elle. Quand la dame l’eut bien regardé, il devint un chevalier « bel et gent » et lui dit :

Dame, fait-il, n’ayez point peur,
Et faites de moi votre ami !
C’est pour cela que vins ici.
Je vous ai longuement aimée

Et en mon cœur moult désirée :
Autre femme que vous n’aimai,
Et jamais autre n’aimerai.
Mais ne pouvais à vous venir,
Ni hors de mon pays sortir,
Si vous ne m’aviez demandé.
Je puis bien être votre ami ! »

La dame se rassure alors, répond au beau chevalier et consent à lui octroyer son amour :

Jamais si beau couple on ne vit !

Bien des fois le mystérieux chevalier revint ainsi trouver son amie. Mais leur secret fut surpris. Le vieux seigneur se hâta de faire fabriquer de grandes broches de fer dont on rendit les pointes plus tranchantes qu’un rasoir, et il les fit assujettir, bien serrées, sur la fenêtre par où le chevalier passait. Dieu ! Que ne sait-il la trahison que lui préparent les félons !

Le lendemain matin, à peine la dame eut-elle désiré son ami, qu’il arriva en volant à la fenêtre. Mais l’une des broches lui traverse le corps. Quand il se voit blessé à mort, il se dégage et entre dans la chambre. Il descend sur le lit de la dame, qui en est tout ensanglanté. À la vue du sang et de la plaie, elle est remplie d’angoisse. « Ma douce amie, lui dit-il, je perds la vie par amour pour vous. Je vous avais bien dit qu’il en adviendrait ainsi et qu’une imprudence nous tuerait. » Elle se pâme de douleur, mais il la réconforte doucement, lui disant qu’il ne sert à rien de se désoler, qu’elle aura de lui un fils preux et vaillant auquel elle donnera le nom d’Yonec, et qui les vengera. Le sang continuait à couler de sa plaie. Il ne peut demeurer davantage et part.

Mais elle le suit en poussant de grands cris. Elle saute, en chemise, par une fenêtre de vingt pieds de haut. C’est merveille si elle ne se tue pas. Elle suit son ami, à la trace du sang, à travers les sentiers et les prés, et arrive ainsi sous les murs d’une ville magnifique, dont toutes les tours et les maisons paraissaient bâties en argent. Elle trouve une des portes ouvertes, entre, toujours à la trace du sang frais, traverse le bourg, pénètre dans le château, traverse deux chambres dans chacune desquelles elle voit un chevalier dormant, et enfin, dans une troisième chambre, trouve le lit de son ami. Les pieds en sont d’or pur ; tout autour, des chandeliers, nuit et jour allumés, valent tout l’or d’une cité. La dame reconnaît son ami, et tombe sur lui, pâmée. Il la reçoit, gémit sur leur malheur et quand elle revient à elle, la réconforte doucement : « Belle amie, par Dieu je vous en prie, allez-vous-en. Fuyez d’ici ! Je vais mourir aujourd’hui même. Il y aura dans ce palais grande douleur ; si on vous trouvait ici, vous en seriez tourmentée. Mes gens sauront bien qu’ils m’ont perdu à cause de l’amour que j’avais pour vous. Je suis pour vous dolent et inquiet. » La dame lui dit : « Ami, j’aime mieux mourir avec vous que de souffrir avec mon mari. Si je retourne vers lui, il me tuera. » Le chevalier la tranquillise, lui donne un anneau, et lui apprend que, tant qu’elle le gardera, son mari ne se souviendra de rien. Puis il lui confie son épée, qu’elle remettra à son fils, quand il sera devenu chevalier. Elle amènera alors son mari et son fils à une fête, et dans une abbaye ils verront une tombe à propos de laquelle on leur racontera sa mort. « C’est là que vous lui donnerez l’épée en lui disant comment il est né. Vous verrez ce qu’il en fera. » Après ces recommandations, il lui fait revêtir une robe, et la conjure de partir.

Elle s’en va, emportant l’anneau et l’épée. Elle n’avait pas fait une demi-lieue quand elle entendit les cloches sonner et des clameurs de deuil s’élever du château à cause de leur seigneur qui se mourait. Quatre fois elle se pâma de douleur.

Son mari, qui avait tout oublié, par la vertu de l’anneau, ne lui fit aucun reproche, et se crut le père du fils qu’elle mit au monde, et qui, naturellement, devint le plus vaillant des preux. L’année où il fut armé chevalier, il se rendit avec sa mère et le vieux seigneur, suivant la coutume du pays, à la fête de saint Aaron, qu’on célébrait à Chester. On leur fait visiter l’abbaye et, dans la salle du chapitre, ils voient une tombe couverte d’une étoffe du plus grand prix ; vingt cierges brûlaient dans des chandeliers d’or fin, et tout le jour on encensait la tombe avec des encensoirs d’améthyste. On raconte aux visiteurs que là repose le chevalier le plus fort, le plus fier, le plus beau et le plus aimé qui fut jamais. « C’était le roi de ce pays. Il fut tué pour l’amour d’une dame. Depuis nous n’avons pas eu de seigneur. mais, comme il nous l’a commandé, nous attendons le fils que son amie a eu de lui. » En entendant ces paroles, la dame appelle son fils à haute voix :

« Beau fils, vous avez entendu
Comment Dieu nous mena ici !
C’est votre père qui ci git,
C’est ce vieillard qui l’a tué.
Maintenant vous rends son épée,
Je l’ai assez longtemps gardée ! »

Puis elle raconte aux assistants toute son aventure, et tombe morte sur la tombe. À cette vue, le fils saisit l’épée de son père, et en tranche la tête de son parâtre. L’histoire se répandit dans la cité, on ensevelit la dame avec grand honneur, et on la plaça dans la tombe, à côté de son ami. Dieu leur fasse bonne merci !

Quelle poétique conception que celle de ce chevalier mystérieux, qui aime par avance et sans réserve celle qui l’évoquera un jour, sans le connaître, dans une fervente aspiration d’amour, au moment du renouveau de la nature ! La blessure qui le tue est le symbole des réalités brutales où succombent les amours humains. Et quelle admirable figure, sous la gaucherie naïve de l’expression, que celle de la femme éperdue suivant à travers monts et vaux l’amant idéal qui lui échappe ! L’amant meurt, mais l’amour est immortel. Yonec saisit à son tour l’épée de son père ; et c’est ainsi que, depuis l’origine des choses, sans cesse recommence l’éternelle histoire d’amour. Le sujet est bien connu : c’est le conte de l’oiseau bleu, mais rarement il fut mieux conté.

Lanval. — Le lai de Lanval est l’histoire d’un chevalier qui est consolé des déboires de la vie par l’amour d’une fée. Mais il néglige une condition qui lui était imposée, et s’attire ainsi un malheur dont le délivre une nouvelle intervention de la fée.

Lanval ne devait découvrir son amour à personne, sous peine de perdre son amie pour toujours. Or, un jour, une trentaine de chevaliers de la cour d’Arthur s’étaient rendus, pour se divertir, dans un jardin situé au pied de la tour où habitait la reine, et y avaient entraîné Lanval. Aussitôt la reine fait appeler les plus courtoises et les plus belles de ses demoiselles, au nombre de plus de trente, pour aller se divertir avec les chevaliers. Elles descendent au jardin. Les chevaliers tout joyeux vont à leur rencontre, et chacun en prend une par la main. C’était là belle réunion. Lanval s’en va d’un autre côté, loin des autres. Il lui tarde de pouvoir tenir son amie et ne prise aucune autre joie. Quand la reine le voit seul, elle se dirige de son côté, s’assoit près de lui, et lui découvre ses sentiments :

« Lanval, moult vous ai honoré
Et moult chéri et moult aimé.
Pouvez avoir tout mon amour :
Dites m’en votre volonté ! »

Lanval lui répond :

« Madame, en repos me laissez !
Je n’ai cure de vous aimer.
Longuement ai servi le roi,
Ne lui veux pas mentir ma foi.
Jamais pour vous ni votre amour
Ne ferai tort à mon seigneur ! »

La reine courroucée lui dit alors : « Lanval, je vois bien que vous n’aimez guère pareil plaisir. On me l’a dit assez souvent, que vous ne vous souciez pas des femmes. Mais il vous faut de jeunes écuyers, bien attifés. Vilain couard ! Le roi a bien tort de vous souffrir auprès de lui ! »

« Dame, répond Lanval, je ne suis pas ce que vous dites. Mais j’aime celle qui doit avoir le prix sur toutes celles que je sais.

« Et une chose vous dirai,
Qu’une de celles qui la sert,
Toute la plus pauvre servante,
Vaut mieux que vous qui êtes reine,
De corps, de beauté, de visage,
D’esprit, de cœur et de bonté ! »

Il oubliait, dans sa colère, qu’en révélant ainsi le secret de son amour, il devait perdre son amie.

La scène est un peu brutale. Une situation semblable est traitée dans la Châtelaine de Vergy[20] avec plus de délicatesse. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’amener Lanval à découvrir le secret qu’il devait taire : c’est le nœud même de l’action.

La reine accuse Lanval près du roi de l’avoir requise d’amour, et, sur son refus, de s’être vanté d’avoir une amie si noble et si fière que sa plus pauvre chambrière valait mieux qu’elle-même. Lanval déclare que la première partie de l’accusation est fausse, mais qu’il a bien tenu le propos qu’on lui prête. Il est cité devant la cour du roi, qui le somme de faire venir son amie pour justifier son dire. Comme il a perdu le pouvoir d’évoquer la fée, il va être condamné, lorsqu’on voit arriver successivement deux demoiselles richement vêtues, puis deux autres, qui annoncent la venue prochaine de leur dame. Celle-ci paraît enfin, montée sur un blanc palefroi, magnifiquement harnaché. C’était la plus belle dame qu’on eût jamais vue. Sous son manteau de pourpre, sa tunique blanche, lacée sur les côtés, laissait voir l’élégance de sa taille nue :

Le corps eut beau, basse la hanche,
Le cou plus blanc que noif[21] sur branche ;
Les yeux eut vairs, blanc le visage,
Belle bouche, nez bien assis,
Les sourcils bruns et beau le front,
Tête bouclée et blondissante :
Fil d’or ne jette tel lueur
Que ses cheveux sous le soleil.

Un épervier sur le poing, et suivie d’un lévrier, elle venait au petit pas, accompagnée d’un gentil damoiseau portant un cor d’ivoire. Jamais on ne vit de si grandes beautés, ni en Vénus, qui en était reine, ni en Didon, ni en Lavinie. Petits et grands, vieillards et enfants se pressaient pour la voir. Les juges en étaient « réchauffés de joie ». Il n’y avait pas à la cour d’homme si vieux qui ne la regardât volontiers et qui ne l’eût servie si elle l’eût permis.

On avertit Lanval. Il la reconnaît et se prend à soupirer ; le sang lui monte au visage. « Voici mon amie ! dit-il. Peu m’importe la vie, si elle n’a pitié de moi. »

La dame descend de cheval devant le roi, qui se lève avec toute sa cour pour lui faire honneur. Elle laisse choir son manteau pour qu’on puisse la mieux voir. Puis elle parle ainsi :

 « Arthur, fait-elle, écoute-moi,
Et ces barons qu’ici je vois !
J’ai aimé un de tes vassaux,
Lanval, que vous voyez ici !
En ta cour il fut accusé.
Je ne veux point que ce qu’il dit
Tourne à son dam. Ce sache donc
Que c’est la reine qui eut tort ;
Jamais d’amour ne la requit.
Quant à la vanterie qu’il fit,
Si par moi peut en être absous,
Par vos barons soit acquitté. »

À l’unanimité la cour déclare que Lanval ne s’est pas vanté sans raison, et l’acquitte. Alors la fée prend congé d’Arthur. Lanval était monté sur la pierre de marbre noir qui servait aux pesants hommes d’armes pour se mettre en selle. Au moment où son amie franchit le seuil, il saute derrière elle sur son palefroi, et s’en va avec elle dans l’île fortunée d’Avalon. Nul n’en entendit plus parler, et Marie de France n’en peut rien conter de plus.

Eliduc.Eliduc est incontestablement la plus belle œuvre de Marie de France. C’est l’histoire d’un chevalier marié, qui est amené par les circonstances à se laisser aimer par une jeune princesse qui le croit libre, et à l’aimer lui-même passionnément. À la suite d’incidents touchants, que l’analyse détaillée fera connaître, la femme du chevalier se sacrifie et se retire dans un couvent, où plus tard elle sera rejointe par sa rivale et où elles finiront leur vie en priant pour leur ami commun.

Le récit commence au moment où un vaillant chevalier de la petite Bretagne, Eliduc, ayant encouru la disgrâce de son roi, quitte son pays pour aller chercher en Angleterre un utile emploi de sa valeur. Il confie sa femme à ses amis, lui promet de lui conserver sa foi, et s’embarque avec dix chevaliers. Il apprend qu’un vieux roi du pays d’Exeter est en guerre avec un de ses voisins : il se met à sa solde, et repousse victorieusement une attaque des ennemis. Le roi reconnaissant fait de lui le gardien de sa terre et lui fait promettre de rester à son service une année entière.

Cependant, Guilliadon, fille unique du roi, entend parler de la prouesse d’Eliduc, et lui fait demander par un de ses chambellans de venir causer familièrement avec elle. Il se rend à son appel, se présente avec une noble simplicité et la remercie courtoisement.

Elle l’avait par la main pris,
Dessur un lit étaient assis ;
De plusieurs choses ont parlé.
Beaucoup l’a-t-elle regardé,
Son air, son corps et son visage.
Se dit : « Rien n’a que d’avenant. »
Fortement le prise en son cœur.
Amour lance en elle son trait,
Qui lui conseille de l’aimer,
Pâlir la fit et soupirer.
Mais ne voulut son penser dire,
Craignant qu’il n’en conçût mépris.
Longtemps près d’elle demeura,
Puis prit congé et s’en alla :
Contre son gré le lui donna.
A son logis s’en est allé.
Il est tout morne et tout pensif,
A son cœur troublé par la belle,
La fille du roi son seigneur,
Qui si doucement l’appela
Et de ce qu’elle soupira.
Il se prenait à regretter
D’être resté dans le pays
Sans plus souvent ne l’avoir vue.
Quand l’eut pensé, il se repent :
De sa femme lui ressouvint,
Comment en partant l’assura
Que bonne foi lui garderait
Et loyaument se maintiendrait.

Cependant la jeune fille brûle du désir de faire d’Eliduc son ami, son « dru », et de le retenir près d’elle. Elle ne put dormir de la nuit. Levée de grand matin, elle va à une fenêtre, appelle son chambellan et lui montre tout son être : « Me voici, dit-elle, en mauvais cas ! »

J’aime le nouveau soudoyer,
Eliduc, le bon chevalier ;
Ne pus la nuit trouver repos
Ni pour dormir clore les yeux.
Si par amour me veut aimer,
De sa personne m’assurer,
Je ferai bien tout son plaisir :
Lui en peut de grands bien venir,
De cette terre sera roi.
Il est si sage et si courtois,
Que, s’il ne m’aime par amour,
Mourir me faut à grand douleur ! »

Le chambellan lui donne un conseil « loyal », c’est d’envoyer à Eliduc une ceinture ou un anneau : s’il reçoit le don avec joie, elle sera sûre de son amour. « D’ailleurs, ajoute-t-il, il n’y a pas, sous le ciel, d’empereur, si vous vouliez l’aimer, qui n’en dût être ravi. » La demoiselle répond :

 « Comment par mon présent saurai-je
S’il est à m’aimer disposé ?
Je ne vis jamais chevalier
Qui se fit pour cela prier,
Et qui ne retint volontiers
Le présent qu’on lui envoyât,
Soit qu’il aimât, soit qu’il haït.
Ne voudrais de moi se jouât.
Cependant par l’air et la mine
Peut-on deviner sa pensée.
Préparez-vous et allez-y.
— Je suis, fait-il, tout préparé.
— Un anneau d’or lui porterez,
Ma ceinture lui donnerez !
Mille fois le me salûrez !
 »

Le chambellan part ; peu s’en faut qu’elle ne le rappelle, et cependant elle le laisse aller, et commence à se lamenter :

« Hélas ! Comme est mon cœur dompté
Par un homme d’autre pays !
Ne sais s’il est de haute gent !
Il partira hâtivement,
Je resterai comme dolente.
Mon amour follement plaçai !
Jamais ne lui parlai qu’hier
Et je le fais d’amour prier !
Je pense qu’il me blâmera ;
S’il est courtois, gré me saura.
Le tout est mis à l’aventure !
Et s’il n’a de mon amour cure,
Jamais n’aurai joie en ma vie. »

Pendant ce temps, le chambellan remplit sa mission. Eliduc le remercie, met l’anneau d’or à son doigt, et la ceinture autour de sa taille, mais ne lui pose aucune question. Le chambellan retourne vers Guilliadon, qu’il trouve dans sa chambre ; il la salue et la remercie de la part d’Eliduc, mais elle le presse :

« Dis, va, fait-elle, et rien ne cache,
Veut-il bien par amour m’aimer ? »
Il lui répond : « Ce m’est avis.
De votre part le saluai
Et vos cadeaux lui présentai.
Se ceignit de votre ceinture
Et l’annelet mit à son doigt.
Ne lui dis plus, ni lui à moi.
— Le prit-il en signe d’amour ?
Si n’est ainsi, malheur à moi ! »
Il lui a dit : « Ma foi, ne sais.
S’il ne vous eût voulu grand bien,
Il n’eût de vous rien voulu prendre. »
Elle répond : « C’est se moquer !
Je sais bien qu’il ne me hait pas.
Jamais ne lui fis autre tort
Que de l’aimer moult durement.
Si pour cela me veut haïr,
Il serait digne de mourir.
Jamais par toi ni par autrui,
Avant que puisse lui parler,
Ne lui voudrai rien demander.
Moi-même je lui veux montrer
Comment pour lui l’amour m’étreint.
Mais ne sais s’il doit demeurer. »
Le chambellan a répondu :
« Dame, le roi l’a retenu
Jusqu’à un an, avec serment
Qu’il le servira loyaument.
Pourrez avoir tout le loisir
De lui montrer ce qui vous plait. »
Quand elle ouït qu’il demeurait,
Moult durement s’en éjouit.
Ne savait rien de la douleur
Qu’il menait depuis qu’il la vit.

Cette habile transition nous ramène à Eliduc. Il n’avait, dit le poète, d’autre joie que de penser à elle. Mais d’autre part il se désole à la pensée qu’il a promis à sa femme de n’aimer qu’elle pendant son absence. Il voulait garder sa loyauté, mais il ne peut douter qu’il n’aime Guilliadon. Il souhaite de la voir, de lui parler, de « la baiser et accoler ». Mais il ne peut la prier d’amour sans se déshonorer, tant à cause du serment fait à sa femme que de sa situation vis-à-vis du roi son seigneur. Il ne peut cependant résister au désir de la revoir. Il se rend près du roi, avec l’espoir qu’il aura l’occasion de rencontrer sa fille. Précisément le roi se trouvait dans l’appartement de sa fille, en train de jouer aux échecs. Le roi fait à Eliduc le meilleur accueil. Il le fait asseoir près de lui, appelle sa fille et lui dit : « Demoiselle, vous devriez faire la connaissaucc de ce chevalier et lui faire beaucoup d’honneur. Sur cinq cents, pas un ne le vaut. » Ces paroles remplissent de joie la jeune fille. Elle se lève et appelle Eliduc.

Loin des autres se sont assis.
Tous deux étaient d’amour épris.
Elle n’osait l’entretenir
Et il craignait de lui parler.

Il la remercie cependant de son cadeau : « jamais aucun ne lui fut si cher. » « J’en suis tout heureuse, dit-elle, je vous ai envoyé l’anneau et la ceinture pour vous « saisir » de ma personne, je vous aime de tel amour que je veux faire de vous mon seigneur, et si je ne peux nous avoir, sachez en toute vérité que je n’en aurai jamais d’autre. À votre tour, dites-moi votre pensée. »

« Dame, fait-il, grand gré vous sais
De votre amour, grand joie en ai.
Avec vous ne serai en reste.
Au roi j’ai promis demeurer
Auprès de lui un an entier ;
Puis m’en irai en ma contrée,
Car je ne veux point demeurer
Si de vous puis avoir congé. »
La pucelle lui répondit :
« Ami, vous dis un grand merci !
Êtes si sage et si courtois
Qu’auparavant vous pourvoirez
Que vous voudrez faire de moi.
Plus que tout vous aime et vous crois. »
Ainsi échangèrent leur foi,
Plus n’ajoutèrent un seul mot.

Désormais, Eliduc put souvent parler à son amie, et grande fut leur amitié ; mais il n’y avait entre eux nulle folie ni vilenie.

Cependant Eliduc est rappelé par le roi de son pays, qui s’est repenti de l’avoir disgracié : il est en péril et réclame son aide. À cette nouvelle, Guilliadon se pâme de douleur. Eliduc

Entre ses bras la prit et tint,
Tant que de pâmoison revint.
« Par Dieu ! fait-il, ma douce amie,
Souffrez un peu que je vous die,
Vous êtes ma vie et ma mort,
Et en vous est tout mon confort.
Par besoin vais en mon pays,
De votre père ai congé pris ;
Mais je ferai votre plaisir,
Quoiqu’il m’en doivë advenir. »
Elle répond : « Emmenez-moi,
Puisque demeurer ne voulez. »

Eliduc lui dit avec douceur qu’en agissant ainsi, il manquerait à sa foi envers son père, puisqu’il s’est engagé avec lui jusqu’à un terme qui n’est pas encore écoulé.

Mais je vous jure loyaument,
Si congé me voulez donner
Et me fixer jour de retour,
Si vous voulez que je revienne,
N’est rien sous ciel qui me retienne.
Ma vie est toute entre vos mains. »
Elle vit bien son grand amour,
Terme lui donne et fixe un jour
Pour venir et pour l’emmener.
Grand deuil eurent à se quitter,
Leurs anneaux d’or entréchangèrent
Et doucement s’entrebaisèrent.

Tous ses amis, et surtout sa femme, si belle et si sage, fêtèrent le retour d’Eliduc. Mais il était toujours pensif ; rien au monde ne pouvait le rendre joyeux, séparé qu’il était de son amie. Sa femme est désolée de sa tristesse, elle se lamente en elle-même et lui demande souvent s’il a appris que pendant son absence elle ait manqué à ses devoirs. Elle se justifiera devant ses gens quand il lui plaira : « Dame, fait-il, je n’ai contre vous aucun grief, mais j’ai juré au roi du pays où j’ai été de retourner vers lui, car il a grand besoin de moi. Si le roi mon seigneur avait la paix, je ne resterais ici huit jours de plus. Je ne puis avoir de joie, tant que je n’ai pas rempli mon engagement. »

Quand approche le moment fixé par Guilliadon, Eliduc, qui avait victorieusement défendu son roi, fait la paix avec les ennemis, et part avec des serviteurs dévoués. Il aborde loin des ports pour ne pas être vu, et envoie, sous un déguisement, son chambellan à son amie, avec mission de la ramener. Le chambellan réussit à pénétrer près d’elle et à lui faire son message. Elle est à la fois troublée et ravie, elle pleure tendrement de joie et embrasse le messager à maintes reprises. À la faveur des ombres de la nuit, elle quitte avec lui le palais de son père. Elle était vêtue d’une robe de soie à fines broderies d’or et couverte d’un manteau court. Son ami l’attendait sur la lisière d’un bois. Quand il l’aperçoit, il descend de cheval et tous les deux s’embrassent tendrement.

Sur un cheval la fit monter,
Et il monta, sa rêne prend,
Hâtivement part avec elle.

Les deux amants gagnent la rive et s’embarquent. Une tempête éclate.

Ils priënt Dieu dévotement,
Saint Nicolas et Saint Clément,
Et madame sainte Marie

Que près son fils leur demande aide,
Qu’il les protège de périr
Et qu’au port ils puissent venir.

Cependant un des matelots s’écrie : « Que faisons-nous ? Seigneur, vous avez avec vous celle par qui nous périssons. Nous n’arriverons jamais à la terre ! Vous avez une femme légitime et vous en emmenez une autre contre toute loi divine. Laissez-nous la jeter en mer pour que nous puissions aborder. » Eliduc couvre d’injures l’importun et s’occupe d’abord de Guilliadon :

Entre ses bras il la tenait
Et confortait tant qu’il pouvait
Du mal qu’elle éprouvait sur mer,
Et de ce qu’elle avait appris
Que son ami, en son pays,
Avait une autre femme qu’elle.

Elle tombe pâmée, toute pâle et décolorée. Elle ne bouge ni ne respire, et son ami la croit morte. Quelle douleur pour lui ! Il se jette sur le matelot, l’abat d’un coup d’aviron, le saisit par un pied et le jette à la mer ; puis il s’installe au gouvernail, et réussit à aborder. Plongé dans la plus grande douleur, il pense à ensevelir dignement son amie, qu’il voudrait suivre dans la mort. Près de là, au milieu d’une forêt, il connaissait un saint ermite ; il se dirige vers sa chapelle, portant devant lui son amie sur son palefroi. Mais il ne trouve plus personne, l’ermite était mort depuis huit jours. En attendant qu’il puisse fonder là une abbaye et y réunir des moines pour prier sur la tombe de son amie, il fait préparer un lit devant l’autel et l’y couche. Quand vint le moment de partir, il pensa mourir de douleur.

Les yeux lui baisë et la face :
« Belle, fait-il, à Dieu ne plaise
Que jamais puisse armes porter
Ni plus longtemps au monde vivre !
Pour votre malheur m’avez vu,
Pour votre malheur me suivîtes.
Douce amië, vous fussiez reine,
Ne fût l’amour loyale et fine
Dont vous m’aimâtes loyaument.
Moult ai pour vous mon cœur dolent.
Le jour que vous enfouïrai,
J’installerai ordre de moines ;
Sur votre tombe chaque jour
Ferai retentir ma douleur. »

Il ferme la porte de la chapelle, et revient chez lui après avoir mandé à sa femme qu’il rentre las et exténué de fatigue. Elle se fait belle pour le recevoir et lui fait le plus tendre accueil.

Mais peu de joie elle en aura,
Car belle mine ne lui fit
Ni bonne parole ne dit.
Nul n’eût osé lui dire mot.
Deux jours resta à la maison :
Entendait messe le matin,
Puis se mettait seul en chemin.
Au bois allait, à la chapelle,
Là où gisait la demoiselle.
En la pâmoison la trouvait :
Ne revenait ni respirait.
De ce lui semblait grand merveille
Qu’il la voyait blanche et vermeille :
La couleur elle ne perdait,
Hors qu’elle pâlissait un peu.
Moult angoisseusement pleurait,
Et pour son âme il priait Dieu.
Puis il rentrait à sa maison.

Sa femme le fait guetter par un écuyer, elle apprend qu’il se rend dans la chapelle de l’ermite et qu’il y pousse des cris de douleur. Elle s’y rend elle-même avec l’écuyer, pendant une visite d’Eliduc au roi.

 Quand en la chapelle est entrée
Et vit le lit de la pucelle
Qui ressemblait rose nouvelle,
La couverture elle enleva
Et vit le corps si délicat,
Les bras longs et blanches les mains,
Et les doigts grêles, longs et pleins.
Or sait-elle la vérité
Pourquoi son seigneur mène deuil.
L’écuyer elle a appelé
Et la merveille lui montra :
« Vois-tu, fait-elle, cette femme,
Qui semble gemme de beauté :
C’est l’amië de mon seigneur,
Pour qui il mène tel douleur.
Par foi, point ne m’en émerveille
Quand si belle femme est périe.
Tant par pitié, tant par amour,
Jamais n’aurai joië nul jour. »
Elle commencë à pleurer,
La jeune fille à regretter.

Elle prend une fleur vermeille[22] et la met dans la bouche de la morte. Mais voilà qu’au bout de quelques instants, celle-ci revient à elle et soupire. Elle ouvre les yeux :

« Dieu, fait-elle, que j’ai dormi ! »
Quand la dame l’ouït parler,
Se prit à remercier Dieu.
Lui demande qui elle était :
« Dame, je suis en Logres née,
Fille d’un roi de la contrée.
Moult ai aimé un chevalier,
Eliduc, le bon soudoyer.
Avec lui il m’a emmenée ;
De me tromper fit le péché !
Femme il avait, ne le me dit,
Ni jamais ne m’en pus douter.
Quand de sa femme ouïs parler,
Du deuil que j’eus je me pâmai.
Il m’a trahie, abandonnée.
Bien est folle qui homme croit !
— Belle, la dame lui répond,
Il n’est chose au monde vivante
Qui joië lui pourrait donner,
En vérité on peut le dire.
Il pense que vous soyez morte,
A merveille se déconforte,
Chaque jour vient vous regarder.
Je suis sa véritable épouse ;
Moult ai pour lui mon cœur dolent.
Le voyant mener grand douleur,
Savoir voulais où il allait.
Après lui vins, et vous trouvai.
J’ai grand joi(e) que soyez vivante.
Avec moi vous emmènerai
Et à votre ami vous rendrai.
Envers moi je le rendrai quitte,
Et je ferai voiler ma tête. »

Les deux femmes quittent la chapelle, et on envoie avertir Eliduc.

Quand vive a trouvé son amie,
A sa femme dit doux merci ;
Jamais nul jour n’eut telle joie.

La dame demande congé à son mari, car elle veut se faire nonne.

Qu’il ait celle qu’il aime tant,
Car n’est pas bien ni avenant
Qu’à la fois on ait deux épouses.

Eliduc lui fait construire une abbaye, et elle s’y retire avec trente nonnes.

Eliduc épouse ensuite Guilliadon, et ils vécurent ensemble longtemps en parfaite amour. Mais ils n’avaient pas la conscience tout à fait tranquille ; après avoir commencé par faire de grandes aumônes, ils prennent la résolution de se retirer chacun dans un couvent. Eliduc fait construire une abbaye pour lui et met Guilliadon avec sa première femme.

El la reçut comme sa sœur,
El moult lui porta grand honneur.
Pour leur ami elles priaient
Afin que Dieu lui fît merci,
Et lui priait aussi pour elles.
Grâce à Dieu firent belle fin.

L’auteur d’Eliduc[23] a su rendre ses trois héros également intéressants : le chevalier, amené par une sorte de fatalité à aimer la jeune fille et à lui cacher sa situation, Guilliadon qui croit aimer un homme libre de tout engagement, et qui tombe mourante quand elle apprend la vérité, enfin la femme légitime, si tendre et si résignée. Et les incidents les plus pathétiques naissent du caractère même des personnages : la belle scène entre les deux femmes au moment du réveil de Guilliadon, et le dénoûment qui les réunit dans le même couvent comme deux

sœurs. Les avances de la jeune fille une fois admises (elles rentrent dans les mœurs, ou tout au moins dans les conventions littéraires du temps), on est séduit par la grâce des scènes d’amour ; et la lutte qui se livre dans l’âme d’Eliduc entre sa loyauté et sa passion est dépeinte avec un soin et une sincérité qui nous attachent. Il y a des détails pleins de délicatesse, comme le silence d’Eliduc quand il reçoit le premier présent de Guilliadon. Son embarras devant la déclaration d’amour de la jeune fille est exprimé aussi avec beaucoup de finesse et de sobriété. Ce sont là des qualités qu’il est d’autant plus utile de signaler qu’elles passent pour être rares dans la littérature narrative du moyen âge.


IV. — Chrétien de Troyes et les Romans
de la Table ronde.


Question des sources de Chrétien de Troyes ; ses premiers romans. — C’est avec Chrétien de Troyes que commence véritablement en France l’histoire des romans arthuriens : car la cour d’Arthur ne joue qu’un rôle très secondaire dans le Tristan de Béroul. En 1155, dans son roman de Brut, traduction du livre pseudo-historique de Jofroi de Monmouth[24] Wace signale l’existence de contes sur les aventures merveilleuses d’Arthur :

Tant en ont les conteurs conté
Et les fableurs ont tant fablé
Que tout ont fait fables sembler.

C’est aussi Wace qui parle pour la première fois de la Table ronde,

Dont Bretons disent mainte fable.

Rien ne prouve d’ailleurs que cette invention de la Table ronde soit vraiment bretonne.

Il est donc incontestable qu’il y a eu des contes sur Arthur antérieurement au poème français que nous possédons[25] et ces premières années du XIIe siècle, comme semblent l’attester les noms d’Artusius et de Walwanus (Gauvain) découverts par M. Pio Rajna[26] dans des chartes d’Italie. Il n’est pas moins sûr qu’un grand nombre des noms propres que nous trouvons dans les romans arthuriens sont d’origine celtique[27]. Mais il est fort possible que les poètes français n’aient emprunté que les noms, et qu’ils aient tiré de leur propre fonds et du fonds commun du folklore les aventures qu’ils prêtent à leurs héros, comme on ne peut nier qu’ils ne doivent à eux seuls leur conception particulière de l’amour et de la vie. Leurs histoires sont tout à fait indépendantes des imaginations de Jofroi de Monmouth, pourquoi ressembleraient-elles davantage aux récits dont nous parle Wace, et qui, eux aussi, probablement, n’avaient de breton que le nom ? M. de Villemarqué avait vu dans le recueil gallois des Mabinogion la source directe des poèmes de Chrétien ; mais on admet aujourd’hui le rapport inverse, ou tout au moins une source commune, sans dépendance.

Les partisans de l’origine celtique des légendes arthuriennes ne s’entendent pas d’ailleurs sur le point d’origine : les uns tiennent pour la grande Bretagne, les autres pour la petite ; enfin M. Gaston Paris, tout en croyant que les romans de la Table ronde sont particulièrement gallois, admet comme intermédiaires des poèmes anglo-normands qui seraient aujourd’hui perdus. La thèse de l’origine française a été soutenue par M. W. Fœrster, notamment dans la préface de son édition d’Érec.

Chrétien de Troyes est de beaucoup le plus célèbre de nos vieux auteurs de romans. Il avait au moyen âge une très grande réputation, qu’exploitaient les imitateurs étrangers de livres français, en lui attribuant volontiers les œuvres qu’ils traduisaient. Nous ne savons presque rien de sa vie ; mais on a pu établir avec une suffisante précision la chronologie de ses œuvres narratives. Le Tristan, aujourd’hui perdu, a été composé vers 1160 : viennent ensuite Erec et Enide, Cligès, le Chevalier de la Charrette (vers 1170), le Chevalier au lion, enfin Perceval (vers 1175).

Le sujet d’Erec et Enide peut se résumer en quelques mots. L’amour d’Erec pour sa jeune femme Enide le détourne des « chevaleries », et ses barons en murmurent. Instruit par Enide de ce mécontentement, il part avec elle, refusant toute autre compagnie, et la promène à travers les aventures, l’obligeant à marcher devant lui, avec défense de jamais lui adresser la parole. Ils courent mille dangers, où les jette la témérité d’Erec, et auxquels ils échappent grâce à sa vaillance. Enfin Erec demande pardon à Enide, qui est tout heureuse de retrouver l’affection de son mari. On reconnaît là le thème populaire de la femme innocente persécutée, si souvent traité au moyen âge, et auquel se rattache le conte célèbre de Grisélidis. Dans le roman de Chrétien, la persécution est motivée par la faute qu’Enide commet contre l’Amour en se laissant inquiéter par les jugements du monde.

Cligès. — Cligès suit immédiatement le roman d’Erec, dans l’ordre chronologique, et lui est bien supérieur. Le merveilleux y tient peu de place, les aventures chevaleresques y sont raisonnables et peu nombreuses, et l’intérêt réside presque exclusivement dans l’analyse des sentiments : aucune œuvre ne peut nous donner une idée plus exacte de ce qu’on pourrait appeler « le roman psychologique » du moyen âge, ni nous faire mieux connaître les qualités et les défauts de Chrétien de Troyes[28].

Cligès, fils d’un empereur de Constantinople, et Fénice, fille d’un empereur d’Allemagne, n’ont pu se voir sans éprouver l’un pour l’autre un violent amour qu’ils cachent au fond de leur cœur.

Ils étaient si beaux, elle et lui,
Que le rayon de leur beauté
Faisait resplendir le palais,
Tout de même que le soleil
Luit au matin, clair et vermeil.

Mais Fénice doit épouser l’oncle de Cligès, empereur régnant de Constantinople, bien que celui-ci ait juré qu’il ne se marierait jamais pour laisser la couronne à son neveu.

Elle ne sait à qui confier son angoisse, et elle ne peut qu’y penser toujours, jour et nuit. Elle y perd son entrain et sa belle mine. Sa vieille nourrice Thessala s’en aperçoit et l’interroge, mettant à son service toutes les ressources de son art de sorcellerie. Fénice craint d’être blâmée par elle, et ne lui fait d’abord qu’une demi-confidence : son mal n’est rien en lui-même, mais c’est d’y penser qui lui fait grand mal et la trouble.

 « Comment savoir, sans l’éprouver,
Ce que peut être mal ni bien ?
De tous les maux le mien diffère,
Il me plait et pourtant j’en souffre.
Et s’il peut être un mal qui plaise,
Mon ennui est ma volonté,
Et ma douleur est ma santé.
Ne sais donc de quoi je me plaigne,
Car point ne sais d’où mon mal vient,
Que de ma seule volonté.
C’est mon vouloir qui mal devient,
Mais tant ai d’aise en mon vouloir
Que doucement me fait souffrir,
Et tant de joie en mon ennui
Que doucement malade suis.
N’est-ce point un mal hypocrite
Qui doux me semble et tant m’angoisse ?
Nourrice, dites-moi son nom,
Et sa manière et sa nature !
Mais sachez bien que je n’ai cure
De guérir en nulle manière,
Car moult en ai l’angoisse chère. »

Thessala, qui était fort experte, comprend que c’est l’amour qui tourmente sa jeune maîtresse,

Car tous autres maux sont amers,
Hors celui seul qui vient d’aimer.

« Ne craignez rien, dit-elle à Fénice, je sais quel est votre mal, c’est l’amour. Vous aimez, j’en suis certaine, mais je ne vous en ferai point de reproche si vous êtes sincère avec moi. »

Avant de lui faire ses confidences, Fénice demande que Thessala lui promette de n’en parler à personne.

Demoiselle, certes les vents
En parleront plutôt que moi !

« Si vous vous confiez à moi, ajoute-t-elle, je saurai faire que vous en ayez votre joie. » — « Ce serait ma guérison, reprend Fénice. Mais l’empereur me marie, et ce qui me désole, c’est que celui qui me plaît est le neveu de celui que je dois épouser !

Et si de moi il fait sa joie,
Ainsi la mienne aurai perdu.
Mieux voudrais être démembrée
Que notre histoire rappelât
L’amour d’Iseut et de Tristan,
Dont on a dit tant de folies

Que d’en parler j’éprouve honte.
Ne pourrais jamais consentir
A la vie qu’Iseut mena.
L’amour en elle s’avilit,
Car son corps fut à deux rentiers
Et son cœur fut à l’un entier.
Ainsi passa toute sa vie
Qu’aux deux onc ne se refusa.
Cette amour point ne fut louable,
Mais la mienne est toujours durable ;
Ni de mon corps ni de mon cœur
Ne sera fait jamais partage.
Qui a le cœur tienne le corps,
Car tous les autres j’en exclus.
Mais comment peut le corps avoir
Celui à qui mon cœur se donne,
Quand mon père à autre me livre
Et je n’y ose contredire !
Quand il sera de mon corps maître,
S’il en fait chose que ne veuille,
Ne convient qu’autre j’y accueille.
 »

Elle rappelle que l’empereur ne peut se marier sans violer son serment, et elle supplie sa nourrice de trouver un moyen « pour qu’il n’ait jamais part en elle ». Pour rien au monde elle ne voudrait être la cause d’un dommage pour Cligès et donner naissance à un enfant par qui il serait déshérité.

Thessala promet à Fénice de composer un breuvage tel qu’après en avoir bu une fois, son mari rêvera chaque nuit qu’il la possède, et qu’elle pourra sans danger partager son lit. Fénice accepte avec la plus vive reconnaissance ce moyen d’arriver un jour, si tard soit-il, à la réalisation de ses vœux. Car elle ne doute pas que Cligès ne se laisse toucher lorsqu’il saura plus tard qu’elle a mené pour lui une telle vie et qu’elle lui a gardé son héritage.

Le soir des noces, c’est Cligès lui-même qui fut chargé par Thessala de verser à son oncle le breuvage, dont il ne soupçonnait pas le merveilleux effet.

Avant de mourir, le père de Cligès lui avait recommandé d’aller éprouver sa valeur à la cour du roi Arthur. Il juge le moment venu de remplir ce devoir, et décide de laisser son oncle et Fénice poursuivre leur route vers Constantinople.

Lorsqu’il alla prendre congé de Fénice, il se mit à genoux devant elle, pleurant si fort qu’il mouillait de larmes sa robe et son hermine. Et il tenait ses yeux inclinés vers la terre, n’osant la regarder en face. Il lui explique qu’il est obligé de partir, et lui dit en la quittant : « Il est juste que je prenne congé de vous, comme de celle à qui je suis tout entier. »

Fénice arrive en Grèce, où elle est honorée comme dame et impératrice ; mais son cœur et son esprit sont à Cligès. Elle perd les belles couleurs que nature lui avait données. Peu lui importent son empire et sa richesse.

Cette heure où Cligès s’en alla,
Et le congé que d’elle il prit,
Comme il changea, comme il pâlit,
Ses larmes et sa contenance,
Sont toujours en sa remembrance,
Et aussi comment il se mit
Si humblement à deux genoux,
Comme s’il la dût adorer.
Moult lui plait de s’en souvenir.
Après, pour bonne bouche faire,
Met sur sa langue, au lieu d’épice,
Un mot que, pour toute la Grèce,
Et ne voudrait que qui le dit
Dans le sens où elle le prit
Y eût mis trompeuse pensée.
Point ne goûte autre friandise,
Ni autre chose ne lui plait.
Ce seul mot la soutient et pait
Et lui apaise tout son mal.
Quand vint le moment du départ,
Dit Cligès qu’il était tout sien !
Ce mot lui est si doux et bon
Que de la langue au cœur lui touche,
Le met au cœur et dans sa bouche
Pour d’autant plus en être sûre.

Elle pense en elle-même : « Pourquoi Cligès aurait-il dit Je suis tout vôtre, si l’amour ne le lui avait fait dire ? Car je n’ai aucun droit sur lui. N’est-il pas plus noble que moi ? Je ne vois que l’amour qui puisse me valoir ce don de sa personne.

Amour, qui me donne à lui toute,
Le me redonne tout sans doute. »

Puis elle craint de s’abuser sur l’importance d’une parole qui peut être une formule de politesse : « On peut dire Je suis tout vôtre même à des étrangers.

Mais le vis changer de couleur
Et pleurer moult piteusement.
Les yeux ne me mentirent point
D’où je vis les larmes couler. »

Chrétien de Troyes aurait dû arrêter là les réflexions de Fénice. Mais il les poursuit à travers les minuties du jargon amoureux du temps, et il y consacre encore cent vingt-cinq vers !

Cligès se couvre de gloire à la cour d’Arthur, puis il retourne à Constantinople, mais il reste longtemps encore sans oser avouer son amour à Fénice.

Il se trouvait seul un jour assis près d’elle dans sa chambre. Fénice mit la conversation sur la Bretagne, lui demanda des nouvelles de monseigneur Gauvain, puis lui posa une question sur ce qu’elle craignait si fort, lui demandant s’il aimait dame ou jeune fille de ce pays. Cligès lui répond aussitôt :

« Dame, fait-il, j’aimai de là,
Mais n’aimai rien qui de là fût.
Ainsi qu’une écorce sans bois
Fut mon corps sans cœur en Bretagne.
Depuis que partis d’Allemagne
Ne sais ce que mon cœur devint,
Sinon qu’il vous suivit ici :
Ici mon cœur, et là mon corps.
C’est pourquoi je suis revenu,
Mais mon cœur à moi ne revient ;
Ne veux ni ne puis le reprendre,
Et vous, comment avez été
Depuis qu’en ce pays vous êtes ?
Quelle joie y avez-vous eue ?
Aimez-vous les gens, le pays ?
De rien autre enquérir me dois.
— Le pays point ne me plaisait,
Mais aujourd’hui il naît en moi
Une joie et une plaisance,
Que, pour Pavie ou pour Plaisance,
Sachez-le, je ne voudrais perdre.
Je n’en puis mon cœur détacher,
Et ne lui ferai violence.
En moi n’y a rien que l’écorce,
Sans cœur je vis et sans cœur suis.
Jamais en Bretagne ne fus,
Et cependant mon cœur sans moi
S’y engagea ne sais comment.
— Dame, quand y fut votre cœur ?
Dites-le moi, je vous en prie,
Si c’est chose que puissiez dire.
Y fut-il quand j’y fus aussi ?
— Oui, mais ne l’avez pas connu.
Il y fut tant que vous y fûtes,
Et avec vous s’en éloigna.
— Dieu ! Que ne l’ai-je su ni vu ?
Certes, dame, je lui aurais
Tenu très bonne compagnie.
— Vous m’eussiez moult réconfortée,
Et bien le devriez-vous faire,
Car je serais moult débonnaire
A votre cœur, s’il lui plaisait
De venir où il me saurait.
— Dame ! certes à vous vint-il.
A moi ? Ne vint pas en exil,
Car est allé le mien à vous.
— Dame, ils sont donc ci avec nous
Nos deux cœurs, comme vous le dites,
Car le mien est vôtre à jamais.
— Ami, et vous avez le mien,
L’un à l’autre conviennent bien. »

N’est-ce pas là un véritable « duo » d’amour, d’une inspiration toute lyrique ? On ne peut qu’admirer la virtuosité avec laquelle Chrétien de Troyes a su tirer parti d’une idée banale au fond, celle de l’échange des cœurs. Il la manie et la retourne dans tous les sens avec une préciosité délicate, qui laisse à cette déclaration mutuelle d’amour tout son charme d’émotion contenue et discrète.

Fénice explique à Cligès comment elle est restée tout entière à lui, malgré son mariage, grâce à l’artifice de Thessala :

 Vôtre est mon cœur, vôtre est mon corps.

Mais elle ajoute qu’il n’obtiendra rien d’elle s’il n’imagine un moyen de l’enlever à son mari de telle sorte que jamais il ne la retrouve et qu’il ne puisse jamais les blâmer, elle ni lui.

Cligès confie son embarras à un fidèle serviteur, qui met à sa disposition un appartement secret qu’il a aménagé dans une tour. Il est convenu que Fénice contrefera la morte, après une maladie simulée. Pour plus de sureté, Thessala, à l’insu de Cligès, compose un breuvage qui rend sa maîtresse insensible. On la croit morte, et on lui fait de magnifiques funérailles. Mais pendant la nuit, Cligès fait ouvrir secrètement le cercueil et emporte son amie en la couvrant de baisers.

Comme il ne savait rien du breuvage que Thessala avait fait boire à Fénice, il se désole de la voir demeurer inerte, et la croit véritablement morte. Pendant ce temps, le breuvage commençait à perdre sa force. Fénice, qui entend son ami se lamenter, voudrait pouvoir le réconforter par une parole ou par un regard : elle s’efforce en vain de sortir de sa torpeur, et son cœur se brise d’entendre les plaintes désespérées de Cligès. Enfin elle peut pousser un soupir, et elle dit faiblement et à voix basse :

Ami, ami ! Je ne suis pas
Du tout morte, mais peu s’en faut !

Les deux amants passent d’heureux jours dans leur retraite. Mais ils sont découverts, et s’enfuient en Angleterre. Pendant leur fuite, l’empereur succombe à un accès de fureur. Cligès retourne alors à Constantinople où les Grecs le reconnaissent pour leur seigneur et lui donnent son amie pour femme :

De son amie il fit sa femme,
Mais il l’appelle amie et dame,
Car au change elle ne perd mie :
Il l’aime comme son amie,
Et elle lui semblablement
Comme on doit faire son ami.

Mais depuis, les empereurs de Constantinople qui succédèrent à Cligès, hantés par le souvenir de cette aventure, et craignant d’être trompés par leurs femmes, ont pris l’habitude de les tenir enfermées et de ne laisser approcher d’elles que des eunuques.

Le roman de Cligés commence par une sorte de long prologue racontant les amours d’Alexandre, père de Cligès, avec Sauredamour, nièce d’Arthur, qui fut la mère de notre héros.

Le Chevalier au lion. — Le roman du Chevalier au lion est consacré aux aventures du chevalier Ivain, de la cour d’Arthur.

Un jour de Pentecôte où le roi tenait sa cour à Carduel, dans le pays de Galles, ses chevaliers devisaient entre eux. L’un d’eux se mit à raconter une aventure qui cependant ne s’était pas terminée à son honneur. Il avait fait la rencontre, dans la forêt de Broceliande, d’un vilain monstueux, gardeur de taureaux sauvages, sur les indications duquel il s’était dirigé vers une source merveilleuse, abritée par un pin de toute beauté ; près de la source se trouvait un « perron » d’émeraude ; un bassin d’or était suspendu au pin par une longue chaîne. Quoique averti des effets terribles qui devaient en résulter, il avait répandu, avec le bassin d’or, de l’eau de la source sur le perron. Aussitôt une tempête épouvantable s’était abattue autour de lui sur la forêt, avec pluie, grêle, éclairs et coups de foudre. Une fois l’orage apaisé, il avait vu le pin couvert d’oiseaux qui chantaient harmonieusement ; et il s’abandonnait au charme de cette musique, lorsqu’un chevalier était arrivé sur lui avec un grand bruit, l’accusant d’avoir, en déchaînant la tempête, saccagé sa forêt et ébranlé son château ; puis le chevalier l’avait attaqué, désarmé, désarçonné, et l’avait laissé « honteux et mat ».

À ce récit, un autre chevalier de la cour d’Arthur, Ivain, déclare qu’il ira venger la honte de son compagnon.

Survient le roi, à qui on raconte l’aventure, et qui déclare de son côté qu’avant quinze jours il ira voir la fontaine magique, accompagné de tous ceux qui voudront. Ivain, craignant que dans l’expédition royale un autre que lui ne soit désigné pour combattre le chevalier mystérieux, part le premier sans en rien dire à personne ; il réussit à trouver la fontaine, déchaîne la tempête, et se bat vaillamment contre le chevalier, qu’il blesse à mort et qu’il poursuit jusque dans son château. Mais la porte se referme derrière lui, et il courrait les plus grands dangers si une jeune suivante du nom de Lunette, qu’il a jadis accueillie avec bienveillance à la cour, où elle venait porter un message, ne lui sauvait la vie en lui donnant un anneau qui le rend invisible. Il devient bientôt amoureux de la veuve de sa victime, qu’il peut voir sans en être vu, et Lunette le sert encore en amenant habilement la dame à l’idée d’épouser le vainqueur de son premier mari, qui sera le meilleur défenseur de ses droits, de ses domaines et de la fontaine merveilleuse. Il y a là une ébauche curieuse d’étude psychologique[29] : mais la rapidité de l’évolution dans l’esprit de la dame nous éloigne du roman proprement dit pour nous rapprocher du fableau : c’est au fond le conte célèbre de la « Matrone d’Éphèse ».

Le mariage venait d’être célébré, lorsque le roi Arthur arrive à la fontaine avec ses chevaliers ; il verse l’eau sur le perron, et la tempête accoutumée se produit. Ivain accourt aussitôt ; nul ne le reconnaît, car son armure le couvre entièrement ; il livre combat au chevalier qu’on lui oppose et qui n’est autre que le sénéchal Keu ; il le désarçonne et se nomme alors. Puis il raconte son histoire, et invite le roi à passer quelques jours dans son château. Au milieu des fêtes qu’Ivain donne à ses amis, Gauvain le décide à partir avec eux : « Seriez-vous de ceux, lui dit-il, que leurs femmes rendent moins vaillants ? Femme a tôt repris son amour, et il est juste qu’elle « déprise » celui dont la valeur décroît. Venez combattre en notre compagnie dans les tournois, vous n’en serez que mieux aimé au retour. » Il suit ce conseil, demande congé à sa femme, et part non sans verser d’abondantes larmes. Mais il s’oublie bien au delà du terme que sa dame lui a assigné, et il reçoit d’elle défense formelle de revenir.

Fou de désespoir, il s’enfuit de la cour et commence une vie d’aventures où il trouve des occasions nombreuses de protéger les faibles et les innocents. Un lion, qu’il a sauvé de la mort en tuant un serpent qui l’étreignait, s’attache à lui par reconnaissance et l’accompagne partout, se jetant au besoin sur ses ennemis, et chaque soir se couchant à ses pieds. Chrétien de Troyes nous montre Ivain portant sur son écu son lion blessé :

S’en allait pensif et dolent
Pour son lion, qu’il lui fallait
Porter, car suivre ne le peut.
Sur son écu lui fait litière.
Quand il lui eut faite sa couche,
Plus doucement qu’il peut le couche,
Et l’emporte tout étendu
Dedans l’envers de son écu.

La renommée du chevalier au lion se répand dans le pays, car nul ne réclame inutilement son aide ; c’est ainsi qu’il est ramené un jour à la cour d’Arthur, où il doit prendre la défense d’une noble demoiselle que sa sœur veut déshériter. Gauvain s’est fait le champion de l’usurpatrice, dont il croit la cause bonne. Les deux chevaliers sont mis en présence et se battent tout un jour sans se connaître. Sur le soir, après une lutte sans résultat, ils s’adressent des félicitations réciproques, se demandent leurs noms, se reconnaissent et se jettent dans les bras l’un de l’autre. Ils rivalisent de générosité, chacun d’eux voulant avoir été vaincu : « C’est moi ! — C’est moi ! » disent-ils à tour de rôle. Il semble qu’il y ait là un souvenir du « Me, me, adsum qui feci » de Virgile.

Mais Ivain ne peut vivre sans sa dame, il retourne à la fontaine merveilleuse, fait naître tempêtes sur tempêtes, et grâce aux bons offices de Lunette, qui use encore d’un habile stratagème, il rentre en grâce auprès de sa dame, qui consent à lui pardonner.

Beaucoup de romans en vers de la Table ronde sont construits d’après la même « formule » que le Chevalier au lion. Au début du poème, il est question d’une aventure extraordinaire, presque impraticable : le héros du roman, qui souvent vient à peine d’arriver à la cour d’Arthur, entreprend l’aventure, la mène à bonne fin, puis accomplit quantité d’autres prouesses ; il arrive à épouser une princesse de toute beauté et de toute richesse, et c’est près d’elle que l’auteur l’abandonne en terminant son récit. Parmi les auteurs de ces romans, le plus connu est Raoul de Houdan, auquel nous devons Méraugis de Portlesguez ; il avait aussi composé des poèmes allégoriques dont Guillaume de Lorris s’inspira pour écrire le Roman de la Rose. Les contemporains faisaient un tel cas de Raoul de Houdan qu’ils le plaçaient presque au même rang que Chrétien de Troyes. Les romans dont nous venons de parler sont appelés par M. Gaston Paris « romans biographiques », par opposition à ceux qui racontent des épisodes isolés, comme beaucoup de romans consacrés à Gauvain, et comme le « Chevalier de la charrette ». Il n’y a pas d’ailleurs de distinction fondamentale entre ces deux catégories, car les romans dits biographiques se limitent souvent à une période assez restreinte de la vie du héros ; ils n’ont pas l’ampleur des grandes compilations dont il sera question plus loin.

Le Chevalier de la charrette. — Vers la même époque que le Chevalier au lion, Chrétien écrivait pour la comtesse Marie de Champagne le Chevalier de la charette[30], que nous allons analyser, en insistant particulièrement sur l’épisode capital des amours de Lancelot et de Guenièvre.

Arthur tenait sa cour solennelle, un jour d’Ascension, lorsqu’arrive un chevalier insolent, qui rappelle qu’il a déjà fait prisonniers un bon nombre de chevaliers et de dames de la terre d’Arthur ; il défie le roi en lui proposant de confier la reine à un seul chevalier, qui la mènera dans le bois voisin, et qui s’y battra avec lui : si ce champion sort vainqueur du combat, les prisonniers seront rendus. Sinon, la reine ira rejoindre les captifs.

Le sénéchal Keu use d’un artifice pour être chargé de la périlleuse mission : il feint de vouloir quitter le service d’Arthur, puis consent à rester à la condition qu’on lui promette de lui accorder ce qu’il voudra demander ; il obtient cette promesse, et demande aussitôt à emmener la reine dans le bois pour la défendre contre l’inconnu. Arthur est lié par sa parole et laisse partir Guenièvre non sans de vifs regrets.

Gauvain reproche à son oncle d’avoir cédé à la folle exigence de Keu, et propose au moins de les suivre, pour savoir ce qui va se passer. Ils partent tous, mais comme ils approchaient de la forêt, ils en voient sortir le cheval de Keu, les rênes rompues, la selle brisée, l’étrivière teinte de sang.

Gauvain chevauche bien loin devant les autres, dont il ne sera plus question. Il rencontre un chevalier, en compagnie duquel il a plusieurs aventures extraordinaires. À un moment donné, le compagnon de Gauvain, qui a perdu son cheval, accepte, après une courte hésitation, de monter sur une charrette conduite par un nain. « C’était, dit Chrétien de Troyes, un déshonneur, car les charrettes servaient alors de pilori. » Mais le nain avait promis au chevalier, s’il consentait à monter sur sa charrette, de lui faire voir la reine le lendemain matin. Comme ils approchent d’un château, tous les gens qu’ils rencontrent se moquent du chevalier « charretier » et le huent. Ils sont accueillis dans le château par une belle demoiselle, et le compagnon de Gauvain couche dans le « lit périlleux » : à minuit une lance garnie d’un pennon de feu descend sur lui comme la foudre, mais elle le blesse à peine[31]. Le lendemain, après la messe, il était assis, pensif, à la fenêtre du château, construit sur une roche à pic, lorsqu’il voit passer un chevalier blessé, porté sur une litière, et la reine à cheval, menée par un grand chevalier. Il voudrait la rejoindre, et on l’empêche, non sans peine, de s’élancer par la fenêtre.

Un peu plus tard, Gauvain et le chevalier de la charrette rencontrent dans un carrefour une autre belle demoiselle qui leur apprend que la reine a été prise par Méléagant, fils du roi Bademagu, et qu’on ne peut entrer dans le royaume de Bademagu que par deux ponts périlleux, le pont sous l’eau et le pont de l’épée ; ce dernier est le plus mauvais des deux. Ils décident qu’ils passeront chacun par un chemin différent. Gauvain choisit le pont sous l’eau, et le chevalier de la charrette prend le chemin qui mène au pont de l’épée.

Nous n’entrerons pas dans le détail des aventures bizarres par lesquelles passe le chevalier[32]. Il franchit le pont de l’épée et sort vainqueur du combat contre Méléagant. À ce moment nous apprenons que le chevalier mystérieux n’est autre que Lancelot. Lancelot prie le roi Bademagu de le conduire vers la reine Guenièvre, qui a assisté au combat.

Lorsque la reine voit le roi
Qui tient Lancelot par le doigt,
S’est en face de lui dressée,
Et fait mine de courroucée :
Point ne bronche ni ne dit mot.
— « Dame, voyez-ci Lancelot,
Fait le roi, qui vient pour vous voir :
C’est chose qui moult vous doit plaire. »
Elle dit : « Il ne me plaît guère ;
De sa vuë je n’ai que faire !

— Comment, dit le roi, oubliez-vous donc qu’il a mis pour vous sa vie en mortel péril ? — Il a mal employé sa peine, et je ne lui en sais point de gré. »

Voici Lancelot plein de trouble.
Il lui répond moult humblement,
En manière de fin amant :
« Dame, certes, j’en ai grand peine
Et n’ose demander pourquoi. »
Ne voulut un seul mot répondre,
Mais est en une chambre entrée,
Et Lancelot, jusqu’à l’entrée,
Des yeux et du cœur la convoie.
Mais aux yeux fut courte la voie,
Car trop était la chambre près ;
Et ils fussent entrés après
Moult volontiers, s’il pouvait être.
Le cœur est plus seigneur et maitre
Et de beaucoup plus grand pouvoir :
Après elle est outre passé,
Et les yeux sont restés dehors,
Pleins de larmes, avec le corps.

Le roi conduit Lancelot près du sénéchal Keu, qui lui reproche de l’avoir déshonoré. — « Comment cela ? — En faisant ce que je n’ai pu faire. » Keu raconte à Lancelot qu’il a été parfaitement soigné par le roi, mais qu’il souffre encore de ses blessures. Il lui dit aussi que Bademagu a très bien gardé la reine, et qu’il ne l’a laissé voir à son fils qu’en public.

« Mais est-ce vrai ce qu’on me dit,
Qu’elle a vers vous si grand courroux,
Et que n’a voulu, devant tous,
Vous adresser une parole ?
— Vérité vous en a-t-on dite.
Fait Lancelot. Me sauriez-vous
Dire pourquoi elle me hait ? »
Il lui répond qu’il ne le sait
Mais s’en merveille étrangement.
— « Or, soit à son commandement ! »
Fait Lancelot, qui mieux n’en peut.
Et dit : « Il me faut congé prendre,
Et chercher monseigneur Gauvain
Qui est entré en cette terre.
Convenus sommes qu’il viendrait
Tout droit jusq’au pont dessous l’eau. »

Lancelot va prendre aussi congé du roi, et part. La reine avait déclaré qu’elle resterait jusqu’à ce qu’elle sût des nouvelles de Gauvain.

Cependant les gens du pays, qui ne savent pas ce qui s’est passé, croient faire plaisir au roi en s’emparant de Lancelot, qu’ils ramènent attaché sur le dos d’un cheval. Le bruit se répand qu’il est mort, et la reine se reproche amèrement sa cruauté : « Quand mon ami vint devant moi, j’aurais dû lui faire fête, et je n’ai seulement pas voulu l’entendre.

Quand mon regard et ma parole
Lui refusai, fus-je point folle ?
Folle ! Bien plus, que Dieu me garde !
Cruelle fus et félonesse.
Et je pensai en faire un jeu !
Mais ainsi ne le pensa pas,
Et ne me l’a point pardonné.
Nul, hors moi, ne lui a donné
Le coup mortel…
Dieu ! Pourrai-je avoir le pardon
De ce meurtre et de ce péché ?
Non point ! Plus tôt seront séchés

Tous les fleuves, la mer tarie.
Hélas ! Com fusse confortée
Si une fois, avant sa mort,
Je l’eusse entre mes bras tenu !
Puisqu’il est mort, serais coupable
De ne tant faire que je meure.
Mais mauvais est qui veut mourir,
Plutôt que pour ami souffrir.
J’irai plutôt long deuil menant :
Mieux veux vivre et souffrir les coups
Que mourir pour avoir repos ! »

Dans sa douleur elle reste deux jours sans manger ni boire, et le bruit court qu’elle est morte. Il se trouve assez de gens pour porter les nouvelles, plutôt les mauvaises que les bonnes. On dit à Lancelot que sa dame est morte, et il veut se tuer sans répit : de sa ceinture il fait un nœud coulant qu’il attache à l’arçon de sa selle, et il se laisse glisser à terre. Mais ceux qui chevauchaient à côté de lui le relèvent et tranchent le nœud. Il est désespéré de ne pouvoir mourir :

« Ah ! Mort ! J’aurais dû me tuer
Le jour où ma dame la reine
Me montra mine courroucée !
Ne le fit sans une raison,
Mais je ne sais quelle elle fut ;
Et si je l’eusse pu savoir,
Avant que Dieu reçût son âme
J’aurais bien amendé mes torts
A quelque prix qu’il lui eût plu,
Pourvu qu’elle eût de moi pitié.
Dieu ! Ce forfait, quel peut-il être ?
Que je montai sur la charrette ?
Ne connaît pas les lois d’Amour
Celui qui m’en a fait reproche ;
Car c’est amour et courtoisie
Tout ce qu’on fait pour son amie.
Pour elle me semblait honneur
Même d’aller sur la charrette.
Ne peut qu’accroître sa valeur
Qui fait tout ce qu’Amour commande,
Et tout est pardonnable chose.
Failli est qui faire ne l’ose.

Sur ces entrefaites, on apprend que la reine n’est pas morte, et la reine apprend de son côté que Lancelot est vivant, mais qu’il a voulu se tuer pour elle.

Épisode des amours de Lancelot et de Guenièvre. — Dès que Lancelot est de retour, Bademagu le mène vers la reine : la joie l’avait rendu si léger qu’il lui semblait avoir des ailes.

Cette fois ne laissa tomber
La reine ses yeux vers la terre ;
Joyeusement l’alla chercher,
Et l’honora à son pouvoir.
Elle le fit près d’elle asseoir,
Puis parlèrent à grand loisir
De ce qui leur vint à plaisir ;
Et la matière ne manquait,
Amour assez leur en donnait.
A la reine il a dit tout bas :
« Dame, fait-il, moult me merveille
Pourquoi tel accueil vous me fîtes,
Avant hier, lorsque vous me vîtes.
Lors je ne fus comme aujourd’hui
Si hardi pour le demander.
Mon forfait suis prêt d’amender,
Dame, dès que me l’aurez dit.
— Comment ! Mais vous avez eu honte
De la charrette, et y montâtes
Moult à regret, en hésitant.

C’est pour cela que n’ai voulu
Vous parler ni vous regarder.
— Une autre fois, que Dieu me garde,
Fait Lancelot, de tel méfait !
Dame, recevez mon excuse,
Et si pour Dieu vous me devez
Pardonner mon tort, le me dites.
— Ami, vous en êtes tout quitte,
Fait la reine, et je vous pardonne.
— Dame, fait-il, à vous merci !
Mais je ne vous puis point ici
Tout dire ce que je voudrais.
Volontiers je vous parlerais
Plus à loisir s’il pouvait être. »

La reine lui montre une fenêtre « de l’œil et non du doigt », et lui dit d’y venir la nuit par le verger, quand tout le monde dormira :

« Serai dedans et vous dehors ;
Céans vous ne pourrez entrer,
Et je ne pourrai point venir
A vous, hors de bouche ou de main.
Mais, s’il vous plaît, jusqu’à demain
Y serai pour amour de vous. »

Ils ne pourront se réunir, parce que le sénéchal Keu, malade des plaies dont il est couvert, est couché dans la chambre de la reine, et que la porte est fermée et bien gardée.

Lancelot est si joyeux qu’il ne lui souvient d’aucun de ses ennuis ; mais le jour lui paraît interminable. Dès que la nuit est venue, il dit qu’il est fatigué et qu’il a besoin de repos.

Bien pouvez savoir et comprendre,
Vous qui en avez fait autant,
Que n’eût dormi pour rien au monde.
Tout doucement il se leva,
Et par bonheur il se trouva
Qu’il ne luisait étoile ou lune ;
En la maison point de chandelle,
Ni lampe ni lanterne ardant.

Une partie du mur du verger s’était récemment effondrée ; il passe par la brèche sans que nul l’aperçoive, et se tient coi à la fenêtre, attendant la reine. Elle arrive bientôt, n’ayant sur les épaules qu’un court manteau d’écarlate.

Et l’un près de l’autre s’approche,
Tant que main à main s’entretiennent.

La fenêtre était garnie de gros fers ; Lancelot, qui supporte impatiemment d’être séparé de son amie, se fait fort d’entrer quand même, si la reine le permet. Elle lui fait remarquer que les barreaux sont si solides qu’il ne pourra les plier ni les briser, ni en arracher un seul.

— « Dame, n’ayez aucune crainte !
Le fer, je crois, rien n’y vaudra.
Rien, hors vous, ne me peut tenir
Que bien ne puisse à vous venir.
Si vous m’en donnez le congé,
Pour moi la route est toute libre.
Mais si point il ne vous agrée,
Ne voudrais pour rien y passer. »

La reine accepte, et va se recoucher, dans la crainte que le sénéchal se réveille au bruit. Lancelot assure d’ailleurs qu’il ne fera aucun bruit. Il tire les barreaux, les fait plier et les descelle. Le fer était si tranchant qu’il s’entaille deux doigts et que le sang coule ; mais il n’y prend pas garde, car il a autre chose en tête.

La fenêtre n’était point basse.
Cependant Lancelot y passe
Très vite et très légèrement.
En son lit il voit Keu dormant,
Et puis vient au lit de la reine.
Profondément il la salue :
La vénérait plus que relique.
La reine son salut lui rend,
Ses bras lui tend et l’en enlace,
Et près d’elle en son lit l’attire,
Et le plus bel accueil lui fait.
Or a Lancelot ce qu’il veut,
Ouand la reine ainsi l’a reçu
Et qu’il la tient entre ses bras.
Tant lui est son jeu doux et bon,
Et de baiser et de sentir,
Que il leur advint sans mentir
Une joie et une merveille
Telle que jamais sa pareille
Ne fut racontéë ni sue.
Mais par moi toujours sera tue,
Car certes ne doit être dite.
Ce fut une joië d’élite
Et la plus délectable, celle
Que le conte nous tait et cèle.

Le jour vient, et Lancelot est obligé de quitter son amie :

Le corps s’en va, le cœur séjourne,
Mais de son corps tant il y reste
Que les draps sont tachés et teints
Du sang qui lui coula du doigt.

Il franchit la fenêtre, redresse les barreaux et les remet en place, si bien qu’il n’y paraît plus rien. Avant de s’éloigner, il fait une génuflexion devant la chambre qu’il vient de quitter, comme devant un autel.

La reine, cette matinée,
Dedans sa chambre encourtinée
S’était doucement endormie.
De ses draps ne se doutait mie
Qu’ainsi fussent tachés de sang.

Mais Méléagant, entrant ce matin-là dans la chambre, voit les traces sanglantes, et s’aperçoit que le lit du sénéchal est taché de même, car, pendant la nuit, ses plaies s’étaient rouvertes.

Lors dit : « Damë, or j’ai trouvé
Tels nouvelles que je voulais.
Il est bien vrai qu’agit en fou
Qui de femme garder se peine :
Son travail y perd et sa peine.
Contre moi vous défend mon père ;
De moi vous a-t-il bien gardée !
Mais malgré lui le sénéchal
Cette nuit vous a regardée
Et fit de vous tout son plaisir.
La chose sera bien prouvée. »

La reine, rouge de honte, répond qu’elle a saigné du nez pendant la nuit, et elle le croit en effet. Méléagant va chercher son père, lui raconte ce qu’il a vu, et le conduit dans la chambre. Bademagu n’en peut croire ses yeux. La reine déclare « qu’elle ne met pas son corps en foire », et que le sénéchal est trop loyal pour lui avoir fait pareil outrage. De son côté, Keu proteste vivement de son innocence ; il veut la prouver les armes à la main :

« Vous n’avez besoin de bataille,
Fait le roi, trop êtes malade. »

Cependant la reine mande en secret Lancelot et dit au roi qu’elle aura un chevalier qui défendra le sénéchal de cette accusation. Lancelot arrive dans la chambre, déjà pleine de chevaliers. Il apprend ce qui se passe, et déclare qu’il est prêt à la bataille pour attester l’innocence de Keu.

La suite a pour nous moins d’intérêt. Lancelot est victime de la trahison de Méléagant, qui le fait emprisonner ; mais à la fin du roman, dans la partie écrite par Godefroi de Lagni, le traître reçoit sa punition : Lancelot lui tranche la tête. Nous relèverons seulement un épisode qui se place aussitôt après le retour de la reine à la cour d’Arthur : Lancelot prend part à un tournoi, revêtu d’une armure d’emprunt, sous laquelle personne ne le reconnaît, excepté la reine qui, pour l’éprouver, lui fait dire à deux reprises de se conduire « au pis » ; et pour obéir à sa dame, en fidèle observateur des commandements de l’amour courtois, Lancelot se comporte du pis qu’il peut et se couvre de ridicule. Mais, lorsqu’il est autorisé à faire au mieux, il prend sa revanche et émerveille tous les assistants par sa bravoure.

En intitulant son poème « le Chevalier de la charrette » et non pas « Lancelot », Chrétien a voulu piquer la curiosité de ses premiers lecteurs[33]. Ni le titre ni toute la première partie du récit ne laissent deviner quel est le chevalier mystérieux, parti à la recherche de la reine et triomphant, pour la retrouver, des difficultés les plus insurmontables. Lancelot est nommé pour la première fois au moment où il combat contre Méléagant sous les yeux de Guenièvre. Il y a bien d’autres mystères dans le roman : on voit surgir des personnages qui jouent un rôle dans un épisode et qui disparaissent ensuite sans qu’on puisse saisir la raison de leur intervention momentanée ; la reine connaît l’aventure de la charrette, et nous ne voyons pas comment elle a pu l’apprendre, etc., etc. Un certain nombre de ces obscurités peuvent être le résultat d’une simple négligence de composition ; mais d’autres sont certainement voulues et destinées à intriguer le lecteur.

C’est dans le Chevalier de la charrette qu’on voit apparaître pour la première fois l’amour de Lancelot et de Guenièvre. Chrétien, en l’imaginant, lui a donné tous les caractères de l’amour courtois tel que le présentaient les poètes lyriques, tel aussi que le concevait la comtesse Marie de Champagne (à qui le roman est dédié), si l’on en croit le curieux Art d’aimer, écrit en latin par André le Chapelain au commencement du XIIIe siècle[34].

Perceval. — Perceval, écrit pour Philippe d’Alsace, comte de Flandre, est le dernier roman de Chrétien de Troyes ; car, d’après le témoignage d’un de ses continuateurs, c’est la mort qui l’empêcha d’achever cet ouvrage. La mère de Perceval avait perdu son mari et ses deux autres fils tués dans des tournois, et pour soustraire son dernier fils, alors âgé de deux ans, à un sort pareil, elle s’était retirée avec lui dans la partie la plus sauvage de ses domaines, bien décidée à ne jamais permettre qu’on lui parlât de chevalerie. Mais le jeune Perceval fait en pleine forêt la rencontre de deux chevaliers dont l’aspect lui cause la plus grande surprise. Il leur demande le nom et la raison d’être des différentes pièces de l’armure, et, rentré chez lui, déclare à sa mère qu’il veut mener la vie de chevalier. Aucune considération, aucune prière ne peut le retenir : il part, et commence la série ordinaire des aventures. Un jour, dans le château du roi pêcheur, il voit passer devant lui un plat mystérieux, un graal, à propos duquel il n’ose demander aucune explication. Le roman de Chrétien, étant resté inachevé, fut continué sous deux formes, également incomplètes, qui paraissent indépendantes l’une de l’autre, et enfin terminé par d’autres auteurs, de trois façons différentes. C’est dans les continuations que le « graal » est identifié avec le vase où Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ, et que Perceval, apprenant les vertus miraculeuses de la précieuse relique, se lance dans de nouvelles aventures pour la retrouver, la retrouve en effet, et en hérite après la mort du « roi pêcheur ». Le jour où il mourut lui-même, le Saint-Graal fut enlevé aux cieux.

Le Perceval de Chrétien a été imité à l’étranger, notamment par Wolfram d’Eschenbach ; le poème de Wolfram a un dénoûment particulier et une longue et curieuse introduction, dont l’origine n’est pas établie.

Après Chrétien de Troyes, le poète qui a le plus contribué à la formation des légendes arthuriennes est le chevalier franc-comtois Robert de Boron, qui écrivit, lui aussi, vers le commencement du XIIIe siècle, un Perceval. Ce poème est perdu ; mais nous avons une rédaction en prose qui en dérive selon toute vraisemblance. Perceval y conquiert le Saint-Graal, et le roman se termine par le récit de la mort d’Arthur d’après Jofroi de Monmouth. Enfin nous possédons un troisième Perceval, très différent des deux premiers[35].

Le grand « Lancelot » en prose. — D’autres romans perdus, pour plusieurs desquels il nous reste des traductions étrangères, servirent de transition entre le Chevalier à la charrette de Chrétien et les trois Perceval d’une part, et d’autre part le grand Lancelot en prose, compilé vers 1220, qui devint la forme définitive de ces diverses aventures, celle qui se conserva jusqu’au XVe siècle et qui obtint alors, grâce à l’imprimerie, un nouveau succès. Le grand Lancelot en prose, qui commence à la naissance et finit à la mort de Lancelot, contient en effet, outre les aventures de son héros principal, celles de Perceval et de beaucoup d’autres chevaliers de la Table ronde, le récit de la « quête » du Saint-Graal, et les derniers événements du règne d’Arthur. La gloire de la conquête du Graal y est donnée non plus à Perceval, mais à Galaad, fils de Lancelot.

Cette vaste compilation ne peut être analysée ici, même sommairement. Lancelot y est présenté comme aimant la reine Guenièvre depuis le jour où il a été armé chevalier ; lorsque, après de nombreux exploits, il trouve l’occasion et le courage de lui avouer ses sentiments, elle ne peut résister à la prière d’un tel héros, et sur-le-champ, en gage d’amour, elle lui offre et lui donne un baiser. À travers bien des épreuves, il lui demeure toujours fidèle, et ce n’est qu’à la suite d’un enchantement, croyant être dans ses bras, qu’il engendre Galaad, le futur conquérant du Saint-Graal. Les deux amants finissent leur vie sous l’habit religieux : après la terrible bataille où Arthur et le traître Mordret s’entretuèrent et qui mit fin aux aventures de la Table ronde (car « il n’en échappa que trois hommes, dont le roi Arthur en était l’un, qui était navré à mort » ), la reine s’était fait religieuse, pour éviter les fureurs des fils de Mordret, et Lancelot[36], après avoir vengé Arthur sur les fils du traître, ayant perdu ses amis et sa dame, se fit lui-même ermite.

Avant le grand épisode de la trahison de Mordret et de la mort d’Arthur, les aventures du Graal avaient aussi pris fin. De tous les chevaliers qui étaient partis à la « quête » du Saint-Graal, trois seulement, Boort, Perceval et Galaad purent entrer dans le « palais spirituel » : là, devant une table d’argent, sur laquelle reposait le Graal, couvert d’un voile de soie rouge, ils venaient prier chaque matin. Un jour, « Galaad vit un homme vêtu en semblance d’évêque, qui était à genoux devant la table, et puis alla chanter la messe de la glorieuse mère de Dieu. Et quand il fut au secret de la messe, il appela Galaad et lui dit : « Avance, serviteur de Jésus-Christ, tu verras ce que tu as tant demandé. » Il s’approcha, et commença à voir le saint vase dans toute sa beauté[37], et sitôt qu’il l’eut vu, il commença à trembler merveilleusement. Lors tendit ses mains et dit : « Seigneur Dieu, je te rends grâce de ce que tu m’as accompli mon désir. » Lors commença ses prières et dit : « Or vois-je bien les grandes merveilles du Saint-Graal, et je te prie, mon Dieu, que je trépasse de ce monde et que j’aille en paradis. » Sitôt que Galaad eut fait sa prière à Notre Seigneur, le prudhomme qui était revêtu en semblance d’évêque prit le corpus domini et le donna à Galaad et il le reçut en grande dévotion. Et le prudhomme lui dit : « Galaad, sais-tu qui je suis ? — Non, seigneur, si vous ne me le dites. — Or, sache, Galaad, que je suis Josephus, le fils de Joseph d’Arimathie, que Notre Seigneur t’a envoyé pour te faire compagnie. Et sais-tu pourquoi il m’y a envoyé plutôt qu’un autre ? Parce que tu me ressembles en deux choses, l’une en ce que tu as vu les merveilles du Saint-Graal, l’autre en ce que tu es resté vierge comme moi. » Quand le prudhomme eut ainsi parlé, Galaad vint à Perceval et à Boort et les baisa, puis il dit à Boort : « Seigneur, saluez de ma part, s’il vous plaît, monseigneur Lancelot du Lac mon père, sitôt que vous le verrez. » Puis retourna Galaad devant la table et se mit à genoux ; mais il n’y eut guère été quand il tomba à terre, car l’âme lui était partie du corps, et les anges l’emportèrent, faisant grand joie, devant notre Seigneur. Après que Galaad fut trépassé, ses deux compagnons furent témoins d’une grande merveille, car une main vint du ciel, qui prit le saint vase et la lance, et l’emporta tellement qu’il ne fut onques depuis vu. »

On a remarqué combien il était étrange que la légende du Saint-Graal, où triomphe la chasteté la plus parfaite, se fût greffée sur la légende arthurienne qui est la glorification de l’amour le plus sensuel et le plus passionné. Cette opposition des deux légendes est indiquée nettement, et leur fusion est ingénieusement expliquée par l’auteur du Lancelot en prose, dans l’épisode de la conception de Galaad.

Lancelot a été conduit dans le cimetière merveilleux, près de la tombe sur laquelle on lisait l’inscription suivante : « Cette dalle ne sera levée que par celui qui doit donner naissance au lion royal ; celui-là pourra facilement la soulever, et il engendrera le grand lion royal en la fille du roi de la terre Foraine. » Lancelot réussit dans cette épreuve ; mais on savait qu’il aimait la reine Guenièvre, et on ne doutait pas qu’en raison de cet amour il ne se refusât à réaliser la prophétie. On use alors d’un stratagème ; il boit sans méfiance un breuvage qu’on lui présente, et aussitôt ses idées s’égarent ; on lui fait prendre la fille du roi pour son amie Guenièvre, et il passe une nuit près d’elle.

« Lancelot, dit le roman, pensant que ce fût sa dame la reine, la connut en péché et en luxure, contre Dieu et contre Sainte-Église. Et cependant le Seigneur, en qui toute pitié abonde, et qui ne juge point à la rigueur selon le forfait des pécheurs, leur donna d’engendrer et de concevoir tel fruit que, à la place de la fleur de virginité qui là fut corrompue et violée, fut conçue une autre fleur, de la douceur de laquelle maintes terres furent repues et rassasiées ; car de cette fleur perdue fut procréé Galaad le vierge, le très souverain, celui qui mit à fin les aventures du royaume d’Arthur et acheva la quête du Saint-Graal. »

Joseph d’Arimathie. — On ne se contenta pas de raconter la quête du Saint-Graal par les chevaliers d’Arthur, on reprit l’histoire de la précieuse relique à ses origines, et Robert de Boron écrivit un Joseph d’Arimathie (ou le Saint-Graal), qui fut bientôt traduit en prose, puis remanié et allongé. Nous donnerons une analyse rapide d’un épisode particulièrement important de ce roman, sous sa dernière forme.

Josephe, fils de Joseph d’Arimathie, a converti un prince païen et l’a baptisé sous le nom de Nascien. Après son baptème, Nascien est en butte aux attaques de ses ennemis. Jeté en prison, il est miraculeusement transporté dans l’île tournoyante, qui pivote sur elle-même en suivant les mouvements du ciel. Quand il se réveille sur cette terre inconnue pour lui, il se dirige vers la mer et aperçoit bientôt une nef qui arrive à lui et s’arrête près du rivage. Étonné de ne voir et de n’entendre personne sur le pont, il entre dans la nef et la visite : il trouve un lit magnifique sur lequel repose une couronne d’or et une épée étincelante. Sur la lame de l’épée, à moitié sortie du fourreau, on lisait une inscription ainsi conçue : « Que nul n’ose achever de me tirer, s’il n’est le plus vaillant des preux. Tout autre serait frappé de mort en punition de sa témérité. » Les « renges » de l’épée étaient de la plus vile matière, à peine assez fortes pour la soutenir, et une inscription gravée sur le fourreau expliquait que ces renges ne pouvaient être changées que par la main d’une fille de roi.

Il y avait en outre trois fuseaux, deux placés aux deux extrémités du lit, l’autre posé en travers. Le premier était blanc comme neige, le second vermeil comme du sang, le troisième paraissait fait de la plus belle émeraude. Ils provenaient tous du pommier du paradis terrestre, dont Ève avait emporté un rameau qu’elle planta. Ce rameau donna naissance à un grand arbre, qui lui-même en produisit d’autres, et tous se trouvèrent être, tige, branches et feuilles, de la blancheur la plus éclatante. Le jour de la conception d’Abel, le premier de ces arbres devint vert, et, pour la première fois, se mit à fleurir. Les arbres qui provinrent de lui, à partir de ce moment, furent tous verts. Le jour de la mort d’Abel, le même arbre devint rouge comme du sang : il ne produisit plus ni fleurs, ni fruits, et aucun de ses rameaux ne reprit en terre. Tous ces arbres, les blancs, les verts et le rouge, avaient encore tout leur éclat à l’époque de Salomon. Or, une nuit, Salomon fut averti par une vision que longtemps après la naissance du Christ, un chevalier, le dernier de sa race, dépasserait en sainteté et en prouesse tous ceux du passé et de l’avenir. Il éprouva aussitôt le désir de trouver un moyen pour faire savoir à ce chevalier que sa venue avait été prévue. Très tourmenté de cette idée, il fut tiré d’embarras par sa femme, qui lui conseilla de faire construire une nef extraordinaire, celle qui vient d’être décrite. Salomon mit au chevet du lit, sous la couronne, une lettre qui commençait ainsi : « Écoute, chevalier bienheureux qui seras la fin de mon lignage : si tu veux être en paix et homme sage pour toutes choses, garde-toi d’artifice de femme ! Et si tu ne le crois, sens ni prouesse ni chevalerie ne te garantira que tu ne sois à la fin honni. Salomon te mande cela, pour que tu te tiennes sur tes gardes en souvenir de lui. » Il racontait ensuite comment sa femme lui avait fait construire la nef et comment la couleur des trois fuseaux était naturelle. Quant aux inscriptions de l’épée et du fourreau, elles furent gravées par les anges. Une fois terminée, la nef fut emportée par le vent en pleine mer, et Salomon ni sa femme ne la virent jamais plus.

À ce moment du récit, l’auteur revient à Nascien, qui était entré, on s’en souvient, dans la nef de Salomon. Lorsqu’il voit les fuseaux, il doute qu’ils soient d’une couleur naturelle, il soupçonne quelque fausseté et ne peut retenir une exclamation d’incrédulité. Aussitôt la nef s’entr’ouvre sous ses pieds. Il put cependant regagner la rive à la nage. Il demanda pardon à Dieu et s’endormit. Quand il se réveilla, la nef avait disparu. — Il va sans dire que, dans la partie du Lancelot en prose où est racontée la quête du Graal, Galaad rencontre la nef mystérieuse, y pénètre, et ceint l’épée que lui avait préparée Salomon.

Merlin. — Nous avons vu quelle est l’importance du Perceval et du Joseph d’Arimathie de Robert de Boron dans l’histoire du développement de la légende arthurienne. Ce poète a non seulement rattaché d’une manière définitive l’histoire merveilleuse du Saint-Graal aux romans de la Table ronde ; il a fait entrer dans le cycle de ces romans la légende de l’enchanteur Merlin, dont il trouvait les premiers éléments dans Jofroi de Monmouth. Son « Merlin » a été dérimé et remanié comme ses autres poèmes, et augmenté d’aventures nouvelles, et le Merlin a pris place, entre le Saint-Graal (issu du Joseph d’Arimathie) et le Lancelot, dans la série des grands romans en prose de la Table ronde, qui ont été longtemps attribués à Gautier Map, chapelain du roi d’Angleterre Henri II, mais qui lui sont sensiblement postérieurs. Tous ces romans étaient d’ailleurs terminés vers le milieu du XIIIe siècle, peu de temps avant l’époque où un Italien, Rusticien de Pise, le même qui écrivit la relation des voyages de Marco Polo, en fit un abrégé (comprenant le Tristan), qui fut traduit en italien et obtint, sous les deux formes, un grand succès.

L’enchanteur Merlin est engendré par un démon dans le sein d’une vierge. Les démons avaient espéré reconquérir l’humanité à l’aide de cet homme à eux, doué de leur science. Mais grâce à l’innocence de sa mère, Merlin emploiera pour le bien la connaissance du passé qu’il tient de son père et celle de l’avenir, que Dieu y ajoute. Ce n’est pas à dire que les actions qu’on lui prête soient toujours conformes à la morale ; mais il sert en somme la bonne cause, celle d’Arthur. Son histoire est remplie de déguisements extraordinaires et de prédictions étranges qui se réalisent, alors même qu’elles paraissent contradictoires entre elles. Il éprouve de l’amour pour Morgue, la sœur d’Arthur, à laquelle il enseigne une partie de ses secrets, et pour la demoiselle du lac, la protectrice de Lancelot, dont on racontait dans un autre roman aujourd’hui perdu (le conte du Brait), qu’elle enferma Merlin par ruse dans une tombe où il poussa un dernier « brait », entendu dans tout le royaume d’Arthur. Le roman de Merlin et ses continuations racontent la naissance d’Arthur et ses aventures jusqu’au moment de sa vie où l’auteur du grand Lancelot commence le récit.

La suite de ces romans constitue, on le voit, un véritable cycle, qui s’est formé comme les grands cycles de l’épopée nationale : à l’origine, des romans épisodiques, dont les héros ont un tel succès qu’on est amené, pour flatter le goût du public, à raconter la vie entière de chacun et à réunir les aventures de tous en une vaste synthèse. Les auteurs des romans de liaison et de synthèse attribuaient volontiers leurs propres livres à des auteurs déjà célèbres. La contrefaçon consistait alors non pas à inscrire son nom sur l’œuvre d’un autre, mais à inscrire le nom d’un autre sur son œuvre. C’est ainsi que procèdent encore les « fabricants » de tableaux de maîtres. Pour prendre un exemple, l’auteur d’une des continuations du Merlin se donne faussement comme étant Robert de Boron, et, pour accroître son importance, il raconte que le roman du Brait, œuvre d’un certain Hélie, a été composé sur sa demande par Hélie, « qui était son ami et son compagnon d’armes ». Plus tard, l’auteur de Palamède, en commençant son roman, qu’il rattache au cycle arthurien, prétend être ce même Hélie, et s’introduit dans la famille de Robert de Boron en prenant le nom de « Hélie de Boron ».

M. Gaston Paris nous a révélé le secret de ces petites supercheries, et il a établi d’autre part, d’une façon définitive, l’antériorité des romans en vers sur les romans en prose de la Table ronde. Il a contribué ainsi plus que personne à restituer au cycle arthurien sa véritable physionomie. Les romans en prose ont perdu pour nous beaucoup de leur intérêt depuis que nous savons qu’ils dérivent de poèmes antérieurs ; les aventures même qui paraissent nouvelles peuvent toujours être soupçonnées de remonter à des poèmes que nous n’avons plus. Mais l’invention n’est pas seule à considérer dans les œuvres littéraires. Les romans en prose de la Table ronde offrent déjà les principales qualités de forme dont on fait honneur à la prose française : la facilité élégante, la simplicité, la clarté. Ils ont eu une réputation européenne, ont mérité les éloges répétés de Dante, et ont largement contribué à répandre dans le monde la renommée de notre langue et de notre littérature.

Perceforêt. — Parmi les romans courtois, on a vu dans le chapitre précédent quelle place importante occupent les poèmes consacrés à Alexandre. Il s’est trouvé un auteur qui a conçu l’idée de rattacher la légende d’Alexandre à celle d’Arthur, de réunir les deux cycles en un seul. Tel est l’objet du roman en prose de Perceforest, écrit vers le milieu du XIVe siècle. Après sa guerre de l’Inde, Alexandre est poussé par une tempête sur les côtes d’Angleterre. Il donne comme roi à ce pays un de ses compagnons, qui reçoit le nom de Perceforêt après avoir tué un enchanteur qui demeurait dans une forêt impénétrable. Perceforêt institue les chevaliers du Franc Palais. C’est sous son petit-fils que le Saint-Graal est transporté en Angleterre. Ce roman, qui raconte un nombre considérable d’aventures extraordinaires, ressemble à tous les autres ; il est surtout connu par deux épisodes, celui de « la Belle au bois dormant », qui a eu la fortune que l’on sait, et celui de « la Rose » dont une imitation italienne a fourni à Alfred de Musset le sujet de Barberine.


V. — Romans divers.


Dans le second tiers du XIIe siècle, entre le Tristan de Béroul et les premières œuvres narratives de Chrétien de Troyes, vers l’époque où paraissaient aussi les romans de Troie et d’Énée, du cycle de l’antiquité, Gautier d’Arras composait Ille et Galeron, dont le sujet se rapproche de celui du lai d’Eliduc, et le roman oriental d’Eracle.

Les Sept Sages et le Dolopathos. — À la même époque appartient la première rédaction française que nous possédions du Roman des Sept Sages. Voici le sujet de ce conte :

Vespasien[38] règne à Constantinople. Après la mort de sa première femme, il a confié son fils à sept sages qui jouissaient alors à Rome d’une grande réputation. Puis il s’est remarié. Sa nouvelle femme le tourmente pour qu’il fasse revenir son fils :

« Il serait mieux dans ce pays :
Il verrait des chevaleries
Et apprendrait des courtoisies. »

Vespasien cède à ses instances et envoie des messagers aux sept sages. Avant de partir, ceux-ci consultent le ciel, et y lisent avec effroi que leur élève est menacé de mort s’il prononce une seule parole pendant les sept premiers jours qui suivront son entrevue avec son père.

Arrivé devant le roi, le jeune prince, pour échapper au sort qui le menace, oppose le mutisme le plus absolu à toutes les questions qui lui sont posées. La reine se charge alors de le faire parler, et s’enferme avec lui. Mais on la voit bientôt accourir auprès de Vespasien, accusant son beau-fils du plus odieux attentat. En réalité, c’était elle qui était coupable : elle voulait prévenir l’accusation qu’elle redoutait. Pour décider Vespasien à faire périr son fils, elle lui dit : « Je prie Dieu qu’il ne vous arrive pas ce qui advint une fois à un pin. — Et quoi donc ? dit le roi. — Je vais vous le dire : Il y avait une fois un puissant duc, qui possédait un château dans la cour duquel se dressait un pin superbe. Le duc aimait beaucoup cet arbre, il l’avait fait entourer d’un mur, et c’est là qu’il tenait ses assises. Un jour, il vit avec joie sortir d’une racine un petit pin, et, dans sa hâte de l’enclore aussi, il fit couper des branches au grand pin. Le jeune arbre monta droit comme une flèche, tant qu’il se heurta à une branche et que sa cime dut fléchir un peu. Le duc s’en aperçut ;

La branche était grosse et ramée,
Plus y eut d’une charretée ;
Le puissant duc la fit trancher
Sans hésiter et sans délai.

Désormais le grand pin fut délaissé pour le petit, on lui coupa chaque jour de nouvelles branches, et le petit lui fit la guerre en attaquant sous terre ses racines,

Tant qu’il commença à sécher.
Le puissant duc le fit trancher
Et hors de la place jeter
Et à la pauvre gent donner.
Voici le haut pin verdoyant,
Qu’on trébucha pour son enfant !
Empereur, ainsi ferez-vous ! »

Vespasien, convaincu par ce récit, s’écrie :

« Par Saint Denis !
Je veux que mon fils soit occis. »

Il ordonne de le conduire au supplice, lorsqu’arrive l’un des sept sages qui lui dit : « Si tu fais périr ton fils sur la parole d’une femme, je prie Dieu qu’il ne t’arrive pas ce qui advint au chevalier qui à tort tua son lévrier. — Comment fut-ce ? fait le roi. Beau doux ami, dites-le-moi. — Vous ne l’apprendrez pas, répond le sage, si vous n’accordez à votre fils un répit d’un jour. — J’y consens », dit le roi.

Le sage raconte son histoire, à laquelle la reine en oppose une autre le lendemain. Et il en fut ainsi pendant sept jours[39]. Enfin le jeune prince put parler, et il confondit aisément la reine qui fut condamnée à être brûlée vive.

Ce roman, dont on a diverses rédactions en latin et en prose française, la dernière du XVe siècle, et auquel on fit, au XIIIe siècle, des suites qui n’offrent pas le même intérêt, dérive du conte indien de Sindibâd, où le jeune prince n’a qu’un maître, Sindibâd, les sept sages jouant seulement le rôle de conseillers ; chacun d’eux raconte d’ailleurs deux histoires au lieu d’une. Dans une autre forme, très différente, où le père s’appelle Dolopathos, roi de Sicile, Sindibâd est remplacé par Virgile. Dans le Dolopathos, les contes de la reine sont supprimés.

Les Sept Sages et le Dolopathos ne sauraient être considérés comme rentrant dans l’épopée courtoise. M. Gaston Paris en fait une catégorie à part, dans la série des romans d’aventure, sous le titre de « romans à tiroir ». Il faut aussi mettre à part, comme le fait M. Gaston Paris, le roman de Trubert (XIIIe siècle), aventures plaisantes d’un faux niais qui dupe tout le monde, et les romans de légendes locales tels que Mélusine et Robert le Diable.

Romans d’aventure qui ne rentrent dans aucune des grandes divisions. — Les autres romans qui ne se rattachent ni aux chansons de geste, ni au cycle de l’antiquité, ni au cycle d’Arthur, renferment souvent des éléments qui paraissent celtiques ou bysantins, mais sont en grande partie originaux. Ils présentent d’ailleurs tous les caractères des autres romans de l’épopée courtoise ; en général, ils sont moins intéressants que les romans arthuriens, dont ils n’ont pas égalé le succès. Plusieurs d’entre eux ont cependant une véritable valeur littéraire, comme Aucassin et Nicolette, qui nous montre jusqu’où pouvait s’élever la prose française, dès le XIIe siècle, alors même qu’elle n’était soutenue par aucun poème antérieur sur le même sujet. La plupart de ces romans sont anonymes ou attribués à des auteurs sur lesquels nous ne savons rien. Relevons cependant les noms de Gilbert de Montreuil, auteur du roman de la Violette et l’un des continuateurs du Perceval de Chrétien ; du Lyonnais Aimon de Varenne, qui écrivait son Florimont à Châtillon-sur-Azergue, après un long séjour en Orient ; d’Alexandre de Bernai, à qui l’on doit Athis et Porphirias, mais qui est surtout connu par son poème sur Alexandre ; de Girard d’Amiens, l’un des derniers et des plus faibles collaborateurs du cycle de Charlemagne, qui a donné Méliacin à l’épopée courtoise ; d’Adenet le Roi, dont il a été parlé aussi dans le chapitre de l’Épopée nationale, et qui a écrit Cléomadès, apparenté par le sujet à Méliacin ; et, avant tout, du célèbre jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, dont les deux romans, la Manekine et Jean et Blonde, ne sont pas indignes de sa grande réputation.

Parmi les romans d’aventure qui ont eu le plus de succès, nous citerons le Châtelain de Couci, histoire bien connue du mari qui fait manger à sa femme le cœur de son rival[40] ; Floire et Blanchefleur, récit touchant des amours de deux enfants qui sont séparés par la volonté de leurs parents, dont les sentiments résistent à toutes les épreuves, et qui finissent par se rejoindre ; Amadas et Idoine, où l’on trouve la première idée de la scène du tombeau qui fait le dénoûment du « Roméo et Juliette » de Shakespeare ; Parténopeus de Blois, version retournée de l’aventure de Psyché : Parténopeus a une dame mystérieuse qui ne le reçoit que dans l’obscurité la plus complète ; poussé par la curiosité, il apporte un soir une lanterne, et cause ainsi le malheur de son amie, qui perd aussitôt la puissance magique grâce à laquelle elle pouvait recevoir son chevalier à l’insu de sa royale famille.

Nous avons vu qu’à partir des premières années du XIIIe siècle les romans en prose commencent à rivaliser avec les romans en vers dans la faveur du public. Ils l’emportent presque complètement au XIVe siècle ; d’ailleurs, à partir de ce moment, la matière se renouvela peu, on fit surtout de nouveaux exemplaires des romans en prose antérieurs, et on les imprima à la fin du XVe siècle. Le XVe siècle a cependant produit quelques romans qui méritent une mention spéciale : Pierre de Provence, qui, par la grâce des scènes d’amour, rappelle Aucassin et Nicolette sans en égaler la brillante fantaisie ; le Petit Jehan de Saintré, par Antoine de la Salle, glorification de la chevalerie sous toutes ses formes ; Jean de Paris, œuvre originale et charmante, relevée d’une plaisante satire du caractère anglais.

Il nous est matériellement impossible de donner une idée, même superficielle, de tous les romans d’aventure dont nous venons de citer quelques titres. Ils sont tous animés du même esprit et presque tous écrits du même style. Quelques-uns s’élèvent cependant au-dessus des autres, par l’intérêt du sujet et le souci de la forme ; et parmi ceux-là, la délicieuse « chantefable » d’Aucassin et Nicolette mérite le premier rang.

Aucassin et Nicolette. — Ce roman, du XIIe siècle, est en prose mélangée de chants ; les parties chantées sont écrites en vers alertes de sept syllabes. Les amours naïves, — mais non ingénues, — du jeune Aucassin, fils du comte de Beaucaire, et de la captive Nicolette, qui se trouve être la fille du roi de Carthage, y sont racontées avec une vivacité, une fantaisie, une grâce incomparables[41]. Et l’auteur inconnu de cette œuvre unique laisse percer dans une scène épisodique une tendresse de cœur pour les pauvres gens, qu’on n’est pas habitué à rencontrer dans les romans aristocratiques du moyen âge. C’est au moment où Aucassin erre en pleurant dans la forêt, à la recherche de Nicolette. Il fait la rencontre d’un vilain déguenillé, et, n’osant parler de sa peine d’amour, invente, pour expliquer sa douleur, une histoire de lévrier perdu qui provoque une éloquente protestation du misérable. Le contraste est d’autant plus vif que la peine d’Aucassin n’a rien de tragique. On la sent passagère et on prévoit l’heureux dénoûment. Le ton général du roman est si léger, si enjoué, qu’on s’intéresse aux aventures des amants sans les prendre au sérieux plus que ne fait l’auteur. On est ému au contraire par l’accent de sincérité du vilain, et par sa farouche indépendance où l’on sent tressaillir confusément l’instinct des revendications populaires. Voici cette scène :

« Aucassin chevauchait dans un vieux chemin herbeux. Il regarda devant lui au milieu du chemin, et vit un homme tel que je vous dirai. Il était grand et merveilleusement laid et hideux. Il avait une grosse tête plus noire que charbon, les deux yeux espacés de plus d’une main, et il avait de grandes joues et un très grand nez plat et de grandes narines larges et de grosses lèvres plus rouges qu’une charbonnée et de grandes dents jaunes et laides, et il était chaussé de houseaux et de souliers de bœuf serrés par une corde jusqu’au-dessus du genou ; il était affublé d’une cape à deux envers, et il était appuyé sur une grande massue. Aucassin se trouva tout à coup en face de lui, et eut grand peur quand il l’aperçut.

« Beau frère, Dieu t’aide !

— Dieu vous bénisse ! fait-il.

— Par Dieu, que fais-tu là ?

— Que vous importe ? fait-il.

— Rien, fait Aucassin. Je ne vous le demande qu’à bonne intention.

— Mais pourquoi pleurez-vous, fait-il, et menez-vous telle douleur ? Certes, si j’étais aussi puissant homme que vous êtes, rien au monde ne me ferait pleurer.

— Bah ! me connaissez-vous ? fait Aucassin.

— Oui, je sais bien que vous êtes Aucassin, le fils du comte, et si vous me dites pourquoi vous pleurez, je vous dirai ce que je fais ici.

— Certes, fit Aucassin, je vous le dirai très volontiers. Je vins ce matin chasser dans cette forêt ; j’avais un blanc lévrier, le plus beau du monde ; je l’ai perdu, c’est pourquoi je pleure.

— Oh ! fait-il, par le cœur de Dieu ! Vous avez pleuré pour un chien puant ! Malheur à qui jamais vous prisera, quand il n’y a si puissant homme en cette terre, si votre père lui en demandait dix ou quinze ou vingt, qui ne les envoyât très volontiers et qui n’en fût très joyeux. C’est moi qui dois pleurer et mener deuil.

— Et pourquoi, frère ?

— Seigneur, je vous le dirai. J’étais loué à un riche vilain et je poussais sa charrue. Il y avait quatre bœufs. Or il y a trois jours qu’il m’advint une grande mésaventure, je perdis le meilleur de mes bœufs, Rouget, le meilleur de ma charrue, et je vais le cherchant. Je ne mangeai ni ne bus depuis trois jours, et je n’ose aller à la ville, car on me mettrait en prison puisque je n’ai de quoi le payer. Je n’ai rien au monde que ce que vous voyez sur mon corps. J’ai une pauvre mère qui n’avait pour toute fortune qu’un mauvais matelas, on le lui a tiré de dessous le dos, et elle couche à même la paille. J’en souffre beaucoup plus que de mon malheur, car l’avoir va et vient. Si j’ai perdu aujourd’hui, je gagnerai une autre fois, je paierai mon bœuf quand je pourrai, et je ne pleurerai pas pour cela. Et vous avez pleuré pour un chien puant ! Maudit soit qui jamais vous prisera !

— Certes, tu es de bon confort, beau frère. Béni sois-tu ! Et que valait ton bœuf ?

— Seigneur, on m’en demande vingt sous, et je n’en puis rabattre une seule maille. — Or tiens, fait Aucassin, vingt sous que j’ai là dans ma bourse, et paie ton bœuf. — Seigneur, fait-il, grand merci, et Dieu vous laisse trouver ce que vous cherchez ! »

On sent que l’auteur a mis dans cet épisode quelque chose de son âme, et ce n’était point une âme banale. Pour ne parler ici que de la valeur littéraire du morceau, quelle fermeté de dialogue, quel saisissant contraste entre la laideur physique du pauvre homme et sa tendresse pour sa mère, entre les pleurs du jeune seigneur, causés par une amourette, et la désolation résignée de l’homme du peuple aux prises avec les cruelles nécessités de la vie ! Aucune déclamation, aucune longueur ne vient diminuer la forte impression produite sur le lecteur par cette belle page. Il n’y a pas un mot à retrancher, pas un à ajouter, pas un à changer. Et quelle fraternité touchante entre le hideux meurt-de-faim, et le brillant damoiseau, qui trouve dans le spectacle inattendu de cette grande misère un réconfort à sa passagère et futile douleur !


VI. — Conclusion.


L’épopée courtoise n’est pas plus exempte que les autres genres littéraires des défauts de forme qu’on a si souvent signalés dans notre littérature du moyen âge : la négligence du style, les répétitions de mots et d’idées, la maladresse naïve des transitions, le manque de mesure dans les développements, l’uniformité des descriptions et des caractères. Il va sans dire que ces défauts étaient moins sensibles à nos ancêtres qu’à nous-mêmes. Les portraits de femmes, invariablement belles et blondes, de bons chevaliers, invariablement tendres et vaillants, nous fatiguent par leur monotonie ; mais le public du moyen âge ne concevait rien qui fût au-dessus. Brunetto Latino, dans son livre du Trésor, cite comme un exemple de description parfaite le portrait d’Iseut dans le roman en prose de Tristan : chacun des traits de sa physionomie, au lieu d’être individualisé, est l’objet d’une vague comparaison, qui ne manque pas de grâce poétique, mais où nous ne pouvons trouver quelque charme qu’à la condition d’oublier un moment que nous l’avons vue vingt fois ailleurs.

Les peintures de mœurs chevaleresques, les descriptions de fêtes, de tournois et de combats, nous plaisent encore par elles-mêmes lorsqu’elles sont vives et légères, mais elles valent surtout par les renseignements précieux qu’elles nous fournissent sur la vie réelle et sur l’idéal du monde chevaleresque.

Quant au merveilleux des romans courtois, il est presque toujours enfantin, et s’il nous amuse, c’est au même degré et au même titre que les contes de fées. En dehors même des épisodes où le merveilleux intervient, nous sommes frappés du peu de souci que nos vieux auteurs prenaient de la vraisemblance ; c’est là un trait commun avec les contes populaires. Ils n’hésitent pas (voir Lanval de Marie de France) à réunir une cour de justice pour décider la question de savoir si l’amie d’un chevalier est plus belle que la reine, et l’on pourrait citer nombre d’exemples semblables. Et cependant on saisit déjà dans les romans du moyen âge la préoccupation intermittente du « détail vécu », comme on dirait aujourd’hui, et dans les œuvres de la seconde époque on sent un effort pour atteindre à une vraisemblance relative ; c’est à ce moment et sous cette influence que les fées primitives sont remplacées par des dames instruites dans les pratiques de la sorcellerie.

Vraisemblables ou non, les événements sont racontés par le romancier avec une conviction communicative ; il s’émeut lui-même dans les moments pathétiques, et exprime son émotion comme devant un fait réel qui se passerait sous ses yeux. Il en était de même dans les chansons de geste ; quand les Sarrasins se préparent au combat, l’auteur de la chanson de Roland s’écrie :

Dieu ! Quel malheur que Français ne le savent !

Ainsi Marie de France, dans Yonec, au moment où le vieux seigneur donne des ordres pour qu’on surveille sa femme : « Hélas ! Quel malheur pour ceux que l’on veut ainsi guetter pour les trahir ! » Lorsque la seconde Iseut dit faussement à Tristan que la voile de la nef est noire, l’auteur du Tristan en prose ajoute, naïvement : « Pourquoi le dit-elle ? Bien la doivent les Bretons haïr ! »

Ces situations dramatiques, les combinaisons ingénieuses d’événements, et les analyses de sentiments, en un mot tout ce qui fait le fonds commun des romans modernes, quelle que soit l’école dont ils se réclament, forment aussi pour nous l’intérêt principal des romans courtois, où tous ces éléments se trouvent déjà, mis en œuvre avec une gaucherie qui fait penser à l’inexpérience charmante des primitifs de la peinture.

Dans la vie réelle des cours, l’amour était trop souvent absent des arrangements matrimoniaux, qui étaient avant tout l’union de deux fortunes et de deux fiefs ; les romanciers se plaisaient d’autant plus à raconter ces beaux mariages d’amour, qui représentaient pour eux un idéal trop rarement réalisé. À ce point de vue, la poésie lyrique, sous la forme conventionnelle et factice dont elle s’enveloppe, et parmi les romans, ceux qui, comme le Lancelot, procèdent du même esprit, laissent une impression plus exacte de la vie sentimentale des cours : l’amour y est considéré comme incompatible avec le mariage, parce qu’en fait il y était presque étranger, mais il prend sa revanche et ne perd pas ses droits. Illégitime en principe, il est légitimé aux yeux du monde par une sorte de droit coutumier qui en règle minutieusement les conditions et les « devoirs », qui lui impose notamment les grandes lois de discrétion et de constance.

Qu’il soit honnête ou non, dans l’acception ordinaire du mot, l’amour se manifeste, se conduit et s’exprime de même sous la plume de nos vieux romanciers. Il naît par une sorte de fatalité irrésistible, provoquée toujours par les qualités les plus exquises du corps et de l’âme, quelquefois au simple récit des exploits du chevalier ou des perfections de la dame. Il est avant tout timide et n’ose se déclarer :

Amour sans craintes et sans peur
Est feu sans flamme et sans chaleur,

Jour sans soleil, brèche sans miel,
Été sans fleurs, hiver sans gel,
Cieux sans lune, livre sans lettres.
(Chrétien de Troyes.)


Il faut noter que plus d’une fois c’est l’amie qui fait les premiers pas, et qui hasarde en rougissant le premier présent ou le premier aveu. Les jeunes filles, d’ailleurs, quelque timides qu’on nous les montre, ne sont jamais des Agnès, et leur parfaite connaissance des choses les met à même de contenir dans de justes limites les ardeurs impatientes de leur ami, et de lui imposer, jusqu’au mariage, le respect de leur personne, respect tout relatif et qui n’exclut ni les baisers ni les tendres embrassements.

Le « partage » entre le mari et l’amant est subi par la femme et accepté par l’amant comme une nécessité inéluctable, à moins que la dame ne trouve moyen, dès le début, de se réserver par quelque sortilège pour l’ami qu’elle n’a pu épouser de prime abord. L’ami, plus maître de sa personne, se garde corps et âme pour sa dame et répugne à tout partage.

Lorsque l’amour ne se déclare pas à peu près en même temps chez les deux futurs amants, c’est presque toujours à l’homme qu’il s’attaque le premier. Jean de Dammartin[42] se désespère, tombe malade à en mourir, et hasarde un aveu d’abord repoussé, mais Blonde d’Oxford finit par s’attendrir, et sa pitié se transforme tout à coup en un amour sans bornes. Dans la passion illégitime, la dame est plus facilement conquise : un élégant badinage terminé par une ingénieuse flatterie suffit au héros du lai de l’Ombre[43] pour vaincre toute résistance. Et dans ce cas, c’est à peine si le roman signale l’existence du mari, à moins que son intervention ne fasse partie des données premières du récit, comme dans Tristan et dans le Châtelain de Couci.

Une fois arrivé au comble de ses vœux, le chevalier, surtout dans l’amour honnête, devient souvent d’une dureté qui n’a d’égale que son humilité avant la conquête : de là les épreuves presque barbares, imaginées par certains conteurs, et qui n’arrivent pas à lasser la tendresse patiente et l’angélique docilité de la femme aimante.

Sous toutes ses formes, l’amour est une source de perfection morale ; il pousse aux plus nobles prouesses, et s’immole à l’honneur chevaleresque qui commande à l’amant de ne pas s’oublier dans les délices de la passion. Le plus grand sacrifice que la dame puisse demander à son ami, c’est de commettre quelque apparente lâcheté qui n’est jamais, d’ailleurs, qu’une épreuve momentanée.

Nous ne pouvons indiquer ici que les traits les plus généraux de cet amour, en insistant sur ceux qui n’apparaissent pas dans la poésie lyrique, par suite de la différence des genres. Il faut distinguer avec soin l’amour courtois des galanteries passagères auxquelles s’abandonnent les chevaliers qui n’ont pas le cœur pris par une grande passion, galanteries que favorise la coutume d’aller « s’ébattre » dans les jardins où chevaliers, dames et demoiselles se dispersent par couples en se tenant par la main. L’amour courtois est aussi caractérisé par la façon dont il s’analyse et dont il s’exprime : les amoureux étudient curieusement et avec angoisse les états successifs de leur passion, qu’ils détaillent avec préciosité. Nos vieux auteurs en viennent à jouer sur les mots plus encore que sur les idées, et abusent des antithèses et des images, qu’ils n’ont guère le souci de varier. Ce sont là défauts inhérents à tout art qui s’essaie ; mais on trouvera sans doute qu’ils sont bien rachetés par la grâce naïve de tant de scènes exquises, de tant de dialogues vibrants, où s’affirmait déjà l’esprit français, créateur incontesté de la littérature européenne.

Après une brillante période de quatre siècles, le roman disparaît pour un temps de notre littérature ; car le livre de Rabelais est une œuvre tout à fait à part, et les nouvelles du XVIe siècle appartiennent au genre des fableaux. On se contente alors de donner au public des éditions nouvelles des vieux romans de chevalerie, qui ne semblent pas avoir eu un grand succès. Mais à cette époque se répandit en France, sous la forme d’une traduction, fort libre d’allure, un roman espagnol, l’Amadis des Gaules, inspiré d’ailleurs par les romans français de chevalerie, et qui jouit d’une vogue extraordinaire : « Si quelqu’un les eût voulu blâmer (les livres d’Amadis), dit La Noue, on lui eût craché au visage. » C’est par l’intermédiaire de l’Amadis que nos romans du XVIIe siècle se rattachent à ceux du moyen âge. Sous la double influence du changement des mœurs, et des moqueries de Cervantes, les chevaliers deviennent d’abord des bergers de convention, puis de simples « honnêtes gens ». Mais, à travers les variétés du « costume », du XIIe siècle au XVIIe persiste le goût délicat de l’analyse du cœur humain. Il y a plus d’un trait de ressemblance entre Chrétien de Troyes et Mlle de Scudéry ; l’analyse est devenue plus profonde, les différents aspects de la passion se sont précisés, les caractères ont pris du relief en se diversifiant. Mais ce qui fait toujours la préoccupation de l’auteur et l’intérêt du lecteur, c’est la peinture minutieuse du sentiment, c’est la recherche de la distinction la plus raffinée dans la conduite et dans l’expression de l’amour.


BIBLIOGRAPHIE[44]


Sur Tristan : Bossert, Thèse française, Paris, 1865. — F. Vetter, la Légende de Tristan, d’après le poème de Thomas et les versions principales qui s’y rattachent, Marburg, 1882, ouvrage utile pour la classification des poèmes relatifs à Tristan. Pour cette classification, nous renvoyons aussi à la série d’articles publiés dans la Romania, XV, 481-602, sous la direction de M. G. Paris, par les membres de sa conférence, et aux études de M. W. Golther, Die Sage von Tristan und Isolde, Studie über ihre Entstehung und Entwickelung im Mittelalter, Münich, 1887 ; — Zur Tristan Sage (Zeitschrift für romanische Philologie, XII, 348-364). — On lira avec plaisir l’essai littéraire sur Tristan et Yseult, publié par M. G. Paris dans la Revue de Paris du 15 avril 1894 (tirage à part en vente). — Cf. dans le Moyen âge, t. III, 1890, p. 8-13, un article de M. Wilmotte résumant les travaux récents sur Tristan.

Notre connaissance des poèmes français relatifs à Tristan repose particulièrement sur la publication qu’en a faite autrefois F. Michel, Londres, t. I et II, 1835, t. III, 1839. Une édition critique de ces poèmes reste encore à faire.

Sur les lais de Marie de France, cf. l’élégant article de M. J. Bédier, Rev. des Deux Mondes, oct. 1891. — La vieille éd. de Roquefort a été remplacée par celle qu’a donnée M. Karl Warncke dans la Bibliotheca normannica de M. Suchier, vol. III, avec des remarques de M. Reinhold Röhler, Halle, Niemeyer, 1883, in-8. Voir Histoire littéraire, XXX, 8.

Origine des romans de la Table ronde, cf. G. Paris, Romania, passim ; Hist. Litt., XXX, p. 1-19 ; Manuel, ch. IV. — Nutt, Revue celtique, XII, p. 181-228. — H. Zimmer, Götting. gel. Anz., 1890, no 12. p. 448-528, et no 20, p. 785-832 ; Zeitschr. f. fr. Spr. u. Lit., XII, 231-256, XIII, 1-117 ; Nennius Vindicatus, ch. XVII. (Une bonne critique des théories de M. Zimmer a été donnée par M. F. Lot, dans la Romania d’octobre 1895.) — W. Förster, préfaces à ses éd. des poèmes de Chrétien de Troyes. — W. Golther, Beziehung zwischen franz. und kelt. Literatur im Mittelalter (Zeitschr. f. vergl. Literatur-geschichte, Neue Folge, III, 409-423). Cf. ibidem, 211-9. ». — Des résumés de l’état de la question ont été faits par MM. M. Wilmotte, Moyen âge, 1891, p. 186-191 ; — J. Loth, Revue celtique, XIV, 1892, p. 475-503 ; — E. Freymond, Roman. Jahresbericht. I, 1894, p. 388-408.

Chrétien de Troyes. — Monographies : L. Holland, Crestien von Troies, eine literar. geschichliche Untersuchung, Tübingue, 1854. — H. Emecke, Chrestien von Troyes als Persönlichkeit und als Dichter, dissert., Würzbourg. 1892.

M. Wendelin Förster a entrepris la publication des œuvres de Chrétien : Christian von Troyes Sämmtliche Werke, Halle (Niemeyer), in-8 (Cligès, 1884 ; Der Löwenritter (Yvain), 1887 ; Erec et Enide, 1890) ; parallèlement à cette collection il en fait paraître une autre, qui est une réduction de la première : Romanische Bibliothek, Halle (Niemeyer), in-12 (Cligès et Yvain, 1891).

Pour les autres poèmes de Chrétien de Troyes, nous n’avons encore que d’anciennes éditions : Lancelot, éd. P. Tarbé, Reims, 1849 ; et W.-J.-A. Jonckbloet, La Haye, in-4, 1850. — Perceval, éd. Potvin, Mons, 1865-1871, 6 vol. in-8.

On sait que nous avons de trois de ces poèmes des versions galloises, comprises dans le recueil des Mabinogion que donne le livre rouge d’Hergest. Ils ont été traduits en français par M. J. Loth, Paris, 1889 (t. IV du Cours de Littérat. celtique de M. d’Arbois de Jubainville). — Sur les rapports des versions galloises et des poèmes de Chrétien, cf. K. Othmer, das Verhältniss von Christians von Troyes Erec et Enide zu dem mabinogion des roten Buches von Hergest, Bonn, dissert., Cologne, 1889 (au début, bibliogr. de la question), et la dissert. de M. Golther, citée plus loin.

Sur Erec, cf. G. Paris, Romania, XX, p. 148-166.

Iwein, par Hartmann d’Aue, éd. Emil Henrici, Halle, 1893.

Sur le Lancelot, cf. G. Paris, Romania, XII, p. 459-534.

Sur Perceval et la légende du Graal, cf. Birch-Hirschfeld, die Sage vom Gral, Leipzig, 1877. — W. Hertz, die Sage von Parzival und dem Graal, Breslau, 1882, et die Sage von Parzival, Stuttgart, 1884, in-8. — A. Nutt, Studies on the legend of the Holy Grail, Londres, 1888. — W. Golther, Ursprung und Entwickelung der Sage von Perceval und von Graal (Bayreuther Blätter, XIVe année, no 7, juillet 1891) ; id. Chrestien’s conte del Graal in seinem Verhältniss zum wälschen Peredur und zum englischen sir Perceval (Sitzungb. der K. Bayer. Acad. der Wissensch., 1890, II, 2, p. 171-217). — Le Parzival de Wolfram a été traduit en français par M. Alphonse Grandmont, Liège, 1892.

Romans en vers se rattachant au Cycle breton. — Ces romans, — dont un certain nombre sont encore inédits, — ont été analysés dans divers volumes de l’Histoire littéraire de la France, et en particulier au t. XXX, 1888, où M. G. Paris complète l’œuvre de ses prédécesseurs et y ajoute un grand nombre d’analyses nouvelles. Cf. la bibliogr. de Freymont, citée plus haut.

Sur le Bel Inconnu, cf. l’éd. donnée par M. Kaluza de la version anglaise, Leipzig, 1890 (Altengl. Bibliothek, vol. V) ; la dissert. de M. A. Mennung, Halle, 1890 ; — Romania, XX, 297.

Robert de Boron et les romans en prose : Principaux répertoires. — Certains de ces romans en prose sont encore inédits[45]. On consulte toujours avec profit l’ouvrage, malheureusement assez rare aujourd’hui, de P. Paris, les Romans de la Table Ronde, mis en français moderne, Paris, 1868-1877, 5 vol. in-12. — E. Hucher, le Saint-Graal, Le Mans, 1875, 1877, 1878, 3 vol. in-12. — On trouvera des analyses concises de la Quête, du Grand Saint-Graal, des Perceval, etc., dans Nutt, Studies, etc., p. 8-65. — Cf. enfin le t. III de l’éd. de la Morte Darthure par M. Oskar Sommer.

Travaux d’ensemble. — R. Heinzel, Ueber die franz. Gralromane. Vienne, 1891, in-4. — Ed. Wechssler, Ueber die verschiedenen Redaktionen des Robert von Boron zugeschriebenen Graal-Lancelot-Cyklus, Halle, 1895.

Robert de Boron : Le Roman du Saint-Graal (en vers), éd. par Fr. Michel, Bordeaux, 1841, et par J. Furnivall, Seynt Graal or the Sank Ryal, Londres, 1863 (en append. à la fin du vol. I). — La version en prose de ce roman sur Joseph d’Arimathie a été publiée par Hucher, t. I, p. 209-276 (ms. Cangé), et ibid., p. 335-374 (ms. Didot). — Cf. Georges Weidner, der Prosaroman Joseph von Arimathie, Oppeln. 1881. — La version en prose du Merlin se trouve dans le Merlin de MM. G. Paris et J. Ulrich, p. 1-147, et dans le Merlin de M. Sommer, p. 1-92. — Quant au Perceval en prose attribué à R. de Boron, il est publié d’après le ms. Didot par Hucher, t. I, p. 415-505.

Le Grand Saint-Graal, éd. dans Hucher, t. II et III, et dans le Seynt Graal de Furnivall, en face de la version anglaise d’Henry Lonelich.

Continuations du Merlin : Vulgate éd. par M. Oskar Sommer, d’après le ms. du British Museum, Add. 10.292, Londres, 1894, in-4. — Version spéciale au ms. Huth, éd. par MM. G. Paris et J. Ulrich (Soc. des Anciens Textes, 1886, 2 vol.). — Le livre d’Artus (Bibl. nat., ms. fr. 337) a été étudié par M. E. Freymond, Zeitschr. f. r. Phil., t. XVI (1892), p. 90-127, et analysé par lui d’une façon très détaillée, dans la Zeitschr. f. fr. Spr. u. Lit., t. XVII (tirage à part sous ce titre : Beiträge zur Kenntnis der altfr. Artusromane in Prosa, t. I, Berlin, 1895).

Nous avons perdu le conte du Brait sous sa forme française ; mais nous le retrouvons dans l’incunable espagnol el Baladro del Sabio Merlin, imprimé en 1498 à Burgos, et dont l’exemplaire unique fait partie de la bibliothèque du marquis de Pidal, à Madrid : on en trouvera l’introd. et le prologue avec la table des chapitres dans l’éd. du Merlin-Huth de MM. G. Paris et J. Ulrich, p. LXXX-XCI. Cf. Wechssler, dissert. cit., ch. v.

Le Lancelot en prose n’a pas été réédité en entier depuis les éd. du XVIe siècle. On en trouvera un morceau important dans l’éd. donnée du Lancelot néerlandais par W.-J.-A. Jonckbloet, Roman van Lancelot, S’Gravenhague, t. I, 1846, t. II, 1849, in-4, et dans le Roman de la charrette, du même éditeur (cf. plus haut, à propos du Lancelot de Chrétien de Troyes).

Quête du Saint-Graal : A historia dos cavalleiros da mesa redonda e da demanda do Santo Graal, éd. K. von Reinhardstöttner, éd. inachevée (1er fascicule paru en 1887). — La Quête française a été publiée par J. Furnivall pour le Roxburgh Club, Londres, 1864, in-4.

La Mort d’Arthur a donné son nom à la vaste compilation anglaise de sir Thomas Malory, dont elle ne forme en réalité qu’une partie : Le morte Darthure, réimprimée d’après l’éd. de Caxton (1485) par M. Oskar Sommer, t. I (texte), 1889, t. II (index, etc.) et III (étude des sources), 1890, Londres, in-4.

Le petit roman en prose de Perlesvaus a été édité par Potvin, Perceval, t. I.

Palamède : prologue ordinaire, éd. d’après le ms. 338 par M. Hucher, le Saint Graal, t. I, p. 156 ; un prologue différent nous est fourni par le ms. de Turin et a été publié par. M. Rajna, Romania, IV, 264.

Guiron le Courtois est la seconde partie du roman de Palamède, dont la première est Meliadus de Leonnoys : le roman fut publié au début du XVIe siècle en deux volumes séparés, Paris, 1528, in-fo. — Guiron le C. source de l’Arioste : P. Rajna, le Fonti dell’Orlando furioso, Florence, 1871, p. 111. — Fr. Tassi, Girone il Cortese, Florence, 1855. — Sur la date de Palamède : Ward, Catalogue, I, 336.

Le roman en prose de Tristan, le roman de Palamède et la compilation de Rusticien de Pise, analyse critique d’après les mss. de Paris, par E. Löseth, Paris, 1891.

Perceforest. Cf. G. Paris, Romania, XXIII, p. 78-140.

Roman divers, par ordre alphabétique des titres. — Analyses par É. Littré, H. litt., t. XXII. p. 757-887.

Amadas et Ydoine. — Ed. Hippeau, Paris, 1863. — M. Andresen a publié (Zeitschr. f. r. Phil., XIII, 85), d’après deux feuilles de parchemin trouvées dans un ms. de Göttingue, deux fragments (en tout 286 v.) répondant aux vers 1110-1246 et 1791-1927 du texte d’Hippeau et présentant souvent des leçons meilleures. — Cf. Romania, XVIII, 197. — Version anglaise : Sir Amadas, éd. en 1842 par J. Robson pour la Camden Soc. (Three English. metr. rom.). — Étude sur la légende : Max Hippe, Untersuchungen zu der Mittel-englischen Romanze von sir Amadas : I, Die Fabel des Gedichts, Brunswick, 1888, diss. de Breslau.

André de France. Cf. l’art. de E. Trojel, Romania, XVIII, 473-477.

Blancandin et Orgueillouse d’amour. — Trois mss. : Bib. nat., 375 et 19 572 et Turin. Publ. d’après 19 572 par H. Michelant, Paris, 1867 (cf. Rev. critique, 1867, I, 377). M. P. Meyer a publié, Romania, XVIII, 289-296, un fragment de Blancandin. — M. L. Kellner a donné une éd. de la version en prose anglaise : Caxtons Blanchardyn and Eglantine, Londres, 1890 (Early Engl. T. Soc. Extra series, no LVIII).

Brun de la Montagne, éd. par P. Meyer, Paris, 1875 (Soc. des Anc. Textes).

Le châtelain de Couci. — Pour tous renseignements, se reporter à l’article capital de G. Paris, publié d’abord au t. VIII de la Romania, puis Hist. litt., t. XXVIII, p. 352-390, sous le titre de Jakemon Sakesep (tel est le nom de l’auteur selon G. P.). — Versions provençales et allemandes (notamment l’imitation de Conrad de Wurzbourg. — Version néerlandaise, publ. par M. de Vries, Leyde, 1887 (cf. Romania, XVII, 456-459, G. Paris).

La châtelaine de Vergy. — Nombreux mss. Ed. critique par G. Raynaud, Romania, XXI, 145-93.

Le comte d’Artois, roman en prose du XVe siècle. — Cf. Romania, XVI, 98-100.

La comtesse de Ponthieu (Histoire d’outremer), publ. dans les Nouvelles fr. en prose du XIIIe siècle, par L. Moland et C. d’Héricault, Paris, 1856 (Bibl. Elzévir.). p. 161-228. — Sur Jean d’Avesnes et la Comtesse de Ponthieu, cf. G. Paris, Journal des Savants, 1894 (la Légende de Saladin).

Eustache le moine. — Ms. de Paris unique. Ed. par M. W. Förster et Johann Trost, Halle, 1891 (Roman. Bibliothek). Cf. Romania, t. XXI.

Foulke Fitz-Warin. — Ed. par L. Moland et C. d’Héricault, Nouvelles fr. en prose du XIVe siècle, Paris, 1858 (Biblioth. Elzév.), p. 15-114. Voir aussi Hist. litt., t. XXVII, p. 164-186 (étude et analyse par P. Paris).

Le roman de Galerent, comte de Bretagne, par Renaut. Publié pour la première fois, d’après un ms. unique du XVe siècle, par A. Boucherie, Montpellier et Paris, 1888. — Corrections proposées par Mussafia, Romania, XVII, 439-452, et Literaturblatt, IV, col. 217.

Gautier d’Aupais. — Voir H. litt., XIX, 767-71.

Guillaume de Dole ou le Roman de la Rose, éd. Servois, Paris, 1893 (Soc. des Anc. Textes). — Cf. Jahrb. f. r. engl. Literatur, XI, 159.

Guillaume de Palerne. — Publ. d’après le ms. de l’Arsenal par H. Michelant, Paris, 1876. Corrections au texte par Mussafia. Zeitschr., III, 244 ; cf. Romania, VII, 470, et VIII, 627. — Date de la composition de l’ouvrage : Bœhmer, Roman. Stud., III, 131. — Sur Palerme et la Sicile dans la litt. }fr. du m. âge, voir G. Paris, Romania, V, 108.

Guy de Warwick. — La critique du texte de ce roman (sept mss) a été faite par M. O. Winneberg dans deux publications : Eine Textprobe aus der afrz. Ueberlieferung des Guy de Warwick (Frankf. Neuphilol. Beiträge, 1887, p. 86-107), et Ueber das Handschriftverhältniss des afrz. G. de W., diss. Marburg. 1889. — Voir aussi, Litterar. Centralblatt, 1874, no 34, un art. de M. Zupitza, Zur Literatur geschichte des G. von W.

Havelock. — The ancient english romance of Havelok the Dane, accompanied by the french text, by Fred. Madden (Roxburghe Club), Londres, 1828, in-4. — Ed. du Lay of Havelok the Dane, par W. El. Skeat, Londres, 1868. Kupferschmidt, Roman. Studien, IV, 411-30.

Ille et Galeron, par Gautier d’Arras, conservé dans un seul ms. Bib. nat., 375. Ed. par E. Löseth, Paris, 1890 (Œuvres de G. d’Arras, t. II, dans la Bibl. fr. du m. âge), et par W. Förster (Roman. Bibliothek), Halle, 1891. — Sur les rapports d’Ille et Galeron, d’Eliduc et de Gille de Trasignies, cf. G. Paris, C. rendus de l’Acad. des Inscr., 1887 ; Romania, XXI, 278.

Jean de Danmartin et Blonde d’Oxford. — Ed. au t. II des Œuvres poétiques de Philippe de Remi, sire de Beaumanoir, publ. par H. Suchier, Paris, 1884 (Soc. des Anc. Textes).

Joufroi. — Incomplet. Ed. pour la première fois, d’après le ms. de Copenhague, par K. Hofmann et Fr. Munckler, Halle, 1880. — Cf. G. Paris, Romania, X. 411-19 : — Mussafia, Literturblatt, II, 260 ; — Chabaneau, R. des l. rom., 3e série. V, 88-91. — Langue : Dingeldey, Ueber die Sprache und den Dialekt des Joufroi’s, Darmstadt, 1888.

Le roman de Marques de Rome a été éd. par J. Alton, pour la Stuttg. liter. Verein, 1889 : éd. très utile pour l’étude de tout ce cycle.

Mélusine de Jehan d’Arras, nouvelle éd. conforme à celle de 1478, par Ch. Brunet, Paris, 1854. — Fr. Michel, Mellusine, poème relatif à cette fée poitevine composé au XIVe siècle par Couldrette, Niort, 1854. Étude de folklore : Léo Desaivre, la Légende de Mélusine, Niort, 1885.

Pamphile et Galatée, de Jean Bras-de-Fer. Voir R. critique, 1875, II, 398 (G. Paris).

Ponthus et la belle Sidoine. — Inédit. Mss de Cambridge, signalés par P. Meyer, Romania, XV. 275. Imprimé à Lyon vers 1486, in-fo.

Richard Cœur de Lion. — Cf. Romania, IX, 542-544.

Richars li biaus. — Ed. d’après le ms. de Turin par W. Förster, Vienne, 1874. Cf. les corrections proposées par G. Paris, Romania, III, 505, et IV, 478-80, et l’article important de Tobler, Götting. gel. Anz., 1874, p. 1022, 1050.

Robert le Diable. — Cf. Sir Gowther, éd. par Karl Breul, Oppeln, 1886 : contient une bonne bibliographie. Zeitschr. für Völkerpsychol, XIX (1889), 77.

  1. Par M. L. Clédat, Doyen de la Faculté des lettres de Lyon.
  2. On désigne généralement, sous le nom de « romans d’aventure », ceux qui ne rentrent ni dans le cycle de l’antiquité, ni dans le cycle breton. Mais cette désignation manque de netteté : car les romans bretons sont bien, au sens propre du mot, des romans d’aventure.
  3. Un très petit nombre de romans courtois revêtent la forme des chansons de geste.
  4. Les conteurs parlent toujours de Gauvain avec un respect particulier ; ils ne manquent presque jamais de l’appeler « Monseigneur Gauvain ».
  5. Il faut remarquer cependant que la reine Guenièvre nous est présentée tantôt comme fort légère dans sa conduite, tantôt comme une femme presque sans tache, tantôt enfin comme vouée tout entière à l’amour de Lancelot.
  6. Plusieurs de nos romans se trouvent sous une forme galloise, qui a été considérée à tort comme la forme originale.
  7. Tristan et Iseut, dans la « Revue de Paris » (1894). Toutefois nous ne sommes pas convaincu que l’amour même de Tristan et d’Iseut ait dans nos romans un caractère celtique.
  8. G. Sarrazin (Rom. Forsch., IV. 317-32) cherche des étymologies germaniques aux noms de Tristan et d’Iseut. W. Golther (Zeitschr. f. r. Phil., t. XII, p. 348 et suiv. et 524 et suiv.) trouve à Tristan une origine irlandaise. J. Loth (Romania, XIX. 455.) étudie les formes galloises des noms Tristan et Iseut, et fait remonter celui de Tristan à une forme ancienne, Drustagnos, peut-être picte. (Voir à ce sujet D’Arbois de Jubainville, Revue celtique, t. XV, p. 406.) Voir surtout Zimmer (Zeitschr. f. franz. Spr. u. Lit., XII, 231-256, et XIII, 1-117), et l’article de M. F. Lot dans Romania (XXV, 15-32)
  9. L’espion.
  10. Pour les détails de la réconciliation, voir Revue de philologie française (Paris, Bouillon. 1895., p. 193).
  11. Dans la version de Thomas, Marc est roi de toute l’Angleterre.
  12. Et une autre de Brangien, suivante d’Iseut. Quand il se persuade qu’Iseut l’oublie, il s’en plaint à l’image de Brangien. Cette seconde image nous gâte un peu la première.
  13. Médecin
  14. Nous avons supprimé quelques passages du discours de Tristan qui choquent notre goût : il fait rappeler à Iseut que c’est à cause d’elle qu’il a perdu l’amitié de son oncle et qu’il se trouve exilé ; il ajoute : « si elle me manque en un pareil besoin, à quoi me servira mon amour ? » Enfin Kaherdin doit raconter à la reine que sa propre sœur n’a jamais été aimée par Tristan.
  15. Thomas fait exprimer ensuite à Iseut cette idée bizarre que Tristan peut se noyer aussi, qu’un même poisson peut les manger tous les deux, et qu’on pourra retrouver leurs corps dans le ventre du poisson et leur faire grand honneur comme il convient à leur amour. Elle ajoute immédiatement, d’ailleurs, que ce qu’elle dit là n’est pas possible.
  16. Dans l’épisode de la Folie Tristan, Tristan, déguisé en fou, est reconnu en premier lieu par son chien, comme Ulysse dans l’Odyssée.
  17. Gènes est un hôte de Tristan et son « compère » : Tristan avait tenu sa fille sur les fonts baptismaux.
  18. Tous les lais contenus dans l’édition de Warnke ont été analysés dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. VIII, p. 161 et suiv.).
  19. Ici un détail qui nuit à l’impression générale du récit : plusieurs jours avant l’épreuve, la jeune fille avait jeûné pour être moins lourde.
  20. Voir une analyse détaillée de la Châtelaine de Vergy dans Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. VIII, p. 190).
  21. Neige.
  22. Cette fleur avait été apportée par une belette pour ressusciter sa compagne, tuée d’un coup de bâton par l’écuyer. Il y a dans cet épisode, qui nous paraît singulier, le souvenir d’une vieille croyance populaire.
  23. Sur la légende qui se rattache à ce lai, voir une étude très intéressante de M. Gaston Paris dans la Poésie au moyen-âge, 2e série (Paris, Hachette, 1895, p. 109).
  24. Nous rappelons que l’ « Histoire » de Jofroi de Monmouth avait été précédée de la chronique dite de Nennius.
  25. Sur le caractère d’Arthur dans l’épopée, voir H. zur Jacobsmühlen, Zur Charakteristik des Königs Artus im afrz. Kunstepos, diss. Marburg, 1888.
  26. Voir Romania, XVII, p. 161-85 et 355-65.
  27. Voir Zimmer, Zeitschr. für franz. Spr. u. Lit., XII, 231-256, et XIII, 1-117, et H. Pütz. ibid., XIV, p. 161-210.
  28. Voir une analyse très détaillée de Cligès dans Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. VIII, p. 214 et suiv.).
  29. Cet épisode est longuement analysé dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. IX, p. 177).
  30. La fin du roman est l’œuvre d’un ami de Chrétien, Godefroi de Lagni.
  31. Cet épisode du lit périlleux se retrouve dans d’autres romans arthuriens ; la lance ne peut épargner que le meilleur chevalier du monde.
  32. Voir quelques-unes de ces aventures et le duel avec Méléagant dans Revue de philologie française, t. IX, p. 188.
  33. Il y avait aussi dans ce titre une antithèse, qui n’était pas pour déplaire à Chrétien.
  34. E. Trojel, Andræ Capellani regii Francorum De Amore libri tres (Havniæ, 1892, in-12). Sur une traduction d’André le Chapelain en vers du XIIIe s., cf. Romania, XIII, 403.
  35. Sur le Parsifal de Wagner, et en général sur les adaptations wagnériennes des romans courtois, voir H. S. Chamberlain, Das drama Richard Wagners, Leipzig, 1892, — Kufferath, Parsifal, Paris, 1890. — Alfred Ernst, L’art de Richard Wagner, l’œuvre poétique. Paris, 1893, — enfin et surtout R. Wagner, Gesammelte Schriften und Dichtungen, Leipzig, 10 vol., in-8, t. I-IX, 1871, t. X, 1882.
  36. Dans un autre roman du XIIe siècle, dont il ne reste qu’une traduction allemande, Lancelot a des aventures qui diffèrent considérablement de celles que lui prêtent Chrétien et l’auteur du grand Lancelot : il épouse la belle Iblis et termine paisiblement sa vie près d’elle.
  37. Le Graal a déjà été vu, à diverses reprises, par plusieurs chevaliers et par Galaad lui-même, qui l’a porté dans le palais spirituel avec l’aide de ses compagnons, mais il le voit alors « plus évidemment », dit le texte, qu’on ne l’a jamais vu.
  38. Le nom de l’empereur ou roi varie d’après les versions.
  39. L’un de ces récits a fourni à Molière l’idée du dénoûment de Georges Dandin.
  40. Le nom du châtelain de Couci, poète lyrique célèbre, était, à l’origine, complètement étranger au sujet de ce roman. L’auteur l’y a introduit pour avoir l’occasion d’insérer dans son œuvre un certain nombre de chansons, suivant un procédé qui paraît avoir été imaginé par l’auteur de Guillaume de Dole, et qui fut employé dans plusieurs romans, notamment dans la Violette et dans Meliacin.
  41. Une analyse très détaillée, avec de nombreux fragments traduits, en a été donnée dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. VIII, p. 244).
  42. Dans Jean et Blonde de Philippe de Beaumanoir.
  43. Ce lai très curieux, qui n’a rien de breton, a été longuement analysé dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, 1895, p. 167).
  44. La bibliographie détaillée, préparée pour ce chapitre par M. Philipot et annoncée page 258, a dû être considérablement réduite sur les épreuves, faute de place ; elle sera publiée intégralement dans la Revue de philologie française.
  45. Quant aux éd., ce sont toujours des éd. fac-similé, c’est-à-dire faites d’après tel ou tel ms. choisi par l’éditeur. Il n’y a pas d’éd. critique.