Histoire de la constitution de la ville de Dinant au Moyen Âge/05

Librairie Clemm (H. Engelcke Successeur) (p. 90-113).
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V.

Ce que Dinant a été au moyen-âge, elle l’a été par le commerce. Vis à vis de Liège, ville de prêtres et de nobles, elle présente un caractère exclusivement bourgeois et marchand. Elle est, comme disent les lettres du conseil, exclusivement « fondée sur le fait de marchandise. »

Nous avons déjà vu, au Xe siècle, Dinant qualifiée d’emporium par la vie de St-Hadelin. Au XIe siècle, elle était devenue un centre commercial assez actif, et la population des alentours commençait à venir s’y fixer. C’est à l’industrie du métal qu’est dû ce rapide développement économique. Au fond de son étroite vallée, Dinant s’est enrichie par le travail du cuivre, comme dans la grande plaine des Flandres, Arras, Lille, Douai, Ypres, Gand, Bruges, Bruxelles et Louvain par celui de la laine. Elle occupe par là une situation particulière dans l’histoire commerciale des Pays-Bas.

L’industrie du cuivre à Dinant remonte, selon toute vraisemblance, à une haute antiquité. Les métaux sont abondants dans le Condroz où, dès l’époque romaine, l’existence de nombreuses forges est attestée. Au Xe siècle, des chroniques monastiques parlent de la fabrication d’objets en cuivre dans cette contrée[1] et nous avons déjà vu que l’airain, le plomb et l’étain étaient soumis, au XIe siècle, à des droits de tonlieu dans notre ville. Il faut observer en outre que la vallée de la Meuse et le Namurois fournissaient une sorte d’argile excellente pour la confection des creusets[2].

Tout cela permet de supposer que la batterie de Dinant est antérieure à la grande renaissance économique du XIIe siècle. Quoiqu’il en soit, la tradition la considérait comme fort ancienne et la faisait dater du temps de Charlemagne[3].

Il est probable qu’au début Dinant n’était pas seule, dans la vallée de la Meuse, à exercer cette industrie. Huy, sa voisine, devait s’y livrer aussi car nous savons que ses marchands allaient, en 1103, acheter du cuivre en Saxe. Toutefois, proche du Brabant, Huy ne tarda pas à être entraînée dans le grand mouvement commercial des villes drapières. C’était chose faite au commencement du XIIIe siècle et, dès lors, le monopole de l’industrie du cuivre demeura à Dinant[4].

Nous ne possédons plus un privilège accordé par l’archevêque de Cologne Frédéric I. (1099-1131) aux marchands dinantais[5]. On peut supposer qu’il leur avait été donné en 1103, comme celui, qu’à la demande de l’évêque de Liège Otbert, obtinrent alors les Liégeois et les Hutois. En tous cas, les Dinantais apparaissent, dès cette époque, sur la grande route commerciale du Rhin. En 1104, le tarif du tonlieu de Coblence mentionne leurs marchandises. En 1171, le conseil de Cologne fixe les droits qu’ils ont à payer pour le cuivre acheté par eux dans la ville et trans Rhenum et, en 1203, une charte de l’archevêque Adolphe, nous montre qu’ils allaient s’approvisionner de métal aux mines célèbres de Goslar. Huit ans plus tard, son successeur Thierry de Heinsberg ratifia les jura et consuetudines dilectorum burgensium de Dynant, en matière de tonlieu[6].

Ces relations de Dinant avec Cologne étaient celles d’un centre industriel avec un port d’exportation. Cologne était en effet, au XIIe siècle, suivant une heureuse expression, le grand port de mer de l’empire[7]. C’est de là que les marchandises de la basse Allemagne étaient expédiées en Angleterre. Le commerce liégeois tout entier à cette époque aussi bien de Liège, de Huy et de Saint-Trond que de Dinant était orienté vers la métropole rhénane. Cet état de choses se modifia lentement à partir du XIIIe siècle. La diminution du pouvoir impérial sur la Lotharingie, l’essor économique pris par les grandes cités marchandes des Pays-Bas et surtout l’attraction exercée par le port de Bruges firent perdre, pour les villes mosanes, son importance première à la route commerciale du Rhin. Toutefois, les relations entre Dinant et Cologne ne cessèrent pas d’être très actives pendant la seconde partie du moyen-âge. À la fin du XIIIe siècle, peut-être en 1277, un traité de commerce entre les représentants de plusieurs villes fut conclu à Dinant sous la présidence de Cologne[8]. Au milieu du XIVe siècle, les deux villes s’étaient accordé réciproquemant l’exemption des droits de tonlieu et Dinant invoquait ce privilège pour faire délivrer des marchands arrêtés par son alliée[9]. D’autres textes postérieurs attestent d’ailleurs la continuité du mouvement commercial entre Dinant et Cologne[10].

Au XIIIe et au XIVe siècle, des Dinantais sont cités, soit comme occupés d’opérations commerciales, soit comme établis à demeure, à Louvain, à Bruxelles, à Bruges, à Arras, à Tournai[11]. Leurs marchandises sont signalées à la fameuse foire parisienne du Lendit[12]. La réputation dont elles jouissaient en France est d’ailleurs attestée par le nom de dinanderie qui désignait par excellence tous les objets en fonte de cuivre. Au XVe siècle, à Paris, un dynan signifiait un batteur[13]. Dès 1319, notre ville reçut le privilège de commercer librement dans le royaume[14]. À la fin du XIVe siècle, ce sont des Dinantais qui exécutent au château de Germolles et à la chartreuse de Champmol d’importants ouvrages pour Philippe le Hardi[15]. En 1449, la ville rappelle au roi que ses bourgeois ont fréquenté de toute antiquité les marchés de Bourgogne, de Normandie, d’Anjou, de Touraine et même d’Espagne[16]. Enfin, la correspondance du conseil prouve l’existence de relations commerciales avec Rouen et Calais, Orléans, Paris et Metz[17].

Quoiqu’il faille, d’après ces textes, se représenter comme fort actif le commerce que Dinant entretenait avec la France, il le cédait de bien loin cependant à celui qu’elle faisait avec l’Angleterre. C’est ce pays qui fut, par excellence, durant tout le moyen-âge, le grand débouché de ses produits. Il avait pour elle la même importance économique que pour Bruges, Gand ou Anvers.

La mention des cuivres de Dinant dans le tarif du port de Damme de 1252, peut-être considérée comme le renseignement le plus ancien sur les relations commerciales de notre ville avec l’Angleterre[18]. Au siècle suivant, les textes, aujourd’hui recueillis et excellemment publiés dans le Hansisches Urkhundenbuch, sont significatifs malgré leur rareté. En 1301, le Dinantais Colard de Waudrechees, arrêté à Londres comme sujet du duc de Brabant, se réclame de sa qualité de sujet de l’évêque de Liège[19]. En 1327, Jean Hasard, Thomas li Vias, Albredus de Scioteriou, Jean Jacob, frètent un navire à Waterford en Irlande[20]. En 1337, Jacquemar de Huy, Alard Salmier, Thomas Damhaye obtiennent la restitution des marchandises qui leur avaient été saisies[21]. En 1339, en 1344, en 1354, d’autres bourgeois de notre ville : Gilhechons de Huy, Jean Hasard, Walther Spylard, Jean de Waudrechees, Hubert Salmier, Thomas Damhaye, Lambert Male-racine, Giles de Huy, Jacob de Huy, Alard Salmier, Jean Lucie, Servais Gomant, sont cités dans différents documents anglais[22]. En 1371, parmi les propriétaires de marchandises venant d’Angleterre et arrêtées à Damme, nous trouvons les neuf Dinantais : Jean Sachel, Servais et Henri Gomant, Jacquemin de Huy, Robert de Waudrechees, Lamsin Lesage, Jean Sachiaulx, Colard Hongherie, Jacquemin Dollaingne[23]. En revanche, en 1366, nous avons la preuve que des Anglais venaient directement acheter des marchandises de batterie dans la ville[24].

Au XVe siècle, l’exportation des batteries de Dinant, qui s’était faite jusque là par Damme, prend la route d’Anvers. Plusieurs lettres du conseil nous montrent des marchandises expédiées de ce port, arrêtées par des vaisseaux français et conduites dans les havres de Normandie[25].

La correspondance des maîtres laisse voir clairement quelle importance la ville attachait à son commerce avec la grande Bretagne. En 1450, ils prient l’évêque d’intervenir en Angleterre pour quelques Dinantais malmenés « car la noureture et soustentacion dou peuple sourde et vient d’icellui roialme pour la majeure partie[26]. » En 1455, une autre lettre nous apprend que quelques batteurs ont quitté secrètement la ville avec leurs outils pour aller établir leur industrie en Angleterre « ce qui seroit la diminucion et en partie destruction de ceste votre bonne ville, en tant qu’ilz porroient la denree de ladite baterie, qui seroit fourgie audit roialme, donner grant choze milleur marchiet que ceste vostre ditte ville[27]. » Lorsque le pays de Liège décida, en 1465, de conclure avec la France une alliance offensive et défensive, Dinant supplia les États d’en excepter l’Angleterre[28]. Ajoutons à ces textes décisifs, que les comptes communaux nous montrent dans la ville une circulation considérable de monnaies anglaises, et que les armoiries d’Angleterre viennent d’être tout récemment découvertes, sculptées dans une chapelle de la collégiale de Dinant[29].

Le commerce de Dinant avec l’Angleterre comprenait à la fois l’exportation et l’importation. Les marchands de la ville conduisaient dans ce pays leurs produits en cuivre et, avec l’argent provenant de la vente, ils y achetaient de l’étain brut ou, si celui-ci était trop cher, des draps, des laines, ou du cuir qu’ils transportaient sur le continent[30]. On comprend facilement que, vu les nécessités de l’industrie urbaine, leurs achats en métaux aient été beaucoup plus considérables que ceux de toute autre denrée. Tout le métal importé n’était cependant pas absorbé par la fabrication. Il se faisait à Dinant un grand commerce d’étain et de laiton. L’inventaire des objets trouvés dans les ruines après le sac de 1466 signale des quantités considérables d’étain d’Angleterre[31].

Si l’industrie de la batterie resta pendant tout le moyen-âge « la plus grant partie du gouvernement et soustenement de la ville, » elle n’était pas cependant la seule source de sa prospérité, Dès le XIVe siècle, les carrières de marbre de Dinant jouissaient d’une grande réputation[32]. C’est elles qui fournirent les pierres du tombeau du comte Guillaume II de Hainaut, ainsi que l’albâtre employée aux travaux exécutés par Philippe le Hardi à Champmol en Bourgogne. On extrayait aussi de ces carrières, des pierres d’une nature particulière que l’on appelait en Flandre, sans doute à cause de leur lieu d’origine : coperslagersteenen[33].

La grande industrie du moyen-âge, la draperie, ne prit qu’assez tard à Dinant une certaine importance. Elle existait cependant dans la ville dès le XIIIe siècle, mais Huy, plus rapprochée de la grande route commerciale du Brabant, lui faisait alors une concurrence à laquelle elle ne pouvait pas résister. Ce n’est qu’au XVe siècle que la fabrication du drap semble s’être développée à Dinant[34]. On y tissait, à cette époque, des étoffes grossières confectionnées probablement avec la laine des moutons ardennais. Il est surprenant de trouver ces draps mentionnés dans les comptes des facteurs de l’ordre teutonique à Bruges, qui les expédiaient vers Dantzig et Marienbourg[35].

L’intérêt particulier que présente l’histoire économique de Dinant réside dans son affiliation à la Hanse teutonique. En dehors des pays de langue allemande, elle est la seule ville qui ait fait partie de cette puissante confédération politico-commerciale. Cette apparition singulière d’une ville hanséatique wallonne mérite de nous arrêter quelques instants[36].

Ce sont incontestablement les actives relations commerciales de Dinant avec l’Angleterre qui l’ont fait entrer dans la Hanse. Sa position, comme on va le voir, n’y a d’ailleurs jamais été très nette : jamais, si l’on peut ainsi dire, elle n’en a été un membre optimo jure.

Le 15 mai 1329, Edouard III, probablement grâce à l’intervention du duc de Brabant, accorda aux Dinantais les franchises octroyées en 1303 à tous les marchands étrangers et particulièrement aux marchands allemands, fréquentant son royaume. Ce privilège fut successivement renouvelé le 21 mars 1347, le 8 avril 1352, le 7 mars 1353, le 12 juin 1355 et pour la dernière fois le 8 mai 1359[37].

Loin de pouvoir dater du privilège de 1329 l’entrée de Dinant dans la Hanse, on doit au contraire conclure, du fait que la ville jugea bon d’obtenir pour ses marchands des garanties particulières, qu’elle n’en faisait pas encore partie. En fait toutefois, sa situation en Angleterre était la même que celles des villes allemandes, puisqu’elle jouissait depuis 1329 des mêmes avantages commerciaux que celles-ci. En outre, si l’on appelle Alemania, comme le faisait la chancellerie anglaise, non seulement les pays de langue allemande, mais toute la partie de l’empire située au Nord des Alpes, Dinant était une ville allemande. Appartenant en effet à un évêché impérial, elle était, aux yeux des Anglais située in Alemania et c’est toujours ainsi qu’elle est désignée dans les diplômes royaux. Ville allemande, participant aux privilèges des villes allemandes, elle devait finir tout naturellement par être confondue avec elles et par prendre, à la longue, sa place dans la Hanse. C’était chose faite au milieu du XIVe siècle. En 1344, des marchandises appartenant à des Dinantais ayant été confisquées à la foire de Saint-Giles près de Wynton, ceux-ci protestèrent en se fondant sur les privilèges accordés aux mercatoribus Alemanie et eorum successoribus et en faisant valoir qu’ils étaient membres de la Gildehalla Theutonicorum. L’Alderman des marchands allemands certifia la vérité de ces allégations dans la chancellerie du roi et les denrées arrêtées furent rendues à leurs propriétaires[38]. Ainsi, dès 1344, les Dinantais passaient pour affiliés au comptoir hanséatique de Londres. Toutefois, la situation qu’ils y occupaient ne devait pas encore être bien déterminée, puisque la chancellerie royale n’en avait pas connaissance. Eux mêmes d’ailleurs ne pouvaient alléguer aucune preuve évidente de leur qualité de membres de la Gildehalla, puisqu’il fallut recourir à une enquête pour la constater.

À partir de ce moment, les textes attestant l’affiliation de Dinant à la Hanse deviennent nombreux. En 1354, le comptoir hanséatique de Londres certifie que Servais Gomant de Dinant n’est pas anglais mais « il demoert entre nous, comme marchant estraunge del hanse d’Allemayne »[39]. En 1366, une réclamation du maire de Londres contre Dinant est adressée à la Hanse[40]. À Cologne, un scribe du XIVe siècle écrit au dos d’un acte concernant notre ville : Dinant in der deutschen Hanse[41]. En 1437, le statut hanséatique de Londres mentionne Dinant après Cologne[42]. En 1465, le conseil de la ville écrit que « de 300 ans ci-devant et de si loing temps qu’il n’est escript ne memore du commencement, soit (à nous bons antecesseurs) concédé franchiese et liberté ou roialme d’Engleterre telle et sainblable que grant nombre des villes de la Hanse d’Allemaingne ont eu et ont au present ; laquelle franchiese, entre aultres choses, est telle que, par vertu d’icelle, tous ceulx de laditte ville qui sont ou seront hansiés, puellent mener touttes manieres de marchandieses, comme batterie, mercerie, grosserie et touttes autres denrees oudit roialme, pour icelles vendre et autres achater, et estre trop plus frans que ne soient les Englès en leur propre pays : car de ce que lesdis Englès paient à la gabelle du roy, de la libre 12 deniers, et autres estraingniers 15 deniers, lesdites villes de la Hanse, avec Dinant, ne paient de la libre que 3 deniers »[43]. La même année, au Hansetag de Hambourg, réuni pour terminer des difficultés qui s’étaient élevées entre les villes et le roi, les envoyés du marchand de Londres demandèrent conseil sur le fait de Dinant, « de am lande to Ludeke belegen und nicht in der hanse en is unde mert likenvol beschermet von demme kopmanne mit dem privilegien van der hanze. » Il fut répondu que la paix étant rétablie, Dinant devait, comme les autres villes, rentrer en possession de ses privilèges « der se denne nente herto to langen tiden gebruket hebben sunder insaghe, so dat se de besittinghe darane beschermet »[44]. L’année suivante, quand le marchand de Bruges proposa de faire interdire le commerce de la Hanse avec Anvers, il fît valoir, parmi les raisons qu’il mettait en avant, que cette interdiction ne porterait pas dommage à Dinant, puisque la guerre qu’elle soutenait alors avec le duc de Bourgogne l’empêchait d’envoyer ses marchandises dans ce port[45]. Plus tard, quand en 1471 Edouard IV accorda aux batteurs dinantais, qui après le sac de leur ville avaient trouvé accueil à Middelbourg, une confirmation du privilège de 1329, il ajouta qu’il renonçait à « certaine déclaration par nous faite contre les marchands Dinantais nagaires residens en nostre ville et cité de Londres, à cause du fait des Oosterlins, pour ce qu’ils estoient de la hanse d’Alemaigne »[46]. À la même époque, d’autres Dinantais refugiés à Huy, obtenaient des députés de la Hanse réunis à Lübeck, l’autorisation de continuer à jouir de leurs franchises en Angleterre[47]. La lettre qui fut rédigée alors rappelle que les koplude van Dynant ont toujours été en possession des « privilegie, unde vriiheide in deme rike van Engeland alse andere Dutsche koplude van der hanse. »

Après la reconstruction de la ville, nous retrouvons d’ailleurs ses marchands au Stalhof de Londres. Le 18 Juillet 1485, une supplique adressée par eux à Lübeck nous apprend que la reprise des hostilités entre l’Angleterre et la Hanse leur avait fait perdre 3362 livres sterling. Pour rester fidèles à la Hanse, ils avaient en effet, disent-ils, refusé de consentir à la proposition d’un arrangement particulier[48]. Peu après, au Hansetag de mars 1486, les Dinantais se plaignent de ce que les Anglais les inquiètent dans la jouissance de leurs privilèges[49]. L’année suivante, des textes très intéressants nous montrent que ces privilèges commençaient à être contestés par les chefs du comptoir hanséatique de Londres[50]. La ville se plaint en effet de ce que ceux-ci prétendent lui enlever le droit d’importer des draps fins sur le continent et ne veulent plus considérer ses bourgeois comme suos antiquos confratres ac similiter privilegiatos.

Nous ne savons quel fut le résultat de cette réclamation. Le Hansetag de 1487 ne décida rien et se borna à allouer à Dinant une indemnité de 1307 livres sterling pour les pertes qu’elle avait précédemment subies en Angleterre[51]. De l’année suivante, nous avons une attestation du conseil constatant que Jean Salmier est membre de la Hanse d’Angleterre[52]. Au xvie siècle, à l’époque de la décadence complète du comptoir hanséatique de Londres, Dinant nous apparaît encore occupée à maintenir des privilèges irrémédiablement condamnés à disparaître. En 1546, elle s’adresse à l’évêque de Liège pour obtenir son intervention en sa faveur auprès du roi d’Angleterre[53] et en 1596, nous la voyons encore rechercher aulcuns lettres et documents touchant la Hanse[54].

Cette mention est la dernière que nous connaissions et sans doute la dernière qui existe. Dinant, à la fin du XVIe siècle, avait complètement perdu son importance économique et ses marchands ne fréquentaient plus l’Angleterre. On peut juger de l’importance qu’y avaient eu leurs affaires au XIVe siècle, en constatant qu’elles avaient nécessité alors la construction d’un entrepôt à Blackwall qui, compris dès 1369 dans les bâtiments de Stalhof hanséatique, y conserva, jusqu’au grand incendie de Londres en 1666, le nom de Dinanter halle[55].

D’après ce qui précède, on peut se faire une idée assez exacte de la position de Dinant dans la Hanse. La ville est entrée, dès le XIVe siècle, dans cette puissante confédération, grâce à son commerce avec l’Angleterre et elle n’a joui des privilèges hanséatiques que dans ce pays. Elle était en quelque sorte un membre extérieur de la Hanse : ses députés n’ont jamais voté aux Hansetag. Mais, comme le dit le texte de 1465, si elle n’était pas in der hansze, elle était cependant likewol beschermet van demme kopmanne, mit den privilegien van der hansze.

Ces privilèges toutefois, elle semble ne les avoir acquis que par prescription et non par une concession formelle. Elle n’allégua jamais pour les défendre que la longue possession. qu’elle en avait et le Hansetag de 1465 ne les lui reconnut que parce que se de bezittinghe darane beschermet.

Au fur et à mesure que grandit son commerce, la ville, naturellement, grandit en proposition. Dès 1152, elle devait s’étendre déjà jusqu’auprès de Leffe et quarante ans plus tard Gislebert en parle comme d’un fortissimum oppidum multis hominibus populatum[56]. Le faubourg de Saint-Médard, au delà du pont, sur la rive gauche de la Meuse, existait au plus tard dès le commencement du XIIIe siècle et, vers la même date, le quartier de l’île était réuni à la ville. L’enceinte du côté septentrional dut être reculée dans la première moitié du xiiie siècle : en 1316, Leffe était atteinte par les travaux de défense. Au siècle suivant, Jacques du Clerq admire les faubourgs de Dinant enclos d’eau et fermés de bonnes murailles et forts comme une bonne ville[57].

À cette époque, Dinant comprenait dans ses murs onze paroisses, six hôpitaux, quatre béguinages, un couvent de frères mineurs et un de carmélites. Sur le pont s’élevait, depuis le commencement du xiiie siècle, une sorte de beffroi qui servait d’hôtel-de-ville ; au milieu du même siècle avait été construite l’admirable collégiale, preuve encore visible de la prospérité de la ville dès cette époque.

Il n’y a d’ailleurs qu’une voix chez les chroniqueurs pour reconnaître la richesse de Dinant et l’importance de son industrie. À la fin du xive siècle, les Gesta abbatum trudonensium la citent parmi les nobiles civitates de la Lotharingie[58]. Au xve siècle Philippe de Commines l’appelle ville très forte de sa grandeur et très riche, à cause d’une marchandise qu’ils faisoyent de ces ouvrages de cuivre qu’on appelle Dinanderie : qui sont en effect pots et poisles et choses semblables[59]. La bourgeoisie de laïens, dit le livre des trahisons de France[60], estoit d’anchienneté moult riche, jusques à ce jour auquel ils furent par lor orgueil et oultraige piteusement destruit, car tantost les biens meubles portatifs, comme vaisselle d’or et d’argent, de cœuvres, d’arrain et de laiton, dont ils estoient fort pourvus et de tous aultres vaisseaux, draps, linges, fers, plombs, aveucques toute autre chevance quelconque portative, tout fut ravy et transporté dehors. Henri de Merica constate de même que le butin des soldats bourguignons lors du sac de 1466 consistait in auro et argento ac multifaria suppellectili, quibus oppidum affluebat, erat enim domicilium institorum[61]. Theodericus Pauli rapporte que Dinant était dans l’évêché de Liège, après la cité, la ville la plus forte et la plus riche et que ses marchands étaient ditissimi et ubique famati[62]. Enfin, Jacques du Clercq avance qu’elle était la plus marchande et la plus riche ville, comme on disait, de par decha les mons[63].

Il ne sera pas sans intérêt, en présence de ces témoignages si formels, de jeter un coup d’œil sur la situation sociale de cette bourgeoisie si opulente et d’exposer rapidement la condition économique des trois membres de la ville : bourgeois, batteurs et métiers.

Les bourgeois d’enmi la ville nous apparaissent, au xve siècle, comme un groupe de propriétaires fonciers, c’est-à-dire de rentiers, analogues aux otiosi, aux ledichgangers des villes flamandes. À côté de familles fort anciennes, comme celle des A brebis dont les membres, dès le xiiie siècle, sont mentionnés comme échevins, ce patriciat comprenait des batteurs enrichis, des marchands, comme les Waudrechees, qui, après fortune faite, avaient renoncé au commerce et placé en terres leurs capitaux. À part les propriétés des églises et des hôpitaux, le sol urbain presque tout entier appartenait aux bourgeois et quelques uns d’entre eux avaient des domaines si considérables, qu’ils avaient nécessité l’établissement de cours foncières, devant lesquelles se passaient les actes relatifs à leurs maisons et à leurs courtils. Les bourgeois avaient droit au prédicat honorifique de maître ou de sire. Au xve siècle, certains d’entre eux, comme les Charpentier, s’étaient affiliés à la petite noblesse, enfin c’est exclusivement parmi eux que l’évêque choisissait le mayeur et les échevins de la ville.

La rue des bourgeois, au centre de la ville, était la plus belle de Dinant. À la veille du sac de 1466, c’est dans les maisons de Laurent A brebis et de Henri de Huy, « les deux plus puissants hommes d’avoir de toute la bourgeoisie », que vinrent loger Charles le Téméraire et le Seigneur de Fiennes. Des débris du mobilier de ces riches demeures, des objets de parures et de vaisselle d’or et d’argent étaient encore recueillis un mois après, dans les ruines fumantes de la malheureuse ville[64].

De même que la fortune des bourgeois reposait sur la propriété foncière, celle des batteurs reposait sur l’industrie. Ce puissant métier, comme on l’a déjà dit, fut l’instrument de la prospérité de Dinant, comme les drapiers furent l’instrument de la prospérité de Gand, de Bruges, d’Ypres et de Louvain. C’est eux qui donnaient à la ville ce caractère essentiellement industriel qui lui reconnaît Henri de Merica. Située dans une étroite vallée, en dehors des grandes routes du commerce, son importance économique ne pouvait se maintenir que pour autant que se maintint chez elle la fabrication dont elle avait, en quelque sorte, le monopole dans les Pays-Bas. Aussi se préoccupait-elle soigneusement des intérêts du métier des batteurs. En 1455, trois compagnons endettés ayant quitté furtivement la ville pour aller s’établir en Angleterre, le conseil prie l’évêque d’intervenir car « le fait de ladite baterie est une grant partie du gouvernement et sostenement de la ville et… s’ensi estoit que les deseurdits parvenissent à leur intencion d’astorer baterie oudit roialme d’Angleterre, seroit la diminucion et en partie destruction de ceste vostre ditte ville[65] ». Les statuts des batteurs, que tous les membres devaient jurer d’observer, prescrivaient d’ailleurs que nul ne pouvait « enlever baterie » hors de Dinant.

On applique aujourd’hui le nom de Dinanderies à des objets plus ou moins artistiques de cuivre ou de laiton. Il n’en était pas de même au moyen-âge. Ce nom désignait alors surtout, et c’est une preuve excellente de l’extrême importance de la fabrication dinantaise, des objets d’un usage courant : pots, chaudrons, bassins, etc.[66]. Ces produits, d’un placement facile et d’une vente assurée, occupaient par excellence l’industrie urbaine, en étaient pour ainsi dire l’alimentation régulière. On les fabriquait en grande quantité pour l’exportation, pour le marché étranger, surtout pour le marché anglais. La halle dinantaise de Londres en contenait toujours un stock considérable, appartenant aux grands marchands de la compagnie d’Angleterre. Ceux-ci remettaient aux artisans de la ville des commandes importantes, dont le prix n’était payé qu’après le placement fait à l’étranger.

Mais si la fabrication des chaudrons était la plus lucrative et la plus répandue, elle n’était cependant pas la seule qui fut pratiquée à Dinant. On peut dire que toutes les branches de l’industrie du cuivre, du laiton et de l’étain étaient représentées dans la ville. Le nom du métier des batteurs ne doit pas nous tromper : ses membres étaient de véritables ouvriers métallurgistes. L’emploi du cuivre, bien plus répandu au moyen-âge qu’il ne le fut depuis, explique d’ailleurs l’importance qu’ils avaient acquise. De leurs ateliers sortaient les objets les plus variés, depuis des plaques de tôle, des canons, des cloches et de grosses pièces de mécanique, jusqu a des éperons et des étriers[67]. Mais surtout, l’art industriel n’a pas eu de plus brillants représentants que les batteurs de Dinant au xive et au xve siècle. L’histoire a conservé les noms de certains d’entre eux et l’admirable lutrin de l’église de Tongres nous permet encore d’apprécier aujourd’hui l’habilité et la perfection de leur technique.

Il ne faut pas cependant, semble-t-il, aller jusqu’à considérer les batteurs dinantais comme de véritables artistes. Excellents praticiens, ils avaient poussé, aussi loin qu’il était possible, les procédés de leur industrie, mais ils ne paraissent pas avoir créé eux mêmes les modèles à la fois si riches, si gracieux et si ornementaux d’après lesquels ils travaillaient. Tout au moins savons nous qu’en 1378, deux lions de cuivre, fournis par un Dinantais à la ville de Malines, avaient été fondus d’après des maquettes sculptées par un artiste flamand : Henri van Blankenen[68]. Il n’en était ainsi d’ailleurs que pour les travaux importants et d’un caractère réellement artistique. Les petites images de métal, qui étaient un des objets de l’industrie courante et les ornements repoussées au marteau sur les chaudrons et les bassins de prix, étaient probablement exécutés au moyen de formes. En 1466, Jacques du Clercq évaluait la valeur de ces formes à 100,000 florins du Rhin. Toutefois, il est incontestable que les batteurs étaient autre chose que de simples chaudronniers ou de simples fondeurs. À l’époque de leur pleine décadence, en 1622, on exigeait encore d’eux comme chef d’œuvre de maîtrise, un Saint-Lambert ou un Saint Perpète, ou une paire de chandeliers d’église, une crane ou une cloche « pour ceux qui ne feront profession d’autre art[69]. »

Deux chartes, l’une de 1245, l’autre de 1411, nous permettent de nous faire une idée, malgré leur peu d’étendue, de la constitution du métier des batteurs[70]. D’après la première, quiconque veut entrer dans la frairie (fraternitas) doit payer un demi fierton et deux sous à vin s’il est bourgeois, deux marcs et cinq sous à vin s’il est étranger. Les frères qui composent le métier sont administrés par quatre maîtres, dont deux sont élus annuellement par eux et les deux autres par les échevins. Ces quatre maîtres exercent sur le métier une juridiction fixée par des statuts, établis par les frères, avec l’approbation des échevins. Ils ont le droit de pénétrer quand ils le veulent dans les maisons des batteurs pour s’assurer qu’il ne s’y trouve pas d’œuvres défendues. Les statuts du métier ne sont malheureusement pas parvenus jusqu’à nous. On n’en connaît que quelques stipulations isolées : l’interdiction du travail le samedi et pendant le mois d’Août, et l’obligation pour les frères de jurer de ne pas transporter la batterie dans une autre ville. La charte de 1411, qui fut donnée au métier après sa suppression à la suite de la bataille d’Othée, ne diffère pas essentiellement de celle de 1255[71]. Les quatre maîtres, sous le nom de mayeurs, y sont encore mentionnés. Chaque année ils sont élus par vingt maîtres du métier et prêtent serment devant l’échevinage. À côté d’eux, existent douze personnes, dont six sont nommées par les quatre mayeurs et six par les échevins. Mayeurs et XXII constituent la juridiction du métier qui n’est pas soumis, comme les autres corporations industrielles de la ville, au contrôle des eswardeurs.

La seule différence importante entre la charte de 1255 et celle de 1411, consiste dans la manière dont elles parlent des membres du métier. Dans la première, ceux-ci sont tous placés sur le même rang, tous sont frères. Dans la seconde, au contraire, apparaissent des maîtres et des compagnons. Les maîtres seuls, à proprement parler, constituent le métier. Seuls ils prennent part aux élections. Ils constituent un groupe soigneusement fermé : nul ne peut devenir maître s’il n’est fils de maître, né de mariage légitime.

Le métier des batteurs ne comprenait pas seulement des artisans. Plusieurs de ses membres, comme les de Loyer, les Godissart, les Hasart, les Salmier etc., étaient de riches marchands, que les textes cités plus haut nous montrent commerçant en Angleterre. Au xve siècle, ils formaient des compagnies commerciales, telles que la compagnie de France, celle des fleurs de lys et celle d’Angleterre, la plus importante de toutes. C’est pour eux que travaillaient la plus grande partie des batteurs dont ils exportaient les produits. Au xvie siècle, à l’époque de la décadence économique de la ville, un d’entre eux occupait encore ainsi plus de cent familles. Avec les bénéfices de la vente, ils achetaient en gros, en Angleterre, soit des laines, soit du cuir qu’ils avaient le droit d’importer ensuite à Dinant, sans devoir appartenir pour cela aux métiers qui mettaient en œuvre ces matières premières[72]. Ils jouissaient ainsi du privilège qui appartenait ailleurs aux membres des Gildes.

Les relations commerciales de ces marchands batteurs avec les pays du Nord et avec la Hanse avaient répandu dans la ville la connaissance des langues germaniques[73] et introduit sans doute, dans le vocabulaire industriel, beaucoup de mots d’origine allemande et anglaise[74]. C’est de là que sera venu aux Dinantais le sobriquet de cupères (cooper) par lequel les désignaient, dès le xve siècle, leurs ennemis namurois et qui leur est resté jusqu’aujourd’hui.

Tout l’argent des marchands batteurs n’était pas placé exclusivement dans le commerce. Ils savaient le faire valoir dans la ville même, soit en prenant à ferme la fermeté, la renterie ou la table marchande, soit en le prêtant à la communauté sous forme d’achat de rentes. Associés avec des bourgeois pour ces différentes opérations, ils rivalisaient d’autre part avec eux dans la fondation d’établissement charitables à Dinant. Au xive et au xve siècle, s’élevèrent grâce à eux, à côté du Grand hôpital et des Grands malades, qui existaient dès le xiiie siècle, des béguinages et des hospices dont nous avons encore en partie les actes de fondation. Tels furent, par exemple, le refuge que le bourgeois Jean Bonnechose institua, en 1393, dans sa propre maison, pour les pauvres passant par la ville[75] et l’hôpital de Saint-Jacques, que la veuve du batteur Jeanne de Mon construisit à ses frais en 1442[76].

Nous sommes moins bien renseignés sur la situation du troisième membre de la ville, les neuf métiers, que sur celle des bourgeois et des batteurs. Il semble, qu’au xve siècle, les neuf métiers aient perdu le caractère de corporations industrielles pour se transformer en unités politiques, comprenant chacune plusieurs métiers proprement dits. On avait intérêt, pour ne pas troubler le jeu des institutions urbaines, à maintenir le nombre ancien des corporations. Officiellement, il n’existait dans la ville que les métiers des febvres, des meuniers, des boulangers, des drapiers, des charpentiers, des maçons, des pécheurs, des naiveurs (bateliers) et des bouchers. En réalité, il y en avait beaucoup plus. En 1443, nous voyons le métier des drapiers, qui comprenait déjà celui des foulons, s’adjoindre en outre celui des parmentiers. L’acte qui fut dressé alors montre ces trois métiers élisant ensemble le juré que, comme corporation politique, ils avaient le droit d’envoyer au conseil et participant ensemble au service militaire[77]. En dehors de là, une pleine indépendance est laissée à chaque corporation : chacune conserve son mambourg et perçoit pour son compte les frais payés pour l’entrée dans le métier. Ainsi, l’unité politique qui s’appelait métier des drapiers, comprenait trois groupes distincts et autonomes d’artisans : les drapiers, les foulons et les parmentiers. C’est de la même manière qu’il faut comprendre la réunion en un seul corps des maçons et des merciers et des bouchers et tanneurs. Seuls les batteurs constituaient dans la ville une unité à la fois politique et économique.

Nous n’avons conservé, sur les petits métiers de Dinant, aucun document qui nous permette de nous faire une idée suffisante de leur organisation. À la différence des batteurs, ils semblent avoir élu, sans la participation de l’échevinage, leurs maîtres, mambourgs ou gouverneurs. En revanche, ils étaient soumis, pour tout ce qui touchait à la vente de leurs produits, à la juridiction des eswardeurs ou rewars du conseil.

La politique des trois membres de la ville répond absolument, au xve siècle, à leur situation sociale. En face des bourgeois et des batteurs, élément essentiellement conservateur, composé des gens qui « ont à perdre » comme dit le chroniqueur Jean de Stavelot, les neuf métiers apparaissent comme une démocratie turbulente et imprudente. Borgnet a montré comment ils se sont laissé entraîner dans la direction où la démagogie poussait Liège, à l’époque des grandes guerres avec les ducs de Bourgogne[78]. C’est leur radicalisme, leur entêtement, leurs folles bravades qui ont provoqué le sac de la ville par Charles le Téméraire en 1466. À la veille de la guerre, tandis que les bourgeois et les batteurs cherchent un terrain de conciliation, les neuf métiers repoussent toute idée d’accord. Ils font bannir, sous la pression de manifestations tumultueuses, les ambassadeurs coupables d’avoir porté au duc des propositions de paix. Après la catastrophe, Philippe le Bon reconnaît formellement[79] « que ceulx de la bourgeoisie et batrye de la dicte ville de Dignant ont despieça eu bon vouloir et affection envers nous et eussent voulentiers recouvré nostre grâce… se n’eust esté la résistence et empeschement au contraire de ceulx du menbre des mestiers. »

Toutefois, la catastrophe de 1466 a des causes plus profondes que la conduite insensée de la démocratie de la ville. Elle n’est, en somme, que le dénouement tragique d’une guerre économique qui commence au XIIIe siècle. Cette guerre, c’est celle de Dinant avec sa voisine namuroise : Bouvignes. Simple village sans importance jusqu’au commencement du XIIIe siècle, Bouvignes prit, à partir de cette époque et comme Dinant, grâce à l’industrie du cuivre, un développement rapide[80]. Désormais, des deux côtés, on ne pensa plus qu’à ruiner le concurrent, c’est-à-dire l’ennemi. Dès la fin du XIIIe siècle, Dinant empêche les bateaux d’arriver jusqu’à Bouvignes, en barrant le cours de la Meuse et exige des marchands qui viennent dans ses murs le serment de ne rien acheter chez son adversaire. Les difficultés toujours pendantes entre l’évêque de Liège et le comte de Namur, à propos des frontières respectives de leur territoire le long de la Meuse, transforment bientôt ces inimitiés privées en une guerre générale. Elle éclate en 1319 : le Namurois est ravagé par les troupes liégeoises et un siège en règle, mais infructueux, de Bouvignes, est entrepris. Au XVe siècle, la haine entre les deux villes atteint son maximum d’intensité. Bouvignes accueille dans ses murailles les bannis de Dinant : les meurtres et les attaques à main armée sont continuelles. En aval, la Meuse encombrée de grosses pierres ne laisse plus remonter les barques jusqu’à Dinant ; en amont, barrée par une chaîne de fer, elle les empêche de descendre jusqu’à Bouvignes. En 1430, Dinant entraîne de nouveau, contre le comté de Namur, toutes les forces du pays de Liège : pendant un mois, Bouvignes est assiégée. Mais on avait à faire, cette fois, à trop forte partie. Philippe le Bon venait d’acheter le comté de Namur et la paix se conclut au détriment des Liégeois. Les Dinantais furent condamnés à démolir la tour de Montorgueil bâtie par eux au XIVe siècle, et d’où ils faisaient pleuvoir sur Bouvignes des pierres et des boulets.

La guerre ne devait plus recommencer qu’en 1465. Quand les intrigues de Louis XI eurent poussé les Liégeois à attaquer le duc de Bourgogne, la faction démocratique de Dinant en profita pour recommencer ses attaques contre Bouvignes. Cette fois, la haine contre la ville ennemie s’était transformée en haine contre le duc son souverain. Les provocations, les injures, les bravades furent telles qu’il ne consentit pas à recevoir Dinant dans la paix qu’il conclut le 22 décembre 1456 avec les Liégeois. Le sort de la ville était décidé. Après un siège de quelques jours, elle fut prise, brûlée et démolie le 28 août 1466. Elle se releva de ses ruines après la mort de Charles le Téméraire, mais sa prospérité avait pour toujours disparu. Située en dehors des grandes routes commerciales, elle n’avait dû sa richesse qu’au développement étonnant de son industrie. L’interruption forcée de celle-ci, la ruine des bourgeois, la dispersion des batteurs à Huy, à Namur, à Middelbourg et en France, fut un coup mortel. Aujourd’hui, la petite ville tranquille qui, dans sa belle vallée, dort au bord de la Meuse ne rappelle plus rien de la vie et de la richesse d’autrefois. Comme après le sac de 1466 on peut encore dire en la voyant « ici fut Dinant. »



  1. Un excellent travail de M. Pinchart : Histoire de la Dinanderie et de la sculpture de métal en Belgique. Bullet. des comm. royales d’Art et d’Archéologie, t. XIII, a recueilli ces textes. Je ne puis admettre l’hypothèse émise par l’auteur que les Dinantais furent initiés aux secrets de l’art de la fonte par des artistes de l’Allemagne, p. 309.
  2. Pinchart, op. cit. p. 497.
  3. Charte de l’archevêque Adolphe de Cologne de 1203 citée plus bas.
  4. En 1249, les avoué, maire, échevins, jurés et douze maîtres des drapiers de Huy sont mentionnés ; Marschall et Bogaerts, Recueil des antiquités belgiques II, 45. Dans les émeutes hutoises de 1299 et 1300, les conservatores drappariae sont à la tête du mouvement démocratique, comme les batteurs en 1255 à Dinant. Hocsem, p. 33 ; Johannes Presbyter, p. 334-336. Huy était l’une des 17 villes de la hanse flamande de Londres. Warnkönig, I. P. J., p 86.
  5. Il est rappelé dans le privilège de 1171.
  6. V. tous ces textes dans Höhlbaum, Hansisches Urkundenbuch, t. I, n. 5, 22, 61, 86.
  7. Lamprecht, Skizzen zur Rheinischen Geschichte. p. 114.
  8. Höhlbaum, Hans. Urkb. III, n. 548. La confédération est seulement rappelée dans ce document qui est du milieu du XIVe siècle. Je suppose 1277 parce que l’on possède de cette année des traités entre Cologne et Liège : Lacomblet, Niederrh. Urkb. II, 410 ; entre Cologne et Huy : Ibid. et entre Cologne et Saint-Trond. Ibid.
  9. Höhlbaum, Ibid, n 546, 547.
  10. Cartul. I, p. 176. Höhlbaum, Mittheilungen aus dem Stadtarchiv. v. Köln, 9 Heft, p. 97. En 1359 Otto de Dinant est paniscissor à Cologne. Hans. Urkb. III, p. 470, n. Il y avait, aux archives de cette ville, une Lade où l’on conservait les documents relatifs à Liège, Dinant et St Trond. Ibid. p. 303, n.
  11. Pinchart, op. cit. 506. Joignez : Mémoires de la Soc. historique et littéraire de Tournai, t. XX, p. 286, 287, 361. Remacle, Inventaire du registre aux missives. Au musée de l’Académie de Bruges, un portrait par Pourbus, de 1551, représente la maison appelée Dinant, au coin de la rue Flamande et de la rue Fleur de blé.
  12. Le Grand d’Aussy : Histoire de la vie privée des Français, t. III, p. 403.
  13. Pinchart, op. cit. p. 309 n.
  14. Cartul. I, p. 174.
  15. Dehaisnes. Histoire de l’art dans la Flandre, l’Artois et le Hainaut avant le XVe siècle, p. 497, 498.
  16. Cartul. I, n. 62.
  17. Remacle : Inventaire du registre aux missives.
  18. Höhlbaum Hans. Urkb. I, n. 432. Dinant apparaît dans ce texte comme le centre de fabrication par excellence, des objets en cuivre… si plures sint (cacabus, vel pelvis vel olla cuprea) in uno ligamine facto apud Dinant vel alibi ui fieri soient… Ajoutez : Gilliodts v. Severen, Inventaire des archives de Bruges, II, p. 226.
  19. Höhlbaum : Hans. Urkb. t. II, n. 11.
  20. Ibid. n. 463.
  21. Ibid. n. 603.
  22. Ibid. n. 637, t. III, n. 39, 42, 264.
  23. Gilliodts V. Severen, Inventaire des archives de Bruges, t. II, p. 184.
  24. Recesse und andere Akten der Hansetage von 1256-1150, t. III, n. 319.
  25. Remacle, Inventaire.
  26. Cartul, II, n. 70.
  27. Cartul, II, n. 80.
  28. Cartul, II, n. 95.
  29. Delmarmol, Dinant, art, histoire et généalogie, p. 13.
  30. En 1487, Dinant remontre au Hansetag de Lübeck : plus in transportando stanno Anglicane usi sumus, quod duabus viis nobis comodi est, in vendicione in cismarinis partibus scilicet et at mitigandam cupri ariditatem in patellis et lebetibus fiendis. Item per cambium multum usi sumus remittere pecunias provenientes ex nostris venditis mercibus in regno Anglie, plus quam in pannis, eo quod semper opus est nobis promptis pecuniis, tam ad cuprum emendum ad operarios patellorum solvendos et ad ceteras res illis necessarias. Nihilominus tamen quocienscumque nobis visum fuit utile aut proficuum in pannis emendis, emimus et transmisimus ad Brabanciam et patriam vel alibi, ubi plus valebant… Schaefer, Hanseresse von 1477-1530 t. II, p. 103.
  31. Cartul. II, n. 160.
  32. Dehaisnes, op. cit. p. 455, 511.
  33. Pinchart. op, cit. p. 512.
  34. Le développement tardif de la draperie à Dinant ressort de ce fait que le jet du banquet plaçait les drapiers dans une situation différente de celle des autres artisans.
  35. Sattler, Handelsrechnungen des deutschen Ordens, pp. 268, 328, 337 338, 422, 427, 435.
  36. Sur la situation de Dinant dans la Hanse, v. Lappenberg, Urkundliche Geschichte des Hansischen Stahlhofes zu London p. 35. La carte de la Hanse dans l’atlas historique de Droysen-Andree, indique à tort Dinant comme siège d’un simple comptoir hanséatique.
  37. Höhlbaum, Hans. Urkb. II, n. 482, III, n. 94, 233, 264, 330, 446.
  38. Ibid. III, n. 39, 42.
  39. Ibid. III, n. 684.
  40. Koppmann, Recesse und andere Akten der Hansetage. III, n. 319.
  41. Höhlbaum, Hans. Urkb. III, p. 303, n.
  42. Lappenberg, op. cit. p. 35.
  43. Cartul. II, n. 95.
  44. Von der Ropp. Hanscrecesse von 1431-1476, t. V, p. 500.
  45. Ibid. p. 586.
  46. Cartul. II, n. 163 : 1471 février.
  47. Cartul. II, n. 164, avec traduction française.
  48. Schaefer, Hanserecesse von 1477-1530, t. I, 560. Cartul. n. 200, avec traduction française.
  49. Schaefer, Ibid. t. II, n. 26, 523, 53, 55.
  50. Ibid. n. 111 et 160.
  51. Ibid. n. 163. Ce chiffre est très élevé relativement aux indemnités suivantes accordées à d’autres villes : Duisbourg, 139 ll., Nimègue 160, Deventer 142, Dortmund 233, Munster 97, Lubeck 940, Campen 21, Dantzig 271, Hambourg 839.
  52. Cartul., III, n. 221.
  53. Cartul., III, n. 324.
  54. Ibid. p. 314, n.
  55. Lappenberg, loc. cit.
  56. Gisleberti Chron. Hanon. ed. Arndt ad usum scholorum p. 266.
  57. Jacques du Clercq ed. de Reiffenberg IV, 271.
  58. Gest. abb. Trud. ed. de Borman II, 116.
  59. Mémoires de Ph. de C. l. II, ch. 1.
  60. Ed. Kervyn de Lettenhove, Chroniques relatives à l’histoire de Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne II, 257.
  61. H. de Merica ed. De Ram, Documents relatifs aux troubles du pays de Liège p. 159.
  62. Theod. Pauli ed. Kervyn, op. cit. p. 218.
  63. Op. cit. 281.
  64. Cartul. II, n. 160.
  65. Cartul. II, n. 80.
  66. Cf. le texte de Philippe de Commines, p. 103.
  67. Pinchart, op. cit. passim ; Dehaisnes, loc. cit.
  68. Pinchart, p. 516.
  69. Édits, 2me série III, p. 26.
  70. Cartul. I, n. 15, 49.
  71. Après la bataille d’Othée, tous les métiers furent supprimés dans les villes liégeoises. Ils ne furent rétablis qu’en 1413 : le fait que celui des batteurs de Dinant le fut dès 1411 permet de conclure à son importance exceptionnelle.
  72. Cartul. III.
  73. Colard de Loyer par exemple savait l’Allemand.
  74. Au xive et au xve siècle, plusieurs mots flamands étaient employés dans le pays de Liège pour désigner soit des marchandises, soit des fonctions, etc. Tels sont par exemple : Sterkwein, Speelhuus, Bouwmeester, etc.
  75. Cartul. I, n. 40.
  76. Cartul, I, n. 38.
  77. Cartul. I, n. 59.
  78. Le sac de Dinant par Charles le Téméraire dans Annales de la Société Archéologique de Namur 1853, pp. 1-92.
  79. Cartul. II, p. 294.
  80. Sur Bouvignes v. la préface de Borgnet à son Cartulaire de la commune de Bouvignes.