Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII

LA NUIT. — MOUVEMENT DU QUARTIER SAINT-MARTIN (GRAVILLIERS, ARCIS) CONTRE RORESPIERRE. IL REFUSE D’AUTORISER L’INSURRECTION.


La Commune pouvait reprendre force au matin. — La rue Saint-Martin s’ébranle. — Léonard Bourdon, Dulac, Merda. — Situation de la Commune. — Robespierre refuse d’autoriser l’insurrection.

Les représentants, à force de courir les sections, parvinrent, dans toute la nuit, à ramasser et réunir à peu près dix-huit cents hommes dans le Carrousel. Peu à peu on les alignait sur le quai.

Pourquoi ne marchait-on pas ? Parce qu’on comptait sur le temps, sur l’effet de la mise hors la loi, parce qu’on craignait peut-être, si l’on commençait à tirer sur l’Hôtel de Ville, que le faubourg, ému par le bruit du canon et décidément réveillé, ne sortît de la neutralité, ne descendît pour Robespierre.

Quand on songe combien le faubourg, les Jacobins, les patriotes en général, semblèrent robespierristes plus tard, on est tenté de croire que beaucoup ceux qui restèrent inactifs au 9 thermidor eussent fini par se décider, si le nœud n’eût été tranché brusquement.

Il était très vraisemblable qu’au matin, l’Hôtel de Ville se trouverait beaucoup moins faible qu’il ne l’était en pleine nuit. Je doute de ce qu’on raconte de son abandon définitif. Plusieurs de ses défenseurs s’étaient éloignés, par ennui de ne point recevoir d’ordre ou pour aller voir leurs familles, mais ils seraient revenus. Si l’on eût tiré au matin, comme allait le faire Barras, le bâtiment très massif eût résisté quelques heures. La canonnade retentissante eût peut-être éveillé Paris. Qui peut dire quelle eût été l’émotion des cœurs dévoués, quand, le tocsin se faisant entendre, la voix lugubre du canon leur eût marqué, coup par coup, les cruels progrès de l’assassinat, les pas que faisait vers la mort cet homme qu’ils adoraient et qui était là délaissé ?… N’était-il pas trop probable que, libres des terreurs de la huit, ne pouvant, devant le jour, endurer leur propre honte, ils viendraient désespérés prendre les assiégeants par derrière et les assiéger à leur tour ?

Le nœud fut tranché par un coup imprévu que ni les uns ni les autres n’avaient préparé.

L’Assemblée avait envoyé Léonard Bourdon, Legendre et un autre pour réveiller les sections. Ils se rendirent d’abord aux marchés, à la Halle-au-Blé, d’où les deux derniers, suivant la rue Saint-Honoré, allèrent fermer les Jacobins ; Léonard Bourdon suivit les rues des Arcis et Saint-Martin, el alla jusque chez lui, à sa section des Gravilliers.

Ce quartier et celui des Arcis (haute et basse rue Saint-Martin), outre le petit commerçant, contiennent en nombre infini l’élément spécialement révolutionnaire et socialiste, le libre ouvrier, celui qui travaille chez lui, le petit fabricant en chambre. Le pouvoir, en y renouvelant et nommant d’autorité les comités révolutionnaires qui menaient ces sections, croyait les tenir. Il n’en avait pas arraché la mémoire de leur tribun, de leur apôtre. La rue Aumaire où vécut Roux, les Filles-Dieu où prêchait Chaumette, étaient hantées de leurs ombres.

Les petites sociétés du quartier, proscrites par les Jacobins, subsistaient-elles en dessous ? Je le croirais. Le Comité de salut public y avait toujours l’œil et redoutait ces bas-fonds d’où peut-être vint son salut et le mouvement décisif contre Robespierre.

Quinze jours avant le 9 thermidor, le Comité ordonne encore au maire d’arrêter le lieutenant d’une compagnie des Gravilliers (Registres du Comité de salut public, 23 messidor).

Il ne faut pas s’étonner si Léonard Bourdon, au milieu de la froideur générale, trouva là des éléments de vive et solide haine dont il sut tirer parti.

Lui-même, un pédant ridicule, il n’avait aucune action. Mais Robespierre le haïssait, comme un débris de Chaumette. Et cela seul le rendait populaire aux Gravilliers.

Le comité de cette section était allé à la Commime. Ce fut encore une raison pour qu’elle se déclarât contre la Commune. Elle fit marcher ses chefs, son commandant, qui, se souciant peu de se compromettre, partit, il est vrai, mais eut soin de ne pas avoir de cartouches. N’importe, ce mouvement des Gravilliers et des populeux affluents de la grande rue Saint-Martin devait avoir un effet décisif.

Léonard Bourdon et le commandant à la tête de cette colonne suivirent la rue dans toute sa longueur, jusqu’à la rivière, et hasardèrent d’approcher l’Hôtel de Ville.

Le jeune gendarme Merda, qui était avec eux, se donne ici, dans sa narration, le rôle principal ; chose bien peu vraisemblable qu’un garçon de cet âge ait dirigé, combiné. Pour frapper, à la bonne heure ! On peut le croire sans difficulté sur ce dernier point.

Il était personnellement intéressé à la chose. Il avait failli périr pour avoir arrêté Henriot. S’il réussissait encore à arrêter Robespierre, qu’arriverait-il ? Que Robespierre prisonnier, jugé, plus fort que jamais, ferait fusiller Merda.

Donc il fallait le tuer.

Tel dut être son raisonnement. Et, s’il ne sut pas le faire, quelqu’un le lui fit.

Et qui ? Ce Dulac, sans doute, ce mouchard, intime ami de Tallien, qui se trouva là à point.

Dulac n’a pas manqué de dire que c’était lui qui, à coups de hache, avait enfoncé les portes (qui étaient ouvertes), et qu’il avait tout fini. Je le crois, mais, dans ce sens, il poussa le meurtrier.

L’heure était très bien choisie. Les Parisiens, qui n’aiment pas à découcher, s’étaient dispersés la plupart pour prendre un moment de repos. Plusieurs se lassaient d’attendre les ordres. Plusieurs étaient effrayés de la mise hors la loi. La colonne des Gravilliers, arrivant devant Saint-Merri, rencontra des canonniers qui quittaient la Grève. Cette place restait solitaire et quasi abandonnée.

Il fut convenu que Léonard Bourdon et le centre de la colonne iraient jusqu’au pont Notre-Dame, que les hommes des Gravilliers, qui faisaient l’avant-garde, pousseraient jusqu’à la Grève, et que Merda, s’il pouvait, avec les gendarmes, monterait dans l’Hôtel de Ville.

On y était fort divisé. Saint-Just, Couthon, Coffinhal, presque tous voulaient agir. Robespierre voulait attendre. Et, quoi qu’on ait dit, il avait quelques raisons de son côté. Changer de rôle, commencer une guerre contre la Loi, n’était-ce pas en ce moment effacer toute sa vie, biffer de sa propre main l’idée dont il avait vécu, qui faisait toute sa force ?… D’autre part, avoir écrit à Couthon de venir, avoir entraîné tant d’amis en ce péril !… « Nous n’avons donc plus qu’à mourir ? » dit Couthon. Cette parole sembla l’ébranler un moment. Il prit une feuille au timbre de la Commune qui portait déjà tout écrit un appel à l’insurrection, et d’une lente écriture, à main posée, il écrivit trois lettres qu’on voit encore : « Rob… » Mais, arrivé là sa conscience réclama, il jeta la plume.

« Écris donc, lui disait-on. — Mais au nom de qui ? »

C’est par ce mot qu’il assura sa perte, mais son salut aussi dans l’histoire, dans l’avenir.

Il mourut un grand citoyen.