Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 7

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CHAPITRE VII

LA NUIT. — NEUTRALITÉ DE PARIS EN GÉNÉRAL ET DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE. — LES ENRAGÉS SE RÉVEILLÈRENT-ILS ?


Cause de l’inaction générale. — Rancune des enragés et des hébertistes. — Initiative de l'Homme-Armé, de la Cité, de la rue Saint-Martin. — Neutralité du faubourg Saint-Antoine. — Conflits du faubourg Saint-Marceau. — Fluctuation des sections.


Un phénomène singulier, qu’aucun des partis n’attendait, apparut dans cette nuit : la neutralité de Paris.

Ce qui se mit en mouvement, ou dans un sens ou dans l’autre, était une partie imperceptible de cette grande population.

On aurait pu le prévoir. Depuis cinq mois, la vie publique y était anéantie. Partout les élections avaient été supprimées. Les assemblées générales des sections étaient mortes, et tout le pouvoir avait passé à leurs comités révolutionnaires, qui eux-mêmes n’étant plus élus, mais de simples fonctionnaires nommés par l’autorité, n’avaient pas grande vie non plus.

Tranchons le mot : on avait assommé Paris, si vivant du temps de Chaumette. Il n’était pas aisé de croire que les uns ou les autres le ressusciteraient en une nuit.

Les chefs le sentaient. Ils semblaient n’avoir à offrir aux leurs que des encouragements à la patience.

À dix heures, Collot disait, dans le fauteuil de la Convention : « Sachons mourir à notre poste. »

Et plus tard, Robespierre disait à Couthon, arrivé à la Commune : a Sachons supporter notre sort. »

D’où venait cet isolement ? De la lassitude sans doute, de l’ennui universel, de la cherté des vivres. La moisson était admirable, mais elle était encore sur pied. La Commune, large et généreuse pour les indigents, n’en avait pas moins mécontenté les masses, en déclarant que la question des subsistances ne la regardait plus, tandis que l’ancienne Commune en avait toujours fait sa principale affaire. Les nouvelles autorités avaient encore ce défaut : elles attristaient Paris. Elles venaient de défendre les petits jeux de place, les bateleurs, chanteurs, banquistes, etc. Elles avaient blâmé, empêché les repas publics dans les rues, le mélange des riches et des pauvres.

Enfin, et c’était le plus grand grief, le 5 thermidor, la Commune avait fait dans les quarante-huit sections par quarante-huit de ses membres la proclamation, peu agréable, du maximum qui limitait le salaire des ouvriers[1].

Quelle serait l’attitude des sections ? Problème infiniment complexe. Là, l’intrigue pouvait moins. Un Fouché avait bien pu, en groupant les haines, faire un schisme dans les Jacobins, les neutraliser. Un Tallien, un Bourdon (de l’Oise), avaient pu, dans l’Assemblée, tenter la droite et la séduire, créer une majorité contre Robespierre. Mais, sur le vaste théâtre des sections, il était bien plus difficile d’agir. Le plus probable était qu’elles ne bougeraient ni dans un sens ni dans l’autre. C’est ce qui arriva réellement pour la grande majorité.

Si les choses se passaient ainsi, les robespierristes avaient cause gagnée. Quoiqu’en minorité minime, ils faisaient un groupe fortement lié d’idées, d’intérêts ; ils avaient un drapeau vivant. Ils ne pouvaient manquer au jour de se reconnaître et de se serrer, d’agir ensemble et de vaincre. C’est ce que sans doute pensait Robespierre, et qui se fût vérifié, si un élément imprévu n’eût compliqué la question. La Convention agît tard. À dix heures, au moment où Collot lui disait : « Sachons mourir», sans rien proposer, un député inconnu, Beaupré, prit l’initiative, demanda et fît voter la création d’une commission de défense, laquelle n’agit pas elle-même, mais remua les Comités. Ceux-ci proposèrent de nommer un général, Barras, collègue de Fréron à Toulon, puis de mettre hors la loi ceux qui se seraient soustraits à l’arrestation. Voulland, seul et en son nom, exigea, obtint que Robespierre nominativement, fût mis hors la loi.

Barras, général sans armée, ne donna aucun ordre, ne fît rien que quelques reconnaissances autour des Tuileries. Des représentants s’assurèrent de l’Ecole de Mars, d’autres coururent les sections. Bien reçus, mais généralement n’y trouvant presque personne, ici un comité révolutionnaire, là un comité civil, ailleurs une soi-disant assemblée générale, à peu près déserte. Les envoyés de la Commune n’avaient pas meilleure chance. Les députations et les torches allaient, venaient, se croisaient. Les Parisiens restaient dans leurs lits.

Ne restait-il donc rien du parti hébertiste si ter rible en 1793, si nombreux encore en mars, quand Robespierre l’étouffa ? Les disciples de Chaumette et Clootz, l’église de la Raison avait-elle disparu dans ces vastes et profonds quartiers de l’industrie parisienne qui, au jardin des Filles-Dieu, aimaient tant à écouter les sermons d’Anaxagoras ? Ceux qu’on appelait enfin enragés, anarchistes, partisans des lois agraires, etc., ceux qui, en juin 1793, semblaient tellement redoutables qu’ils décidèrent Robespierre à s’aider contre eux d’Hébert, ceux qu’on poursuivait encore en prairial 1794, au jardin des Tuileries, ne firent-ils rien en thermidor ? On se rappelle les tréteaux de Varlet, les furies du Lyonnais Leclerc, amant de Rose Lacombe[2], les témérités de Jacques Roux contre la Montagne, comment Robespierre détruisit l’Ombre de Marat, que rédigeaient Roux et Leclerc. Ce dernier a disparu. Varlet, presque toujours en prison, y est sans doute encore. Pour Jacques Roux, on a vu sa mort tragique en janvier. Mais n’ont-ils laissé nul ami, nul disciple, nul vengeur ?

Rappelons-nous les sections où ces hommes eurent influence[3]. Nous verrons ensuite quel fut leur rôle dans la journée décisive.

Les Gravilliers (quartier de la haute rue Saint-Martin, la plus éloignée de la Seine) furent le théâtre de Jacques Roux. Ils furent aussi celui des prédications de Chaumette ; son acolyte zélé, Léonard Bourdon, avait dans cette section, à Saint-Martin (aujourd’hui Conservatoire des arts et métiers), son école des enfants de la Patrie.

Les Arcis (basse rue Saint-Martin, près de la Seine) paraissent avoir adopté une idée communiste de Roux, celle des greniers communs ; ils proposèrent à la Commune de mettre cette idée en pratique. Et c’est pour cela, sans nul doute, qu’on brisa arbitrairement et renouvela leur comité révolutionnaire.

La Cité, point central de Paris, d’où partit le 31 mai, section très nécessiteuse, était fortement dominée par la question des subsistances. C’est d’elle qu’était sortie l’idée des banquets fraternels, qu’étouffèrent les robespierristes. Elle suivait l’influence de Dobsent et de Vaneck, hommes du 31 mai. Vaneck, homme secondaire avant Thermidor, joue après un grand rôle populaire ; c’est lui qui parle à la tête du peuple dans le mouvement de famine qui épouvanta la Convention en germinal an III.

La section Montmartre avait pour principal meneur un autre homme du 31 mai, le métallurgiste Hassenfratz, homme de fer, homme de forge, puissant sur les ouvriers. Depuis, professeur au Collège de France, il a été destitué en 1815.

Ces quatre sections néanmoins, dans leur opposition aux robespierristes, furent précédées par celle de l'Homme-Armé. Et celle-ci entraîna sa voisine, la section de la Maison-Commune, où étaient la Grève même et l’Hôtel de Ville ; de sorte que la Commune, à l’Hôtel de Ville, s’y trouva de bonne heure comme dans une île. Tout autour, les misérables rues de la Mortellerie et autres, quartier de famine, s’il en fut, étaient apparemment irritées par la cherté des vivres.

Tallien demeurait rue de la Perle, au Marais, précisément à la limite de la section de l’Homme-Armé. C’est lui très probablement qui, à huit ou neuf heures du soir, pendant que Robespierre était encore à l’hôtel de la police et de la mairie, fît savoir dans cette section : « Que la Convention était en grand danger, que la municipalité voulait se mettre au-dessus de l’Assemblée nationale, qu’elle donnait asile aux individus décrétés d’arrestation. » La section, convoquée bruyamment à son de caisse, décida que ses canons, qui, ce jour-là, étaient à la trésorerie, seraient envoyés à l’Assemblée. Elle prit la première initiative contre la Commune, se chargea de courir de quartier en quartier et d’éclairer les quarante-sept autres sections de Paris.

La Cité fut moins active, mais son inaction, sa neutralité, eurent des résultats plus décisifs encore. Robespierre, à la police, ne put, comme on a vu plus haut, obtenir que le commandant de la section le prît sous sa sauvegarde. Et quand la Commune l’eut tiré de la Police et l’eut dans son sein, elle ne put obtenir que la Cité appelât Paris à son secours, qu’elle sonnât au Bourdon de Notre-Dame le tocsin de l’insurrection. Il lui fallut se contenter du petit tocsin de clochette qui sonnait à l’Hôtel de Ville, attestant par ce faible son qu’on n’était pas maître des tours dont la voix grave avait tellement ébranlé les cœurs aux grandes journées populaires.

Les Arcis, si voisins de la Grève et littéralement à deux pas, avaient décidé d’abord qu’une députation les tiendrait en rapport avec la Commune. Cette députation revint dire : « Que la Commune lui semblait aller contre les principes. » Alors les Arcis, sans ménagement, non contents de fermer l’oreille aux officiers municipaux, qui leur venaient de l’Hôtel de Ville, les firent arrêter, leur disant avec rudesse : « Comment restez-vous décorés de l’écharpe municipale, vous qui venez nous proposer de marcher contre la loi ? »

Les Arcis ne s’en tinrent pas là. Non contents d’une première députation aux quarante-sept sections, ils leur en envoyèrent une seconde immédiatement pour les engager à arrêter de même les messagers de la Commune.

Les Gravilliers se prononcèrent plus énergiquement encore et formèrent l’avant-garde contre la Commune.

Pour résumer, ces sections, qu’on avait appelées anarchistes (et qui réellement contenaient un premier levain de socialisme), se montrèrent précisément les plus zélées contre Robespierre. Ce qui s’explique aisément, quand on se rappelle la guerre qu’il fit à leurs chefs.

Une cause d’irritation dans ces sections et d’autres, dont les comités avaient été renouvelés par l’autorité supérieure et nommés sans élection, c’était l’opposition de ces comités imposés par le pouvoir et des anciens meneurs populaires, hébertistes ou enragés.

Plusieurs de ces comités allèrent joindre Robespierre, et justement pour cela leur section se déclara contre.

Au Luxembourg (Mucius Scaevola), ancien centre d’Hébert et Vincent, les autorités envoyèrent à la Commune ; mais l’assemblée générale de la section, invitée à lever la séance, déclara qu’elle resterait réunie pour attendre les ordres de la Convention.

À voir à l’Hôtel de Ville tel comité du faubourg Saint-Antoine, on l’aurait cru décidément déclaré pour la Commune. C’était le contraire. Nous avons vu les causes diverses de son mécontentement.

De ses trois sections, deux, Montreuil et Popincourt, pendant que leurs comités allaient à la Commune, adhérèrent à l’adresse que promenait l’Homme-Armé et déclarèrent qu’ils n’avaient de boussole que la Convention.

La troisième section du faubourg, celle des Quinze-Vingts, écrivit à l’Assemblée : « Qu’elle attendait, sous les armes, la connaissance des motifs qui causaient le rassemblement, protestant ne connaître personne que la République », c’est-à-dire ne voulant combattre pour aucun individu.

Des deux sections du faubourg Saint-Marceau, celle du Jardin-des-Plantes (ou des Sans-Culottes) était celle d’Henriot. Elle se déclara pour lui, sans nul doute. Nous avons perdu ses procès-verbaux. Ses colonnes étaient en marche ; on les empêcha d’arriver à temps, en les amusant de la fable d’un complot royaliste de Robespierre.

L’autre section Saint-Marceau (celle des Gobelins ou du Finistère) fut le théâtre du plus violent conflit qui peut-être eut lieu cette nuit. Le comité révolutionnaire de la section s’étant déclaré pour la Convention, ainsi que le commandant de la garde nationale, un membre de la Commune les mit hardiment en arrestation. Mais l’assemblée générale, indignée, mit elle-même en arrestation ce membre de la Commune.

Pour résumer, le faubourg Saint-Marceau n’agit pas plus cette nuit que le faubourg Saint-Antoine.

Peu, très peu de sections prirent une forte initiative.

L’Observatoire fut fixe, invariable pour Robespierre.

Le Pont-Neuf, au contraire, arrêta le général nommé par la Commune dans l’absence d’Henriot et tint ses canons en batterie pour empêcher la communication des deux rives. La Place-Vendôme (les Piques), section de Robespierre, lui fut si hostile qu’elle brûla sans les lire les lettres de la Commune.

Quelques autres sections arrêtèrent les messagers qu’elle envoyait. Beaucoup flottèrent ou se partagèrent. Plusieurs changeaient d’heure en heure, selon les éléments nouveaux qui survenaient dans leur mobile assemblée[4].

  1. Archives de la préfecture de la Seine, registres du Conseil général, thermidor.
  2. Rose Lacombe, brillante et terrible dans la nuit du 31 mai, ne parlant que de massacre, avait, peu de mois après, molli, voulu sauver des hommes. On lui ferme bientôt son théâtre, la société des femmes révolutionnaires. En mars, quand elle voit l’orage gronder dans les discours de Saint-Just, elle part et se fait actrice à Dunkerque. En Thermidor, elle est marchande à la porte des prisons, position lucrative, qui, par la connivence des geôliers, permettait de vendre à tout prix. Sans doute elle s’était amendée, soumise aux robespierristes.
  3. Ce qui suit ressort d’une étude sérieuse et complète des Procès-verbaux des sections conservés aux archives de la Préfecture de police.
  4. Il nous manque les procès-verbaux de dix-sept sections, mais nous savons par ceux des autres le parti que plusieurs des sections voisines suivirent : Panthéon, Beaurepaire (Thermes), Croix-Rouge, Contrat Social (Postes), Jardin-des-Plantes, Grenelle, Invalides, Ile-Saint-Louis, et sur la rive droite : Maison-Commune, Bonne-Nouvelle, Lepelletier, Roule, Tuileries, Ponceau, Mont-Blanc, Halle-au-Blé, Butte-des-Moulins. (Archives de la Préfecture de police.) De ces dix-sept sections dont les procès-verbaux ont disparu, sept sont les sections les plus riches de Paris, deux sont extrêmement pauvres.