Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 14

(Vol 5p. 429-491).

CHAPITRE XIV.


Question d’Orient : — Mahmoud et Méhémet-Ali en présence. — Situation respective des cinq grandes Puissances relativement à Constantinople et à Alexandrie. — Préparatifs de guerre en Syrie. — Passage de l’Euphrate. — Apparente modération du vice-roi. — Commencement de la campagne diplomatique. — Fautes commises par les ministres du 12 mai. — Bataille de Nezib. — Ibrahim arrêté par la France au pied du Taurus. — Mort du sultan Mahmoud. — Jugement sur son règne. — Débats parlementaires sur la question d’Orient. — Le Cabinet français invite tous les Cabinets à garantir en commun l’intégrité de l’empire ottoman. — Concert européen. — Manœuvres diplomatiques de l’Angleterre. — Imprudences réitérées du gouvernement français. — Défection de la flotte ottomane. — Note du 27 juillet coupant court à un arrangement direct entre la Porte et Mehmet-Ali. — La note du 27 juillet désapprouvée par la Russie. — Maladie de M. de Metternich. — Efforts de lord Palmerston contre le vice-roi mesures coercitives proposées. — L’Angleterre et la Russie se rapprochent. — M. de Brunnow à Londres. — Le ministère français se déclare pour le vice-roi. — Ligue contre la France. M. Sebastiani représentant d’une politique occulte. — Discours de M. Thiers sur l’alliance anglaise. Dotation du duc de Nemours rejetée. — Chute du ministère du 12 mai.


L’Orient retentissait alors du bruit des armes. Deux hommes s’en disputaient l’empire et tenaient l’Europe attentive leur querelle.

Le sultan Mahmoud brûlait d& reprendre violemment la Syrie au vainqueur de Koniah. Méhémet-Ali prétendait obtenir, fût-ce par l’épée, la possession héréditaire de la Syrie et de l’Egypte. De part et d’autre la passion était immense, l’orgueil égal.

Seulement, Méhémet-Ali dissimulait. Devant les envoyés du sultan, son langage était celui d’un vassal. Avec quelle ardeur, si Alexandrie ne l’eût retenu invinciblement, il serait allé à Constantinople se prosterner devant son auguste maître ! avec quelle joie il aurait porté à ses lèvres le bord du manteau impérial ! Mais sous cette affectation de respect le vice-roi d’Egypte ne faisait que cacher son ambition et les secrets de sa haine. Vieillard septuagénaire, il entendait que son œuvre lui survécût dans ses enfants. Ce qu’il désirait, d’ailleurs, il se sentait assez fort pour le prendre. Un signe de lui… et ses vaisseaux partaient du port d’Alexandrie, tandis qu’Ibrahim franchissait le Taurus. Mais l’Europe l’arrêtait, l’Europe pesait sur lui. Déjà, en 1834, il avait osé dire à la France, à l’Angleterre et à l’Autriche : « La Russie possède à demi l’empire ottoman ; sous prétexte de le protéger, elle le couvre, et en le couvrant elle l’opprime. Qu’on la laisse mener à fin l’asservissement de Constantinople, et c’en est fait de la liberté universelle : la Russie devient un colosse qui, debout entre la mer Noire et la Méditerranée, fera pencher l’univers à droite, à gauche, selon sa fantaisie. Le permettrez-vous ? Eh bien, moi Turc, je vous propose, à vous, gardiens de la civilisation en péril, une croisade qui sauvera l’empire ottoman et l’Europe. Je leverai l’étendard, je mettrai à votre disposition mon armée, ma flotte, mon trésor, je serai l’avant-garde. Et, pour prix de mon dévouement, je ne demande que la consécration de mon indépendance comme souverain. » Le plan était gigantesque : il fut vivement repoussé par les trois Cours que Méhémet-Ali voulait rendre solidaires de sa fortune. Plus tard, en 1838, et après des négociations directes, mais infructueuses, avec le sultan, le vice-roi fit auprès des Puissances européennes une seconde tentative. Il ne proposait plus cette fois un vaste embrasement, il faisait remarquer, au contraire, que le meilleur moyen d’assurer la paix était de déclarer le pachalik d’Egypte indépendant ou du moins héréditaire sans quoi l’Orient restait un foyer d’où pouvait à chaque instant partir l’étincelle qui mettrait le feu au monde. L’Europe fut inflexible. Alors il se plaignit, il menaça. Père, il demandait en termes touchants pourquoi on lui enviait la douceur de transmettre à sa famille le fruit des travaux de sa vie. Guerrier, il donnait à entendre qu’il était homme à se jeter éperdu dans la guerre de un contre cinq, sauf à tomber enseveli dans son droit et dans son audace. Les choses en étaient là, quand tout-à-coup l’on apprit qu’il venait de partir du Caire pour le Fazoklo, voyage de six cents lieues. Il allait explorer de riches mines d’or : avait-il dit vrai ? Méhémet-Ali était, ainsi que beaucoup de grands hommes, un comédien sublime : il avait probablement voulu étonner les esprits, colorer ses projets d’une manière fantastique, effrayer ses ennemis par le vague de ses intentions et sur la portée de ses ressources futures. En attendant qu’il reparût armé sur la scène, il la remplissait de son absence.

Pendant ce temps, Mahmoud se livrait à des colères furieuses. Il s’étonnait, il s’irritait, lui qui d’un geste faisait tomber à ses pieds ses sujets tremblants, lui, le successeur du Prophète, d’avoir à traiter avec un soldat macédonien. Entre la tutelle menaçante de la Russie et la révolte toujours imminente du vice-roi, il étouffait. Tout lui faisait horreur dans Méhémet-Ali : sa puissance formée des dépouilles de la Porte, sa gloire de novateur, son génie, la renommée guerrière de son fils et jusqu’à cette froide modération dont il devinait bien le mensonge et l’injure. Comment aurait-il commandé à son agitation ? Son empire lui échappait, lambeau par lambeau. La Servie s’était victorieusement insurgée, la Valachie et la Moldavie en étaient venues à relever de St-Pétersbourg, un prince bavarois régnait sur la Grèce affranchie, la France avait Alger, Méhémet-Ali avait l’Egypte ; et, après tant de démembrements successifs, on demandait à Mahmoud de se résigner à la perte de la Syrie de souffrir que, du magnifique héritage des kalifes, il ne lui restât que Constantinople, dont les clefs étaient dans la main des Russes ! Il lui en coûtait aussi de n’avoir pu réformer son peuple en magicien, d’un coup de baguette. Car le moindre obstacle est un supplice à qui ne connaît point de bornes à son orgueil, et c’est le châtiment du pouvoir absolu de désirer l’impossible. À la tête des vieux Turcs, sourdement hostiles aux innovations du sultan, marchait Pertew, noble et rigide vieillard renommé pour sa piété musulmane. Il fut disgracié, envoyé à Andrinople, et, enfin, condamné à mourir par un firman que ses ennemis arrachèrent à l’ivresse de Mahmoud. Pertew lut gravement, après l’avoir porté respectueusement à ses lèvres et à son front, le firman qui l’assassinait. Puis, avec la sérénité du fatalisme musulman, il s’abandonna en invoquant son Dieu. Et le sultan de gémir de cette mort qu’il avait ordonnée. Mais que d’autres sujets de trouble ! que de présages sinistres ! Un jour, comme il passait à cheval sur le nouveau pont de Galata, un derviche réputé saint parmi le peuple et appelé le cheick aux longs cheveux, s’élança au-devant de lui, et criant : « Arrête, Sultan-Giaour », lui reprocha ses sacrilèges. Au mois de janvier 1839, le feu prit au bâtiment connu sous le nom de la Porte ; et les vieux Turcs ayant signalé le courroux du ciel dans cet accident qui livrait à la destruction le siège des délibérations du Divan, Mahmoud ne put se défendre d’une secrète terreur ; d’autant que, comme punition de son impiété, son portrait avait péri dans les flammes. Ainsi troublé et déchiré, le sultan en était venu à vivre dans un état de surexcitation effroyable. Après s’être épuisé tout le jour, tantôt par une activité de corps effrénée, tantôt par un travail de tête prodigieux, excessif, il poursuivait, le soir, son lent suicide dans des orgies sans nom. Impatient d’endormir les inquiétudes qui lui rongeaient le cœur et avide d’oubli, il se gorgeait de vin d’eau-de-vie et de rhum, jouissant de sa révolte contre la loi de Mahomet, exagérant même l’ivresse, et luttant avec frénésie contre le breuvage terrible, jusqu’à ce que des esclaves vinssent ramasser, ivre mort, ce réformateur de l’Orient.

Or, voici quelle était, à l’égard de Constantinople et d’Alexandrie, la situation respective des cinq grandes Puissances européennes.

La Russie dominait l’événement. Le pied sur Constantinople, peu lui importait qu’entre les deux rivaux ce fût la paix ou la guerre. Dans le premier cas, elle avait pour lui répondre de sa domination l’état d’anxiété et d’épuisement où le statu quo retenait la Turquie. Dans le second, Ibrahim faisant un pas en avant, un seul pas, lui était un prétexte pour courir au Bosphore. Elle n’avait donc à s’inquiéter de rien. Seulement, pour se parer des dehors de la modération, et par pudeur, elle demandait le maintien de la paix.

C’est ce que demandait aussi la Prusse, mais uniquement par crainte des hasards. Car sur le théâtre qui venait de s’ouvrir, il n’y avait pas de rôle pour elle.

Il n’en était pas ainsi de l’Autriche, directement intéressée à défendre contre l’ambition russe l’embouchure du Danube. D’ailleurs, M. de Metternich mettait sa gloire à préserver de toute secousse l’équilibre européen fondé en 1815, et les approches d’un conflit alarmaient sa politique circonspecte. Parvenu à l’âge où l’on a besoin de repos, il semblait dire, à l’exemple de Louis XIV : « cela durera bien toujours autant que moi ». L’Autriche s’employait donc à calmer l’irritation belliqueuse de Mahmoud, sans cacher qu’elle préférait le sultan, souverain légitime, au vice-roi, sujet rebelle.

Pour ce qui est de l’Angleterre, elle portait à Méhémet-Ali une haine systématique, implacable. Elle avait juré sa perte, parce qu’il résistait au despotisme des marchands de Londres, parce qu’il avait sous la main l’Euphrate et la mer Rouge, grandes routes de l’Inde parce qu’on ne pouvait aller de la Tamise au Gange, en traversant la Méditerranée, sans le rencontrer et le subir ; parce qu’il aimait la France. De là le traité de commerce conclu le 16 août 1838 entre l’Angleterre et la Porte, traité qui devait à la fois servir de contre-partie aux conventions d’Unkiar-Skelessi, et ruiner le pacha d’Egypte par la suppression des monopoles, source à peu près unique de ses revenus. Et qui la représentait, à Constantinople, cette haine anglaise ? Un diplomate fougueux jusqu’à l’étourderie, passionné jusqu’à la violence : lord Ponsonby. Il est vrai que le consul-général de la Grande-Bretagne à Alexandrie était M. Campbell, esprit juste et modéré. Mais lord Ponsonby attirait à lui le gros de la politique, se faisait centre, et, quoique le langage de la paix fut sur ses lèvres, tout bas il poussait à la guerre, enflammant les rancunes de Mahmoud et sa jalousie, encourageant son orgueil, présentant l’occupation de la Syrie par Ibrahim comme une usurpation d’une insolence rare, et prédisant comme un fait inévitable l’extermination du vice-roi. Eh cela, néanmoins, nul doute que lord Ponsonby ne dépassât la politique de son gouvernement. Au fond, le Cabinet de Saint-James redoutait et devait redouter une rupture qui eût infailliblement placé Constantinople sous la protection de l’épée russe.

De la part de la France, mêmes appréhensions relativement à la Russie. Car, du reste, — et ici le gouvernement et la nation se trouvaient d’accord, — la France avait pour Méhémet-Ali une préférence marquée. Elle lui savait gré de son culte pour la mémoire de Napoléon et de son goût pour le caractère français, de son penchant à nous imiter, de son empressement à nous servir. Et puis, c’était un homme nouveau, le fils de ses œuvres un élu des révolutions modernes. Malheureusement, et par une inconséquence grossière, la France, qui aimait le vice-roi, s’était fait représenter à Constantinople par un de ses adversaires les plus convaincus l’amiral Roussin. Ajoutons que le Cabinet des Tuileries se préoccupait beaucoup moins d’Alexandrie que de Constantinople, ce qui le conduisait à faire pour le maintien de la paix des efforts persévérants et sincères.

On le voit, quelque profonde que fût entre les cinq Puissances la diversité des intérêts ou des sympathies, considérée dans son ensemble, l’Europe se prononçait pour le statu quo et, en vue de sa propre tranquillité, elle ordonnait le repos à l’Orient.

Inutile violence faite à deux rivaux également pressés d’en finir ! À Constantinople, à Alexandrie, sur les rives de l’Euphrate, au pied du Taurus, tout respirait la guerre. Mabmoud en poussait les préparatifs avec une ardeur sourde qu’aiguillonnaient l’obligation de dissimuler et les obstacles. Tandis que par de mensongères assurances il abusait de la bonne foi de l’amiral Roussin et tenait la diplomatie en suspens, ses ordres secrets allaient ébranlant tout son empire. Le capitan-Pacha Ackmet courut visiter et fortifier le détroit des Dardanelles. Une levée de soixante mille soldats fut décrétée. Sur les frontières de la Syrie, ce n’était qu’un formidable mouvement d’hommes et de chevaux. L’armée que Hafiz commandait et qui, dès 1837, avait pris ses campements dans le pays des Kurdes, grossissait, s’avançait. Les aventuriers des montagnes refusant d’abandonner le système des courses armées pour entrer dans la nouvelle milice, dans le Nizam, l’enrôlement fut ensanglanté ; il fallut ravager les populations qu’on voulait enchaîner au drapeau ; on fit des prisonniers pour avoir des recrues. La marche des caravanes était arrêtée. Les routes se couvrirent de chameaux pliant sous le faix des munitions de guerre. De plus, et au nom du Grand-Seigneur, de mystérieux émissaires excitaient à la révolte. Leur voix monta, dit-on, jusqu’à la retraite embaumée du fond de laquelle lady Stanhope consultait les destins et lisait dans les étoiles. Proclamée reine de Palmyre dans la poésie du langage oriental, et reine en effet par la grâce, l’imagination et la beauté, elle était animée contre le pacha d’Egypte d’un ressentiment que son influence sur les montagnards du Liban pouvait rendre dangereux. La gloire des périls ne manqua donc pas à Ibrahim. Lui, de son côté, il faisait ses dispositions, se préparait à changer en casernes les caravansérails d’Alep, complétait les moyens de défense de la forteresse d’Acre, et fermait les défilés du Taurus portes de la Syrie.

Sur ces entrefaites, Méhémet-Ali rentra au Caire, et son retour vint précipiter les événements. Il ne rapportait pas de son voyage l’or convoité. Mais jamais il n’avait sérieusement compté pour abattre son ennemi sur le produit des mines du Sennaar. À peine arrivé, il s’occupa d’envoyer à son fils des renforts de troupes. Et le sultan s’enveloppait si bien dans sa dissimulation, le mustechar Nouri-Effendi protestait avec une obstination si naïve des intentions pacifiques de la Porte, qu’au milieu des images et du bruit de la guerre, l’amiral Roussin n’avait rien perdu de sa sécurité. Il écrivit à M. Cochelet, consul-général de France à Alexandrie, que la paix ne serait pas rompue ; que la France le voulait ainsi, et que sa volonté l’emportait. Mais tel n’était pas le sens des dépêches qu’à son tour M. de Stürmer adressait à M. de Laurin, consul-général d’Autriche auprès du vice-roi. « Quand d’aussi graves personnages ne sont pas d’accord, s’écria ironiquement Méhémet-Ali, le doute est permis. » Et les renforts partirent.

Ainsi, l’on touchait au dénoument. Mais lequel des deux rivaux allait se donner les torts de l’agression ? question grave, décisive peut-être, puisque l’Europe avait déclaré que celui-là serait le coupable qui aurait été l’agresseur ! L’agresseur, ce fut le sultan. Le 21 avril (1839), l’avant-garde turque passait l’Euphrate, près de Bir, ville située a vingt-cinq heures d’Alep, heures de caravane.

À cette nouvelle, Ibrahim tressaillit de joie, et ses courriers allèrent aussitôt porter aux troupes égyptiennes, disséminées dans la province, l’ordre e d’un mouvement général sur Alep. La joie ne fut pas moindre chez Méhémet-Ali, mais sa vieillesse prudente en garda le secret. Le 16 mai, les consulsgénéraux recevaient la note suivante :

« Le vice-roi a déclaré à M. le consul-général qu’il s’engage, dans le cas où les troupes du sultan qui ont franchi l’Euphrate près de Bir se retireraient de l’autre côté du fleuve, à faire faire un mouvement rétrograde à son armée et à rappeler son fils Ibrahim à Damas ; que, dans le cas où cette démonstration pacifique serait à son tour suivie d’un mouvement rétrograde de l’armée de Hafiz-Pacha au-delà de Malatia, Son Altesse rappellera le généralissime en Égypte. Son Altesse le vice-roi a ajouté, de son propre mouvement, que si les grandes Puissances consentaient à lui garantir la paix et à s’intéresser à lui obtenir l’hérédité du pouvoir dans sa famille, il retirerait une partie de ses troupes de la Syrie et serait prêt à s’entendre sur un arrangement définitif propre à garantir sa sécurité et adapté aux besoins du pays. »

Qui le croirait ? Dans le temps même où le vice-roi donnait un gage aussi incontestable de sa modération, lord Ponsonby, qui lisait dans l’âme du sultan, qui était le premier à lui souffler de haineuses impatiences, qui avait l’œil sur les préparatifs, qui allait jusqu’à proposer un généralissime de son choix, lord Ponsonby ne craignait pas d’écrire à son gouvernement : « Dès le principe aussi bien qu’à la dernière heure, le pacha a toujours été l’agresseur, et le sultan a droit de sommer les grandes Puissances de se montrer fidèles à leurs déclarations. »

Huit jours après, M. Campbell envoyait d’Alexandrie, à lord Palmerston, une dépêche où il s’exprimait en ces termes : « La conduite perfide du sultan, qui a agi contrairement aux conseils que lui donnaient les ambassadeurs à Constantinople, aura non-seulement épuisé ses ressources, mais affaibli son influence morale en Turquie, tandis que la conduite modérée d’Ibrahim-Pacha, agissant d’après les ordres de son père, s’abstenant de tout acte d’hostilité lorsqu’il pouvait détruire l’armée de Hafiz-Pacha, élèvera dans la même proportion Méhémet-Ali et augmentera son influence dans l’empire ottoman. »

Des deux principaux agents de l’Angleterre dans le Levant, l’un réfutait l’autre.

Au reste, s’il avait pu rester un doute sur ce que signifiait le passage de l’Euphrate, ce doute fut bien vite levé. Coup sur coup, l’avant-garde de Hafiz poussa jusqu’à Nézib, des cavaliers turcs furent lancés sur le village d’Ouroul, et l’occupation brutale de 14 villages dans le district d’Aïntab déchaîna la guerre. Comment l’aurait-on évitée ? L’exaltation de Mahmoud était au comble. Tahar-Pacha, envoyé pour inspecter l’armée de Hafiz, était revenu à Constantinople plein de confiance et ne présageant que victoires. Si on ne l’eût retenu, Mahmoud eût pris en personne la route du camp et déployé l’étendard du Prophète, tant était fougueux le bouillonnement de sa passion ! Il fallut bien enfin subir la loi de l’évidence : surpris et blessé, l’amiral Roussin voulut avoir, aux Eaux-Douces d’Europe, une conférence avec Nouri-Effendi et le capitan-pacha ; et, comme Nouri-Effendi se répandait en explications ambiguës, l’ambassadeur français éclata d’une manière terrible. Le voile était tombé.

Donc, les deux armées ennemies se mesuraient déjà des yeux et étaient à la veille de s’entre-choquer, lorsqu’en France le ministère du 12 mai prit la direction des affaires. Le passage de l’Euphrate, connu à Paris, indiquait assez combien la situation était pressante : sur l’ordre du maréchal Soult, deux de ses aides-de-camp, MM. Foltz et Caillé, partirent aussitôt : l’un pour le camp de Hafiz, en passant par Constantinople ; l’autre pour celui d’Ibrahim, en passant par Alexandrie.

Ici commence, en Europe, une campagne diplomatique dont il importe de bien saisir les phases diverses.

Et d’abord quelle aurait dû être la conduite du gouvernement français ?

La question qui se présentait à lui était double orientale, puisqu’il s’agissait de déterminer les positions respectives de Mahmoud et de Méhémet-Ali ; européenne, puisqu’on cas de conflit, le traité d’Unkiar-Skelessi autorisait les Russes à couvrir Constantinople.

Or, sur le terrain oriental et vis-à-vis des grandes Puissances, la France était très-faible ; car elle avait contre elle la Russie, qui abhorrait dans Méhémet-Ali un régénérateur promis à l’empire ottoman ; la Prusse qui suivait la Russie ; l’Autriche, qui poursuivait dans Méhémet-AIi le principe révolutionnaire ; l’Angleterre enfin, qui, pour promener librement son commerce indien à travers la Syrie et l’Égypte, brûlait de détruire le vice-roi,

Sur le terrain européen, au contraire, la France était très-forte ; car elle avait pour elle, contre l’ambition moscovite — la Prusse, en ceci demeurant neutre — l’Autriche, qu’eut ruinée un complet accaparement de la mer Noire, et l’Angleterre, dont la domination asiatique devait périr le jour où les Russes la menaceraient du haut de Constantinople.

De là une conséquence bien simple. L’intérêt de la France était de détourner les Puissances du terrain oriental, pour les attirer sur le terrain européen et les y retenir. D’une question que fort mal à propos on avait rendue complexe, la France aurait dû faire deux questions distinctes, et dire : « Que Mahmoud et Méhémet-Ali vident entre eux leurs différends ; et puisque leur querelle ne regarde l’Europe qu’en ce qu’elle offre à la Russie l’occasion de porter au sultan des secours dangereux, contentons-nous de veiller à l’inviolabilité du Bosphore. Voici l’heure de déchirer ce traité d’Unkiar-Skelessi contre lequel nous n’avons élevé jusqu’à présent que des plaintes vaines voici l’heure d’annoncer que nous mettrions au ban de la république européenne toute Puissance qui poserait le pied dans la ville du sultan. »

C’était là sans contredit la vraie politique de la France, et il était d’autant plus facile d’en assurer le triomphe, qu’elle répondait à merveille aux vues de l’Angleterre et à ses passions.

L’Angleterre, en effet, aspirait bien à renverser Méhémet-Ali ; mais ce désir la touchait beaucoup moins que la crainte de voir passer aux mains des Russes, avec la clef des Dardanelles, le sceptre du monde. Si elle avait un intérêt secondaire à faire valoir à Alexandrie, elle avait à Constantinople un intérêt vital à défendre. Et, pour le défendre, elle avait besoin de notre appui.

Aussi le Cabinet de St-James s’empressa-t-il de faire au ministère du 12 mai des ouvertures tendant à resserrer, pour mieux l’opposer à St-Pétersbourg, l’alliance de Londres et de Paris. Dès le 25 mai (1839), M. de Bourqueney écrivait de Londres à son gouvernement : « Lord Palmerston est d’avis que nous nous présentions sans retard à Vienne, unis d’intentions et d’efforts pour la conservation de l’empire ottoman, que nous y exposions franchement le but que nous nous proposons d’atteindre, et que nous pressions l’Autriche d’y concourir par tous les moyens en son pouvoir. Une démarche de même nature aurait lieu en même temps à Berlin. » Ce que lord Palmerston proposait, c’était donc que, par une entente préalable et particulière, la France et l’Angleterre se missent en mesure de dominer les délibérations qui auraient pour but la conservation de l’empire ottoman.

La route était tracée ; mais les ministres du 12 mai s’en écartèrent, entraînés par d’aveugles préoccupations. Qu’ils eussent essayé de faire entrer la Turquie dans le droit européen, auquel les traités de 1815 l’avaient déclarée étrangère, et de remplacer le protectorat exclusif des Russes sur Constantinople par une sorte de protectorat amphyctionique, rien de mieux, assurément ; mais, plus on entrait dans l’idée d’un concert européen, plus il devenait indispensable de borner sa compétence, de spéciner son rôle. On pouvait lui laisser le soin de pourvoir à l’indépendance du Bosphore, le devoir de la garantir ; mais pour peu qu’on étendît ses attributions, pour peu qu’on lui reconnût le droit de régler entre Mahmoud et son vassal le partage de l’Orient, c’en était fait des intérêts de la France. Car n’était-il pas manifeste que, dès qu’il s’agirait de Méhémet-Ali à satisfaire et non plus de Constantinople à sauvegarder, la France trouverait dans le Cabinet de St-James un contradicteur intraitable ? N’était-il pas aisé de prévoir que, les Puissances une fois convoquées sur le terrain oriental, la France n’aurait qu’une voix contre cinq, et serait par conséquent réduite à l’alternative ou d’abandonner Méhémet-Ali, son allié, ou de se retirer du concert provoqué par elle-même ?

Constantinople ralliait la France et l’Angleterre, Alexandrie les divisait. Il fallait donc porter tout l’effort des négociations du côté de Constantinople, et placer Alexandrie en dehors du cercle diplomatique. Malheureusement, au lieu de séparer les deux questions, le ministère du 12 mai les considéra comme connexes et appela l’Europe à les résoudre en commun toutes les deux. Faute immense, irréparable !

Le premier acte par lequel le ministère du 12 mai dessina sa fausse politique fut un refus dont l’Angleterre se tint et eut droit de se tenir pour offensée. Dans une dépêche en date du 19 juin (1839), lord Palmerston avait fait au Cabinet des Tuileries une proposition audacieuse, mais qui, acceptée, scellait pour long-temps l’alliance de la France et de l’Angleterre. Lord Palmerston proposait la réunion des pavillons français et britanniques dans la Méditerranée avec ordre de forcer le détroit des Dardanelles dans le cas où les troupes russes paraîtraient sur le territoire turc. La dépêche ajoutait que « si les forts turcs résistaient, il faudrait une force de débarquement pour les prendre à revers. »

Quelle plus grande preuve qu’à l’origine des négociations, c’était Constantinople et non pas Alexandrie qui préoccupait l’Angleterre ! Si les ministres français avaient su lui laisser cette préoccupation en s’y associant, tous les regards se fixaient sur le seul point où la France eût intérêt à les tenir fixés ; et la Syrie n’avait d’autre intervention à subir que celle de la victoire. C’est ce que le ministère du 12 mai n’entrevit pas. Depuis 1830, le gouvernement était accoutumé à prendre la peur pour de la politique : une manifestation imposante et légitime se peignit à des esprits pusillanimes à l’excès, sous les couleurs sombres de la guerre ; on se crut perdu si l’on se montrait décidé, et aux avances de lord Palmerston le maréchal Soult répondit qu’il « regardait comme très-désirable que les pavillons anglais et français parussent devant Constantinople en même temps que le pavillon russe, mais qu’il doutait qu’on pût laisser à la discrétion des amiraux une question aussi importante que celle de déclarer la guerre à la Russie et à la Turquie, ce qui pourtant serait la conséquence inévitable de l’entrée par la force des flottes anglaise et française dans le passage des Dardanelles[1]. »

Au projet qu’on venait de lui soumettre, le Cabinet français en substituait un qui consistait à demander à la Porte l’admission des flottes dans la mer de Marmara en cas d’invasion russe. L’Angleterre accepta la contre-proposition, mais avec aigreur. Elle s’effraya d’avoir de tels alliés, elle eut des ombrages, et il en résulta dans sa politique un revirement soudain qui, plus tard, fit scandale.

Pendant qu’en Europe la diplomatie préparait de loin ses embûches, le canon s’allumait sur l’Euphrate. De Constantinople et d’Alexandrie venait de partir presque en même temps le signal redouté.

Et néanmoins le sultan se mourait. Atteindrait-il la fin de cette guerre ? À l’aspect de sa face cadavérique, de son corps animé d’un mouvement convulsif, de ses genoux fléchissants, de ses yeux pleins d’une flamme terne, il était permis d’en douter[2]. Atteint d’une maladie à laquelle les médecins donnent le nom terrible de delirium tremens, la mort déjà le possédait. Mais lui, d’un effort désespéré qui le ranimait à la fois et le consumait, il avait embrassé dans un reste de vie l’espoir de tenir, ne fût-ce que pour un moment, son rival sous ses pieds. En juin (1839), il éclata par un manifeste, cri suprême de sa colère aux abois. Il reprochait à Méhémet-Ali l’insolence et l’impiété de sa révolte, ses expéditions au golfe Persique, le passage de Suez fermé aux Anglais, la presqu’île arabique parcourue et dévastée, les provinces de Bassorah et de Bagdad conviées à la rébellion, les gardiens établis au tombeau du Prophète indignement chassés. Mahmoud adressa cette note violente aux représentants de l’Autriche et de la Russie, déclarant sa patience à bout. Et, sur son ordre, en effet, la flotte ottomane appareilla, tandis que, pour la voir partir, il se tramait épuisé, haletant, jusqu’au kiosque de Scutari.

Avec une ardeur aussi grande, quoique moins farouche, Méhémet-Ali mettait en mouvement la flotte égyptienne. À la nouvelle des agressions réitérées de Hafiz, il n’avait pu contenir ses transports ; et levant vers le ciel sa tête blanchie : « Gloire à Dieu, s’était-il écrié, qui permet à son vieux serviteur de terminer ses travaux par le sort des armes ! » Les instructions qu’il se hâta d’envoyer à son fils respiraient la certitude du triomphe : « À l’arrivée de la présente dépêche, vous attaquerez les troupes de nos adversaires qui sont entrées sur notre territoire, et, après les enavoir chassées, vous marcherez sur leur grande armée, à laquelle vous livrerez bataille. Si, par l’aide de Dieu, la fortune se déclare pour nous, sans passer le défilé de Kulek-Boghaz, vous marcherez droit sur Malatia, Karpout, Orfa et Diarbékir. »

Ce fut le 21 juin (1839) que l’armée d’Ibrahim s’ébranla définitivement pour combattre. Après s’être emparé sans coup férir du village de Mézar, que les cavaliers turcs qui l’occupaient auraient pu aisément défendre et abandonnèrent, le général égyptien alla faire en personne la reconnaissance du camp de Hafiz. L’armée des Turcs, campée au sud du village de Nézib, à gauche et à droite de la rivière, s’abritait derrière des retranchements très-bien construits, et occupait une position formidable. Ibrahim jugea l’attaque de front trop périlleuse. Il revint donc sur ses pas et marcha vers l’est de manière à tourner la gauche de l’ennemi. Mais pour arriver jusqu’à lui en le prenant à revers, il fallait passer par une gorge étroite et longue, que les Egyptiens ne devaient franchir qu’inondée de leur sang, si Hafiz tentait de barrer le passage. Ibrahim n’hésita pas, tant il avait foi dans sa fortune, et le succès lui donna raison. Par un aveuglement inexplicable, Hafiz resta immobile dans son camp. Parvenu ainsi sans avoir rencontré visage ennemi, à l’extrémité de la gorge, Ibrahim fit halte avec son avant-garde, s’étendit à terre, et, en attendant le gros de son armée, s’endormit.

Le 24 juin était le jour fixé pour la bataille, jour solennel qui semblait porter en lui tout l’avenir de l’empire ottoman et, peut-être, un demi-siècle de révolutions et de combats pour l’Europe. Par le nombre, les deux armées étaient à peu près égales : 40,000 hommes environ de chaque côté. Mais, par la discipline, la confiance, la réputation des généraux, les Egyptiens l’emportaient.

Né dans la région du Caucase, Hafiz-Pacha unissait à beaucoup de vigueur et de ténacité une exaltation pieuse qu’il avait puisée dans une étude spéciale du Koran et que son maintien révélait. Vainqueur des Albanais, vainqueur des Kurdes, il était cher à son maître, son maître comptait sur lui ; et lui-même il se croyait volontiers destiné à mettre un terme aux prospérités d’Ibrahim. Toutefois, son étoile avait pâli dès le commencement des opérations récentes et le village de Mézar occupé, la marche de flanc des Egyptiens permise et impunie, rendaient son habileté suspecte.

Quant à Ibrahim, il était rayonnant : il se souvenait de Koniah. Il s’appuyait, d’ailleurs, sur un homme renommé pour la promptitude et la justesse de son coup-d’œil militaire autant que pour son courage. De simple officier français devenu successivement l’instructeur des armées du vice-roi, son plus ferme soutien, l’ami de son fils, Sève jouissait dans sa seconde patrie, sous le nom et avec le titre de Soliman-Pacha, d’un ascendant que ne démentait pas son mérite. « Messieurs, avait-il dit aux officiers égyptiens, la veille de la bataille, après leur avoir distribué ses ordres : à demain, sous la tente de Hafiz. »

À huit heures du matin, le combat s’engagea par le canon. La manœuvre d’Ibrahim portait ses fruits. L’armée turque avait le dos tourné aux retranchements qui auraient dû la protéger, et elle se présentait découverte. Du reste même ardeur de part et d’autre, mais non même habileté, les coups des Turcs s’égarant pour la plupart dans le vide, tandis que l’artillerie égyptienne, bien dirigée, trouait de toutes, parts l’armée ottomane et y portait un affreux désordre. Durant une heure et demie, le canon gronda ; puis, par une de leurs extrémités, les deux armées se joignirent et se heurtèrent. Suivi d’une partie de son extrême droite, cavaliers et fantassins, Ibrahim s’élance impétueusement vers l’extrême gauche de Hafiz. Mais, couverte par un bois d’oliviers, l’infanterie turque attend l’ennemi de pied ferme, le laisse approcher et ouvre le feu. La cavalerie d’Ibrahim recule alors, elle se replie sur les deux régiments d’infanterie qui l’appuyaient, les refoule et prend la fuite, malgré les imprécations d’Ibrahim frémissant. Mais la droite est restée inébranlable, et un mouvement d’hésitation se déclare, au contraire, à la gauche des Turcs. L’explosion de plusieurs caissons a mis des batteries hors de service et jeté du trouble dans les rangs. Les Kurdes lâchent pied. Aussitôt Ibrahim et Soliman-Pacha poussent leur droite en avant et envoient au centre et à la gauche l’ordre de donner. Pressée ainsi sur toute la ligne, l’armée turque cède, se renverse, se débande. Le sabre à la main et désespéré, Hafiz vainement apostrophe, supplie ou frappe les fuyards ; le torrent de la déroute le soulève et l’entraîne. Il court cacher dans les montagnes sa douleur et les débris de son armée, laissant à l’ennemi trois pachas morts, cent quatre pièces d’artillerie, vingt mille fusils, neuf mille prisonniers, ses tentes, ses bagages et jusqu’à sa décoration en diamants.

Peu de jours après, la tente d’Ibrahim était ployée, son cheval prêt, et le Taurus allait être franchi, quand tout-à-coup parut un officier français qui venait dire : Il faut s’arrêter. La mission de M. Caillé en Égypte avait en effet réussi. Par un convenable mélange de modération et de fermeté, il était parvenu à obtenir du vice-roi une lettre qui enjoignait à Ibrahim de ne pas chercher l’action si les Turcs consentaient à évacuer le territoire égyptien, et de ne pas avancer dans le cas où, forcé de combattre, il demeurerait vainqueur. Cette lettre importante, M. Caillé avait fait diligence pour la remettre à temps ; et s’il n’arrivait pas assez tôt pour empêcher le conflit, il arrivait du moins à heure fixe pour prévenir la conquête. Ce ne fut pas sans un dépit violent qu’Ibrahim se vit arracher le bénéfice de sa victoire. On voulait donc qu’il renonçât aux légitimes avantages d’une bataille gagnée ! Et c’était l’amitié de la France qui exigeait cela de lui ! Que lui parlait-on des ordres de son père ? Son père eût-il écrit la dépêche, connaissant Nézib ? D’ailleurs, il fallait bien que l’armée avançât pour avoir des vivres. Singulière injustice ! Il venait d’être attaqué, il venait de vaincre ; à lui était le droit, à lui la force… et on l’enchaînait ! Ces plaintes, du général égyptien étaient d’autant plus naturelles, que, dans le camp de Hafiz, on avait trouvé des papiers contenant les instruction secrètes du sultan, instructions qui dénonçaient dans Mahmoud une longue préméditation de vengeance et de guerre. Mais, pour prix de ses conseils écoutés, le gouvernement français offrait sa médiation, si nécessaire contre le mauvais vouloir des autres Puissances : Ibrahim se résigna.

Mahmoud n’apprit point sa défaite. Car, tandis que le canon de Nézib faisait trembler l’empire des Osmanlis sur ses vieux fondements, la prière publique était ordonnée dans les mosquées de Constantinople pour le sultan à l’agonie. Le 14 juin, il avait été transporté au kiosque de Tchamlidjà, d’où il ne devait sortir que dans un cercueil. Doué d’une vigueur herculéenne et d’un tempérament de fer, il succombait enfin à la fureur de l’ivresse, à de frénétiques essais de plaisir, et aussi à la fatigue de sa haine trop long-temps comprimée. Ses dernières journées furent, plus qu’on ne peut dire, amères et sombres. Quand il ne gardait pas le silence de l’anéantissement, c’était pour répandre le tumulte de ses pensées en paroles confuses. Ou bien, revenant à lui, il niait son mal, il se donnait des airs de prince impérissable, il faisait le maître pitoyable comédie jouée, entre deux évanouissements, par un despote qui semblait trouver mauvais que même la mort lui manquât de respect. Le 28 juin, les médecins l’avaient jugé perdu : le 1er juillet (1839), il expira, non sans avoir prononcé à diverses reprises un nom fatal, celui de Méhémet-Ali.

La fin du sultan, rapprochée des convulsions de son empire, avait je ne sais quelle signification austère et profonde. Ce fut avec une sorte de religieuse inquiétude que les habitants de Constantinople regardèrent passer, enveloppé de ses châles funèbres, leur terrible maître, abattu pour jamais.

Mahmoud n’était certes pas une nature vulgaire. Il avait l’instinct des grandes choses, il en avait le courage mais pour en accomplir de telles, il lui manqua la sérénité et le bon sens du génie. Pour tout ce qui exigeait des prodiges de volonté ou d’audace, il fut suffisant. Et c’est ainsi qu’il se signala par le massacre des janissaires, auquel il n’y a de comparable dans l’histoire que la destruction des Templiers. Mais où il fallait clairvoyance et mesure, il échoua. Novateur, il alla droit à la réforme des coutumes, avant d’avoir touché aux institutions et changé les mœurs, ce qui était commencer par le plus périlleux et le moins important, les hommes en général tenant plus à leurs usages qu’à leurs idées. Il dépouilla les Turcs de leur riche et regrettable costume, leur mit sur la tête un fez à la place d’un turban ; et les voyant à peu près habillés à l’européenne, il s’imagina les avoir civilisés. Voulant refaire sa milice, il la perdit. Bizarre inspiration que de soumettre aux règlements de notre école de cavalerie les descendants des Mamelucks, les meilleurs cavaliers du monde ! Il eut, en outre, le tort de donner ses innovations pour auxiliaires à ses vices : il se livra au goût de la boisson proscrite par Mahomet, jusqu’à en mourir ; sa sensualité rechercha jusqu’au scandale l’amour des Grecques du Bosphore, filles chrétiennes. Ce n’était pas rajeunir l’Islamisme, c’était l’outrager. Mais, par une insolence familière aux despotes, pouvant beaucoup oser, il osait tout. Par là il brisa gratuitement l’énergique individualité des Turcs. Au fanatisme, leur sauvage mobile, qu’avait-il substitué ? Il se trouva donc sans force contre les attaques du dehors, et la moitié de son empire lui échappa. Il avait l’empereur de Russie pour allié : il l’eut bientôt pour protecteur ; il avait le pacha d’Egypte pour vassal : il l’eut pour ennemi. L’Europe, qu’il désirait imiter, qu’il avait conçu l’espoir d’égaler peut-être, l’enveloppa, opprima ses colères, et le tint comme enchaîné dans une rage inutile. Et au moment même où, par le signal de la guerre, il venait de s’affranchir, la vie l’abandonna. Il y avait eu défaut d’équilibre entre ses facultés : ce fut son mal. Il remua le monde autour de lui et n’enfanta que sa propre ruine, parce qu’il avait des lumières incomplètes avec de vigoureuses passions, et qu’une intelligence médiocre égarait, en rabaissant, la puissance de son cœur.

Mais, dans les desseins de la Providence, un pareil hommè était bon sans doute pour frayer les voies à la communion de l’Orient et de l’Occident. Mahmoud concourut — et il ignorait probablement la portée de son rôle — à ce travail moderne d’unité qui, faisant peu à peu disparaître l’originalité des races, la différence des traditions, la diversité des habitudes et des costumes, l’opposition des intérêts, les distances même, tend à constituer harmonieusement la grande famille humaine sur les débris du vieux monde, si plein d’éléments de lutte et si morcelé. Spectacle unique et vraiment merveilleux ! En un pays où les changements de règne n’avaient admis jusqu’alors d’autre intervention extraordinaire que celle des complots d’eunuques ou des coups de poignard, c’était à un enfant de dix-sept ans que Mahmoud laissait l’héritage de son empire écroulé à demi… et, grâce au principe de solidarité universelle nouvellement introduit dans l’histoire, il advint que cet enfant eut l’Europe entière pour tutrice.

Le 24 juin, date de la bataille de Nézib, la Chambre des députés, en France, avait entendu un lucide rapport de M. Jouffroy sur la nécessité d’accorder aux ministres dix millions pour augmenter nos forces dans le Levant : le 1er juillet, date de la mort de Mahmoud, la discussion s’ouvrit. Et jamais débats ne présentèrent un semblable caractère de grandeur.

Le duc de Valmy commença. Son discours ne fut qu’une amère critique de la conduite du gouvernement français, et, malheureusement, la critique était juste. M. de Valmy n’eut pas de peine à prouver que le gouvernement français avait pris, dès l’origine, en Orient, une situation fausse et équivoque ; qu’il avait créé par la convention de Kutaya un provisoire mortel ; qu’il avait trop favorisé Méhémet-Ali pour ne pas perdre crédit dans les conseils de la Porte, et qu’il avait trop vacillé dans ses prédilections pour ne pas se compromettre auprès du vice-roi ; qu’en un mot, il en était venu à avoir Constantinople contre lui, sans avoir pour lui Alexandrie. Au fond, l’orateur légitimiste aurait voulu, en haine des révolutions, qu’on immolât le pacha d’Égypte au sultan. C’était aussi ce qu’aurait voulu M. Denis (du Var), convaincu que la Turquie n’était pas aussi épuisée qu’on le croyait, et qu’il y aurait pour nous à la relever autant de profit que d’honneur.

Tout autre était le système de M. de Carné. À la légitimité morte d’un droit condamné par les batailles, la civilisation et le destin, il opposait la vivante et féconde légitimité du fait. Il saluait dans Méhémet-Ali le régénérateur d’une race que mal-à-propos on avait jugée éteinte. Selon M. de Carné, la nationalité arabe allait refleurir sous les auspices du vice-roi, évidemment destiné à tenir le sceptre de l’Orient rajeuni. Il importait donc de ne rien jeter entre sa fortune et Constantinople. Après Koniah, vingt marches l’eussent conduit au sérail ! Pourquoi l’avait-on arrêté ? Puisque la Turquie agonisait, puisqu’elle ne pouvait plus s’interposer efficacement entre l’Europe occidentale et les Russes, que ne cherchait-on à la remplacer ? On voulait l’intégrité de l’empire ottoman, et elle n’était plus possible au moyen du sultan et des Turcs : il fallait donc la rendre possible au moyen des Arabes et de Méhémet-Ali. Sur le trône de Constantinople siégeait un fantôme : il y fallait mettre un homme armé. Méhémet-Ali, d’ailleurs, n’était-il pas un ami de la France ? Et l’Égypte, soumise à notre influence, ne faisait-elle pas de la Méditerranée ce qu’avait deviné le génie de Napoléon, un lac français ?

M. de Lamartine se prononça tour-à-tour, et contre le système turc, et contre le système arabe. L’intégrité de l’empire ottoman lui paraissait un rêve, avec le pacha d’Égypte aussi bien qu’avec le sultan. Comment espérer que Méhémet-Ali et Ibrahim parviendraient à resserrer dans leurs mains, si fortes qu’on les connût, tant de populations amollies ? Où la trouver cette nationalité arabe dont on faisait bruit ? Entendait-on par là l’incohérent, le monstrueux assemblage des Égyptiens, des Druses idolâtres, des Maronites catholiques, des Bédouins du désert ? On sacrait Méhémet-Ali fondateur d’empire ! Mais dans une contrée où n’existaient ni institutions, ni lois régulières, ni mœurs politiques, où il n’y avait qu’un maître et des esclaves, un grand homme pouvait-il être autre chose qu’un accident ? « En un tel pays, disait l’orateur, un grand homme replie en mourant son génie après lui, ainsi qu’il replie sa tente, laissant la place aussi vide qu’avant lui, aussi nue, aussi ravagée. » Passant au système adopté par le gouvernement, celui du statu quo : « Je comprends, s’écriait M. de Lamartine, je comprends le système du statu quo pour l’intégrité de l’empire ottoman, avant le traité de 1774, avant le traité de 1792 ; je le comprends encore après 1813 ; je le comprends enfin avant l’anéantissement de la marine turque à Navarin, cet acte de démence nationale de la France et de l’Angleterre au profit de la Russie. Mais, après l’usurpation de la Crimée, le protectorat russe en Valachie et en Moldavie mais après l’émancipation et l’occupation de la Grèce par vos troupes, et les millions de subsides que vous allez encore payer demain à son indépendance ; mais après l’asservissement de la mer Noire aux Russes et la création de Sébastopol, d’où les flottes russes sont en vingt-quatre heures à Constantinople ; mais après les traités d’Andrinople, d’Unkiar-Skélessi, de Kutaya, et le démembrement de la moitié de l’empire par Méhémet et par vous, qui le protégez, le statu quo, permettez-moi de le dire, est une dérision comparable à l’existence dérisoire de la nationalité polonaise. Quoi vous allez armer pour le statu quo de l’empire turc, qui importe, dites-vous, à la sûreté de l’Europe ; et ce statu quo, c’est le démembrement, l’anéantissement, l’agonie de l’empire que vous prétendez vouloir relever ? Soyez donc conséquents : si la Turquie vous importe, comme vous le dites, allez au secours, non de la révolte établie en Syrie, mais de la légitimité impériale à Constantinople ! Prêtez vos conseils, vos ingénieurs, vos officiers, vos flottes aux généreux efforts de l’héroïque Mahmoud pour civiliser son peuple ; aidez-le à écraser Ibrahim, à ressaisir l’Egypte et toutes ces parties de son empire qui s’en détachent… Au lieu de cela, que vous dit-on ? Armez pour le statu quo ; unissez vos flottes à celles des Anglais pour empêcher le Grand-Seigneur de recouvrer ses meilleures provinces sur son pacha rebelle. Savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire : Dépensez l’or, le sang et le temps de la France pour maintenir… quoi ? La Turquie d’Europe et Constantinople sous la main de la Russie ; la Turquie d’Asie sous le sabre d’Ibrahim et l’usurpation de Méhémet. » M. de Lamartine abordait ensuite et justifiait avec une rare magnificence de langage son propre système : le partage de l’Orient entre les principales Puissances européennes, au nom et pour le compte de la civilisation[3]. « Un congrès ! disait-il en terminant. Et dans le cas où le temps ne serait plus à vous, prenez immédiatement en Orient une de ces positions maritimes et militaires, comme l’Angleterre en possède à Malte, comme la Russie en a une dans la mer Noire ; saisissez provisoirement un gage d’influence et de force qui vous mette en état de dominer ou la négociation ou les événements ; souvenez-vous d’Ancône ! »

Ces paroles de feu, la hardiesse et l’éclat de ces conseils, les funérailles d’un vaste empire sonnées en quelque sorte du haut de la tribune française, l’Europe conviée solennellement au partage des dépouilles de l’Islamisme, quel sujet démotion pour une assemblée, devant l’urne où allaient s’agiter de tels intérêts !

M. Villemain, ministre de l’instruction publique, avait dans le statu quo une cause difficile à défendre : il s’attacha moins à la plaider qu’à combattre les idées de M. de Lamartine, et il le fit avec une éloquente vivacité. « Quelle est, demandait-il, la solution de M. de Lamartine ? Pour solution, il vous offre la difficulté même. Oui, Messieurs, il est difficile de maintenir, de garder l’empire ottoman ; mais il est plus difficile encore de le partager entre les principales nations de l’Europe. Et, de plus, cette fois, la difficulté est une iniquité : J’aime mieux une difficulté qui est une justice. » M. Villemain, d’ailleurs, ne souscrivait pas à la sentence de mort dont on frappait la Turquie : « Le préopinant sait-il tout ce qu’il y a de vitalité dans un peuple ? sait-il combien il est malaisé de déraciner une nation du sol qu’elle occupe, lors même qu’elle l’a conquis ? Etait-il à Varna ? était-il à Chumla ? a-t-il vu comment, le génie de l’Europe inspirant, la force guerrière de rempire russe est venue languir devant de faibles murs défendus par d’intrépides musulmans ?… Le jour où il s’agirait de balayer les Turcs du sol qu’ils occupent, le jour où l’on détruirait les tombeaux de leurs pères et leurs mosquées, une insurrection nationale viendrait peut-être enflammer les deux rives du Bosphore, et peut-être retrouveriez-vous un peuple au milieu des ruines sous lesquelles on voudrait l’ensevelir. »

Après le discours de M. Villemain, la dicussion se précipita. Sans exposer des vues particulières et nettement définies, M. de Tocqueville demandait que la France montât sur la scène imposante qui venait de s’ouvrir, dans une attitude digne et forte, de manière à prouver que, sous sa monarchie de date récente, elle n’avait point perdu le goût des grandes affaires. M. Berryer s’étonnait qu’on ne sût prendre tout-à-fait parti ni pour le sultan ni pour le pacha. Spécialement préoccupé de l’imminence d’une intervention russe à Constantinople, M. Odilon Barrot adjurait le gouvernement de prévenir le danger par la suite de ses efforts et la fermeté de sa contenance. Enfin, M. Guizot résumait en ces termes la politique du statu quo en l’adoptant : « Maintenir l’empire ottoman pour le maintien de l’équilibre européen ; et, quand par la force des choses, par la marche naturelle des faits, quelque démembrement s’opère, quelque province se détache, favoriser la conversion de cette province en État indépendant, qui prenne place dans la coalition des États, et serve un jour, sous sa nouvelle situation, au nouvel équilibre européen : voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite, et que nous avons suivie. »

La Chambre des députés se déclara pour ce système, qui était celui des ministres et de la majorité de la Chambre des pairs, et les dix millions que le Cabinet demandait lui furent accordés.

Le programme oriental adopté par les trois pouvoirs en France était donc : Intégrité de l’empire ottoman combiné avec le statu quo, c’est-à-dire avec le maintien de la domination de Méhémet en Syrie.

Le programme oriental de la Grande-Bretagne était, au contraire : Intégrité de l’empire ottoman par la restitution de la Syrie au souverain de Constantinople.

Au point de vue de l’équité, la France avait raison.

Que demandait-elle, en effet ? Qu’on respectât l’arrangement de Kutaya. Or, cet arrangement avait été garanti par toutes les Puissances, sans en excepter l’Angleterre. L’Angleterre maintenant parlait de renverser un traité revêtu de la sanction morale de l’Europe. Et pourquoi ? Méhémet-Ali avait-il démérité ? avait-il fait autre chose en tirant l’épée que se défendre contre une agression brutale, reconnue ? Et, vainqueur, n’avait-il pas donné, en s’arrêtant, un gage de modération dont il était naturel de le récompenser ? Au lieu de cela, les Anglais exigeaient qu’on le dépouillât, qu’on lui enlevât une province après une bataille gagnée ! C’était le comble de l’injustice.

Au point de vue politique, ni le système de la France ni celui de l’Angleterre n’étaient soutenables.

Rien de plus contradictoire que la politique française. Quoi ! on voulait au colosse russe, penché sur l’Occident, opposer une Turquie forte, compacte ; et on la déchirait ! Que signifiait donc l’intégrité d’un État coupé en deux ? Au sultan Constantinople et l’Asie-Mineure, au vice-roi le Caire et la Syrie, et entre eux, pour les séparer, le Taurus, rien que le Taurus. on appelait cela l’intégrité de l’empire ottoman !

Voilà ce que disaient les Anglais en se prononçant pour la restitution de la Syrie au sultan. De sorte qu’ils avaient pour eux, sous le rapport politique, les apparences de la logique et de la bonne foi. On pouvait leur répondre, cependant, que la Porte était incapable d’administrer les province en litige ; qu’elle l’avait déjà prouvé ; que les lui rendre c’était les rendre à la stérilité, au désordre, aux querelles sanglantes des Druses et des Maronites, à la permanence des révoltes dans la Montagne. Si l’on désirait savoir ce que la Syrie avait gagné à passer du régime des Turcs à celui des Egyptiens, on n’avait qu’à jeter les yeux sur la plaine d’Antioche couverte d’oliviers, sur les environs de Beyrouth plantés de vignes, sur la résurrection d’Alep, sur Damas que n’enrichissait plus le seul passage des pèlerins. L’administration de Méhémet-Ali s’était montrée dure sans doute ; mais enfin, sous ce provisoire de despotisme, nécessaire là où l’anarchie débordait, la Syrie avait retrouvé l’ordre et le chemin des richesses. Valait-il mieux la replonger dans le chaos que la laisser à un homme, musulman après tout, et qui, son ambition satisfaite, cesserait d’être le rival des sultans pour devenir leur soutien ?

Entre la France et l’Angleterre, tel était le débat. Et il en résultait d’une manière bien manifeste qu’elles avaient tort toutes les deux en faisant dépendre l’intégrité de l’empire ottoman l’une du maintien de Méhémet en Syrie ; l’autre de la restitution de la Syrie au sultan. Car, pour l’empire ottoman, la Syrie donnée au vice-roi était un danger et la Syrie donnée au sultan un embarras.

Ainsi, de quelque manière qu’on l’entendît, cette intégrité dont on parlait tant ne pouvait être qu’une chimère ou un leurre. Ce n’était point par elle qu’il y avait moyen de protéger Constantinople contre les Russes. Le vrai, l’unique moyen de garantir sérieusement le Bosphore, l’Angleterre l’avait entrevu lorsqu’elle avait proposé à la France de couvrir directement Constantinople de l’alliance maritime et armée des deux peuples[4].

Si les ministres du 12 mai eussent accédé à cette proposition, en demandant à l’Angleterre, pour prix de leur appui, qu’on permit au sultan et au vice-roi de régler entre eux leurs différents, la partie était gagnée pour la France. L’Angleterre, qui n’aurait plus trouvé de prétexte plausible pour frapper Méhémet-Ali au nom du serail menacé par les Russes, l’Angleterre aurait détourné ses regards de la question égyptienne et sacrifié à la terreur que St-Pétersbourg lui inspirait sa mauvaise humeur contre le vice-roi ; la Russie ne se serait jamais risquée sur le Bosphore en voyant les vaisseaux français et britanniques prêts à forcer les Dardanelles ; vainqueur, Ibrahim aurait obtenu de la Porte effrayée, l’Égypte et la Syrie héréditaires ; et tout se serait terminé de la sorte au profit de la France et selon ses vues.

Malheureusement, les ministres du 12 mai ne suffisaient pas à la situation. Dans le Conseil, le maréchal Soult n’était qu’un nom. M. Passy possédait un jugement droit, des connaissances variées, mais il manquait de l’habitude des grandes affaires. Membre éminent du barreau de Paris et puissant orateur, M. Teste n’était pas en état de conduire le Cabinet. M. Dufaure avait dans l’esprit plus de netteté que de portée. M. Villemain était un discoureur brillant, M. Duchâtel, un ministre plein de dextérité ; mais ils n’avaient ni l’un ni l’autre le coup-d’œil de l’homme d’État.

Restait le roi, qui, comme nous le verrons dans le cours de ce récit, ne sut rien vouloir, ne sut rien prévenir, ni prévit rien, et s’endormit jusqu’au bout dans des illusions à peine croyables.

Les ministres français avaient interdit, quoiqu’il advînt à Méhémet-Ali le passage du Taurus : ce fut leur première faute. Par là, ils protégeaient indirectement Constantinople, et délivraient l’Angleterre du souci de la protection directe. Qu’arriva-t-il ? C’est que le cabinet de St-James, une fois rassuré relativement à la question de Constantinople, reporta toutes ses préoccupations sur celle d’Alexandrie. Profitant de l’imprudence avec laquelle les ministres français faisaient dépendre la première de la seconde, lord Palmerston ne manqua pas de représenter à l’Europe, en s’appuyant sur les actes du gouvernement français lui-même, que jamais Constantinople ne serait en sûreté et l’Europe en repos tant qu’on abandonnerait à Méhémet-Ali la faculté de tout compromettre en franchissant le Taurus, tant qu’on lui permettrait de tenir la clef militaire de la Turquie asiatique, tant qu’on exposerait aux convoitises de son ambition Bagdad du côté du midi, Diarbékir et Erzéroum du côté de l’est, Koniah, Brousse et Constantinople du côté du nord. Déjà, dans une dépêche adressée le 28 juin (1839)[5], à lord Beauvale, ambassadeur anglais à Vienne, lord Palmerston s’était expliqué fort clairement sur la nécessité, suivant lui, européenne, de chasser de Syrie le pacha d’Egypte. On comprend quelles armes le gouvernement français fournissait à la politique anglaise, lorsqu’au lieu de séparer la question russe de la question égyptienne, il semblait les regarder comme tout-à-fait connexes ; lorsqu’au lieu de couvrir directement Constantinople, il envoyait M. Caillé à Ibrahim pour lui demander, au nom de l’équilibre européen, de n’entamer dans aucun cas l’Asie-Mineure. N’était-ce pas reconnaître que le salut de Constantinople et la paix universelle dépendaient d’un geste d’Ibrahim ? N’était-ce pas autoriser l’Angleterre à demander qu’on mit le désert, s’il le fallait, entre le Taurus et cette armée qui, pour troubler l’Europe, n’avait qu’à faire un pas ?

Du reste, les ministres du 12 mai ne furent pas sans pressentir que, dès qu’il s’agirait de régler le sort de Méhémet-Ali, l’Angleterre se déclarerait contre eux violemment et gagnerait à sa cause le reste de l’Europe. Aussi s’étudièrent-ils, dans leurs premières dépêches, à envelopper de réticences leur opinion sur les arrangements territoriaux à prendre en Syrie[6], ne cessant de répéter que c’était entre St-Pétersbourg et Constantinople qu’était le nœud gordien, et qu’on eût à regarder vers le Nord.

Mais, par une fatale inconséquence, tandis que d’une main ils voilaient de leur mieux la question égyptienne, de l’autre ils jetaient imprudemment les bases d’un concert européen, où il était impossible que cette question ne fut pas soulevée puis résolue contre eux. C’est ainsi que le 17 juillet (1839), répondant à l’initiative prise par l’Autriche, le maréchal Soult faisait la déclaration suivante :

« Tous les Cabinets veulent l’intégrité et l’indépendance de la monarchie ottomane sous la dynastie régnante ; tous sont disposés à faire usage de leurs moyens d’action et d’influence pour assurer le maintien de cet élément essentiel de l’équilibre européen, et ils n’hésiteraient pas à se déclarer contre une combinaison quelconque qui y porterait atteinte. Un pareil accord de sentiments et de résolutions devant suffire, lorsque personne ne pourra plus en douter, non-seulement pour prévenir toute tentative contraire à ce grand intérêt, mais même pour dissiper des inquiétudes qui constituent un danger véritable, par suite de l’agitation qu’elles jettent dans les esprits, le gouvernement du roi pense que les Cabinets feraient quelque chose d’important pour l’affermissement de la paix en constatant dans des documents écrits qu’ils se communiqueraient réciproquement, et qui ne tarderaient pas à avoir une publicité plus ou moins complète, l’exposé des intentions que je viens de rappeler. »

Dans cette déclaration célèbre, pas une ligne qui ne fût une bévue. À la vérité, le mot Syrie n’y était pas prononcé ; mais qu’importe, puisqu’on y regardait « l’intégrité et l’indépendance de la monarchie ottomane comme un élément essentiel de l’équilibre européen » ? Cela ne revenait-il pas à lier étroitement la question russe et la question égyptienne ? Et dés-lors, provoquer un concert européen, n’était-ce pas se soumettre d’avance aux décisions d’un concile politique où, sur la question égyptienne, la France risquait d’être seule de son avis ? N’était-ce pas s’exposer à entendre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la Russie, déclarer que la domination de Méhémet en Syrie était une combinaison propre à porter atteinte à l’équilibre européen ?

Il n’était pas jusqu’à la réserve gardée par les ministres du 12 mai qui, combinée avec leurs actes, ne fût une faute. Car s’ils ne s’expliquaient pas relativement à la Syrie, lord Palmerston, lui, s’expliquait, au contraire, d’une manière péremptoire, et il ne cessait de crier aux Puissances : « L’intégrité de l’empire ottoman, c’est Méhémet chassé de Syrie. » Or, de l’opinion du gouvernement français, qui en se cachant à demi semblait se condamner elle-même, et de celle du gouvernement britannique, qui partout se produisait avec énergie et autorité, il était naturel que la seconde finît par l’emporter dans les conseils de l’Europe. Et c’est ce qui arriva.

M. de Metternich, en proposant un concert européen, n’avait eu d’autre but que de soustraire la Turquie aux envahissements russes, en la faisant rentrer dans le cercle des traités de Vienne, d’où il se repentait de l’avoir exclue en 1815 ; et il s’était d’abord prononcé pour le système du statu quo en Orient, par amour pour le repos et pour la paix. Mais quand il vit avec quel emportement l’Angleterre poursuivait le vice-roi, couvert par la France d’une protection silencieuse, M. de Metternich ne se fit pas scrupule d’adopter les haines de lord Palmerston, y trouvant le double avantage de châtier dans Méhémet-Ali l’esprit d’innovation, et de désunir les deux États constitutionnels dont 1830 avait inauguré l’alliance.

La Russie devait se décider par des motifs analogues.

Si bien, qu’au moment même où le Cabinet des Tuileries se donnait avec orgueil pour le promoteur d’un concert européen, la solitude commencait à se faire autour de lui.

Les choses en étaient là, quand la nouvelle de la victoire de Nézib se répandit en Europe. Ce fut un coup de foudre pour lord Palmerston. Nézib dérangeait ses plans ; Nézib, en poussant Ibrahim sur le chemin de Constantinople, pouvait y rendre nécessaire, inévitable, la présence des Russes ; Nézib, si le Taurus était franchi, forçait l’Angleterre à rompre plus brusquement que jamais avec la Russie, et à s’appuyer de nouveau, contre elle, sur nous. Quelle admirable occasion pour la France, si elle eût été alors en mesure de dire aux Anglais : « Le péril est immense pour le conjurer, faut-il que nous unissions nos pavillons et nos épées ? J’y consens, mais à une condition, c’est qu’entre la Porte et le vainqueur de Nézib l’arrangement sera direct et libre. Si vous refusez, ce n’est pas moi qui arrêterai Ibrahim. À vous de prévoir les suites ! » À un pareil langage qu’aurait pu répondre lord Palmerston ? Pour le plaisir d’empêcher un arrangement direct, favorable au pacha d’Egypte, aurait-il laissé Constantinople pressée entre la marche de l’armée égyptienne et le mouvement d’une flotte russe ? C’eût été un acte de démence. Et l’eût-il voulu commettre, jamais l’Angleterre ne l’aurait permis. Car, après tout, la politique de lord Palmerston avait des contradicteurs jusque dans le Cabinet dont il faisait partie, et le peuple anglais tenait beaucoup moins à ôter la Syrie à Méhémet que le Bosphore à la Russie. Si donc le gouvernement français, prévoyant la victoire d’Ibrabim, ne lui eût pas assigné le Taurus pour limite, l’arrangement direct devenait la loi même de la situation ; et la politique de la France, ses intérêts, ses sympathies, son influence méditerranéenne, se trouvaient confiés en Orient à un négociateur qui était la victoire.

Mais dans la carrière funeste de ses folies, le gouvernement français devait s’égarer de plus en plus. Qui le croirait ? À la nouvelle de la bataille de Nézib, le premier soin du maréchal Soult fut de déclarer à lord Granville, ambassadeur d’Angleterre[7], « que, selon les vues du gouvernement français, la défaite de l’armée turque ne devait influer en rien sur la marche des cinq Puissances ; que, dans un moment où les conseillers du sultan étaient paralysés par la peur ou cherchaient traîtreusement à faire valoir leurs intérêts aux dépens de leur maître, tous les arrangements conclus entre la Porte et le pacha devaient être considérés comme nuls, et qu’une déclaration à cet effet devait être remise à Méhémet-Ali. »

La mesure était comblée : on en venait à parler la langue de lord Palmerston !

Il est vrai qu’à côté de la dépêche de lord Granville relatant les paroles du maréchal Soult, une autre dépêche partait pour Londres[8] laquelle était adressée à M. de Bourqueney et portait que le résultat de la bataille de Nézib devait améliorer jusqu’à un certain point le lot de Méhémet.

Quel secret cachait donc une contradiction aussi monstrueuse ? Pour connaître la véritable pensée du Cabinet des Tuileries, était-ce à la conversation reproduite par lord Granville ou à la dépêche adressée à M. de Bourqueney qu’il fallait s’en rapporter ? L’ambassadeur anglais reçut ordre d’éclaircir le fait, et le maréchal Soult répondit : « qu’il ne rétractait rien de sa conversation et qu’il persistait à regarder comme non avenu tout arrangement direct entre le pacha et le sultan. »

D’une part, le maréchal Soult était l’homme du roi ; de l’autre, il est constant qu’il ne signait les dépêches que pour la forme et, souvent, sans les comprendre. Il y a donc lieu de croire que la conversation exprimait l’opinion du roi, et la dépêche celle des ministres. Mais lord Palmerston n’avait pas charge de s’enquérir de l’observation du régime constitutionnel en France. S’emparant de l’aveu qu’avait formulé par deux fois le président du Conseil, il se hâta d’écrire à Vienne, à Berlin, à Constantinople, à St-Pétersbourg, que la victoire de Nézib ne pesait absolument rien dans la balance, et que « sur ce point, les cinq Puissances n’avaient qu’une même pensée. »

Or, plus le gouvernement français s’obstinait et s’embarrassait dans ses fautes, plus la fortune semblait se plaire à lui fournir moyen de les réparer.

À peine Mahmoud avait-il fermé les yeux, qu’autour du sultan mort les ambitions s’agitèrent. Abd-ul-Medjid, son successeur, n’était qu’un gracieux et débile enfant sa faveur appartint à ceux qui, maîtres des chemins obscurs qui conduisaient jusqu’à lui, coururent les premiers, par l’empressement de leurs hommages, le surprendre et le charmer. Dans le partage du pouvoir, le titre de sérashier fut à Halil et l’autorité de grand-visir à Khosrew : Halil, esprit faible et présomptueux, accepté pour gendre par Mahmoud, qui le savait et le voulait médiocre ; Halil, qu’une ambassade à St-Pétersbourg avait rendu favorable à des innovations dont la Russie se réjouissait parce qu’elles préparaient les Turcs à passer sans étonnement sous son joug ; et Khosrew, vieillard actif, nature implacable et vigilante, non moins rompu aux intrigues qu’aux affaires, zélateur de la réforme qu’on l’accusait d’avoir soutenue par des procédés pleins de mystère et de sang, capable enfin de défendre l’empire s’il eût suffi pour cela de frapper dans l’ombre. Un homme incapable, un ministre décrié, voilà donc sur quelles têtes reposait le lendemain de la Turquie vaincue !

C’était peu : il se trouva que Halil et Khosrew étaient les ennemis d’Akhmet-Fevzi-Pacha, aux ordres de qui obéissait la flotte ottomane. Favori de Mahmoud — dans un État despotique, c’était son mérite — Akhmet perdait tout en perdant son maître. Khosrew au faîte de l’empire l’épouvanta. Il se crut mort s’il restait fidèle ; et, sollicité par la peur, par la haine, par une vulgaire espérance, par l’éblouissante prospérité de Méhémet-Ali, il fit sortir la flotte ottomane des Dardanelles, une trahison dans le cœur. Mais non loin de là, l’amiral Lalande se tenait en observation à la tête d’une petite escadre, trop faible pour un combat, et cependant assez forte pour être respectée puisqu’avec elle était le nom de la France. La rencontre prévue ayant eu lieu, il fallut tromper l’amiral français. Akhmet détacha donc vers lui, sur un bateau à vapeur, Osman, contre-amiral dans la flotte turque et complice du projet de défection. Osman prétendit que Mahmoud était mort empoisonné par Halil et Khosrew que c’était pour livrer aux Russes les portes du sérail que Hali et Khosrew avaient saisi le pouvoir ; qu’en de telles extrémités, le capitan-pacha croyait de son devoir d’aller au-devant de la paix ; et que c’était pour entrer en négociation avec Méhémet-Ali qu’il venait de mettre la flotte en mouvement. Peut-être l’amiral Lalande aurait-il dû s’armer de défiance ; peut-être aurait-il fait sagement d’envoyer prendre des informations auprès de l’ambassadeur français à Constantinople, et d’arrêter la flotte ottomane, en attendant une réponse. Mais ses instructions lui enjoignaient d’empêcher la guerre, non la paix ; et s’il n’admit pas aisément l’hypothèse d’une trahison, sa loyauté l’absout. Akhmet passa.

Ce fut un jour sans égal pour Méhémet-Ali que celui où, sous les yeux d’une innombrable multitude attirée par la splendeur et la singularité du spectacle, la flotte turque vint se confondre, dans le port d’Alexandrie, avec la flotte égyptienne. Que manquait-il désotmais à la fortune du vice-roi ? Coup sur coup, son fils avait remporté une victoire mémorable, son ennemi était mort désespéré, et maintenant huit vaisseaux, douze frégates et deux bricks venaient, mêlés à ses propres navires, lui ouvrir les routes cela mer ! Sa joie fut imposante comme son destin. Radieux mais calme, il étouffa dans un paternel embrassement la honte d’Akhmet, courbé jusque terre ; puis, se tournant vers les officiers turcs, il les toucha par des paroles de concorde et leur fit espérer qu’à l’abri de son ascendant revivrait la grande unité de l’empire.

C’en est fait ; l’étoile du vice-roi l’emporte ; la Turquie, par la détection de la flotte, vient de perdre sa dernière ressource : il faut céder, et le Divan s’y résigne. Méhémet-Ali a posé les conditions de la paix : on les subit ; on lui accorde l’hérédité de l’Egypte, l’hérédité de la Syrie ; et, pour lui porter le gage tant désiré de la réconciliation des Osmanlis, Hadji-Saïb-Effendi et Tenk-Enendi sont désignés.

Ainsi, cet arrangement direct que la politique du gouvernement français était de vouloir et qu’il avait jusqu’alors évité, la Providence, par une faveur spéciale, semblait le lui imposer, dans son intérêt et malgré lui.

Les deux personnages désignés allaient donc partir, lorsque l’internonce d’Autriche, M. de Sturmer reçut une dépêche dans laquelle M. de Metternich lui enjoignait, au nom, disait-il, et d’après les vues des cinq Puissances, d’agir de façon à mettre sur l’arrangement direct le véto de l’Europe. Chose déplorable et vraiment incompréhensible ! ce fut l’ambassadeur français qui contribua le plus à écarter la solution qui terminait la guerre au profit de Méhémet-Ali, le protégé de la France ; ce fut l’amiral Roussin qui, d’accord avec M. de Sturmer, rédigea, le 27 juillet (1839), une note qui fut ensuite présentée par l’internonce à la signature de lord Ponsonby, de M. de Boutenieff, de M. de Kœnigsmark, ambassadeurs d’Angleterre, de Russie et de Prusse. La voici, cette note trop fameuse :

« Les cinq ambassadeurs soussignés, conformément aux instructions reçues de leurs Cours respectives, se félicitent d’avoir à annoncer aux ministres de la Sublime Porte que l’accord des cinq Puissances touchant la question orientale est certain, et ils prient la Sublime Porte, en attendant les fruits de leurs dispositions bienveillantes, de ne décider absolument rien sur la susdite question d’une man ère définitive, sans leur concours. »

Comment exprimer le ravissement de lord Ponsonby ? C’était la revanche de Nézib qu’on lui offrait, et telle qu’il n’eût osé jamais la rêver si éclatante ! Il signa. M. de Boutenieff n’avait pas, à beaucoup près, les mêmes motifs de satisfaction ; car, si la note du 27 juille cachait le futur abaissement du pacha d’Égypte, elle aboutissait, d’autre part, à l’annulation du traité d’Unkiar-Skélessi. Mais que faire ? Un refus aurait dénoncé à l’Europe les arrière-pensées ambitieuses de la Russie. M. de Metternich, d’ailleurs, n’avait pas craint de répondre de l’approbation de l’empereur Nicolas. M. de Boutenieff signa donc, et M. de Koenigsmark en fit autant. La Turquie était déclarée mineure, et l’Europe s’emparait de la tutelle.

Si les Puissances avaient été unies par un sentiment élevé de la justice et du droit, c’eût été un fait auguste que leur intervention collective en Orient. Et même, réduite aux proportions que lui donnaient l’égoïsme des Cours et leurs rivalités misérables, elle avait cela de grand qu’elle était un involontaire hommage au principe de la solidarité humaine. Mais il n’en est pas moins vrai qu’au point de vue de l’intérêt français, qui est celui de la civilisation et de la liberté, la note du 27 juillet fut un tort et un malheur.

En doit-on rejeter le blâme sur l’amiral Roussin ? Ce serait injuste. Il n’avait fait qu’obéir à l’esprit de ses instructions. Seulement, là où un autre aurait hésité peut-être, lui, adversaire du pacha d’Egypte, il n’hésita pas.

La note du 27 juillet fut accueillie à St-Pétersbourg par de l’aigreur et presque de la colère. L’empereur de Russie trouva étrange et malséant que, sans l’avoir consulté et se portant fort pour lui, M. de Metternich eût engagé la signature de la Russie au bas d’un acte qui tendait implicitement à soustraire la Turquie au protectorat des Russes. Peu accoutumé à taire ses mécontentements, il s’en ouvrit, assure-t-on, avec une véhémence autocratique, à M. de Fiquelmont, ambassadeur d’Autriche à St-Pétersbourg. Et, de son côté, M. de Nesselrode écrivait à M. de Modem : « L’empereur de Russie ne desespère nullement du salut de la Porte, pourvu que les Puissances de l’Europe sachent respecter son repos, et que, par une agitation intempestive, elles ne l’ébranlent point en voulant la raffermir. » Il disait aussi à l’ambassadeur de France : « Un peu plus, un peu moins de Syrie donnée au pacha nous touche peu ; notre seule condition, c’est que la Porte soit libre dans le consentement qu’elle donnera. » Enfin, il mandait à M. de Boutenieff : « Nous ne devons et nous ne pouvons pas nous ériger en arbitres de ce qui touche à ce point aux intérêts de la Porte : c’est à elle de décider. L’empereur vous accorde toute latitude pour ouvrir les voies, de concert avec vos collègues, à un arrangement pacifique entre la Porte et l’Égypte, sauf la libre adhésion du sultan. » Il était impossible de désavouer plus clairement la note du 27 juillet[9].

M. de Metternich ne s’était pas attendu à un pareil désaveu. Sa vanité avait caressé l’espoir d’une conférence prochaine où, à l’ombre de son expérience, aurait été résolu le problème, tourment de la diplomatie. L’attitude de la Russie lui fut un sujet d’humiliation et de trouble. Il tomba malade. Etait-ce un jeu que sa maladie ? Ne s’éclipsait-il momentanément de la scène que pour éluder l’embarras d’une décision qui pouvait mettre une seconde fois sa circonspection en défaut ? Les ministres français le crurent.

Pour eux, s’ils n’approuvèrent pas sans réserve la note du 27 juillet, ce fut non parce qu’elle empêchait l’arrangement direct, mais parce qu’elle laissait trop complètement la Turquie en dehors des délibérations. Car, non moins vivement que M. de Metternich, M. Passy et ses collègues désiraient faire rentrer l’empire ottoman dans le droit public européen établi en 1815.

Il est inutile d’ajouter que, quant à lord Palmerston, il triomphait. La note du 27 juillet lui rendait sa proie, qu’il avait été au moment de se voir enlever. Aussi ne garda-t-il plus de mesure. Dès le 1er août (1839), il proposait au gouvernement français d’exiger impérieusement de Méhémet-Ali la restitution de la flotte turque et, s’il refusait, de capturer la flotte égyptienne : proposition brutale que les ministres français repoussèrent, cette fois, avec beaucoup de force, de raison et de dignité[10].

Blessé au vif, lord Palmerston ne se découragea point. Il insista sur l’adoption de certaines mesures coërcitives destinées à briser, au besoin, la résistance du vice-roi, et dont il détaillait complaisamment le programme : on aurait intercepté entre la Syrie et l’Egypte les communications par mer ; on aurait bloqué les ports de ces deux provinces ; les bâtiments qui naviguaient sous pavillon égyptien auraient été saisis ; Candie aurait été enlevée au vice-roi et restituée au sultan !

Et, au lieu d’arborer à son tour, d’arborer enfin l’étendard de la politique qui lui était propre, le gouvernement français hésitait ; il se réfugiait dans une molle inertie ; il s’amusait à discuter la valeur des mesures coërcitives proposées. Que dis-je ? Par une dissimulation puérile et qui ne pouvait tromper personne, il allait jusqu’à déclarer « que la France ne prenait aucun intérêt au pacha ; que l’arrangement qui lui ôterait la Syrie serait le meilleur, s’il existait de suffisants moyens de contrainte. »

Lord Palmerston n’avait garde de laisser tomber d’aussi téméraires paroles. Il poussa violemment à la conclusion, sachant bien que le Cabinet des Tuileries ne le suivrait pas ; et, bientôt, déchirant tous les voiles, il écrivit à M. Bulwer à Paris, à lord George Hamilton à Berlin, à lord Beauvale à Vienne, à lord Clanricarde à Saint-Pétersbourg, que le moment était venu d’agir contre le pacha, qu’il fallait en prendre son parti et abandonner en chemin celle des Puissances qui refuserait d’avancer.

La Russie ne comprit que trop bien ce langage. Elle vit la France et l’Angleterre à la veille d’une rupture, et à l’instant même sa politique orientale changea de face en ce qui concernait Méhémet-Ali et le statu quo. L’occasion de dissoudre l’alliance anglo-française était pour l’empereur de Russie un bonheur inespéré ; à la saisir l’avantage était immense : M. de Brunnow fut envoyé à Londres, où il arriva le 15 septembre (1839).

Les propositions de M. de Brunnow portaient que, se rendant aux vues de l’Angleterre, la Russie s’engagerait à les seconder ; mais que, dans le cas où Ibrahim marcherait en avant, ce serait à la Russie de protéger le sultan menacé, tandis que les flottes alliées agiraient sur les côtes d’Égypte et de Syrie. C’était dire à lord Palmerston : « Livrez-nous Constantinople, et nous vous livrons Alexandrie. » Quelque monstrueux que fût le marché, lord Palmerston y acquiesça. Mais les ministres français, prévenus, protestèrent énergiquement contre une aussi scandaleuse consécration du traité d’Unkiar-Skélessi. « Jamais, écrivirent-ils, jamais de notre aveu une escadre de guerre étrangère ne paraîtra devant Constantinople sans que la nôtre ne s’y montre aussitôt[11]. » De leur côté, les collègues de lord Palmerston, moins emportés que lui, refusèrent de se laisser entraîner. Le Cabinet britannique demanda en conséquence, et par voie d’amendement, que, si la marche d’Ibrahim amenait les vaisseaux Russes dans le Bosphore, quelques vaisseaux alliés pussent entrer dans les Dardanelles. M. de Brunnow accepta l’amendement ad referendum et reprit la route de St-Pétersbourg pour y chercher une réponse définitive.

Ce fut alors seulement que les ministres du 12 mai se résolurent, à dire leur dernier mot. Le 15 septembre (1839), ils nommèrent M. de Pontois ambassadeur à Constantinople, en remplacement de l’amiral Roussin, qu’on savait peu favorable au vice-roi, et le 21 eptembre ils donnèrent connaissance à l’Europe de leur plan, qui consistait à accorder à Méhémet l’Egypte, la Syrie, l’Arabie, héréditairement, et l’île de Candie à titre viager. Ils prenaient donc enfin la parole dans le débat ! Mais il était trop tard. Le pacte ourdi contre eux entre la Russie et l’Angleterre allait se conclure.

Et, pour comble de malheur, le succès de leur politique avouée se trouvait combattu, à Londres, par leur propre ambassadeur, imperturbable agent d’une politique souterraine. Car, tandis que le ministère du 12 mai publiait son plan, voici le système que, dans une entrevue officielle et parlant en qualité d’ambassadeur, le général Sébastiani soumettait à lord Palmerston : La Syrie aurait été divisée en deux portions par une ligne tirée de l’ouest à l’est du côté de Beyrouth ou de Damas ; et l’on aurait donné la partie nord au sultan, la partie sud au pacha. Le général Sébastiani ajoutait que, si l’Angleterre accédait à et arrangement, la France concourrait aux mesures coërcitives à employer pour en assurer l’exécution. Grande dut être la surprise du ministre anglais quand il reçut de Paris des dépêches qui prêtaient aux ministres français des vues tout autres que celles qui étaient émises par l’ambassadeur. Lord Falmerston en écrivit à M. Bulwer, et acquit la preuve que le général Sébastiani était l’ambassadeur, non pas d’un Cabinet, mais d’un homme[12]. Et dans une semblable conviction, le ministre anglais ne pouvait que puiser un surcroît d’insolence. Animé à l’égard de Louis-Philippe d’une haine qui volontiers revêtait les formes du dédain, il allait répétant sans cesse que le roi des Français ne se déciderait jamais à un acte de vigueur ; que contre un pareil monarque, tant qu’il dirigerait les affaires de son pays, il n’était rien qu’on ne pût oser.

Cependant, et pour se parer des dehors de la modération, lord Palmerston avait fait une offre dernière : il avait proposé d’accorder au vice-roi, indépendamment de l’Égypte, la possession héréditaire du pachalick d’Acre, moins la place. Le ministère français trouva naturellement la concession insuffisante ; et alors, avec une sécheresse injurieuse, lord Palmerston ne craignit pas de dire : « La concession est retirée. »

Sur ces entrefaites, en apprit que le gouvernement russe acceptait l’amendement dont M. de Brunew était allé lui faire part. Qu’importait, en effet, au gouvemement russe que, suivant l’expression de M. de Nesselrode, le pacha eût un peu plus ou un peu moins de Syrie ? Que lui importait même qua le traité d’Unkiar-Skélessi reçût une légère atteinte par l’admission momentanée du pavillon de St-Georges dans la mer de Marmara, pourvu qu’à ce prix la France fût humiliée, détachée de ses alliances pourvu qu’à ce prix une aigreur jalouse séparât pour long-temps, peut-être pour toujours, les deux Cabinets dont les Cours du Nord avaient tant redouté le concert ?

Une ligue était donc formée contre la France on y appela l’Autriche, la Prusse, et elles s’empressèrent d’y entrer M. de Fiquelmont, qui, pendant la maladie du prince de Metternich, avait eu, à Vienne, la conduite des affaires, s’était un instant montré d’accord avec le gouvernement français ; mais la dépêche qui contenait l’adhésion de M. de Fiquelmont aux vues des ministres du 12 mai avait dû passer par Johannisberg, où M. de Metternich la retint et l’annula. De sorte qu’en présence des grandes Cours par elle-même rapprochées et réunies, la France restait isolée !

Ce fut à peine si, dans l’excès de leur aveuglement, les ministres du 12 mai s’en aperçurent. Croyant que la partie pouvait encore être gagnée, ils rappelèrent de Londres, en le remplaçant par M. Guizot, le général Sébastiani, non moins opposé que l’amiral Roussin aux prétentions du vice-roi ; et ils persistèrent à réclamer pour Méhémet-Ali l’Egypte et la Syrie héréditaires. Mais l’Angleterre se sentait désormais, et irrévocablement, maîtresse du terrain. Pour mieux colorer l’intervention des quatre Puissances liguées, elle désira que le sultan intervînt dans le traité à conclure et que jusqu’à l’arrivée d’un plénipotentiaire turc les négociations demeurassent suspendues.

Cependant, l’année 1840 venait de s’ouvrir ; les Chambres françaises s’étaient rassemblées, et l’on portait de nouveau devant elles le débat de l’Europe entière. La discussion fut brillante et vive, mais elle ressuscita sans la rajeunir une lutte que nous avons déjà décrite. On y combattit pour ou contre des systèmes connus au moyen de considérations épuisées. Seul M. Thiers y prononça un discours de nature à modifier le mouvement des choses. M. Thiers n’était pas précisément contraire à Méhémet-Ali ; mais il lui déplaisait de le rencontrer sur le chemin de l’alliance anglaise. Quelque avantage qu’il vît à le soutenir, le profit lui en paraissait moindre que le péril. D’autre part, l’opinion, en France, s’était partout déclarée en faveur du pacha d’Égypte avec un élan qui tenait de l’enthousiasme ; et M. Thiers était depuis quelque temps fort soigneux de sa popularité. De là son discours, qui était à double entente. Qu’on dût venir en aide au vice-roi, qu’on dût lui conserver ce que lui avaient acquis ses travaux et la victoire, M. Thiers ne le niait pas. Il analysait même en termes pleins de justesse et d’éclat les diverses fautes commises par les ministres il en déplorait la source ; il indiquait les moyens propres, suivant lui, à en prévenir les conséquences. Mais ensuite, abordant la question de l’alliance anglaise, « Je suis, je l’avoue, dit-il, partisan de l’alliance anglaise, partisan comme un homme qui n’oublie jamais la fierté de son pays. Non, je ne puis pas encore renoncer à cette belle et noble alliance, qui est fondée non-seulement sur la puissance matérielle, mais encore sur la force morale des principes. Car, quand nous sommes avec l’Angleterre, nous ne sommes pas obligés de cacher notre drapeau. D’accord avec l’Angleterre, nous pouvons élever nos deux drapeaux ; ils portent pour devise : liberté modérée et paix du monde… Et sur quoi se fonde-t-on pour combattre l’alliance anglaise ? Quelle a été la cause de la haine profonde, de la lutte acharnée qui ont séparé la France et l’Angleterre ? Permettez-moi de vous le rappeler en deux mots. La démocratie françaisé a fait explosion dans notre Révolution, tantôt avec un comité sanglant à sa tête, tantôt avec un grand homme, Napoléon. Elle a étonné le monde, mais elle l’a effrayé, et, comme il arrive toutes les fois que la liberté effraie, en donnant une puissance énorme aux ennemis de la liberté. Qui a soutenu la lutte que la démocratie française avait provoquée ? Naturellement celle de toutes les aristocraties qui était la plus puissante, la plus riche, la plus habile. L’aristocratie aussi a trouvé un grand homme, Pitt ; l’aristocratie anglaise pour le compte du monde enrayé, a lutté avec un grand homme à sa tête contre la démocratie française et son grand homme. La lutte a été acharnée. Napoléon a dit souvent : Il y a eu une erreur dans ma vie, erreur commune à l’Angleterre et à moi : nous pouvions être alliés et faire beaucoup de bien au monde ; je l’aurais pu si Fox eût été aux affaires. » Eh bien, que signifiait cela, sinon que c’était l’aristocratie anglaise qui avait soutenu la lutte contre Napoléon ? Il y avait aussi derrière cette question de principe un immense intérêt. La France alors n’avait pas renoncé à être une Puissance maritime et coloniale du premier ordre ; elle n’avait pas renoncé au rêve brillant des possessions lointaines ; elle avait voulu prendre la Louisiane, Saint-Domingue, et même essayer sur l’Égypte une tentative merveilleuse, moins solide qu’éclatante, mais dont le but avoué était de menacer les Anglais dans l’Inde. Notre puissance alors, à quoi la faisions-nous servir ? À coaliser toutes les marines de l’Europe sous notre drapeau. Eh bien, il y avait là des raisons d’une lutte acharnée. Mais, heureusement, plus rien de cela n’existe. C’est la révolution modérée qui gouverne la France ; c’est la révolution modérée qui gouverne l’Angleterre. Et la lutte d’intérêt est aussi impossible que celle de principe. La France s’est éclairée sur la véritable voie de sa grandeur. Qui songe aujourd’hui, parmi nous, à des possessions lointaines ?… C’est que l’esprit de la France a changé, c’est que tout le monde sent que notre grandeur véritable est sur le continent. »

M. Thiers ne se trompait pas lorsqu’il disait que la France ne pouvait conserver l’alliance anglaise qu’en restant couchée sur ses rivages. Mais de quel droit M. Thiers condamnait-il son pays à cette humble et honteuse attitude ? Appuyée sur l’Océan, appuyée sur la Méditerranée, la France est une nation maritime. Douée d’un génie cosmopolite, la France a été appelée par Dieu même à l’empire des mers. Il y va de l’accomplissement de son rôle historique ; il y va peut-être de son existence comme Puissance du premier ordre, car, selon l’expression d’un grand homme d’État, les meilleures forteresses sont les vaisseaux. Et puis, comment M. Thiers ne comprenait-il pas, lui qui voulait le maintien de la concurrence dan notre pays qu’à cette bourgeoisie produisant outre-mesure il fallait des débouchés, des comptoirs, des consommateurs au visage inconnu, un marché mouvant ; et qu’à moins d’une révolution sociale, profonde, incommensurable, il ne nous resterait bientôt plus qu’à posséder l’Océan ou à périr ?

Mais la classe moyenne était en général trop peu éclairée pour sentir jusqu’à quel point le système qu’on exposait devant elle manquait de portée et de profondeur. Elle se répandit en applaudissements. Le Constitutionnel appela le discours de M. Thiers un discours-ministre. Et, en réalité, M. Thiers venait de poser sa candidature du haut de la tribune.

Telle était la situation, lorsqu’en France un vote de la Chambre, témérairement provoqué, renversa les ministres.

Jamais certainement roi de France n’avait été appelé par la fortune sur une scène aussi imposante et au milieu d’aussi vastes événements. Un grand peuple à maintenir au-dessus des orages, d’ardentes haines à déjouer ou à éteindre, l’Occident à couvrir, l’Orient à calmer, voilà ce qui s’offrait. Et quoi de plus propre à absorber les préoccupations d’un chef d’État ! Cependant, au milieu de tant de complications qui tenaient l’Europe en haleine et dont le sort du monde dépendait peut-être, Louis-Philippe poursuivait d’une âme attentive la dotation d’un de ses fils. Ce n’est pas qu’il ignorât combien les demandes d’argent étaient odieuses à une Chambre bourgeoise. Mais il espérait l’emporter à force de persévérance. Que risquait-il ? L’affaiblissement moral de la monarchie ? Son caractère ne le portait pas à tenir compte des résultats éloignés. La chute du Cabinet ? Il s’en inquiétait peu depuis que le rappel du général Sébastiani, son homme de confiance, était venu lui révéler dans les ministres des inspirations d’indépendance. D’ailleurs, M. Passy avait une fierté prompte à s’émouvoir ; M. Dufaure, dans la vie publique, était rude et sombre ; M. Teste semblait avoir gardé de sa jeunesse proscrite un certain fonds de libéralisme : c’en était assez pour que le roi les sacrifiât sans regret à la chance de voir le duc de Nemours doté richement et nanti.

Le Cabinet ne crut pas devoir résister aux désirs de ce roi, père de famille. Ce fut sa perte. À peine le public eut-il vent de la demande qui tendait à faire accorder au duc de Nemours une rente annuelle de 500,000 francs, sans compter 500,000 francs pour les frais de son mariage avec la princesse Victoire de Saxe-Cobourg, que de toutes parts l’opinion s’enflamma. Le roi était-il si pauvre qu’il ne pût lui-même doter ses fils ? Où s’arrêterait-on ? Après le duc d’Orléans était venu le duc de Nemours : après le duc de Nemours viendraient, et le prince de Joinville, et le duc d’Aumale, et le duc de Montpensier. Décidément, il en coûtait trop pour avoir une Cour. Y avait-il insuffisance du domaine privé ? La preuve, sur ce point, restait à faire. Le domaine privé ! que n’avait-on consenti à le fondre dans celui de l’État, suivant l’antique loi de la monarchie ? Voilà ce qu’on disait, et l’on ajoutait mille commentaires offensants pour la majesté royale. Du nord et du midi, de l’est et de l’ouest, affluèrent à Paris des lettres, des pétitions, des circulaires, empreintes d’un vif sentiment d’hostilité. Dans un pamphlet intitulé Questions scandaleuses d’un Jacobin au sujet d’une dotation, M. de Cormenin répandit tout ce que sa plume contenait d’amers trésors. Enfin, rien ne manqua de ce qui était de nature à prouver que la bourgeoisie n’avait ni le goût ni l’intelligence du régime monarchique, et que, si elle tenait à la royauté, c’était uniquement comme à un plastron. Des commissaires avaient été nommés par la Chambre pour étudier l’insuffisance du domaine privé : examen fait, il se trouva que le revenu de ce domaine s’élevait à plus d’un million. Encore le chiffre paraissait-il atténué à quelques membres de la Commission et, entr’autres, à M. Lherbette, qui ne craignit par de s’écrier en plein parlement : « J’ai vu des chiffres, mais pas de pièces à l’appui ! » Le jour du vote, 20 février 1840, étant arrivé, seul M. Couturier prononça contre le projet de loi quelques paroles, graves et dignes. Puis, froide, silencieuse, la Chambre alla au scrutin. 226 boules noires en sortirent. C’était une majorité de 26 voix qui rejetait la loi de famille. Les ministres du 12 mai se confessèrent vaincus et se retirèrent.

Dans leur passage aux affaires, ils avaient eu des inspirations louables. Et, par exemple, ils avaient déclaré, au début, qu’il serait coupé court désormais au scandale d’une presse subventionnée. Il est juste aussi de rappeler que ce fut M. Teste qui le premier fit sérieusement effort contre le criant abus de la vénalité des offices. C’était toucher à un des priviléges d’argent sur lesquels repose le règne de la bourgeoisie. Elle poussa un cri furieux. Et les intérêts qu’on venait d’alarmer étaient si forts, que, sauf trois ou quatre feuilles qui jouèrent noblement leur existence par respect pour la vérité, la presse de l’Opposition garda un silence coupable. L’entreprise échoua donc ; mais elle n’en mérite pas moins une mention dans l’histoire ; car elle fut honnête et courageuse. Pour ce qui est du dehors, rien de plus déplorable que la politique des ministres du 12 mai. La fortune leur avait donné à gouverner une telle affaire, qu’ils y pouvaient gagner une gloire immortelle. Notre influence en Égypte une fois consolidée, la Méditerranée était à nous et nous frappions aux portes de l’Asie. Malheureusement, loin d’élever les ministres du 12 mai, la grandeur de la tâche les accabla. En Europe ils auraient dû, par une alliance étroite et comminatoire avec l’Angleterre, couvrir Constantinople du côté des Russes ; et, en Orient, laisser passer le génie de Méhémet et la victoire. Ils firent le contraire. Liant deux questions qu’il était de notre intérêt de séparer, ils firent dépendre l’indépendance du Bosphore de l’immobilité d’Ibrahim victorieux, et ils appelèrent imprudemment l’Europe à régler le partage de l’Orient, lorsqu’il était manifeste qu’elle le réglerait sans nous et contre nous. En vain y eut-il pour la France et pour le vice-roi accumulation de bonnes chances, savoir : la mort du sultan, la défaite de son armée, la détection de sa flotte, les ministres du 12 mai se mirent en révolte ouverte contre leur propre bonheur et les arrêts apparents de la destinée. Ils arrêtèrent Ibrahim prêt à franchir le Taurus ils reconnurent qu’on devait à peine tenir compte de la victoire de Nézib ; ils exigèrent de Méhémet-Ali la restitution de la flotte turque ; ils apposèrent à l’arrangement direct déjà conclu au profit du vice-roi, le véto de la France. Qu’en résulta-t-il ? La France et l’Angleterre n’étant pas d’accord sur la question égyptienne, la Russie se joignit à l’Angleterre pour nous humilier et nous affaiblir. Animées de passions contre-révolutionnaires, rendues à leurs vieux ressentiments, l’Autriche et la Prusse suivirent. L’Europe entière se trouva d’un côté, la France restait seule de l’autre ! Au milieu de tant de sujets d’affliction, l’Afrique, du moins, nous envoya quelques nouvelles consolantes. De brillants faits d’armes y signalaient notre présence, et, dans les premiers jours du mois de février 1840, Mazagran, défendu par une poignée de Français contre des milliers d’Arabes, avait jeté sur les tristesses de la patrie un reflet de gloire et d’héroïsme.

  1. Dépêche de lord Granville en date du 28 juin 1839.
  2. Dans leur éloquent et curieux ouvrage intitulé deux années de l’Histoire de l’Orient, MM. de Cadalvène et Barrault ont donné sur la maladie de Mahmoud des détails du plus vif intérêt et présentés avec beaucoup de talent. Nous y renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient connaitre des circonstances dans lesquelles ne nous permettait pas d’entrer le cadre de cet ouvrage.
  3. Nous avons expose les idées de M. de Lamartine à cet égard, dans le 3e chapitre du quatrième volume. Nous avons dit aussi de quelle manière il aurait fallu, suivant nous, chercher à résoudre, dès 1830 cette question si difficile à la fois et si importante.
  4. Le gouvernement anglais a fait publier sous ce titre : Correspondence relative to the affairs of the Levant, le recueil des dépêches diplomatiques auxquelles la question d’Orient a donné lieu.

    Pour avoir la preuve de la proposition faite par l’Angleterre et refusée par le gouvernement français, on n’a qu’à chercher dans le recueil que nous indiquons une dépêche de lord Palmerston en date du 19 juin, et deux dépêches de lord Granville en date des 24 et 28 juin.

  5. Correspondence relative to the Levant.
  6. Voir, dans le recueil précité, la dépêche du maréchal Soult en date du 15 juin 1839.
  7. Voir, dans le recueil précité, une dépêche de lord Granville à lord Palmerston en date du 29 juillet 1839.
  8. Ibid
  9. Du recueil diplomatique publié par lord Palmerston, M. Léon Faucher. a tiré un véritable acte d’accusation contre la diplomatie des Puissances étrangères. Le travail de M. Léon Faucher, très-remarquable d’ailleurs, nous a paru quelquefois aller trop loin dans l’accusation.

    L’auteur, par exemple, regarde et dénonce comme une comédie la désapprobation dont la Russie frappa la note du 27 juillet. Une lecture attentive des dépêches nous a donné une opinion contraire. Une partie de la note du 27 juillet étant dirigée manifestement contre l’ambition du Cabinet de Saint-Pétersbourg, il est tout simple qu’il s’en soit offensé.

    M. Léon Faucher reproche aussi, et très-amèrement, à Lord Palmerston la perfidie de sa politique. Il n’y eut perfidie, de la part de lord Palmerston, que dans les menées qui, comme on le verra plus bas, fomentèrent l’insurrection de Syrie, et que dans le secret gardé sur le traité qui devait rompre définitivement l’alliance anglo-française. Mais il est certain qu’à l’origine des négociations, la conduite de lord Palmerston fut très-naturelle et son langage très-net. Dès le début, il parle de la nécessité d’enlever la Syrie au pacha ; dès le mois de mai, il proclame la restitution de la Syrie au sultan comme un élément essentiel de l’équilibre européen. S’il y eut quelque part défaut de franchise, ce fut dans le Cabinet des Tuileries, qui ne fit officiellement connaître son opinion sur la question égyptienne que vers la fin de septembre.

    En somme, M. Léon aucher nous semble avoir un peu trop cédé a l’honorable entraînement d’une indignation patriotique en mettant quelquefois sur le compte des perfidies d’autrui ce qui n’était que le résultat des fautes de nos ministres. Ceci nous est cruel à dire, mais la vérité l’exige.

  10. Dépêche du maréchal Soult à M. de Bourqueney, 6 août 1839.
  11. Dépêche du maréchal Soult au général Sébastiani, 26 septembre 1839.
  12. Plus tard, lord Palmerston prit texte de la proposition du général Sébastiani pour accuser la politique francaise d’instabilité ; et, comme M. Guizot lui faisait observer que le général avait sans doute parlé de son chef et sans y être autorisé, puisqu’il n’y avait pas trace du plan en question dans les archives de l’ambassade française. le ministre anglais répondit : « Qu’il était bien connu que le comte Sébastiani était en communication directe et confidentielle avec le roi des Français, et que, lors mme qu’il n’y aurait aucune trace de ce plan dans les ârchives publiques de l’ambassade française, ce neserait pas une preuve concluante que le comte eût parlé sans autorisation. »

    La phrase entre guillements est de lord Palmerston lui-même et se trouve dans une dépêche adressé par lui à M. Bulwer, le 22 juillet 1840.

    Voir l’ouvrage intitulé : Correspondence relative to the affairs of the Levant.