Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 11

(Vol 2p. 411-446).


CHAPITRE XI.


Attente générale. — Discourt de la couronne. — Lutte dernière entre M. Laffitte et M. Casimir Périer. — Les assertions du discours de la couronne démenties dans le parlement anglais. — Mensonge de l’alliance anglaise : outrages à la France. — Note du 19 avril 1831 publiée ; tentation dans le public. Scène préparée à la chambre des pairs. — Anniversaire de la révolution ; fausse nouvelle répandue ; explosion du sentiment national. — Intervention d’une armée française en Belgique ; caractère de cette intervention ; sa moralité ; ses résultats. — Courageuse attitude du roi de Hollande vis-à-vis des cinq grandes Cours ; il maintient la paix à son profit en n’ayant pas peur de la guerre. — Évacuation de la Belgique par l’armée française sur l’ordre de la Conférence ; le lion de Waterloo toujours debout. — Scandales financiers, marchés fameux.


On touchait en France à un moment solennel. Un débat d’une portée immense allait s’ouvrir, peut-être. La Pologne aux abois et menaçant d’entraîner dans sa chute la vieille prépondérance de l’Occident ; la papauté remise violemment en possession de sa souveraineté temporelle et redevenue par là complice de toutes les tyrannies terrestres ; quatre Puissances s’ingéniant pour refaire, au détriment d’une seule, l’équilibre européen dérangé par la Belgique affranchie ; la France enfin laissant flotter aux mains de quelques hommes orgueilleux et impuissants la tutelle du monde agité : voilà quels intérêts se trouvaient en jeu et sur quelles questions il s’agissait de prononcer.

Aussi jamais assemblée nouvelle ne parut sur la scène au milieu d’une attente plus formidable et de pareils soucis. Il ne fallait pas de médiocres passions pour une aussi grande querelle.

A la préoccupation des choses du dehors se joignait, d’ailleurs, dans tous les esprits, l’impatience de voir résoudre ce périlleux problème posé devant la nation : l’hérédité de la pairie doit-elle être maintenue ?

N’accorder qu’au chef de l’État le privilège de l’hérédité politique, c’était évidemment isoler la monarchie, lui retirer ses appuis naturels, et, en lui créant, au faîte de la société, une situation tout exceptionnelle, la condamner à une vie précaire, toujours menaçante ou toujours menacée. Mais, dans ce dernier coup porté à la féodalité, dans cette dernière humiliation infligée à une aristocratie expirante, dans cet abaissement de la royauté qu’on allait réduire à ne plus exister que par grâce, il y avait quelque chose de singulièrement flatteur pour l’orgueil de la classe dominante. L’abolition de l’hérédité de la pairie était donc devenue, dans un grand nombre de collèges électoraux, l’objet d’un mandat impératif, et la bourgeoisie mettait un emportement extraordinaire à demander ce que, dans son ignorance, elle regardait comme le complément de sa victoire.

Le 25 juillet le roi se rendit au Palais-Bourbon. Les membres de la pairie s’y étaient modestement réunis aux communes. Le temps était donc passé où les séances royales se tenaient au Luxembourg, sinon au Louvre.

L’entrée du roi dans l’enceinte législative fut saluée par des acclamations ; mais lorsque, contrairement aux usages, un hérault cria : « La reine ! » on fit silence dans cette assemblée de bourgeois ombrageux.

Le discours du roi fut remarquable par un certain ton de hauteur qui révélait la présence de Casimir Périer aux affaires. L’opinion républicaine était insultée dans ce discours. L’étendue de la misère publique y était constatée, sans autre embarras que celui d’une froide admiration pour la patience du peuple. Quant aux événements extérieurs, la harangue annonçait que le royaume des Pays-Bas, tel qu’il existait en 1815, avait cessé d’exister ; que les places élevées, non pour protéger la Belgique, mais pour menacer la France, seraient démolies ; qu’au midi, nos vaisseaux avaient forcé l’entrée du Tage, et que le drapeau tricolore flottait sous les murs de Lisbonne. Mais ces nouvelles étaient suivies d’un paragraphe décourageant et lugubre : « Après avoir offert ma médiation en faveur de la Pologne, disait le roi, j’ai provoqué celle des autres Puissances », laissant voir par là que la médiation offerte avait été repoussée. Du reste, pas un mot d’espoir pour la malheureuse Pologne. Le gouvernement se contentait de reconnaître que le courage des Polonais avait réveillé les vieilles affections de la France, et il rappelait que la nationalité de la Pologne avait résisté au temps et à ses vicissitudes.

On observa que, pendant que le roi parlait, Casimir Périer suivait sur un manuscrit la lecture du discours convenu. Vérification publique dont l’inconvenance attestait le déclin du principe monarchique !

Quoi qu’il en soit, le discours royal fut favorablement accueilli dans l’assemblée et au dehors. L’ambassadeur de Russie, M. Pozzo-di-Borgo, n’avait pas assisté à la séance avec les autres membres du corps diplomatique. Et cette absence, concertée ou non, servait le ministère. Mais, le soir même de la séance, une nouvelle semée dans Paris vint faire diversion aux commentaires politiques. On apprit que, revenant d’Angleterre avec la baronne de Feuchères sa tante, M. de Flassans, à Calais, avait été frappé de mort subite. Cet accident, qui n’avait en lui-même aucune importance, produisit cependant une sensation profonde, soit par l’issue qu’il ouvrait aux investigations de la curiosité, soit par l’aliment offert aux interprétations cruelles de l’esprit de parti.

Il fallait nommer le président de la chambre. L’Opposition fixa son choix sur M. Laffitte. Membre de l’ancien cabinet, son triomphe aurait écrasé ses successeurs. Casimir Périer le comprit, et, comptant sur le besoin que la bourgeoisie avait de ses emportements, il déclara que la nomination de M. Laffitte serait le signal de la dissolution du ministère.

L’Opposition redoubla d’efforts, et ta guerre déclarée à Casimir Périer par les journaux de la gauche fut poussée avec une étonnante vigueur. Ils firent observer que le discours de la couronne s’était bien gardé de spécifier les places qui, en Belgique, devaient être démolies, ce qui réduisait à une équivoque sans dignité une promesse fastueuse ; ils insistèrent sur la faiblesse de Don Miguel, possesseur provisoire d’un trône contesté, souverain d’un royaume secondaire, prince isolé en Europe ; et rapprochant avec amertume l’entrée de nos vaisseaux dans le Tage, de l’abandon de cette Pologne dont on glorifiait l’héroïsme, mais dont on n’osait pas reconnaitre la nationalité, ils accusèrent le ministère du 15 mars de n’avoir montré de la fermeté que là où n’était pas le péril, et d’avoir couvert sa pusillanimité par son arrogance.

En même temps arrivait à Paris le compte-rendu des séances du parlement anglais[1] séances qui donnaient au discours de la couronne d’inexorables démentis. Interpellé par lord Aberdeen sur le projet de destruction de forteresses qui avaient eu « pour objet, disait lord Aberdeen, non-seulement de défendre les Pays-Bas, mais de contenir la France », lord Grey, chef du ministère anglais, avait répondu que « la chose était encore en discussion ; que, dans un protocole dont la France avait été exclue pour des raisons évidentes », il avait été convenu, à la vérité, qu’une partie des forteresses avait démantelée ; mais que, dans ce même protocole, les quatre Puissances s’étaient réservé le droit « de décider lesquelles seraient démantelées ». Et à cette réponse, si injurieuse pour la France, lord Wellington avait ajouté ces mots, plus injurieux encore : « Je vois avec plaisir que quatre Puissances seulement ont concouru à l’arrangement, et que la France a été exclue des délibérations. Je regrette que le noble comte n’ait point d’explications à donner au sujet du Portugal. J’avoue que je me suis senti humilié quand j’ai su que le drapeau tricolore flottait sous les murs de Lisbonne. » (Applaudissements prolongés dans le parlement.)

De telles paroles mettaient à nu tout le mensonge de l’alliance anglaise. Le sentiment national se souleva contre un pouvoir qui savait si peu faire respecter la France et se faire respecter lui-même. Une circulaire, adressée par les représentants des grandes Puissances aux consuls de leurs nations respectives dans l’état de l’Église, fut publiée à la même époque par la Gazette d’Augsbourg, et mit le comble à la douleur dont toute la partie saine du peuple français était pénétrée. La circulaire portait : « Les représentants des Puissances ont jugé convenable de témoigner à sa sainteté le vif intérêt que leurs cours respectives prennent au maintien de la tranquillité publique dans les états de l’Église ; sentiments qui ont été déjà exprimés par le gouvernement français dans une note de son envoyé à Rome le 19 avril de cette année[2]. » Le gouvernement français n’avait donc pas craint, au plus fort des vengeances pontificales, de se joindre aux autres cours pour condamner ces malheureux patriotes italiens qui ne s’étaient insurgés, pourtant, qu’à l’exemple de la France, sur foi de ses déclarations, et, pendant quelque temps, avec son concours !

Ce fut sur ces entrefaites que M. de Semonville, grand référendaire, eût l’idée d’étaler dans l’enceinte de la pairie les drapeaux pris à Ulm par l’armée française, en 1805, et cachés jusqu’alors dans un secret et inviolable asile. Le jour où se fit cette exhibition inattendue, le fils aîné du roi était à son banc de pair : « Prince, lui dit M. de Sémonville, à vous désormais le droit de tirer l’épée pour défendre ces trophées. » Le jeune homme répondit d’une manière convenable. Mais cette scène à effet ne put trouver grâce aux yeux d’un peuple intelligent et moqueur. On fit ressortir ce qu’avait de puéril et même de ridicule cette démonstration épique rapprochée de tant de faits d’où jaillissait la preuve que la France allait s’amoindrissant de jour en jour.

L’Opposition préludait ainsi aux prochains combats de la tribune, lorsqu’arriva l’anniversaire de la révolution de juillet. Ce fut une fête touchante par l’enthousiasme mêlé de tristesse et d’inquiétude qui sembla, d’abord, devoir la caractériser. Mais, dans la journée du 29, le bruit s’étant répandu, bruit menteur, que les Polonais avaient remporté une victoire signalée, il y eût tout-à-coup dans Paris une explosion de joie qui n’a peut-être pas d’exemple dans les annales des fêtes humaines. Ce. peuple, que ses propres succès devant Lisbonne avaient à peine ému, se livra, lorsqu’il crut la Pologne victorieuse, à d’indescriptibles transports. On courait par les rues en agitant des drapeaux tricolores et en pleurant ; il y en eût que l’on vit dansant sur les places comme des insensés ; sublime folie D’autres chantaient en chœur : « La victoire est à nous ! »

Ce réveil de l’esprit révolutionnaire devait naturellement influer sur les premières décisions de la chambre. M. Girod (de l’Ain), que le ministère avait opposé à M. Laffitte, ne l’emporta que de cinq voix sur le candidat de l’Opposition. C’était un bien faible avantage pour le ministère ; mais M. Laffitte était un si grand nom, les services par lui rendus à la royauté étaient si notables, son concurrent était si obscur, que l’Opposition s’étonna et s’indigna de n’avoir pu que balancer la victoire. M. Chambolle, secrétaire de la présidence, donna sur-le-champ sa démission par un honorable scrupule de patriotisme. La popularité de M. Laffitte avait repris tout son éclat ; on dénonça comme ennemis de la révolution de juillet tous ceux qui se déclaraient contre lui, et M. Dupont (de l’Eure), à une majorité de dix voix, fut élevé à la vice-présidence. Irrité de cet échec imprévu, Casimir Périer courut remettre au roi son portefeuille. MM Sébastiani, Louis et Montalivet l’imitèrent. Le cabinet était dissous.

Mais le 4 août, vers deux heures, un supplément au Moniteur fut tout-à-coup publié. Il annonçait que, se décidant à tirer l’épée contre la Belgique, le roi de Hollande avait repris les hostilités sur toute la ligne. Le ministère se reconstitua aussitôt.

A la première nouvelle de l’orage qui allait fondre sur lui, Léopold avait écrit au roi des Français pour lui demander du secours : le cabinet du Palais-Royal arrêta qu’une armée de 50, 000 hommes marcherait vers la frontière sous les ordres du maréchal Gérard. Cette décision fut annoncée au public dans les termes suivants : « le roi ayant reconnu l’indépendance du royaume de Belgique et sa neutralité, de concert avec l’Angleterre, l’Autricbe, la Prusse et la Russie, et, les circonstances étant pressantes, obtempère à la demandé du roi des Belges. Il fera respecter les engagements pris d’un commun accord avec les grandes Puissances. »

Le gouvernement français, après avoir laissé violer partout le principe de non-intervention en était venu de la sorte à le violer directement lui-même. Et il avait soin de déclarer que, s’il intervenait en Belgique, ce n’était point pour y soutenir le principe révolutionnaire, mais bien pour faire respecter les volontés du conseil amphyctionique séant à Londres. Puis, craignant que ce ne fut pas assez de cette humilité éclatante il donna ordre sans retard à M. de Talleyrand de demander l’agrément de la Conférence, en faisant valoir le motif d’urgence qui avait forcé le cabinet du Palais-Royal à devancer l’autorisation des quatre grandes Cours[3].

L’indignation fut profonde dans toute la Hollande, quand on y apprit que les Français intervenaient dans la querelle, au nom de la Conférence. Car cette couleur donnée à l’intervention la rendait manifestement inique. La conduite de Guillaume, en cette circonstance, avait été peu loyale à l’égard de la Belgique, sans doute, puisqu’il procédait contre elle par voie de surprise ; mais, au point de vue de la diplomatie, il était dans son droit. Aucun traité ne le liait aux Belges qui, pour lui, n’étaient que des rebelles. Et envers la Conférence quelles étaient ses obligations ? Il n’avait consenti à une suspension d’armes que comme à une mesure préliminaire, devant conduire à un armistice qui n’avait pas été conclu, à des arrangements qui ne s’étaient pas effectués. Son adhésion aux protocoles du 20 et du 27 janvier aurait pu seule l’engager, si les cinq Puissances, après avoir déclaré ce pacte irrévocable, ne l’avaient anéanti elles-mêmes, pour le remplacer par le traité des 18 articles. Or, Guillaume avait hautement protesté contre les 18 articles, et c’était lui qui pouvait avec raison reprocher à la Conférence une violation d’engagements précis et formels. Les Hollandais étaient donc fondés à trouver l’intervention française empreinte de violence et d’injustice, dès que notre armée, au lieu de s’avancer au nom du principe révolutionnaire attaqué ou d’un intérêt français compromis, ne se présentait plus que comme la gendarmerie de la Sainte-Alliance.

Quant aux Belges, devenus nos ennemis depuis que leurs avances avaient été repoussées, et qu’en les flattant de l’espoir d’une indépendance absolue on leur avait créé des Intérêts opposés aux nôtres, ils ne virent dans le secours que leur apportaient les Français qu’un outrage à leur honneur. Sommes-nous donc, disaient-ils, si méprisables aux yeux des Français qu’ils nous jugent incapables de nous défendre sans leur appui ? Bientôt il n’y eut plus, sur ce point, qu’une voix à Bruxelles. L’opinion y somma impérieusement le pouvoir de respecter l’article 121 de la constitution belge, portant : « Aucune troupe étrangère ne peut occuper ou traverser le territoire qu’en vertu d’une loi. » Le gouvernement belge dût céder et le maréchal Gérard suspendre sa marche.

Ainsi, par une inconcevable accumulation de fautes, le cabinet du Palais-Royal démentait directement sa politique avouée se confessait vassal de la Conférence ; exposait l’armée à un rôle ridicule ; faisait maudire la France enfin, et par la Hollande à laquelle il déclarait une guerre injuste, et par la Belgique dont il irritait imprudemment la jalousie.

Les Hollandais, cependant, avaient envahi la Belgique, divisés en trois corps qui s’avançaient avec rapidité en s’allongeant de Maëstrick à Bréda. À cette invasion la Belgique avait à opposer deux petites armées, celle de la Meuse et celle de l’Escaut, dont il importait d’opérer au plus vite la jonction. Le 8 août, Léopold se réunit à l’armée de l’Escaut, près d’Arschot, où il attendait l’armée de la Meuse. Là, fermant l’oreille à des conseils dictés par une jalousie mesquine et téméraire, il écrivit au maréchal Gérard de se hâter. Le 10, il donnait le signal de l’attaque de Montaigu, lorsqu’on vint l’avertir que l’armée de la Meuse, attaquée sur la route de Hasselt à Tongres, s’était débandée sans combattre que la déroute était complète, et qu’il était lui-même exposé à être coupé. Il rétrograda aussitôt sur Louvain. Les Hollandais l’ayant attaqué le 22 en avant de cette ville, le forcèrent à la retraite et bloquèrent Louvain, qui ne tarda pas à se rendre.

La Belgique était à deux doigts de sa perte. Mais déjà les Français entraient à Bruxelles, et, sur un ordre de son père, le prince d’Orange ramenait en Hollande ses troupes victorieuses. Guillaume n’avait pas encore fait tous les préparatifs nécessaires ; et il lui suffisait, pour le moment, d’avoir montré à la Conférence ce qu’il était capable de tenter et d’accomplir.

Bien supérieur en intelligence à ceux qui dirigeaient alors la politique française, Guillaume avait parfaitement compris que l’accord apparent des grandes Puissances cachait des dissidences profondes ; que, réunies, elles affichaient des prétentions dictatoriales auxquelles leurs forces étaient loin de répondre ; qu’il n’y avait, pour les faire fléchir, qu’à les braver, et qu’il était facile de leur faire la loi, pour peu qu’on les menaçât de mettre le feu à la mine creusée sous l’Europe entière. La justesse de ces vues fut prouvée par l’événement. Pour soutenir l’honneur de sa devise « je maintiendrai », le roi de Hollande s’était prescrit une persévérance et une audace dont le succès devait égaler la grandeur, et il lui fut donné, comme on le verra, non seulement de tenir à lui seul en échec les cinq grandes Cours, mais de les forcer à se départir encore une fois de leur volonté hautement exprimée.

Eh bien, ce système d’intimidation que sut employer avec tant de bonheur, et sans exposer la paix générale, le souverain d’un petit peuple de deux millions d’âmes, le gouvernement français, composé d’hommes sans portée, ne songea pas même à l’essayer, quoiqu’il eût sous la main une nation de trente-trois millions d’hommes, une jeunesse exubérante et une irrésistible masse de soldats tout pleins des souvenirs de la Révolution et de l’Empire.

Le 15 août, le maréchal Soult, ministre de la guerre, annonçait à la chambre des députés « que l’armée française attendrait, pour évacuer la Belgique, que les questions pour lesquelles elle s’était mise en mouvement fussent décidées. » Mais la Conférence en avait ordonné autrement[4]. Et l’armée française revint de sa promenade militaire sans avoir même joui de la satisfaction d’abattre, en passant, le lion de Waterloo.

Cependant, l’adresse en réponse au discours du trône avait été soumise aux délibérations de la chambre des députés, et, le 9 août, les débats avaient commencé.

Attaqué sur tout l’ensemble de sa politique, le ministère plaida sa cause beaucoup mieux qu’on ne s’y était attendu. Quels étaient, dit-il, les griefs de l’Opposition ? Né d’une tempête qui semblait devoir pousser les nations vers le chaos, le gouvernement français avait cherché à tout apaiser autour de lui et en lui : n’y avait-il donc aucune grandeur dans cette haute modération ? Au farouche plaisir de bouleverser l’univers, était-il donc si coupable d’avoir préféré la gloire de le sauver du double fléau de la démocratie et de la conquête ? On reprochait au gouvernement d’avoir abandonné l’Italie aux Autrichiens, la Belgique aux Anglais, la Pologne aux Russes ? Reproches déclamatoires et frivoles ! Ce qu’il était raisonnablement permis de tenter en faveur de l’Italie, est-ce qu’on ne l’avait pas tenté ? Les ministres du 15 mars, en arrivant aux affaires, n’avaient-ils pas trouvé l’invasion autrichienne dans l’héritage des embarras que leur avait légué le cabinet précédent ? Ils avaient demandé, ils avaient obtenu l’évacuation des États-Romains : pouvait-on vouloir davantage ? Si nos frontières n’avaient pas été reculées jusqu’au Rhin, si la Belgique n’avait pas été réunie à la France, si le roi, faisant violence à ses affections de famille, n’avait point accepté la couronne offerte à son fils, c’est que des considérations majeures étaient opposées à tout cela. Fallait-il, sans autre but que de s’agrandir, s’exposer à allumer en Europe un immense incendie ? Fallait-il, dans l’espoir d’une conquête douteuse, armer contre nous le peuple anglais, seul allié puissant que la révolution de juillet nous eût donné ? Fallait-il, menaçant du réveil de notre ambition tant de peuples sur qui pesait encore le souvenir de Napoléon et de ses batailles, leur laisser croire qu’elle allait recommencer cette longue humiliation de l’Europe, qui dura quinze ans ? La France se trouverai-elle amoindrie lorsqu’elle se montrerait à la fois désintéressée et formidable ? Il y avait de la naïveté, après tout, à s’imaginer que les Belges devinssent Anglais, parce qu’un prince anglais leur avait été proposé pour roi ; comme si les intérêts des peuples, leurs affections, leur existence matérielle et morale, pouvaient dépendre du lieu où il avait plu à la fortune de placer la patrie de leurs souverains ! Quant à la Pologne, son courage était admirable sans doute et ses malheurs étaient dignes d’une éternelle pitié ; mais enfin, comment lui venir en aide ? Séparée de nous par toute la largeur du continent, par quatre cents lieues, sa position géographique nous condamnait à des douleurs stériles, à des vœux sans autorité ! Faire marcher une armée à son secours, c’eût été reprendre au point où elles étaient venues fatalement échouer, les gigantesques entreprises de Napoléon. Et pourquoi ? Pour forcer l’Autriche et la Prusse à conclure aussitôt avec les Russes une mortelle alliance, de manière à ce que nos soldats ne trouvassent plus à Varsovie, en y arrivant, qu’un emplacement désert et des tombeaux ? Reconstituer la Pologne ! Napoléon lui-même, à Tilsitt, n’y avait pas suffi, tout Napoléon qu’il était, et quoiqu’il eût sous lui cinq cent mille soldats invincibles. Or, ce que n’avait pu cet homme prodigieux qui avait coutume, en se jouant, de partager l’Europe avec son épée, les ministres de 1831 l’auraient-ils impunément essayé avec une armée incomplète, mal organisée encore, et composée de conscrits ? Reconnaitre la nationalité polonaise n’eût été qu’une forfanterie imprudente, dès que les moyens de soutenir cette déclaration manquaient. Le gouvernement avait donc fait tout ce qu’il était possible de faire, en offrant sa médiation et en provoquant celle des autres Puissances. Aussi bien, il était temps que l’Opposition s’expliquât. Une guerre universelle, une guerre à mort, était-ce là le but de ses désirs ? Dans ce cas, il était bon qu’on l’avertît que la question n’était plus entre la guerre et la paix, mais entre la guerre et la liberté, car il n’est pas loisible à un peuple lancé en de telles entreprises de s’arrêter et de se régler. Les combats et le tumulte au dehors appellent au dedans un repos absolu et le silence. Le despotisme est la nécessaire contre-partie de la victoire. Napoléon le prouva, et, avant lui, la Convention l’avait prouvé par des actes qui ne s’effacèrent jamais de la mémoire des hommes. « Avez-vous fait un pacte avec la victoire ? demandait-on un jour dans la terrible assemblée ? — Non, répondit Bazire, le Montagnard ; mais nous avons fait un pacte avec la mort. » La mort bientôt le vint sommer de tenir sa promesse : un an s’était à peine écoulé, que la tête de Bazire bondissait du haut d’un échafaud. Que si l’Opposition ne pâlissait pas devant l’emploi de semblables ressources et au seul souvenir de ces exemples fameux, qu’elle eût le courage de l’avouer !

Telles furent, en substance, les raisons que développèrent avec beaucoup de talent MM. Casimir Périer, Thiers et Sébastiani, orateurs déjà connus, auxquels deux hommes nouveaux, MM. Duvergier de Hauranne fils et Charles de Rémusat, prêtèrent, dans cette occasion, une assistance pleine d’éclat et de vigueur.

Mais à cette apologie du ministère, l’Opposition répondait par des arguments redoutables. Oui, disait-elle, nous vous accusons d’avoir compromis l’intérêt de France, qui est dans son honneur, et l’avenir de la civilisation, qui est dans la grandeur de la France. Rappelez-vous ce que nous étions il y a un an, et voyez ce que nous sommes ! De quel prestige, en 1830, n’étions nous pas entourés ? Aux yeux des nations étonnées et des rois frappés d’épouvante, nous avions bien véritablement ressaisi, et pour de plus vastes desseins encore, le sceptre échappé des mains de Napoléon. Jamais situation plus éblouissante ne fut faite à un peuple par le destin ; et nous n’avions nul besoin de bouleverser l’univers pour le changer, car il était livré à notre merci. Aujourd’hui, que pouvons-nous en Europe et qu’y faisons-nous ? Savoir être juste quand on est fort, est d’une haute modération mais, quand on est fort, tolérer l’injustice est une marque de pusillanimité. Or, les Autrichiens foulant aux pieds l’Italie sans autre droit que celui du despotisme qui ne veut pas qu’on t’inquiète la Conférence découpant les nationalités, sans égard pour les traditions, les intérêts, les affections des peuples, et tout simplement selon la convenance de quatre rois ; les Russes courant exterminer un peuple généreux, pour le punir de n’avoir pu trouver leur domination tolérable… Voilà ce que vous avez permis. Vous avez laissé le régime grossier de la force s’établir partout, autour de vous, pour le malheur éternel de ceux qui avaient compté sur notre appui et qui nous aimaient. Vous prétendez qu’en arrivant aux affaires, vous avez trouvé l’invasion autrichienne déjà commencée ? Qui ne sait que le ministère Laffitte est tombé en menaçant l’Autriche ; et que vous, au contraire, vous n’êtes montés au pouvoir que dédaignés et menacés par elle ? L’évacuation des États-Romains, vous l’avez demandée au mois de mars, et obtenue au mois de juillet, c’est-à-dire après le supplice de Menotti et de ses compagnons, après le rétablissement de Marie-Louise à Parme après l’occupation brutale de Ferrare, après la convention d’Ancône, après les confiscations, les proscriptions, les emprisonnements lorsque l’Autriche en un mot n’avait plus rien à faire en Italie ! Vous avez ainsi, et sans parler du côté odieux de cette tolérance, consacré vous-mêmes la domination de l’Autriche sur la péninsule italique, domination jugée de tout temps si contraire aux intérêts français, domination que durant trois cents ans nos pères ont combattue, et qui, en 1629, faisait courir aux armes jusqu’au faible Louis XIII. Faut-il vous suivre en Belgique ? Il ne s’agissait pas de la conquérir ; il s’agissait de l’accepter. Et certes, notre folie a été grande de faire violence aux Belges pour les empêcher de disposer d’eux-mêmes en notre faveur. Mais, dites-vous, l’Angleterre nous aurait retiré son amitié. Si elle met un tel prix à son amitié, sa haine nous serait moins funeste. Vous, cependant, vous avez abandonné la Belgique, et vous l’avez, abandonnée en l’irritant. Que le prince Léopold soit sujet de l’Angleterre, ce n’est pas ce qui nous afflige. Mais son élection a eu cela d’incontestablement funeste qu’elle a démontré la supériorité de la diplomatie britannique, et forcé les Belges à ne plus croire ni à notre habileté ni à notre prépondérance. Voilà le mal. Les suites, on les peut déjà prédire. Les Anglais viennent d’acquérir au nord de nos frontières une tête de pont pour la guerre ; et puis, Birmingham, Manchester, sont à nos portes. On nous promet, il est vrai, que les forteresses jadis élevées contre nous seront démolies. Démolies ? quand il nous était si avantageux de les laisser debout en les faisant nôtres ! Au surplus, le comte Grey a réfuté, sur ce point, le discours de la couronne : réfutez donc les explications offensantes du comte Grey. Pour ce qui est de la Pologne, était-il possible oui ou non, de la secourir autrement que les armes à la main ? Vous avez offert votre médiation : a-t-elle été acceptée ? Voilà ce qu’il fallait nous apprendre. Chose étrange ! Vous avez consenti à faire partie d’un congrès, pour terminer un conflit resserré entre la Belgique et la Hollande, et vous n’avez pas su provoquer un congrès pour substituer les négociations à une guerre affreuse. Pourquoi une conférence, après l’insurrection de Bruxelles ? Pourquoi pas une conférence, après l’insurrection de Varsovie ? Serait-ce que, dans le premier cas, la ligue se formait contre nous, tandis que dans le second, elle se serait formée contre la Russie ? Encore si vous aviez reconnu la nationalité polonaise ! Car à moins que la France, gouvernée par vous, ne soit tout-à-coup devenue la risée des nations, nous devons admettre qu’il y a quelque autorité dans son vouloir, énergiquement manifesté. Quel effet n’aurait pas produit dans la Lithuanie, dans la Volhynie, dans la Podolie, dans la Gallicie, dans la Hongrie, ces mots annuellement prononcés par la France : nous reconnaissons la nationalité polonaise ? Il n’était donc pas nécessaire, pour sauver un peuple ami, de donner quatre cents lieues à parcourir à nos armées. Et quant à la crainte de pousser dans la mêlée l’Autriche et la Prusse, cette crainte eût été sans fondement, si le gouvernement français avait eu le courage d’embrasser, au point de vue français tout l’ensemble du système européen. Car alors l’Autriche aurait eu sa Pologne en Italie, et la Prusse sa Pologne sur la rive gauche du Rhin. Qu’importe, après tout, l’intervention armée de la Prusse et de l’Autriche ? Ces deux Puissances n’interviennent-elles pas aujourd’hui d’une manière, hélas ! presqu’aussi décisive ? La Prusse ne fournit-elle pas aux Moscovites des armes, des vivres, des munitions, tandis que la Pologne n’a, pour se défendre contre ses innombrables ennemis, que son courage et les vœux, méprisés, de la France ?

De toutes ces attaques dirigées contre le pouvoir avec ensemble, avec éloquence, mais non sans quelques déclamations par le général Lamarque, par le maréchal Clanzel, par MM. Mauguin, Rignon, Lavabit, aucune assurément ne portait à faux ; et l’Opposition prouvait fort bien que la conduite du ministère avait été contraire aux intérêts de la France. Mais lorsque les ministres lui demandaient : « Qu’auriez-vous fait à notre place ? Souscrivez- vous à un embrasement universel ? Quels son vos plans ? » L’Opposition hésitait, se troublait, répondait vaguement, ou ne répondait pas.

Et il y avait à cela plusieurs causes, dont la principale était dans le caractère incertain des doctrines de l’Opposition parlementaire. Monarchique et bourgeoise, libérale plutôt que révolutionnaire, elle n’aurait pas voulu voir le trône disparaître dans une soudaine tempête, la bourgeoisie se mettre de nouveau à l’écart, et le peuple s’emparer encore une fois du premier rôle. Or, elle sentait bien, au fond, quoiqu’elle n’osât guère se l’avouer, qu’une démocratie fortement constituée était seule capable de déchirer les traités de 1815 et de refaire l’Europe ; qu’il y avait impossibilité de suffire à une telle besogne, sans une volonté de fer, sans des passions vigoureuses ; et que la question ne serait jamais résolue dans le sens de notre orgueil, tant qu’elle resterait compliquée d’un intérêt dynastique. Sans doute on aurait pu dire aux rois : « Dans l’espace de moins de cinquante ans, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse, se sont agrandies d’une manière démesurée. Seule, la France s’est amoindrie ; et aujourd’hui, après ces trois témoignages solennels de puissance, la convention, l’Empereur, la Révolution de juillet, la France se trouve plus petite qu’elle ne l’était sous Louis XV. Il nous est bien permis de nous en étonner dans un moment ou il est prouvé qu’il suffit à la France d’un effort de trois jours pour donner une secousse au monde ! D’ailleurs, le désintéressement d’un peuple tel que le notre consiste, non pas à renoncer à la force, mais à l’employer avec dévouement ; et il nous est commandé de voiler sur notre puissance, parce qu’elle ne nous appartient pas et qu’elle importe à l’humanité. » Mais pour soutenir ce langage, il devenait indispensable de se préparer à une lutte sérieuse ; et en supposant que les peuples fussent précipités en armes dans une mêlée universelle, comment maintenir en France cet équilibre des pouvoirs, ces fictions, toutes ces puérilités systématiques qui ôtent à l’État l’unité, c’est-à-dire la force ? Il aurait donc fallu en revenir à ce mélange d’impétuosité et de discipline, à cet enthousiasme réglé, d’où sortirent les triomphes de notre première révolution. Et c’était là ce que redoutaient par dessus tout des hommes élevés à l’école du libéralisme, école tout à la fois anarchique et timide.

Avec une connaissance plus exacte des faits, l’Opposition n’aurait pas été arrêtée par cette crainte des nécessités héroïques. Car les Puissances tremblaient à l’idée d’un bouleversement, parce qu’elles avaient peu de ressources contre beaucoup d’obstacles. Et que pouvaient-elles gagner à une guerre ? Elles avaient tout à y perdre. D’ailleurs, le temps des coalitions militaires était passé. Le cours des événements avait amené entre l’Autriche et la Prusse, entre la Russie et l’Angleterre, une hostilité de position et des divergences d’intérêt qui eussent fait d’une ligue armée le plus grand embarras de l’Europe. Tout était donc possible pour la France, avec elle et par elle. Voilà ce que l’Opposition aurait dû démontrer. Malheureusement elle jugeait mal, faute de renseignements, la situation des divers États. Croyant la guerre possible, probable même, et la craignant, elle n’en prononçait pas moins des discours belliqueux. La contradiction était manifeste, et il était naturel que le ministère en tirât avantage !

De tous les systèmes, le pire était sans contredit celui des ministres, et plus encore au point de vue de la pratique qu’au point de vue de la théorie. Mais, du moins, il était suivi, précis et complet, ce qui lui donnait les apparences d’une politique d’affaires, tandis que le système de l’Opposition n’avait que celles d’une politique de sentiment. Inévitable effet de toute doctrine vacillante ! Le régime constitutionnel et bourgeois condamnait la France, par sa nature même, à n’avoir en Europe qu’une position subalterne et petite. Le gouvernement le comprit et s’y résigna. L’Opposition refusa obstinément de le comprendre, ne voulant point s’y résigner.

La discussion durait déjà depuis plusieurs jours, lorsqu’une proposition de M. Bignon vint tout-à-coup imprimer aux débats la plus étrange violence. M. Bignon demandait que le paragraphe de l’adresse relatif à la Pologne fût rédigé en ces termes : « Dans les paroles touchantes de votre majesté sur les malheurs de la Pologne, la chambre aime à trouver une certitude qui lui est chère : la nationalité polonaise ne périra pas. » M. Bodin voulait qu’au mot certitude on substituât cette expression, bien moins hardie : ferme espérance ; et les ministres, prétendant que l’adoption du mot certitude était une déclaration de guerre à l’Europe, se montraient prêts à déposer leurs portefeuilles sur la tribune. Dans la séance du 15 août, la proposition de M. Bignon est soumise aux délibérations de la chambre. Attaquée faiblement par M. Dupin, elle est soutenue avec énergie par son auteur, par le général Lamarque et par M. de Tracy. M. Girod (de l’Ain), président de la chambre, la met aux voix. Mais les dispositions de la chambre ne paraissent pas douteuses. «  Sauvons la Pologne !   » ce mot est dans toutes les bouches. Soudain, s’élançant de sa place, Casimir Périer court à la tribune. Mais la discussion est fermée, et le règlement n’accorde au ministre que le droit de parler sur la position de la question. De tous côtés, on le lui rappelle avec des cris. Lui, furieux, il affirme qu’il parlera, sans s’expliquer d’avantage. Alors, s’élève de tous les points de la salle le plus violent tumulte. L’émotion a gagné toute l’assemblée. Députés, spectateurs, tous sont debout. Le président agite en vain sa sonnette, dont le bruit est couvert par de confuses clameurs. La gauche et la droite poussant incessamment à la tribune des orateurs qui la disputent au ministre, toujours impérieux, toujours menaçant. Le président se couvre enfin, et l’assemblée se sépare au milieu d’un désordre sans dignité et, jusque là, sans exemple.

Le lendemain, l’aspect de la chambre était morne. On eût dit qu’elle se sentait épuisée. La conduite de Casimir Périer y fut expliquée par ses amis et par lui-même, dans un sens peu favorable à son orgueil ; mais les ministres avaient fait pour changer la majorité, dans l’intervalle des deux séances, des efforts extraordinaires, et la chance avait évidement tourné. M. Bignon ayant consenti, par une concession malheureuse, à substituer le mot assurance au mot certitude, l’Opposition se divisa, et la première de ces deux expression prévalut, quoique le ministère eût déclaré qu’il ne se croirait pas engagé. La question était résolue. Le système du gouvernement l’emportait.

Dans le cours de la discussion, M. Guizot avait trouvé moyen de parler avec insulte du parti républicain, et il avait été applaudi. M. Odilon-Barrot, de son côté, n’avait pu parvenir à faire consacrer dans l’adresse une distinction qui séparait de la cause de l’émeute celle de la république. Le ministère sortait donc vainqueur de cette longue lutte parlementaire. L’opinion publique, il est vrai, se prononça contre lui, mais pas avec assez d’autorité pour l’abattre.

Toutefois, et au milieu de la joie de ce triomphe, un coup terrible venait d’être porté à Casimir Périer ; et ses ennemis, en l’accusant de concussion, allaient faire naître l’occasion d’un scandale immense. Heureux l’historien si, dans le tableau qu’il trace de la vie des peuples, il lui était donné de pouvoir toujours se maintenir dans les hautes régions de la pensée ! Mais, pour qui veut connaître les mœurs d’une époque et avoir le triste secret des sociétés en décadence, il y a souvent dans de vulgaires détails quelque chose de plus caractéristique que dans le récit des batailles, des intrigues diplomatiques et des grands débats.

On se rappelle que, le lendemain de la révolution de juillet, toute la nation réclamait des armes. Aussi le premier soin du ministère Laffitte avait-il été de rechercher les moyens les plus prompts et les plus efficaces de pourvoir à l’armement du pays. C’était aussi l’objet de toutes les préoccupations du Lafayette, qui déclarait sans détour que, si l’on ne pouvait pas trouver en France un nombre assez considérable de fusils, il fallait s’adresser aux fabriques étrangères. Des offres particulières étaient faites au gouvernement par des manufacturiers français. Mais ces offres, quoique nombreuses, ne paraissaient pas suffisantes, et l’on avait, d’ailleurs, à se défier de l’impulsion déréglée que l’ébranlement inattendu de l’Europe avait pu donner à l’audace des spéculateurs.

Dans cette situation, un seul parti était à prendre. La révolution venait d’enlever à une foule d’ouvriers tout moyen de travail et, par conséquent, d’existence : il fallait former, pour la fabrication des armes, au nom et sous la direction du gouvernement, de grands ateliers propres à employer vingt-cinq ou trente mille ouvriers. C’est ce qu’avaient proposé des hommes d’un patriotisme aussi éclairé que sincère, et le projet fut vivement appuyé par M. Dupont (de l’Eure), alors ministre.

La pensée était à la fois sage et hardie. En occupant des hommes qui manquaient de pain, on les arrachait à des tentations dangereuses ; on ôtait à la révolution de juillet ce douloureux caractère de déception qu’elle avait naturellement revêtu aux yeux du peuple. On coupait court à l’esprit de spéculation et à ses essais de rapine ; enfin, on attribuait hautement à l’État, et dans les circonstances les plus favorables à une semblable innovation, ce droit d’initiative industrielle sans lequel il n’y a plus, au fond de la, société, que tiraillements anarchiques, tyrannies partielles, délaissement du pauvre, spoliations légales et impunies.

Mais les chefs de la bourgeoisie victorieuse étaient des banquiers, de grands capitalistes, des hommes d’affaires, des coureurs d’aventures commerciales. On craignit d’entrer dans un système dont le principe menaçait tant de prétentions individuelles, et qui visait à la ruine de ce lâche despotisme : la liberté de l’industrie. Le projet proposé fut donc repoussé en toute hâte ; on exagéra les difficultés matérielles de l’application ; il aurait fallu former des ouvriers ! c’était impossible. En un mot, la spéculation resta maîtresse du terrain.

De tous ceux sur qui pesait l’amitié du premier ministre, nul n’en subissait plus humblement l’empire que M. Gisquet, homme d’esprit, plein d’activité, et qui, dans la révolution de juillet, avait déployé une fermeté honorable. Juge au tribunal de commerce, M. Gisquet avait coopéré, au sein de Paris en feu, à la rédaction d’un jugement courageux que M. Ganneron prononça, le 27 juillet, contre les ordonnances et pour la Charte. Recommandé par ce souvenir et appuyé par Casimir Périer, M. Gisquet reçut mission, le 2 octobre 1830, d’aller négocier à Londres, pour le compte du département de la guerre, l’achat de trois cent mille fusils. Il partit comme agent du gouvernement, et la lettre qui l’autorisait portait ces mots : « Il vous sera alloué une commission sur le prix de cette acquisition, et vos frais de voyage[5]. Ainsi M. Gisquet était un mandataire salarié du gouvernement, il partait investi d’un caractère public.

Cependant, arrivé en Angleterre, il se crut en droit de passer avec MM. Wheeler, Iron et Fairfax, fabricants de fusils à Birmingham, un marché provisoire dans lequel il stipulait en son propre et privé nom.

La Tour de Londres contenait un grand nombre de vieux fusils. Les fabricants de Birmingham proposèrent à M. Gisquet de les acheter, pour son compte, au gouvernement anglais, en se réservant à eux-mêmes un tiers des bénéfices nets réalisés sur l’opération.

cette dernière clause était inadmissible. M. Gisquet, n’étant qu’un mandataire, n’avait ni bénéfice à faire dans l’opération, ni bénéfices à partager. Il consentit néanmoins à traiter sur ces bases. Il fut même convenu que, si le tiers réservé aux fabricants de Birmingham ne produisait pas une somme de cent cinquante mille francs, le partage du gain aurait lieu par moitié.

M. Gisquet ne demandait, par une acceptation définitive, qu’un délai de quinze jour ; et, dans cet acte singulier, il avait eu soin de faire insérer une clause qui interdisait à MM. Wheeler, Iron et Fairfax, la faculté de faire sans son autorisation spéciale, aucun marché semblable avec quelque Puissance étrangère que ce pût être ; soit qu’il fût animé en cela d’une intention patriotique, soit qu’il voulût

se ménager le moyen d’imposer ses plans au gouvernement français.

Par suite des arrangements convenus, les manufacturiers de Birmingham s’adressèrent au ministère britannique. Ils lui offrirent de remplacer, au bout d’un certain temps, par des fusils neufs qu’il s’engageaient à confectionner avec les matériaux existant dans les arsenaux, les vieux fusils contenus dans la Tour de Londres. Le ministère anglais accueillit cette requête avec empressement. il y trouvait le double avantage d’échanger contre des armes neuves des armes en mauvais état, et de rendre quelque activité à des ateliers devenus, depuis la fin des guerres de l’Empire, pauvre et languissants.

Le 17 octobre 1830, M. Gisquet était de retour à Paris. La veille, sa mission avait été obligée de suspendre ses paiements ; le lendemain elle se releva.

Le maréchal Gérard, ministre de la guerre à cette époque, lut le marché et refusa de le ratifier. Son successeur, le maréchal Soult, montra aussi beaucoup d’hésitation ; et l’affaire resta sans conclusion pendant près d’un mois.

Dans cet intervalle, M. Gisquet n’avait cessé de presser le ministre de la guerre. Mais, interrogé sur le prix des fusils qu’il devait livrer, il l’avait fixé à 54 francs 91 centimes, y compris l’emballage et le transport. Or, ce chiffre paraissait exorbitant d’une part ; et d’autre part, beaucoup de négociants soumissionnaient des conditions moins onéreuses pour le trésor. Le 27 novembre 1830, un négociant nommé Vandermeck fit au gouvernement français, par l’entremise du maréchal Gérard, la proposition écrite de lui fournir la quantité voulue de fusils au prix de 26 francs, y compris l’emballage et le transport. Il offrait des fusils de modèle anglais et de première qualité. M. Gisquet, averti le 8 décembre de cette proposition, en fut extrêmement troublé. Il avait associé à ses espérances M. Rothchild. Un billet qu’il reçut de ce banquier mit fin à ses inquiétudes en lui annonçant un rendez-vous pour le lendemain chez le ministre de la guerre. Ce fut dans cette audience que M. Gisquet, spéculateur maintenant et non plus mandataire conclut avec le maréchal Soult un marché dont les prix, rapprochés de ceux de M. Vandermeck, constituaient pour le trésor une perte d’à-peu-près deux millions cinq cent mille francs.

De fâcheuses rumeurs ne tardèrent pas à se répandre. Les soumissionnaires repoussés se plaignirent. Pourquoi cette préférence accordée à M. Gisquet, et si ruineuse pour le trésor ? M. Gisquet avait-il pour fixer le choix du ministre, des connaissances spéciales ? Était-il avait-il été officier d’artillerie ? Présentait-il, du moins, comme négociant, les garanties convenables ? Quel motif mystérieux avait pu faire confier à un homme d’affaires, dont la maison paraissait en déconfiture, une opération qui exigeait et des connaissances particulières et une solvabilité incontestable ? Bientôt les plus graves soupçons se mêlèrent à ces discours pour les envenimer. On fit remarquer que M. Casimir Périer était lié commercialement à M. Gisquet par une commandite de 250 mille francs, remontant à 1825, et par une autre commandite de 950 mille francs, datant du 2 juillet 1830. On supposa que M. Casimir Périer avait voulu sauver ses intérêts compromis dans les chances d’une faillite prévue. On ne manqua pas de rappeler, à ce sujet, que la maison de M. Gisquet venait de suspendre ses paiements, lorsqu’elle les reprit tout à coup, M. Gisquet ayant rapporté de Londres un projet de marché qui semblait devoir relever sa fortune. Mais les rumeurs devinrent bien plus menaçantes encore, quand on apprit que les fusils achetés si cher étaient de mauvaise qualité ; qu’ils étaient d’un usage incommode, et très-lourds ; enfin, que le travail des pièces accessoires y était moins perfectionné que dans les fusils de nos fabriques[6].

Le ministre de la guerre avait, il est vrai, institué une commission composée de douze officiers d’artillerie pour vérifier, à Calais, les armes venues d’Angleterre, et cette commission remplit ses devoirs avec une loyale sévérité. Mais, sur les deux cent mille fusils livrés par M. Gisquet, cent dix mille avaient été fournis par les fabricants, et quatre-vingt dix mille provenaient de la Tour de Londres. Or, diverses circonstances faisaient penser que les fusils de la dernière espèce, et c’étaient les plus mauvais, n’avaient été soumis a aucun examen[7] Il y avait dans tout cela un ensemble de présomptions graves, et il n’était pas sans importance d’éclaircir un tel mystère, lorsque tout semblait annoncer déjà l’altération du caractère national et les progrès du mercantilisme en France. Il fut question de porter l’affaire au Parlement ; mais les soupçons grossisants de jour en jour, une feuille républicaine, la Tribune, résolut de donner le signal de l’attaque, et le 9 juillet 1831, elle publia un article où se trouvaient ces mots : « N’est-il pas vrai que, pour les marchés de fusils et de draps, M. Casimir Périer et le marcéchal Soult ont reçu chacun un pot-de-vin qui serait de plus d’un million ? »

M. Armand Marrast était l’auteur de cet article. Écrivain plein de sève, d’esprit et de vigueur, il avait déployé dans cette énergique accusation toutes les qualités de son talent. La sensation fut grande ; et des poursuites dirigées contre le journal aboutirent à un procès fameux. Les personnages les plus considérables de l’Etat : MM. de Lafayette, Dupont (de l’Eure), Lamarque, Guizot, de Corcelles, Laffitte, de Briqueville, y comparurent comme témoins. MM. Casimir Périer et Gisquet y furent défendus avec beaucoup de souplesse et d’habileté par MM. Dupin jeune et Lavaux, mais ils eurent à soutenir les puissantes attaques du défenseur de la Tribune, M. Michel (de Bourges), orateur irrésistible et sauvage, dont une seconde révolution de 92 aurait fait un autre Danton. M. Armand Marrast prit aussi la parole dans cette lutte célèbre, et y défendit avec une éloquence entraînante les droits de la presse. « Quoi ! s’écria-t-il, en parlant de ces dépositaires du pouvoir qui en voudraient goûter les douceurs sans en supporter la responsabilité, quoi ! ils auront à leur disposition l’armée, l’argent, toutes les forces nationales ; d’un signe ils feront mouvoir tous les fonctionnaires, ils agiront sur les destinées du pays par des moyens si puissants, au moindre mouvement de leur pensée ils auront, pour écraser ceux qui les combattent, et les parquets, et les huissiers, et les gendarmes, et cet immense fléau de la police ! Et quand ils se présentent à nous avec tout ce cortège, nous n’aurions pas, nous, simples écrivains, le droit de les questionner, de nous défier d’un pouvoir si menaçant, de croire à des abus si faciles ? Nous ne pourrions pas répéter ces rumeurs de l’opinion, qui a un instinct si droit et si sûr ? … Notre devoir est plus élevé. La liberté vit de défiances. Prenez le pouvoir, si vous voulez ; mais sachez que, dès ce moment, vous tombez sous l’empire de la publicité, vous, votre présent, votre passé, tous vos actes connus, tous vos actes même projetés… Et honte à l’écrivain timide qui déserte ses devoirs parce que quelque danger s’y attache ! »

Dans sa vive et chaleureuse improvisation, M. Armand Marrast avait donné au système des garanties publiques un développement que M. Dupin jeune se hâta de déclarer dangereux. Selon lui, la diffamation, même à l’égard d’un fonctionnaire, n’était pas permise, lorsqu’elle ne s’appuyait que sur des présomptions, fusses-elles fortes, que sur des témoignages, fussent-ils honorables. Et, dans ce cas, il ne devait pas plus être loisible aux écrivains d’accuser sous forme dubitative que sous forme affirmative, le premier mode n’étant qu’un artifice de langage.

Dans le cours de ces débats, M. Bascans, gérant de la Tribune, produisit une lettre d’un des premier fabricants d’armes de Londres, M. Backwith, celui précisément auquel M. Gisquet avait confié l’inspection des fusils. l’incident était curieux. M. Bascans, quelques jours avant le procès, s’était rendu à Londres ; il s’était présenté à Beckwith comme chargé de faire un armement considérable, et avait prié le fabricant de lui faire connaître ses prix par une lettre qui pût être communiquée aux personnes intéressées dans l’entreprise. C’était cette lettre que M. Bascans mettait sous les yeux du tribunal, et on y lisait : « un fusil avec sa baïonnette, et de la même qualité sous tous les rapports que les fusils fournis à M. Gisquet par le gouvernement britannique, vous coûtera 26 fr. 50c.[8]. » On ne tint nul compte de cette lettre, quelque significative qu’elle fût. En soutenant la théorie des attaques personnes, M. Armand Marrast avait attribué à la presse un droit d’investigation qui devait effrayer, à une époque de décadence. Il fut condamné à trois mille francs d’amende et à sis mois d’emprisonnement. Mais l’opinion publique, sans accuser les juges de partialité, parut peu disposée à confirmer le jugement, et les mots fusils-Gisquet demeurèrent dans l’inexorable grammaire de la polémique comme une expression flétrissante.

Dans ce procès, des questions importantes venaient d’être posées, et résolues en sens divers. Il en était une, cependant, sur laquelle nulle opposition ne s’était manifestée. La loi qui, dans les attaques dirigées contre un citoyen non fonctionnaire, interdit la preuve judiciaire des faits allégués, cette loi avait été citée et n’avait pas été combattue. L’esprit du siècle était là tout entier. Sans doute, ce seraient des mœurs odieuses que celles qui, offrant une prime au scandale, jetteraient la vie privée des citoyens en pâture aux délateurs, comme cela se pratiquait à Rome. Il faut donc que des peines soient portées contre la calomnie, et que ces peines soient terribles. Mais défendre aux citoyens la dénonciation des actes dont ils ont la preuve, et ne pas leur permettre, quand ils ont démasqué le vice, d’appeler à leur aide la vérité, c’est insulter à la raison ; c’est accorder au relâchement des mœurs, à l’abaissement des caractères, le bénéfice d’un patronage public et anticipé ; c’est encourager légalement la mauvaise foi, l’esprit d’intrigue, les fraudes habiles, et enlever à la sécurité de la société tout entière ce qu’on donne à celle de l’individu. D’ailleurs, l’homme et le fonctionnaire ne sauraient former deux êtres distincts. Le juge qui joue à la Bourse se fera tôt ou tard acheter ses jugements. Le député qui a de grands besoins, nés de grands vices, se fera tôt ou tard acheter son vote. Je plans un pays ont les lois et les mœurs sont telles que la popularité d’un Mirabeau n’y soit pas impossible.




  1. Séance du 27 juillet 1831.
  2. Circulaire en date du 9 juillet 1831.
  3. Protocole n° 31 : Dans la réunion du 6 août, lord Palmerston informa la Conférence que le gouvernement britannique avait donné à une division de la flotte l’ordre de se rassembler aux Dunes. Le prince de Talleyrand annonça que, sur la demande du roi des Belges, le gouvernement français s’était décidé à faire marcher une armée au secours de la Belgique. La Conférence déclara que l’entrée des troupes françaises en Belgique serait regardée comme ayant eu lieu, non dans une intention particulière à la France, mais pour un objet vers lequel les délibération communes seraient dirigées. »
  4. Protocole n° 31 : « La Conférence déclara que l’extension à donner aux opérations des troupes françaises et la durée de leur séjour en Belgique seraient fixées d’un commun accord, qu’elles ne franchiraient pas les anciennes frontières de la Hollande, que leurs opérations se borneraient à la rive gauche de la Meuse, que, dans aucune hypothèse, elles n’arriveraient ni à Maëstricht ni à Venloo. »

    Protocoles nos 32, 33 et 34 : « La Conférence s’est appropriée la mesure prise spontanément par la France. Il lui a été rendu compte de la marche et de la retraite de l’armée française. »

  5. On lit dans les Mémoires de M. Gisquet (tome I, p. 176) : « Aucune commission, aucun avantage ne m’était promis. Je remplissais là une mission gratuite et toute de dévouement !! »
  6. M. Gisquet reconnaît lui-même ceci dans ses Mémoires. Tome I. p.186.
  7. On lit en marge d’un rapport adressé au maréchal Soult par les officiers d’artillerie : « Il sera nécessaire d’éprouver tous les canons des fusils, sans exceptions, qui ne proviendront pas de la Tour de Londres. »

    Et M. Gisquet, voulant prouver dans ses Mémoires que la vérification s’est faite avec sévérité, dit (tome I, page 185) : « En définitive, sur les cent dix mille fusils fournis par les fabricants, trente-cinq mille avaient été mis à l’écart pour des réparation ou améliorations jugées nécessaires. »

    Pourquoi M. Gisquet ne parle-t-il ici que des cent dix mille fusils fournis par les fabricants ? Les quarte-ving-dis mille provenant de la Tour de Londres ont-il été examinés ?

  8. Elle était déposée au greffe de la cour royale.