Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 10

(Vol 2p. 367-409).


CHAPITRE X.


Chambre nouvelle. — M. Odilon-Barrot et M. Mauguin. — Préoccupations de la France : événements extérieurs. — Comment la France pouvait intervenir en Pologne. — Victoires de Dwernicki. — Skrzynecki nommé généralissime : choix funeste. — Combats de Waver et de Dembewilkie ; bataille d’Iganie. — Invasion du choléra ; envoi de médecins français en Pologne. — L’Europe épouvantée. — L’Autriche viole le principe de non-intervention : Dwernicki désarmé. — Mouvements des armées russe et polonaise ; bataille d’Ostrolenka. — Arrivée d’Orloff au camp de Puitnsk ; mort subite de Diebitch. — Mort de Constantin. — Rumeurs. — La princesse de Lowicz. — Un couronnement à Moscou. — La France insultée par Don Miguei ; expédition du Tage. — L’amiral Roussin. — Histoire de la Conférence de Londres.


Parmi les hommes nouveaux que semblait appeler à la tribune la session qui allait s’ouvrir, on remarquait : le général Lamarque, orateur méridional, dont la parole vive, abondante, colorée, se ressentait toujours du ressouvenir des batailles et des réminiscences de l’antique, homme d’état d’une mince portée, mais représentant chaleureux de ce militarisme impérial dont le patriotisme était resté monarchique par l’habitude de la discipline ; M. François Arago, si célèbre dans les annales de la science, et dont le nom avait tant de retentissement en Europe ; M. Duvergier de Hauranne, appartenant à cette famille d’où était sorti le fondateur de PortRoyal janséniste ; M. Thiers enfin et M. Garnier-Pagès qu’attendaient des destinées si diverses, et qui, l’un et l’autre, devaient occuper une place importante dans l’histoire de leur pays.

L’Opposition se présentait sans chef réel et reconnu. M. Odilon-Barrot, cependant, en était déjà le membre le plus influent. Loyauté, tenue, désintéressement, désir du bien, il avait toutes les vertus de l’homme privé. Mais son patriotisme avait quelque chose de languissant ; son honnêteté était timide, et sa sincérité ingénue. Ce qui aurait dû être sa volonté n’était que son désir. Ses inspirations étaient plutôt louables que magnanimes, et il ne se montrait capable ni d’audace, ni de passion. On le disait peu instruit, peu versé dans la science des affaires. Et comme il n’avait ni la sécheresse des esprits pratiques, ni la fougue des âmes qu’emportent leurs élans ; traité de rêveur par les uns, de calculateur par les autres, il perdait à la fois tous ses avantages. Orateur, il résumait volontiers les discussions et ne les précisait pas ; ou bien, il généralisait le débat sans l’agrandir. Mais son éloquence laissait une trace durable, parce qu’elle était toujours saine, élevée et forte. D’ailleurs, malgré sa figure sombre, sa lèvre légèrement dédaigneuse, la raideur apparente de son maintien, il y avait chez lui une naïveté d’impressions, une ignorance du mal, une noblesse de cœur et de caractère, qui lui donnaient une grand puissance d’attraction sinon d’entraînement. On oubliait de lui porter envie.

M. Maugin était, dans l’Opposition, le naturel émule de M. Odilon-Barrot. Et autant le second était circonspect, stérile en ressources et ami des ménagements ; autant le premier était prompt à l’attaque, impétueux et inventif. Mais, avec plus d’initiative et plus de feu que son rival, M. Mauguin avait moins de consistance. Sa vigueur même devait tôt ou tard éloigner de lui la plupart des membres de l’Opposition qui tremblaient qu’on ne les conduisit trop loin. Car les plus énergiques, dans la chambre, avaient besoin de croire que le régime constitutionnel pouvait être amélioré sans être affaibli. Genre d’illusion que M. Odilon-Barrot poussait plus loin que personne, non par insuffisance mais par candeur !

Quoi qu’il en soit, ce fut à M. Mauguin qu’appartint le premier rôle, tant que dura le mouvement révolutionnaire des peuples. Il se fit, à la chambre, le centre du parti militaire ; et nous le verrons soutenu par le général Lamarque, porter au pouvoir des coups terribles. Nul, d’ailleurs, ne suivait plus assidûment que M. Mauguin, sur la carte d’Europe, les expéditions lointaines et les marches savantes ; nul ne se plaisait davantage à pénétrer les intrigués des cours, à dévoiler les artifices de la diplomatie ; nul ne remuait plus le monde en pensée.

Or, à cette époque, la France vivait plus de la vie des autres nations que de la sienne propre. Les événements qui agitaient alors la Pologne, le Portugal, la Belgique, occupaient les esprits d’une manière à peu près exclusive, et sur ces événements allaient rouler tous les débats de la session qui était à la veille de s ouvrir. Nous vivions Surtout en Pologne. Glorieux privilège de ce noble pays de France, d’avoir pour histoire celle de tous les peuples qu’on opprime !

Depuis la bataille de Grochow, les débordements de la Vistule avaient suspendu la guerre ; mais, dans le courant de février, le général Dwernicki, commandant l’aile droite des Polonais, avait tenu la campagne, à la tête d’un petit corps de 5000 chevaux. Entouré des républicains de l’armée, cet homme héroïque fit des prodiges. Poussai l’audace jusqu’au génie et prompt comme la foudre, avec 5000 soldats il sut en épouvanter et en disperser 20, 000. Le 14 février, il avait battu Geismar dans les vallons de Sieroczyn. Le 17, il avait passé la Vistule, il avait couru à la rencontre du général Kreutz dans le palatinat de Sandomir, et lignant sous la forêt de Nowawies, il l’avait mis en fuite. Le 2 mars, il le rejoignait à Pulawy, et y écrasait les dragons du prince de Wurtemberg. Partout victorieux, il alla s’établir à Zamosc, où le reléguaient des ordres jaloux.

Il était question à Varsovie de remplacer Radziwill, chef impuissant à qui personne n’osait plus faire un crime de son incapacité, depuis qu’il se l’était reprochée lui-même avec une modestie qu’ennoblissait son malheur. Quel successeur allait-on lui donner ? Le comte Pac, ancien aide-de-camp de Napoléon, le grand mathématicien Prondzynski, Krukowiecki, tels étaient les rivaux opposés à Skrzyneelu, encore tout rayonnant de sa gloire récente. Les républicains présentaient Dwernicki ; mais, appuyé sur le parti des aristocrates de Varsovie, et recommandé à la Diète par Chlopicki, dont les blessures rachetaient les fautes, Skrzynecki l’emporta.

Si le gouvernement français avait eu pour la Pologne les mêmes sympathies que la France, il aurait rendu à la cause polonaise un incalculable service, en soutenant de son influence le parti démocratique et en travaillant à faire échouer l’élection de Skrzynecki. Nul genre d’intervention ne pouvait valoir celui-là. Car, ce qu’il fallait, pour le triomphe de la Pologne, en de telles circonstances, c’était un gouvernement de furieux. Il est des temps où la sagesse ordinaire, perd les empires. Ce que Chlopicki avait commencé, Skrzynecki le continua[1].

C’était un homme d’un esprit délié, rompu à toutes les roueries des cercles diplomatiques, ne prisant que les manières polies, les titres nobiliaires et les beaux dehors. Il étalait avec complaisance le luxe de sa charge, passait des revues en calèche, et s’entourait d’une jeunesse dorée qui avait adopté, pour lui plaire, des airs parisiens et le langage des hauts salons. Imbu de ce jésuitisme qui, sous la Restauration française, s’était glissé dans toutes les cours de l’Europe, Skrzynecki fréquentait les églises et affectait de parler du ciel dans tous ses discours, même dans ses proclamations à l’armée. Un tel homme, congréganiste en épaulettes, et négociateur obstiné, n’était pas évidemment le chef qui convenait à une révolution armée, quoiqu’il eût de la bravoure, du coup-d’œll, la science militaire, et qu’il fût aiguillonné par l’ambition.

Après un mois de repos et des tentatives d’arrangement avec Diébitch, le généralissime résolut de reprendre les hostilités. Mais il garda le plus profond secret sur ses desseins. Dans la nuit du 30 mars, pendant que Varsovie est plongée dans le sommeil, Skrzynecki rassemble ses troupes en silence ; le pont de Praga était couvert de paille, on le passe sans bruit. La division du général Rybinski, soutenue par une brigade de cavalerie, marche sur Zomki, et arrive inaperçue à la pointe du jour sur les flancs de Geismar, qui occupait dans la forêt de Waver une forte position. Un brouillard épais couvrait la campagne, et les Russes, croyant l’ennemi éloigné, étaient endormis dans leur camp. Avant de commencer l’attaque, Rybinski détache le colonel Ramorino avec une partie de sa division dans le bois. Celui-ci par un détour va se poster en arrière des retranchements russes, de manière à leur couper la retraite. Assailli à l’improviste de front et de flanc, l’ennemi n’a pas le temps de se reconnaître, car à peine l’infanterie de Rybinski a-t-elle commencé le feu, que les lanciers débouchant des barrières de Grochow, tombent sur les avant-postes de Geismar et les culbutent. Le désordre est dans ses rangs et c’est en vain qu’il essaie de rallier ses bataillons. Les Russes veulent s’enfuir par la chaussée de Minsk, mais ils rencontrent Ramorino qui les charge à la baïonnette, surpris et épouvantés. Alors la déroute est complète, le corps de Geismar est à moitié détruit ou fait prisonnier ; et le général russe, avec les débris de sa troupe, s’enfuit à travers le bois jusqu’à Dembewilkie.

Là se trouvait la division de Rosen, forte de 15,000 hommes, dans une position appuyée sur des bois, et protégée par un terrain bourbeux, impraticable à la cavalerie et aux canons. Mais il est encore jour, et bien qu’il ne puisse aborder Rosen que par le terrain étroit de la route, le généralissime donne ordre qu’on s’empare du village de Dembewilkie situé dans une clairière sur les flancs de la chaussée qu’il domine. Foudroyés par l’artillerie russe à laquelle ils ne peuvent répondre, le 4e et le 8e de ligne s’avancent hardiment, essuyant un feu terrible et des charges qui ne les font pas reculer. Deux pièces sont enfin amenées à force de bras, et vers le soir, le 4e de ligne entre dans le village au pas de charge. Arrivent alors par le défilé la cavalerie du général Skarzynski et les escadrons de Posen, qui, dépassant le village, vont charger le centre de l’ennemi, et renversent son infanterie et ses hulans. Les Russes abandonnent le champ de bataille, laissant 2000 hommes sur la place, douze pièces de canon, des armes innombrables et 6000 prisonniers. Les Polonais n’avaient perdu que 500 hommes. Le lendemain, Lubienski poursuivit Rosen au grand trot, à travers les villes de Minsk et de Kaluszyn, et porta jusqu’à onze mille le nombre des prisonniers. Inhabile à profiter de ses avantages, et ne sachant pas suppléer au nombre par l’audace des entreprises, Skrzynecki fut accusé d’indécision, et, en effet, il ne comprit pas le parti qu’il pouvait tirer de l’enthousiasme des Polonais victorieux et du découragement des Russes, que semblait lui livrer l’incapacité de Diébitch. Les troupes russes étaient tellement démoralisées par les revers imprévus qu’elles avaient essuyés, que le 10 avril ayant été attaquées au village d’Iganie par le général Prondzynski, elles se débandèrent ; et l’on vit l’élite de l’infanterie russe, ceux que l’empereur appelait les lions de Warna, depuis la guerre de Turquie, mettre bas les armes et jeter les aigles qu’ils arrachaient de leurs schakos, pour s’enfuir ou se rendre.

La victoire d’Iganie où l’on prit aux Russes 2500 hommes et quelques pièces de canon n’eut pas le résultat qu’on en pouvait espérer, à cause des lenteurs que mit le généralissime à exécuter le mouvement convenu. A chaque instant, Prondzynski s’attendait à le voir arriver de Siedlce par Bohimie, d’après le plan qu’avaient arrêté entre eux les deux généraux. C’en était fait du corps de Rosen, si au lieu de perdre un temps précieux à réparer les ponts du Kostrzyn, Skrzynecki eût débouché plus tôt de la forêt il eût coupé la retraite des Russes et détruit tout un corps d’armée.

Mais déjà un fléau plus terrible que la guerre allait fondre sur les Polonais. Venu des GrandesIndes, le choléra-morbus s’était mis en marche pour dévaster le monde. Au nord, il s’était avancé dans la Sibérie ; au sud, il avait étendu ses ravages jusque sur les côtes de la Nouvelle-Hollande ; à l’est, il avait franchi la grande muraille de la Chine pour aller se déclarer à Pékin ; à l’ouest, traversant la mer Caspienne, il avait infecté Tiflis et la Nouvelle-Georgie, passé le Caucase, envahi l’empire russe, éclaté à Moskou : et l’armée de Diébitch le portait dans son sein. Ce fut à la bataille d’Iganie que les Polonais contractèrent cette maladie épouvantable ; elle commença par les régiments le plus engagés, et bientôt elle se communiqua au reste des troupes. On eût dit que là mort des champs de bataille ne suffisait plus à l’animosité de ces combats.

Informé de la contagion qui s’avançait, notre gouvernement s’en émut ; il semblait que la peur du fléau le fit sortir de cette indifférence où le laissaient les dangers de la Pologne. Le 19 mai, sur la demande de M. d’Argout, ministre du commerce, une commission de médecins français fut désignée par l’Académie royale de médecine pour aller étudier en Pologne le choléra-morbus[2] Cette commission, présidée par M. Londe, arriva au mois de juin à Varsovie. Elle y trouva ce qu’on nomme la basse classe, entassée, comme partout, dans les quartiers de la vieille ville, quartiers sales, mal pavés, couverts d’eau croupissante ; le peuple y vivait dans un air humide et insalubre, se nourrissant de pain noir, de viandes malsaines, de fruits acides et non mûrs. Ce fut sur cette classe, la plus malheureuse, que le choléra sévit d’abord, et sévit le plus long-temps, car la fortune s’attaque de préférence à ceux qu’elle a déjà frappés. Le reste de la Pologne présentait le même spectacle. C’était dans les lieux où règne la misère, où l’hygiène est impossible, où sont agglomérées les familles, toujours nombreuses, des pauvres que la maladie était le plus terrible. Le paysan polonais la voyait pourtant sans frayeur et la supportait sans se plaindre. L’éducation du despotisme l’a endurci à toutes les fatigues de la vie, et rendu insoucieux de ses maux ; vêtu d’une espèce de blouse bleue, serrée par une ceinture, les pieds nus ou dans des chaussures déchirées, il s’en va aux champs, dès l’aurore, muni d’une pipe et d’un peu d’eau-de-vie de grain ; et il vit ainsi, misérable et résigné.

Le premier soin des médecins français fut de rechercher si le choléra était contagieux, c’est-à-dire s’il tenait à un virus communicable. Pour cela, ils essayèrent de s’inoculer la maladie, et avec ce courage qui a de tout temps honoré la science, ils s’imprégnèrent du sang des cholériques, ou des autres fluides émanés de leurs cadavres ; mais aucun d’eux n’en souffrit. Et comme le choléra n’atteignait ni les médecins qui assistaient les malades, ni les infirmiers qui les soignaient, ni aucun de ceux que la charité conduisait dans les hôpitaux, ils conclurent de ces faits que le fléau n’était pas contagieux.

L’opinion contraire prévalut cependant parmi le peuple. On disait que le choléra avait été importé à Dantzig par des navires venant de Russie ; on faisait remarquer que l’armée polonaise l’avait gagné en se mêlant à l’ennemi, et que le choléra se déclarait dans les villes précisément aussitôt après le passage-des Russes. Les médecins français furent obligés eux-mêmes de reconnaitre que les mouvements de troupes, la présence sur un point d’une grande masse d’hommes traînant avec eux une atmosphère spéciale, pouvaient avoir une influence que n’avait point un cholérique isolé. Ces hardies hypothèses, dont s’emparait la passion, avaient augmenté la fureur des Polonais, qui accusaient les Russes d’avoir pris pour allié un mal inconnu.

Vraie ou fausse, cette opinion se répandit en Europe, et la France l’accueillit avidement. On réclama, au nom de l’humanité, la fin d’une guerre impie, entreprise par l’orgueil d’un seul homme. On s’indignait de l’appui que la Prusse avait prêté à l’armée russe, tandis que l’Autriche paraissait observer du moins une neutralité honorable. Les journaux du gouvernement français demandaient avec ironie si les puissances voulaient répondre à la propagande des principes par la propagande des contagions ; et le Journal des Débats s’écriait : « Qui se rappellera que le roi de Prusse est le beau-père de l’empereur Nicolas, le jour où le fléau marchera sur Berlin, comme il marche déjà sur Vienne ? Ce sont là des liens de famille qui coûtent trop cher aux peuples. »

Mais les Puissances fermaient l’oreille à ces cris arrachés par la peur. Déjà l’Autriche, comme si elle eût voulu démentir les sympathies qu’on lui supposait pour la Pologne, avait saisi l’occasion que lui offraient les événements que nous allons raconter.

Depuis que Dwernicki occupait Zamosc, la noblesse de la Volhynie, de la Podolie et de l’Ukraine, encouragée par son voisinage, préparait une vaste insurrection, dont la pensée généreuse allait jusqu’à l’affranchissement des serfs. Pousser à ce grand mouvement, le régulariser, soutenir le patriotisme de ces contrées couvertes de forêts et habitées par de rudes chasseurs, c’était là ce que Dwernicki devait accomplir avec sa petite troupe, si faible, qu’on paraissait, en lui donnant de pareils ordres, avoir conjuré sa perte.

Quoi qu’il en soit, résolu de passer à travers les trois armées qui le menaçaient, Dwernicki sort de Zamosc le 5 avril, et arrive le à Boremel, où l’atteint bientôt le corps de Rudiger. Là se livre un de ces combats que la furie polonaise rend seule explicable. Laissant son infanterie dans le village, Dwernicki, à la tête de deux mille lanciers républicains, fond sur les 9, 000 hommes de Rudiger ; en deux charges il le met en déroute, et lui prend huit pièces de canon. Le lendemain, Dwernicki se dirigeait vers la Podolie, poursuivi par Rudiger qui venait d’opérer sa jonction avec Kaysaroff Au midi, le général Roth s’avançait pour lui barrer le passage. A Kolodno, le général polonais apprit qu’on voulait le couper des frontières de Gallicie. Il pousse à Lulince, mais dans la nuit du 25 avril, Rudiger, violant le territoire autrichien, ordonne à un détachement de se porter en arrière des Polonais. Le 27 au matin, quand fut dissipé le brouillard qui avait masqué les manœuvres des Russes, Dwernicki se vit enveloppé par 25, 000 hommes. Alors, il franchit la frontière, mais les troupes autrichiennes, qui avaient toléré la violation de leur territoire par les Russes, l’environnèrent et le forcèrent de mettre bas les armes. Les populations que traversa ce petit corps, quand on l’emmena prisonnier, l’accueillirent avec enthousiasme ; les dames de Presbourg, arrachant les boutons de l’uniforme de Dwernicki, les portaient suspendus à leur cou par des chaînes d’or.

Le désastre de Dwernicki fit manquer l’insurrection des provinces méridionales. Celle des Lithuaniens attira dès-lors toute l’attention des Polonais.

Après la bataille d’Iganie, Skrzynecki perdit un temps précieux. Il pouvait, avec toutes ses forces réunies, se porter successivement sur chacun des grands corps de l’armée russe, qui étaient toujours fort éloignés l’un de l’autre, et les battre séparément, grâce à la double supériorité de la valeur et du nombre.

La garde russe était cantonnée entre le Bug et la Narew, à vingt lieues au nord du quartier-général de Dlébitch. Elle occupait le terrain qui s’étend de Lomza à Zambrow ; et Diébitch ne pouvait la joindre qu’en passant le Bug. Cette garde, forte de 20, 000 hommes, était commandée par le grand duc Michel et renfermait toute la noblesse russe. La détruire, c’eût été frapper au cœur l’empereur de Russie, et l’exposer à la haine des grandes familles, déjà mécontentes. Ce corps était donc celui que le généralissime polonais devait attaquer de préference, d’autant plus qu’en allant lui livrer bataille, on pouvait jeter des secours dans la Lithuanie insurgée.

Skrzynecki avait perdu un mois en tergiversations il résolut enfin d’agir. Le 12 mai, il quitta son camp de Kaluszyn, et marcha sur Serock, ville située au confluent du Bug et de la Narew. Il avait avec lui 46, 000 hommes et cent pièces de canon[3]. Pour masquer à Diébitch ce grand mouvement, il laissa le général Uminski à Kaluszyn avec un rideau de troupes.

Arrivé à Serock le 14, sans que rien eût transpiré de ses desseins, ni dans l’armée russe, ni dans Varsovie même, Skrzynecki divisa son armée en deux colonnes, et, se jetant dan le terrain compris entre les deux fleuves, il marcha sur les gardes, ayant le Bug à sa droite et la Narew à sa gauche. L’une de ces colonnes, sous les ordres de Lubienski, se dirigea du côté de Nur, pour observer Diébitch et l’empêcher de passer le Bug. L’autre colonne, sous les ordres de Skrzynecki lui-même, marchait sur Lomza pour y surprendre les gardes, menaçant à sa gauche Ostrolenka, petite ville située sur la rive gauche de la Narew, et environnée de dunes et de marécages.

Cette ville était occupée par une division de 7,000 hommes, sous le commandement de Sacken, qui était ainsi séparé de la garde russe par toute la distance d’Ostrolenka à Lomza.

Au lieu de dépasser le corps de Sacken, qu’on aurait écrasé plus tard dans son isolement et que maintenait une division polonaise précédemment envoyée sur la rive droite, Skrzynecki fit la faute de détacher contre Sacken le général Gielgud, ce qui était du même coup affaiblir l’armée polonaise et forcer les Russes de Sacken à rejoindre les gardes en se repliant sur Lomza. Déjà, du reste, les gardes, profitant de la lenteur de Skrzynecki, avaient gagné une marche et mis le fleuve entre elles et l’ennemi.

L’expédition contre les gardes était donc manquée par défaut de vigueur et d’audace. De son côté, Diébitch est enfin averti de ces grands mouvements. Il pourrait, par une diversion formidable, marcher sur Varsovie : il aime mieux aller secourir les gardes. Il sort brusquement de son camp de Siedlce, et aussi prompt cette fois qu’il était lent d’ordinaire, il s’avance vers le Bug, passe le fleuve au-dessus de Nur, et court attaquer Lubienski dans la plaine. Lubienski, à la tête de ses 10,000 hommes, soutient bravement le choc jusqu’au soir. Enveloppé par la cavalerie du comte Witt, il refuse de se rendre, il ouvre les colonnes ennemies à la baïonnette, pendant que les faucheurs abattent les cuirassiers russes, et, se sauvant au milieu des ténèbres, il va rejoindre le généralissime. Celui-ci, entendant le canon du côté de Nur, se retirait déjà sur Ostrolenka ; et, dans la nuit du 25 mai, il passait la Narew sur les deux ponts de cette ville, avec le gros de son armée et toute son artillerie, évitant une bataille, mais, laissant, par une préoccupation inexpliquée, le corps de Lubienski isolé sur la rive gauche.

Cependant, revenus de leur frayeur et trouvant libre le terrain compris entre les deux fleuves, les gardes avaient opéré leur jonction avec Diébitch ; et, le 26 mars au matin, toute l’armée russe s’avançait sur Ostrolenka.

En avant de la ville s’étend une plaine où se trouvent, comme nous l’avons dit, des dunes, des marécages et quelques mamelons boisés. C’est dans cette plaine que se déployait, en attendant les Russes, la cavalerie de Lubienski, derrière la division d’infanterie du général Kaminski.

A neuf heures du matin, la grande armée russe arrivait en masse dans la plaine, déroulée en éventail et flanquée par des nuées de Cosaques. L’affaire fut engagée par les troupes du général Berg, que l’infanterie de Kaminski reçut vigoureusement. Mais les Russes, menaçant de tout envelopper par leur nombre, il fallut céder le terrain. La cavalerie se replia la première sur Ostrolenka, et le général Pac lui ordonna de passer sur la rive droite. Suivait l’infanterie de Kaminski. Placé à l’arrière-garde, le 4e de ligne reculait lentement, et, s’arrêtant par intervalles pour repousser la cavalerie russe qui l’inondait, il faisait feu de tous ses fronts et regagnait Ostrolenka, tandis que les troupes dont il protégeait la retrace, se précipitaient, à travers la ville, vers les deux ponts, pour aller rejoindre le gros, de l’armée polonaise qui campait, dans la plus parfaite sécurité, sur la rive droite.

Mais les Russes entraient par divers points sur les traces de l’arrière-garde. Le désordre commençait. Des barricades inachevées obstruaient les rues ; des obus éclataient de toutes parts, et les maisons d’Ostrolenka étaient en flammes : on se battait au milieu de l’incendie. Pendant qu’on débouche par toutes les issues vers les ponts, les grenadiers d’Astrakan, déjà logés dans les maisons voisines du fleuve tirent à bout portant sur les bataillons en retraite. Mêlés aux Polonais, les Russes encombrent les avenues, et dressent leurs batteries sur la rive.

Resté seul dans la ville, le 4e de ligne avait à se faire jour à travers cette foule amoncelée. Il épaissit ses rangs, et, poussant des hourras, il charge cette masse d’hommes à la baïonnette, en fait une boucherie sans nom, et se fraie un passage. Le pont est couvert de morts. La Narew, ensanglantée, ne charrie plus que des cadavres ou des mourants.

Il est onze heures du matin. À la suite du 4e de ligne, les grenadiers d’Astrakan et de Souwaroff se jettent pêle mêle sur les ponts fléchis et délabrés. Les canonniers polonais, qui ont plusieurs fois balayé le passage, ont été tués un à un par les tirailleurs, et sont étendus morts à leurs places. C’est autour de leurs pièces que s’engage le combat sur la rive droite. Les Russes sont protégés par le feu de quatre-vingts pièces de canon qu’ils ont rangées en fer à cheval sur la rive gauche, grâce à la concavité du fleuve. Tout-à-coup arrive au milieu des Polonais le généralissime éperdu. Tranquille tout-à-l’heure dans son quartier général, il croyait entendre le bruit d’un simple engagement. Les troupes assises autour de leurs bivouacs n’avaient pas mangé depuis trente heures. En apprenant que l’armée russe envahit la rive droite, on s’assemble en tumulte ; les bataillons se précipitent au-devant de l’ennemi sans ordre, sans ensemble. Désespéré, Skrzynecki courait ventre à terre d’une colonne à l’autre en criant : à moi Rybinski ! à moi Malachowski ! En avant ! en avant tous !… Lui-même, son habit troué de balles, il s’élance vers le pont par où débouchent à chaque instant de nouvelles masses, et prenant successivement ses bataillons, il les engouffre un à un dans la mêlée. Les généraux donnent l’exemple ; Langermann, Pac, Muchowski, Prondzynski, exécutent des charges furieuses, mais inutiles : l’artillerie polonaise n’a bientôt plus de munitions ; la seule batterie du colonel Bem porte la mort dans les rangs ennemis. On se bat corps à corps, à coups de sabre et de faulx. Une sorte de délire s’empare des Polonais. On voit des centaines d’officiers se ruer au premier rang, l’épée à la main, en chantant la Varsovienne. Les lanciers veulent charger à leur tour, et le généralissime les pousse à bride abattue ; mais leurs chevaux vont s’enfoncer jusqu’au poitrail dans un terrain vaseux, et ils sont exterminés sans combattre.

La nuit tombait, le champ de bataille n’était plus qu’un immense cimetière. Skrzynecki était parvenu à empêcher l’armée russe de passer tout entière sur la rive droite. Il restait maître du terrain. Mais il lui en avait coûté 7000 hommes. Les généraux Kicki et Kaminski étaient morts. 270 officiers avaient péri. Les Russes repassèrent la Narew dans la nuit, ayant perdu plus de 10,000 hommes. Le généralissime polonais ordonna la retraite sur Varsovie, et montant en voiture avec Prondzynski, il répétait d’un air sombre ces fameuses paroles de Kosciusko : Finis Poloniœ.

Retire dans le camp de Pultusk, ou le choléra l’avait suivi, et accablé de ses pertes, Diébitch était tombé dans une mélancolie profonde. Ne doutant plus que la faveur du maître ne se fût retirée de lui, il cherchait dans l’ivresse l’oubli de ses anxiétés, de ses humiliations. Tout-à-coup on apprit que le comte Orloff était arrivé au camp. L’envoyé de l’empereur portait un nom sinistre. Orloff comptait deux assassinats de princes dans ses traditions de famille. Chacun vit dans l’apparition soudaine de cet homme l’annonce d’un mystérieux arrêt de mort.

Le comte et le feld-maréchal eurent une entrevue, s’assirent à la même table, et le 11 juin, le général Toll prenait le commandement de l’armée russe. Diébitch venait de mourir au milieu d’horribles souffrances. Succombait-il à la peste, ou à cette haine des grands de la terre, fléau redoutable aussi ? Les peuples crurent à un empoisonnement.

De Pultusk, le comte Orloff se rendit à Minsk où se trouvait le grand-duc. Ils eurent une entrevue, s’assirent à la même table, et Constantin mourut.

La princesse de Lowicz aimait son époux, tigre qu’elle avait dompté. Ne lui voyant partout, que des ennemis, elle l’avait entouré d’une tendresse vigilante et courageuse, avec cette admirable puissance de dévouement qui rend précieux aux femmes ce qui est fragile ou menacé. Constantin mort, elle ne se sentit ni la force ni le désir de lui survivre ; et comme elle perdait le but de son existence, elle s’éteignit dans une douleur pieuse, muette et calme.

Il y eût bien des larmes versées sur le tombeau de cette Polonaise si belle et si tendre. La noblesse de ses amours et leur bienfaisante influence n’était un secret pour personne. Quant à Constantin, la malédiction publique, qui n’avait cessé de peser sur sa vie, n’épargna point sa mémoire. Malédiction si terrible qu’elle étouffa jusqu’à cet intérêt qu’inspirent les hautes victimes ! Car, comme celle de Diébitch, la mort du grand-duc fut attribuée à quelque noir forfait. Et, ce forfait, il faut le dire, un étrange concours de circonstances le rendait vraisemblable, aux yeux de la masse qui croit volontiers à l’excès du mal.

Nicolas, cependant, et le comte Orloff, son favori, étaient des hommes que ceux qui les connaissaient bien jugeaient incapables d’une perfidie. On avait peine, d’ailleurs, à concilier l’affreuse idée d’un fratricide avec les souvenirs qui se rattachaient au couronnement de l’empereur, souvenirs auxquels on nous pardonnera de remonter ici, parce qu’ils peuvent servir à l’éclaircissement d’un problème qui, en 1831, à occupé toute l’Europe[4].

Quoique Constantin eût renoncé à la couronne des czars du vivant même d’Alexandre, Nicolas n’avait point osé, quand il apprit que l’aîné de la famille venait d’expirer, monter sur un trône dont la route ne lui était ouverte que par une renonciation douteuse. Constantin, à cette époque, était en Pologne. Nicolas lui envoya un aide-de-camp, nommé Sabouroff, avec mission de lui apporter la nouvelle de la mort d’Alexandre, et de le saluer empereur. En s’entendant traiter de majesté par l’envoyé de Nicolas, Constantin entra dans une fureur épouvantable. Partagé entre le désir de régner et celui de ne point trahir sa promesse, il ordonna qu’on le laissât seul. La princesse de Lowicz elle-même ne put lui parler dans ce moment solennel, ni l’approcher mais, de loin, elle lui fit signe et joignit ses mains d’une façon suppliante. Renfermé dans son appartement, Constantin en sortit deux heures après. Les meubles brisés, les glaces en pièces, attestaient la manière dont s’étaient épuisés les transports de cette âme sauvage. Maintenant il montrait un visage tranquille. Il marcha vers la princesse de Lowicz, tout entière à ses perplexités, et lui dit : « Rassurez-vous, Madame : vous ne régnerez pas. »

Sabouroff revint dans la capitale des czars. Sûr de l’assentiment de son frère, et vainqueur d’une conspiration qui mit la famille des Romanoff à deux doigts de sa perte, Nicolas se voyait décidément empereur. Il ordonna les préparatifs de son couronnement. Mais, pour qu’il ne restât aucun doute sur sa légitimité dans l’esprit des vieux Russes dont son frère reproduisait plus fidèlement que lui la physionomie et le caractère, il aurait fallu que Constantin vînt à Moscou répondre par sa présence à tous les soupçons. Nicolas l’attendit pendant long-temps avec anxiété. Enfin, la veille du jour d’abord fixé pour le couronnement de l’empereur, Constantin descendait de voiture, accompagné d’un seul aide-de-camp. Nicolas s’avança radieux et attendri ; mais sa surprise fut extrême lorsqu’il entendit le grand-duc déclarer d’un ton sec qu’il venait umquement pour assister à la cérémonie et que le soir même il retournerai en Pologne. Pour comble d’embarras, Nicolas dût apprendre à son &ère que les préparatifs m’étant pas achevés, le couronnement n’aurait lieu qu’au bout de huit ou dix jours. À cette nouvelle, Constantin laissa éclater son mécontentement avec une franchise grossière, mais en assurant toutefois qu’il se résignerait. Pendant ce temps, le bruit de l’arrivée de Constantin s’était répandu dans Moscou ; et les vieux Russes, les hommes à barbe, accourant sur les places, faisaient retentir son nom avec un sombre enthousiasme. Dévoré de soucis, Nicolas ne savait comment adoucir l’humeur farouche de ce frère qui l’outrageait, tout en lui donnant une couronne. Pour charmer les loisir de Constantin, il ordonna de grandes manœuvres militaires qui, chaque jour, les conduisaient l’un et l’autre hors de Moscou. Mais à peine étaient-ils sortis de la ville, que Constantin se séparait brutalement de l’empereur, entraînant à sa suite le flot de la population, et ne laissant au czar, ému et humilié, d’autre escorte que celle du corps diplomatique. Les choses en étaient là, lorsque Constantin apprit par hasard que, dans l’église où la cérémonie se préparait, Nicolas avait ordonné qu’en face de son trône et à côté de celui de l’impératrice-mère, on en élevât un pour son frère aîné. Dès ce moment, on crut remarquer une altération profonde sur le visage et dans les manières de Constantin. La veille du couronnement, l’empereur étant descendu sur la place du Kremlin, pour voir, comme à l’ordinaire, défiler la parade, il arriva que le bataillon qui devait être passé en revue faisait partie du régiment dont Constantin était le chef. Le titre de chef d’un régiment en Russie étant purement honoraire, et pouvant être donné même à des princesses ; il n’y avait pas obligation pour le grand-duc d’aller prendre rang. L’émotion fut donc universelle quand on le vit se placer derrière le maréchal Sacken et à la droite du premier grenadier de la seconde ligne. Le bataillon s’ébranla. Sur les gradins disposés pour la prochaine cérémonie s’agitait une foule inquiète de spectateurs. À l’extrémité de la place du Kremlin, l’empereur attendait, immobile, veillant sur lui-même, mais le cœur plein de trouble. Constantin traversa toute la place, conservant son rang, et emboitant le pas. Arrivé devant celui qu’il faisait empereur, il élevait respectueusement la main pour le salut militaire : Nicolas lui saisit le bras, et Constantin se courbant pour baiser la main de son frère, devenu son maître, l’empereur l’attira vivement sur sa poitrine : ils confondirent leurs embrassements. Alors, beaucoup se mirent à verser des larmes, et le peuple, touché de la grandeur de ce spectacle, poussa des acclamations qui se prolongèrent long-temps dans la place du Kremlin. Le lendemain, dans l’église le grand-duc laissait vide le trône préparé pour lui, et allait se ranger modestement à côté du grand-duc Michel. Jamais investiture n’avait été plus touchante et plus héroïque.

On conçoit quel démenti donnait à l’hypothèse d’un lâche assassinat le souvenir de semblables scènes, chez ceux qui en avaient gardé l’impression. D’un autre côté, il y avait plusieurs années déjà que ces choses s’étaient passées, et, depuis, les relations des deux frères n’avaient pas été sans nuages Il importe d’ajouter que, dans la guerre de Pologne, la conduite de Constantin avait présenté quelque chose d’inexplicable. On raconte que, loin de contribuer aux succès des Russes, il se réjouissait de leurs revers, et ne s’en cachait pas, soit que le rôle subalterne qu’on lui avait assigné dans cette campagne eût irrité son orgueil outre-mesure, soit qu’il fut bien aise de montrer ce que pouvaient dans les combats ces guerriers polonais, qu’il se vantait d’avoir formés à l’art de la guerre, et qu’il continuait à appeler ses enfants.

Quelqu’éloigné que fût de la France le théâtre de ces événements, la nation française les suivait avec une attention passionnée, dont elle se laissait à peine distraire par le ressentiment de ses propres injures. Des faits graves, cependant, et qui la touchaient de près, avaient lieu en Portugal. Don Miguel y régnait, adoré par les mendiants que nourrissaient ses largesses, mais abhorré par tout le reste de la nation, jouet de ses caprices sanguinaires. Don Pédro, son frère, abdiquant devant des troubles factices, par lui-même excités, quittait le Brésil pour venir défendre en Europe la cause de Dona Maria contre l’usurpateur de la couronne de Portugal. Ainsi menacé, et ne pouvant, parvenir à se faire reconnaître ni par l’Angleterre ni par la France, Don Miguel vivait dans un état continuel de fureur, étendant de plus en plus sa tyrannie, et se vengeant, sur les étrangers, de la haine universelle qu’il inspirait. Déjà, plusieurs fois, des Français, établis à Lisbonne, avaient eu à gémir des persécutions de ce prince féroce. Un étudiant de l’université de Coïmbre, M. Bonhomme, et un négociant, M. Sauvinet, sujets tous deux de la France, furent plus particulièrement victimes d’une oppression qui ne connaissait pas de bornes à ses excès. Livrés à des commissions spéciales, où le bourreau se cachait dans le juge, le premier fut condamné, pour un délit imaginaire à être flagellé sur la place publique à Lisbonne ; et le second, accusé parce que, dans un jour d’émeute, une fusée volante était partie de son jardin, ouvert à tout le monde, fut condamné à la déportation sur les plages brûlantes de l’Afrique. Le consul de France se plaignit : on dédaigna ses plaintes ; et il dût s’embarquer.

Le capitaine de vaisseau français Rabaudy reçut ordre aussitôt de conduire devant le Tage une division légère de quelques frégates. Il était chargé de demander, pour les Français de Lisbonne, réparation et indemnité, et, sur le refus du gouvernement portugais, de bloquer l’entrée du Tage. Mais, la colère de Don Miguel grandissant avec ses périls, la sentence rendue contre M. Bonhomme fut insolemment exécutée.

Toute hésitation était interdite au gouvernement français. L’Angleterre, d’ailleurs, outragée à son tour par Don Miguel, laissait libre la route qui conduisait jusqu’à lui. M. de Rabaudy se mit en devoir de poursuivre la croisière portugaise qui bloquait Terceira, occupée par quelques partisans de Don Pédro. En même temps, le contre-amiral Roussin, partait de Brest sur le vaisseau de Suffren, pour aller se mettre à la tête d’une escadre qui, de Toulon devait le rejoindre au cap de Sainte-Marie. Le 25 juin, l’amiral Roussin arrivait à vue du cap la Roque ; le lendemain, il communiquait avec M. de Rabaudy, qui venait d’expédier à Brest sa seizième prise portugaise ; et le 6 juillet, il avait connaissance de l’escadre qu’on lui amenait de Toulon. Cette escadre se composait de cinq vaisseaux de deux frégates et de deux corvettes avisos. Elle était sous le pavillon du contre-amiral Hugon, ayant sous ses ordres les capitaines de vaisseau Maillart- Liscourt, Forsans, Moulac, de la Susse, Le Blanc, de Chateauville, Casy, et les capitaines de frégate Jouglas et Delofre. Ralliés avec le vaisseau le Suffren’ et la Melpomène, commandés par les capitaines de vaisseau Trotel et de Rabaudy, et avec les avisis l’Eglé, le Hussard, l’Endymion, sous le commandement de MM. Raffy, Thoulon, Nonay, elle présentait un aspect magnifique et témoignait hautement de la puissance maritime de la France.

Le 7 juillet, l’amiral Roussin appela l’escadre au mouillage, entretint les capitaines des détails de l’exécution, leur remit les notes de Franzini sur l’entrée du Tage, et prépara tout pour frapper un coup décisif. Mais, avant de s’engager dans une entreprise qui pouvait aboutir à la destruction d’une ville de 280,000 âmes, il crut devoir tenter pour la paix un dernier effort, et il écrivit en ce sens au vicomte de Santarem, ministre des affaires étrangères. Le vicomte ayant répondu que le gouvernement portugais rejetait les demandes de la France l’amiral Roussin prit définitivement le parti de forcer l’entrée du Tage.

Les vents étaient peu favorables, et les pêcheurs qu’on avait engagés à suivre l’escadre, les déclaraient trop courts. D’un autre côté l’entreprise était hasardeuse. Une escadre portugaise forte de huit bâtiments, était embossée en travers du fleuve ; des corps de troupes étaient, depuis Bélem, échelonnés le long du rivage ; et des forts nombreux, bien approvisionnés, menaçaient les assaillants. Mais, dans l’escadre française, soldats et matelot étaient transportés d’enthousiasme. L’Europe avait depuis long-temps adopté cette opinion que le Tage était inexpugnable du côté de la mer et c’était pour nos intrépides marins un motif de plus d’impatience. Le 11 juillet, les vents se levèrent à huit heures ; à dix heures, l’escadre appareilla et, à une heure et demie après midi, elle donnait pleines voiles dans le Tage, en gouvernant entre les forts Saint-Julien et Bugio.

Les corvettes, placées à la droite de la ligne, devaient combattre exclusivement la tour de Bugio ; et celle de Saint-Julien devait supporter le feu des vaisseaux. L’amiral Roussin avait craint qu’en franchissant ces deux forts, les vaisseaux n’éprouvassent assez d’avaries pour qu’il leur fut impossible de continuer leur route : dans ce cas, l’escadre devait mouiller par le travers du Paco d’Arcos ; dans le cas contraire, elle devait aller s’embosser devant l’escadre portugaise et les quais de Lisbonne.

Les deux premiers forts de l’entrée ayant ouvert leur feu, l’escadre française continua sa route pendant dix minutes sans riposter. Arrivés à environ 500 toises de Saint-Julien ; les vaisseaux tirèrent, et aussitôt un nuage de sable et de pierre attesta la précision de leurs coups. En même temps, les frégates et les corvettes éteignaient la tour de Bugio. Il en fut de même pour tous tes autres forts. Leurs feux, mal dirigés, ne causèrent presque pas de dommage à l’escadre française, dont les équipages, à mesure qu’ils passaient devant l’ennemi, faisaient retentir l’air de leur acclamations.

A quatre heures, le Suffren, chef de file, rangeait le fort de Bélem à 60 toises. Bientôt, le Trident, l’Alger, l’Algésiras, se portèrent, ainsi que les corvettes et les frégates, sur l’escadre portugaise embossée entre la ville et la pointe du Pontal. Primant de vitesse la plupart de ces bâtiments, la Pallas tira les premières volées. Le pavillon portugais disparut.

A cinq heures, toute l’escadre française était mouillée à 500 toises des quais de Lisbonne, où régna le plus profond silence.

L’amiral Roussin écrivit aussitôt au vicomte de Santarem la lettre suivante, qu’il remit au capitaine de corvette Olivier :

« Monsieur le ministre,

Vous voyez si je tiens mes promesses : je vous ai fait pressentir hier que je forcerais les passes du Tage ; Me voici devant Lisbonne. Tous vos forts sont derrière moi, et je n’ai plus en face que le palais du gouvernement. Ne provoquons pas de scandale. La France, toujours généreuse, vous offre les mêmes conditions qu’avant la victoire. Je me réserve seulement, en en recueillant les fruits, d’y ajouter des indemnités pour les victimes de la guerre.

J’ai l’honneur de vous demander une réponse immédiate.

Recevez, Monsieur le ministre, l’expression de ma haute considération.

Le contre-amiral commandant l’escadre française du Tage,
Baron Roussin XXXXXXX

Le vicomte de Santarem ayant répondu qu’il adhérait aux propositions formulées dans la lettre du 8, adhésion équivoque qui tendait à esquiver les conditions nouvelles contenues dans la lettre du 11, l’amiral Roussin adressa au ministre portugais la liste complète des propositions de la France :

Elles consistaient dans l’annulation des sentences rendues contre des citoyens français ; dans la fixation d’une indemnité pour chacun de ceux d’entre eux qui avaient se plaindre du gouvernement portugais ; dans la destitution du chef de la police du royaume ; dans une indemnité de huit cent mille francs au gouvernement français pour les frais de l’expédition ; dans l’affiche de ces faits sur les murs de toutes les rues où l’étudiant de l’université de Coïmbre avait été ignominieusement promené. A ces conditions, l’amiral Roussin ajoutait celle d’une indemnité à fixer contradictoirement pour dommages occasionnés au commerce français, et il déclarait propriété française les bâtiments portugais qui avaient amené leur pavillon sous le feu de son escadre.

Le vicomte de Santarem essayant de tramer les choses en longueur, et paraissant désirer que les négociations eussent lieu non sur le vaisseau de l’amiral, comme celui-ci l’exigeait, mais au palais de Bélem, l’amiral Roussin écrivit le 15 Juillet au vicomte :

« Monsieur le ministre,

Vous me poussez à bout, et j’ai l’honneur de vous prévenir que cela ne peut vous réussir. Je m’en réfère à ma lettre de ce jour, et je vous confirme l’assurance que si, demain à midi, je n’ai pas terminé la convention dont vous avez accepté les bases, je reprendrai les hostilités contre Lisbonne… J’attends votre excellence, ou la personne autorisée qu’elle désignera, aujourd’hui ou demain jusqu’à midi. Je la recevrai à mon bord et non ailleurs.

J’ai l’honneur de vous exprimer l’assurance de ma haute considération.

Le contre-amiral, commandant l’escadre française du Tage,
Baron Roussin » XXXXXXX

Le 11, les négociations étaient terminée à bord du vaisseau de l’amiral ; la France était vengée ; et, quelque temps après, la flotte portugaise, que Don Miguel n’avait pas voulu racheter au prix d’un certain nombre de prisonniers politiques portugais, dont l’amiral Roussin demandait généreusement la délivrance, la flotte portugaise était envoyée prisonnière à Brest.

Cette éclatante expédition n’eût en France qu’un médiocre retentissement. Presque toujours aveuglée par les haines de parti sur le grand intérêt de la nationalité, l’Opposition mesura ses éloges avec une prudence avare, et le gouvernement lui-même ne parla qu’avec une satisfaction contenue d’un succès qui semblait honorer sa fermeté, mais dont il craignait que l’Angleterre ne prît ombrage. Elle s’en émut, en effet. Des discours injustes, des discours jaloux furent prononcés dans le parlement. Pitt, en mourant, avait légué à ses successeurs tout le fiel de son génie.

L’Angleterre, pourtant, était alors assez puissante par nos fautes, pour ne pas nous envier un moment d’orgueil. Car le triomphe de notre marine devant Lisbonne était cruellement compensé, à Londres et à Bruxelles, par les défaites de notre diplomatie.

Mais, pour bien comprendre jusqu’à quel point elle fut vaincue et humiliée, il est indispensable de récapituler, en les rapprochant, les actes successif de la Conférence de Londres, actes protégés, d’ailleurs, par une déplorable obscurité, et dont l’enchainement forme ce qu’on pourrait appeler la haute comédie de l’histoire.

Dans son protocole n°1 celui du 4 novembre 1830, la Conférence de Londres s’était bornée à proposer la cessation des hostilités entre la Hollande et la Belgique. Ce protocole était rédigé avec modération. Les cinq grandes puissances semblaient n’y assigner à leur intervention que le caractère d’une mission toute philantropique ; elles ne s’y réservaient d’autre droit que celui de « faciliter la solution des questions politiques. »

La Belgique n’aurait pu refuser son adhésion à un acte de cette nature, sans se montrer résolue à procéder, à l’égard de la Hollande, par voie de violence et de conquête. Aussi le protocole du 4 novembre fut-il accepté par tous les membres de gouvernement provisoire de Belgique, sans en excepter M. de Potter.

Cependant, comme ce protocole contenait, sur la ligne de l’armistice, une phrase ambiguë et dont pouvait sortir les plus terribles orages, le gouvernement eu soin de déclarer, dans son acte d’adhésion, que « par la ligne proposée, il entendait les limites qui, conformément à l’article 2 de la loi fondamentale des Pays-Bas, séparaient les provinces septentrionales, des provinces méridionales y compris la rive gauche de l’Escaut. » Cette réserve était fort claire ; elle prouvait que les Belges ne donnaient au protocole qu’une adhésion conditionnelle, et qu’ils ne reconnaissaient pas à la Conférence le droit de régler à sa guise sur quelles bases reposait le système de délimitation des deux pays qu’une révolution venait de séparer.

Mais la diplomatie a des ressources qui lui sont propres. De retour à Londres, les deux commissaires de la Conférence, MM. Cartwight et Bresson, déclarèrent que l’importance réserve, mentionnée plus haut, n’avait été acceptée par eux que comme une simple obersation. Ils donnèrent même à entendre que cette réserve n’était que l’expression d’une manière de voir particulière à M. Tielemans, chargé par le gouvernement provisoire de conférer avec eux.

Dans une négociation où il ne parlait qu’en qualité de mandataire, M. Tielemans pouvait-il avoir présenté comme son opinion personnelle une clause d’où dépendait l’avenir de son pays ? Le supposer était ridicule. Ce fut, pourtant, de cette supposition que la Conférence partit pour annoncer, dans son protocole du 17 novembre, qu’il y avait eu, de la part de la Belgique, adhésion pure et simple au protocole no 1. D’où les cinq Puissances tiraient cette conclusion étrange qu’à elles seules appartenait désormais le droit de régler le sort de la Belgique, et qu’en consentant à la suspension d’armes, ce dernier pays s’était engagé non-seulement envers la Hollande, mais envers les cinq grandes Cours.

De sorte qu’il avait suffi d’une allégation sans preuves, d’une puérile équivoque, pour élever ce qui n’était d’abord qu’une médiation philanthropique à l’importance d’un arbitrage n’admettant ni résistance ni appel. Voilà pourtant à quelles petites ruses d’écolier se réduit l’habileté de tous ces grands esprits dont le commun des hommes salue avec ébahissement la profondeur et la portée !

Quoi qu’il en soit, l’usurpation était proclamée : il ne restait plus qu’à la mettre en action. C’est ce que fit la Conférence dans son protocole du 20 décembre, qui déclara le royaume uni des Pays-Bas dissous, et provoqua, de la part du roi Guillaume, une protestation que nous avons rapportée.

Mais sur quelles bases s’opérerait cette séparation qu’on venait de consacrer diplomatiquement ? Et quelles seraient les limites respectives des deux pays ?

En ce qui concernait la division territoriale, trois points étaient en litige.

Le roi de Hollande rappelait que, dans les négociations du congrès de Vienne, il avait reçu le grand-duché de Luxembourg en compensation des pays de Nassau qu’il avait cédés. Il réclamait conséquemment cette province au nom de la maison de Nassau et au nom de la confédération germanique. Mais à cela les Belges pouvaient répondre et répondaient que, dans l’ancien droit public, le Luxembourg n’avait jamais eu de rapports particuliers avec l’Allemagne ; que, depuis son acquisition par le troisième duc de Bourgogne jusqu’à la conquète française, il n’avait pas cessé d’être réputé partie intégrante des provinces méridionales des Pays-Bas ; et que ses rapports avec l’Allemagne ne dataient pas de 1815, époque à laquelle il avait été fictivement donné en échange des pays de Nassau. Or, Guillaume avait annulé lui-même cette fiction, en réunissant de la manière la plus complète au royaume des Pays- Bas le grand-duché de Luxembourg, et en indemnisant, sur les biens de l’État, le prince Frédéric son fils, auquel la réunion enlevait la souveraineté future du grand-duché. Ces raisons étaient concluantes et puisaient une force irrésistible dans l’enthousiasme avec lequel les habitants du Luxembourg s’étaient associés à la révolution belge.

Le second objet du litige concernait le Limbourg. En regardant comme non avenues les conquêtes faites sur la Hollande, de 1790 à 1815, et en supposant qu’à l’époque de 1813, elle se fut reconstituée à titre de peuple ancien, nul doute que, diplomatiquement, la Hollande n’eût droit à une partie du Limbourg. Car elle y possédait, en 1799, la ville de Venloo et 55 villages, elle y partageait avec le prince-évêque de Liège la souveraineté de la ville de Maëstricht. Mais de semblables déductions devaient-elles prévaloir sur la volonté des habitants du Limbourg qui s’étaient associés à la révolution, et qui voulaient être belges ?

La troisième question était relative à la possession de la rive gauche de l’Escaut. Ici les prétentions de la Belgique n’étaient fondées ni sur les traités, ni sur un énergique et incontestable assentiment de la population ; seulement, les Belges avaient à invoquer en leur faveur toutes les lois des convenances, car il était manifeste que, privée de la possession de la rive gauche de l’Escaut, la Belgique allait rester découverte de ce côté sans compter que la libre navigation du fleuve, en ce cas, devenait une stipulation tout-à-fait illusoire. D’ailleurs, si on laissait les Hollandais maîtres de la rive gauche, c’est-à-dire de toutes les écluses construites pour l’écoulement des eaux de la Flandre ci-devant autrichienne, qui empêcherait Guillaume d’inonder à volonté le sol dont se composerait le territoire belge ?

À ces trois questions territoriales s’ajoutait une question financière. Quelle devait être, dans le paiement des dettes contractées par les deux pays réunis, la part afférente à chacun des deux pays séparés ? Fallait-il, dans le partage de ces dettes, avoir égard, oui ou non, à leur origine ?

Telles étaient les difficultés qu’en vertu de son omnipotence usurpée, la Conférence avait à trancher. Et elle n’hésita pas à le faire dans un sens contraire aux plus chers intérêts de la Belgique.

En effet, dans son protocole du 20 janvier 1831, elle décida : 1o « que les limites de la Hollande comprendraient tous les territoires, places, villes et lieux qui appartenaient à la ci-devant république des provinces-unies des Pays-Bas en l’année 1790, » ce qui était résoudre implicitement en faveur de la Hollande la question du Limbourg ; 2o « que le grand-duché de Luxembourg, possédé à un titre particulier par les princes de la maison de Nassau, faisait et continuerait à faire partie de la confédération germanique. »

Quelques jours après, dans le protocole du 27 janvier, la Conférence achevait la ruine de la Belgique, en lui refusant implicitement la possession de la rive gauche de l’Escaut, et en faisant la proposition qu’on mît à la charge des Belges les 16/51 des dettes du royaume prises en masse et sans acception d’origine.

Reconnaissant alors une compétence qu’il avait d’abord niée, Guillaume adhéra aux bases de séparation posées dans les protocoles des 20 et 27 janvier.

La Belgique, au contraire, protesta. Vaine résistance ! Les diplomates de Londres répondirent que les arrangements arrêtés par eux étaient « des arrangements fondamentaux et irrévocables,[5] » déclaration qu’ils renouvelaient, deux mois plus tard, en y ajoutant des menaces ![6]

Protocole du 19 février 1831, signé : Esterhazy, Wessemberg, Talleyrand, Palmerston, Bulow, Lieven, Matuszewicz.

Jusqu’ici, on le voit, la Conférence s’était montrée toujours hostile aux Belges ; mais voilà que tout-à-coup sa politique change d’aspect. Dans son protocole du 21 mai 1831, elle ne craint pas de faire pressentir qu’une modification profonde va être apportée aux bases de séparation des 20 et 27 janvier arrangements fondamentaux pourtant et irrévocables. « Les cinq Puissances, est-il dit dans le protocole du 24 mai, promettent d’entamer avec le roi des Pays-Bas une négociation dont le but sera d’assurer, s’il est possible, à la Belgique, moyennant de justes compensations, la possession du Luxembourg. » C’est que, durant le cours des négociations, des faits graves s’etaient passés : le Congrès belge, ainsi que nous l’avons raconté plus haut, avait été, de la part du Palais-Royal, le jouet d’une intrigue ; la couronne offerte au duc de Nemours et refusée par Louis-Philippe avait valu aux Belges la régence de M. Surlet de Chokier, régence nécessairement orageuse et anarchique ; enfin, le gouvernement français s’était aliéné à jamais la Belgique, en s’associant à la pensée des protocoles qui la dépouillaient, après avoir formellement annoncé, lorsqu’il s’était agi de faire échouer une candidature rivale, que la pensée de ces protocoles n’était pas la sienne, et qu’à ses yeux la Conférence de Londres n’était qu’une simple médiation[7]. Ainsi humiliée, rebutée et trompée, la Belgique avait fini par se détacher de la France, par se rapprocher de l’Angleterre. Et alors, grâce au victorieux ascendant des Anglais sur la Conférence, la Belgique n’avait trouvé que des soutiens dans ses ennemis de la veille. Le triomphe de l’influence anglaise fut tel qu’on en vint bientôt à regarder un prince anglais, Léopold de Saxe-Cobourg, comme le seul souverain possible de la Belgique. Et, pour précipiter son élection, la Conférence rédigea le fameux protocole connu sous le nom de traité des 18 articles. Ce protocole était aussi favorable à la Belgique que ceux des 20 et 27 janvier lui étaient funestes. Les cinq Puissances décidaient, cette fois, que la question du Luxembourg était distincte de la question hollando-belge, et que, durant le litige, les Belges garderaient le Grand-Duché qu’ils occupaient. Les cinq Cours assuraient, en outre, à la Belgique toutes les garanties qui lui faisaient désirer la possession de la rive gauche de l’Escaut. Il était spécifié que la Belgique aurait droit, dans la ville de Maëstricht, à la part de souveraineté qui, en 1790, n’appartenait pas à la Hollande. Enfin, le principe du partage des dettes, d’après leur origine, était formellement adopté. La Conférence ne pouvait pas renier plus complétement son œuvre ; elle ne pouvait pas renverser d’une manière plus brutale les bases posées par elle-même dans les protocoles des 20 et 27 janvier, et par elle déclarées deux fois irrévocables. Mais la Conférence mettait une condition à ses largesses l’élection du prince Léopold. La volonté de l’Angleterre fut faite : le 4 juin, Léopold était proclamé roi des Belges. Parmi ceux qui votèrent contre le candidat de la Conférence, nous devons citer M. Frison, qui motiva son vote en ces termes : « Je refuse mon vote au prince de Saxe-Cobourg, … parce que ce prince ne peut accepter qu’aux conditions imposées par les protocoles parcequ’il est hostile, je ne dis pas au gouvernement français, mais à la France, et que je regarde toute combinaison anti-française comme un malheur pour mon pays. » Le traité des 18 articles n’avait pas, du reste, trouvé à Bruxelles un accueil favorable, et avait fourni matière, dans le Congrès, à une discussion très-brillante et très-animée. Du rapide exposé que nous venons de faire, résultent les deux grands faits que voici : Tant que l’Influence française se maintient à Bruxelles, la Conférence se montre systématiquement hostile à la Belgique et travaille à la rendre petite et faible. Le jour où l’influence anglaise prévaut à Bruxelles, la Conférence change brusquement de politique, n’hésite pas à donner à ses propres affirmations un démenti éclatant, et ne songe plus qu’à fortifier la Belgique, en haine de la France. Le rôle de M. de Talleyrand à Londres fut donc d’une insignifiance parfaite. Il signa des protocoles qui affaiblissaient la Belgique quand elle nous tendait les bras, et il en signa d’autres qui la rendaient forte au moment même ou elle se séparait de nous. Et quel motif forçait si impérieusement l’ambassadeur français à cet inconcevable abandon de tous les intérêts de son pays ? Lorsqu’il fut question de fortifier la Belgique contre nous, ne pouvait-il pas dire : En repoussant la Belgique qui s’offrait, et en refusant la couronne votée pour le fils de Louis-Philippe, le gouvernement français a donné une preuve incontestable de modération. Nous demandons que l’Europe en convienne. Dans les protocoles du 20 et du 27 janvier, la Conférence a voulu rendre la Belgique petite et faible. Elle l’a voulu à tort ou à raison ; mais enfin elle a, sur ce point, déclaré sa volonté immuable. Elle ne saurait aujourd’hui revenir sur cette déclaration sans mentir à l’Europe dent elle a la prétention de fixer les destins. Que s’est-il donc passé, depuis le 20 janvier, qui ait pu rendre subitement inique et funeste ce qui alors était reconnu juste et utile ? Si vous ne vous êtes rapprochés de la Belgique que parce que la Belgique s’est éloignée de nous, vous voilà forcés de reconnaître que le lien qui vous rassemble ici est dans votre commune haine pour la France ; que le respect des droits acquis, que la foi des traités, sont des prétextes dont se couvrent la terreur qui vous arme contre nous et les longs ressentiments que nous vous avons inspirés. Eh bien s’il en est ainsi, souffrez que nous ne vous aidions pas dans l’œuvre de notre propre ruine. Au sein du congrès de Vienne, la France, vaincue, avait peut-être à subir la loi du plus fort. Dans la Conférence de Londres la France ne vient pas figurer, Dieu merci, en expiation de ses revers, et elle tient dans sa main, ne l’oubliez pas, cette clef de l’outre des tempêtes dont parlait Canning ! A un pareil discours qu’auraient pu répondre les diplomates étrangers ? Il fallait que les directeurs de la politique française fussent des hommes bien médiocres pour ne pas comprendre que si la dynastie de Louis-Philippe avait des raisons pour craindre la guerre, les Puissances étrangères en avaient de bien plus pressantes encore pour la craindre et pour l’éviter. Les représentants du Palais-Royal, s’ils eussent été doués de quelque intelligence, n’auraient-ils pu tirer parti de la frayeur de nos ennemis, comme nos ennemis surent tirer parti de la frayeur qu’éprouvaient les Français partisans de la dynastie nouvelle ? Renoncer à cette haute et généreuse politique qui aurait pour jamais cimenté l’union de la France et de la Belgique, était assurément quelque chose de misérable ; mais la politique de l’égoïsme dynastique une fois adoptée, il eût été facile de la rendre moins ruineuse. En effet, après l’élection du duc de Nemours annulée par le refus du roi des Français, la Belgique n’avait pas cessé d’être un grand embarras européen. Il fut sérieusement question, alors, de la partager. D’après le plan proposé, la France aurait obtenu la partie méridionale de ce pays, dont la partie septentrionale aurait été rendue à la Hollande ; la Prusse aurait pris pied sur les deux rives de la Meuse et de la Moselle, et Anvers aurait été livré à l’Angleterre. L’empereur de Russie, nous sommes en droit de l’affirmer, se prêtait volontiers à la réalisation de ce plan, auquel applaudissait le duc de Mortemart. Nicolas était bien aise de détourner, du côté des Pays-Bas, l’ambition de la France, qui, dans cette hypothèse, n’aurait plus menacé que les Anglais. Quant à l’Autriche, dont la haine des révolutions absorbait toutes les pensées, elle aurait vu sans déplaisir les Belges châtiés de leur récente insurrection. Encore une fois, il eût été peu digne du génie de la nation française d’accepter une part dans les bénéfices d’une spoliation semblable. Mais, au point de vue égoïste de ceux qui nous gouvernaient, cette politique aurait eu, du moins, les apparences de l’habileté, car on offrait par là un aliment à l’humeur inquiète du peuple français ; on consolait la France de ses revers de 1815, en modifiant, à son profit, les traités de Vienne, et l’on déconcertait l’enthousiasme belliqueux de l’Opposition. Rien de tout cela ne fut compris par le cabinet du Palais-Royal. Sa politique, dénuée de courage et de générosité, le fut encore plus d’intelligence. Elle laissa lord Ponsonby machiner tout à son aise en Belgique des conspirations orangistes, sans autre but que de pousser la Belgique aux bras des Anglais ; elle le laissa flatter et menacer le Congrès tour-à-tour pour le détacher de nous, mission dont le succès devait nous couvrir de confusion ; enfin, après avoir forcé Louis-Philippe à refuser, pour son fils, une couronne qu’il désirait cependant avec ardeur, elle dépouilla la dynastie qu’une révolution immortelle venait de créer, non-seulement de toute popularité en France, mais encore de toute autorité morale en Europe. Pour ce qui est de M. de Talleyrand, la vérité est qu’il fut insuffisant et subalterne que ses collègues de la Conférence se servirent de sa réputation contre lui-même, le soumirent à leurs desseins en paraissant charmés de ses bons mots, et se jouèrent de lui comme d’un enfant. Enseignement grave, et qui montre qu’une politique manque toujours d’habileté, qui manque d’élévation et de droiture !


  1. Nous ne saurions trop insister sur ce point de vue. Quand l’Opposition, en 1834, reprochait si virement au gouvernement français sa conduite à l’égard de la Pologne, l’Opposition plaidait une excellente cause ; mais elle la plaida par de mauvaises raisons, et cela parce qu’elle ignorait ce qui se passait à Varsovie, où nous avions un consul dévoué aux Russes. Soutenir, dès le principe, par ses agents, le parti des exaltés, voilà ce qu’aurait dû faire M. Sébastiani et ce qu’il était raisonnable d’exiger de lui. En demandant plus, on s’égara dans des déclamations, trop faciles à réfuter. Ce qui est certain, c’est que la Pologne a été perdue par son aristocratie, patriote sans doute, mais inintelligente. Quand une révolution pareille a éclaté, ceux-là seuls qui ne craignent pas de l’exagérer, la sauvent.
  2. Elle se composait de MM. Charles Londe, Casimir Alibert, Boudard, Dalmas, Dubled et Sandras.
  3. Ses forces s’étaient beaucoup accrues depuis le commencement de la guerre. Elles s’élevaient en tout, dans ce moment, à 86,000 hommes environ.
  4. Les détails que nous allons donner sur le couronnement de l’empereur Nicolas, nous ont été fournis par un témoin oculaire attaché au corps diplomatique.
  5. M. Nothomb a écrit sur la révolution belge un livre où il a fait preuve de sagacité et de talent. Malheureusement, il y a beaucoup de diplomatie dans ce ouvrage, qui n’est, au fond, qu’une justification embarrassée des actes de la Conférence de Londres. M. Nothomb cite dans son livre une partie du protocole du 19 février, mais il n’a garde d’en citer la partie la plus importante, c’est-à-dire celle où les cinq Puissances parlent de leur arrangements fondamentaux et irrévocables. L’omission est significative ! M. Nothomb a été obligé, pour n’avoir pas à condamner la Conférence, de tronquer l’histoire.
  6. Protocole no 22, 17 avril.
  7. Le 1er février 1831, M. Sébastiani écrivait à M. Bresson la lettre suivante :

    « Monsieur, si, comme je l’espère, vous n’avez pas encore communiqué au gouvernement belge le protocole du 27 du mois de janvier, vous vous opposerez à cette communication, parce que le gouvernement du roi n’a point adhéré à ses disposition. Dans la question des dettes, comme dans celle de la fixation de l’étendue et des limites des territoires belge et hollandais, nous avons toujours entendu que le concours et le consentement libre des deux états étaient nécessaires. La Conférence de Londres est une médiation, et l’intention du roi est qu’elle n’en perde jamais le caractère.

    Agréez, etc.

    Signé : Horace Sébastiani »

    Cette lettre, communiquée au Congrès pendant qu’il discutait les deux candidatures rivales du duc de Nemours et du duc de Leuchtemberg, contribua à faire échouer la seconde.

    Le danger dynastique passé, voici en quels termes le gouvernement, dans le protocole du 17 avril, n° 21, adhéra au protocole du 20 janvier, dont celui du 27 n’était que le complément financier :

    « Le plénipotentiaire français déclare officiellement, d’ordre exprès du roi maître :

    Que la France adhère au protocole du 20 janvier 1831 qu’elle approuve entièrement les limites indiquées dans cet acte pour la Belgique ; qu’elle ne reconnaîtra le souverain de la Belgique qu’autant qu’il aura pleinement accédé à toutes les conditions et clauses du protocote fondamental du 20 janvier 1831. »

    Cela s’appelle de l’habileté !