Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 149

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 5-11).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

mercredi, après-midi, 26 avril. à la fin, ma très-chère Miss Howe, je suis à Londres et dans mon nouveau logement. Il est proprement meublé, et la situation en est agréable pour la ville. Je m’imagine que vous ne me demanderez pas si j’ai pris du goût pour la vieille hôtesse. Elle paraît néanmoins fort civile et fort obligeante. à mon arrivée, ses nièces ont marqué de l’empressement pour me recevoir. Elles paroissent de jeunes personnes fort agréables. Mais je vous en apprendrai davantage lorsque je les connaîtrai mieux. Miss Sorlings, qui a son oncle à Barnet, l’a trouvé si mal en passant par ce bourg, que, dans l’inquiétude où je l’ai vue pour la santé d’un second père, de qui elle attend beaucoup, je n’ai pu lui refuser la liberté de demeurer pour prendre soin de lui. Cependant, comme cet oncle ne l’attendait pas, j’aurais souhaité qu’elle m’eût du moins accompagnée jusqu’à Londres ; et M Lovelace l’en a beaucoup pressée, en lui offrant de la renvoyer dans un jour ou deux. Mais, l’ayant laissée maîtresse du choix, après lui avoir fait connaître mon inclination, je ne lui ai pas trouvé autant de politesse que je m’y étais attendue ; ce qui n’a point empêché qu’à notre départ M Lovelace ne lui ait fait un présent fort honnête. Cette noblesse, qui éclate à chaque occasion, me fait regretter souvent qu’il n’y ait pas plus d’uniformité dans son caractère. En arrivant, j’ai pris possession de ma chambre, et si j’y passe quelque tems, je ferai bon usage du cabinet éclairé qui l’accompagne. Un des gens de M Lovelace, qu’il renvoie demain au château de Médian, m’a fourni le prétexte de me retirer pour vous écrire par cette voie. Souffrez à présent, ma très-chère amie, que je vous gronde beaucoup de la résolution téméraire que vous avez formée, de ne pas rendre M Hickman le plus heureux de tous les hommes, tandis que mon bonheur continuera d’être en suspens. Je ne la crois pas irrévocable. Supposons, ma chère, que je fusse condamnée à l’infortune ; de quoi me servirait votre résolution ? Le mariage est le plus sublime état de l’amitié. S’il est heureux, il diminue nos peines en les divisant ; comme il augmente nos plaisirs par une participation mutuelle. Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Pourquoi donc ne seriez-vous pas plutôt portée à me donner un second ami, à moi qui n’en ai pas deux sur lesquels je puisse compter ? Si vous aviez consenti à vous marier la dernière fois que votre mère vous en a pressée, j’ose dire que je n’aurais pas manqué d’un asile qui m’aurait garantie d’un grand nombre de mortifications, et de tout ce que j’appelle ma disgrâce. J’ai été interrompue par M Lovelace et par la veuve, qui sont venus me présenter une fille pour mon service, en attendant qu’Hannah puisse me joindre, ou que je me sois procurée une autre servante. Elle est parente de Madame Sinclair ; c’est le nom de la veuve, qui lui attribue d’ailleurs d’excellentes qualités, mais en lui reconnaissant un grand défaut, qui est de ne savoir ni lire, ni écrire. Cette partie de son éducation, dit-elle, a été négligée dans sa jeunesse, quoiqu’elle entende fort bien toutes sortes d’ouvrages à l’aiguille, et que, pour la discrétion, la douceur, la fidélité, son caractère ne laisse rien à désirer. Je lui passe aisément son défaut. Elle est d’une figure très-revenante, trop jolie même pour une femme-de-chambre. Mais ce qui me plaît le moins en elle, c’est un œil fort malicieux. Je n’en ai point encore vu de semblable ; et je crains d’y avoir démêlé une sorte d’effronterie. La veuve elle-même a dans le regard un tour extrêmement singulier ; et pour une femme accoutumée au séjour de Londres, ses déférences me paroissent trop étudiées. Mais on ne fait pas des yeux soi-même ; et je ne lui vois rien, d’ailleurs, que de civil et d’obligeant. Pour la jeune fille, qui se nomme Dorcas , elle ne sera pas long-temps avec moi. Je n’ai pas laissé de l’accepter. Comment pouvais-je m’en défendre, en présence de sa parente, et lorsqu’elle m’était proposée si officieusement par M Lovelace ? Mais ces deux femmes s’étant retirées, j’ai déclaré à M Lovelace, qui semblait disposé à commencer une conversation avec moi, que je regardais cet appartement comme le lieu de ma retraite, et que je souhaitais qu’il le regardât de même : que je pourrais le voir et l’écouter dans la salle à manger ; mais que je demandais en grâce de n’être point interrompue chez moi. Il s’est retiré très-respectueusement vers la porte ; mais il s’y est arrêté. Il me priait donc, m’a-t-il dit, de lui accorder quelques momens d’entretien dans la salle à manger. Je lui ai répondu que, s’il allait chercher un autre logement pour lui-même, j’étais prête à descendre ; mais que, s’il ne sortait pas à l’heure même, dans cette vue, j’étais bien aise de finir ma lettre à Miss Howe. Je vois qu’il n’a pas dessein de me quitter, s’il peut s’en défendre. Le projet de mon frère lui fournit un prétexte pour me solliciter de le dégager de sa promesse. Mais l’en dispenser pour un tems, c’est lui donner main-levée pour toujours. Il paraît persuadé qu’une espèce d’approbation, que j’ai donnée à ses tendres soins dans la violence de ma douleur, l’a mis en droit de me parler avec toute la liberté d’un amant reconnu. Sa conduite m’apprend que, pour une femme qui s’embarque une fois avec ce sexe, il est bien difficile de revenir sur ses pas. Une grâce accordée est le prélude d’une autre grâce. Depuis dimanche dernier, il n’a pas cessé de se plaindre de la distance où je le tiens : il se croit autorisé à révoquer mon estime en doute : il se fonde sur la disposition que j’ai marquée à le sacrifier pour ma réconciliation : et cependant il est déjà bien loin lui-même de cette tendresse respectueuse (si ces deux mots peuvent s’accorder) qui m’a portée à quelques aveux dont il semble se prévaloir. Pendant qu’il me parlait à la porte, ma nouvelle servante est venue nous inviter tous deux à prendre le thé. J’ai répondu que M Lovelace pouvait descendre, mais que j’avais une lettre à continuer ; et lui témoignant à lui-même que je me sentais aussi peu d’inclination pour le souper que pour le thé, je l’ai prié de faire mes excuses aux dames de la maison pour l’un et pour l’autre. J’ai ajouté qu’il me ferait plaisir de leur apprendre que mon dessein était de vivre aussi retirée qu’il me serait possible ; et que je promettais, néanmoins, de descendre, le matin, pour déjeûner avec la veuve et ses nièces. Il m’a demandé si je ne craignais pas que cette affectation, sur-tout pour le souper, ne me donnât un air un peu singulier dans une maison étrangère. Vous savez, lui ai-je dit, et vous pouvez rendre témoignage que je mange peu le soir. Mes esprits sont abattus. Je vous demande en grâce de ne me presser jamais contre mon inclination. Ayez la bonté, M Lovelace, d’informer Madame Sinclair et ses nièces de mes petites singularités. Avec un peu de complaisance, elles me les pardonneront. Je ne suis pas venue ici pour faire de nouvelles connaissances. J’ai visité tous les livres qui se trouvent dans mon cabinet. J’en suis fort satisfaite, et je n’en ai que meilleure opinion de mes hôtesses. Le nom de Madame Sinclair est sur quelques ouvrages de piété. La plupart des autres, qui sont des livres d’histoire, de poésie, ou de littérature légère, portent le nom de Sally Martin , ou de Polly Horton , c’est-à-dire des deux nièces. Je suis fort en colère contre M Lovelace ; et vous conviendrez que ce n’est pas sans raison, lorsque vous aurez lu le récit que j’ai à vous faire d’une conversation qui vient de finir ; car ses instances m’ont comme forcée de lui en accorder une dans la salle à manger. Il a commencé par m’apprendre qu’il étoit sorti pour s’informer plus particulièrement du caractère de la veuve. Cette précaution, m’a-t-il dit, lui avait paru d’autant plus nécessaire, qu’il me supposait toujours la même impatience de le voir éloigné. Je lui ai répondu qu’il n’en devait pas douter, et que je ne pensais point qu’il voulut prendre son logement dans la même maison que moi. Mais qu’avait-il recueilli de ses informations ? Il était assez satisfait, au fond, de tout ce qu’il avait appris. Cependant, comme il savait de moi-même que, suivant l’opinion de Miss Howe, mon frère n’avait point encore abandonné son plan, et comme la veuve, qui ne vivait que de ses loyers, avait, dans le même corps-de-logis que j’occupais, d’autres appartemens, qui pouvaient être loués par un ennemi, il ne connaissait pas de méthode plus sûre que de les prendre tous, d’autant plus que ce ne pouvait être pour long-temps ; à moins que je n’aimasse mieux chercher une autre maison. Jusques-là, tout allait assez bien ; mais, n’ayant pas de peine à deviner qu’il ne parlait de la veuve avec cette défiance, que pour avoir un prétexte de se loger dans la maison, je lui ai demandé nettement quelle était là-dessus son intention. Il m’a confessé, sans détour, que, dans les conjonctures présentes, si je ne pensais point à changer de logement, il ne pouvait consentir à s’éloigner de moi six heures entières, et qu’il avait préparé la veuve à s’attendre que nous ne serions que peu de jours chez elle, pour nous donner seulement la facilité de chercher une maison, et de nous établir d’une manière convenable à notre condition. Nous établir ! Nous ! Notre ! M Lovelace, dans quel sens, s’il vous plaît… mais, chère Clarisse, a-t-il repris en m’interrompant, si vous aviez la patience de m’entendre… à la vérité, je crains à demi, d’avoir été trop vîte, et j’ai tort, peut-être, de ne vous avoir pas consultée ; mais, comme tous mes amis de Londres, sont persuadés, suivant la lettre de Doleman, que nous sommes déjà mariés… qu’entends-je ? Assurément, monsieur, vous n’aurez pas eu l’audace… écoutez-moi, très-chère Clarisse… vous avez reçu ma proposition avec bonté. Vous m’avez fait espérer l’honneur de votre consentement. Cependant, en éludant mes ardentes instances chez Madame Sorlings, vous m’avez fait appréhender des délais. à présent que vous m’honorez de votre confiance, je ne voudrais pas, pour le monde entier, qu’on me crut capable de vous engager dans une démarche précipitée ; cependant, le projet de votre frère n’est rien moins qu’abandonné. J’apprends que Singleton est actuellement à Londres ; qu’il a son vaisseau à Rotherhith ; que votre frère a disparu du château d’Harlove. S’ils peuvent se persuader une fois que nous sommes mariés, tous leurs complots tombent d’eux-mêmes. Je suis porté à bien juger du caractère de la veuve ; mais vous conviendrez que, plus elle est honnête femme, plus le danger serait grand de sa part, si l’agent de votre frère venait à nous découvrir ; puisqu’il en sera plus aisé de lui persuader que sa conscience l’oblige de prendre le parti d’une famille contre une jeune personne qui s’oppose aux volontés de ses proches : aulieu que, nous croyant mariés, sa probité même devient une défense pour nous et la mettra infailliblement dans nos intérêts. J’ai pris soin d’ailleurs, de lui expliquer, par de bonnes raisons, pourquoi nous n’occupons pas encore le même appartement. Ce discours m’a mise hors de moi-même ; j’ai voulu le quitter dans ma colère : mais il s’y est opposé avec respect. Que pouvais-je faire ? Où trouver un asile, lorsque la nuit commençait à s’approcher ? Vous m’étonnez, lui ai-je dit. Si vous êtes homme d’honneur, pourquoi ces étranges détours ? Vous ne vous plaisez à marcher que par des voies obliques. Apprenez-moi du moins, puisque je suis forcée de souffrir votre compagnie (car il me retenait par la main), apprenez-moi tout ce que vous avez dit de fabuleux. En vérité, M Lovelace, vous êtes un homme inexplicable. Ma très-chère Clarisse ! Avois-je besoin de vous faire ce récit ? Et ne pouvais-je pas me loger dans cette maison, sans que vous en eussiez la moindre défiance, si je ne m’étais pas proposé de soumettre à votre jugement toutes mes démarches ? Voici ce que j’ai dit à la veuve, devant ses nièces et devant votre nouvelle servante : qu’à la vérité nous nous étions mariés secrètement à Hertford ; mais qu’avant la cérémonie, vous m’aviez fait promettre, par un serment solennel que je suis résolu d’observer religieusement, de me contenter d’un appartement séparé, et de loger même dans une maison différente jusqu’au succès d’une certaine réconciliation, qui nous est d’une extrême importance à tous deux. Bien plus, pour vous convaincre de la sainteté de mes intentions, et que ma seule vue est d’éviter toutes sortes de fâcheux accidens, je leur ai déclaré que je ne m’étais pas engagé moins solennellement à me conduire avec vous, aux yeux de tout le monde, comme si notre union ne consistait encore que dans la foi donnée ; sans prétendre même à ces petites faveurs innocentes qui ne se refusent point dans les amours les plus scrupuleux. Ensuite, il m’a fait vœu, à moi-même, de s’en tenir fidèlement aux mêmes règles. Je lui ai répondu qu’il m’était impossible d’approuver son roman, et la nécessité à laquelle il voulait m’assujettir de paraître ce que je ne suis point ; que chaque pas que je lui voyais faire était tortueux ; que, s’il ne pouvait se dispenser de quelque explication sur mon compte avec les femmes de la maison, j’exigeais qu’il rétractât toutes ses fables, et qu’il leur apprît la vérité. Le récit qu’il leur avait fait, m’a-t-il dit, avait été revêtu de tant de circonstances, qu’il mourrait plutôt que de se rétracter ; et loin de passer condamnation sur le fond même de son entreprise, il a continué de soutenir, par les mêmes raisons, qu’il était à propos qu’on crût notre mariage réel. Hé ! D’où peut venir, a-t-il ajouté, ce vif mécontentement pour un expédient si simple ? Vous savez que, si je souhaite d’éviter votre frère, ou ce Singleton, ce ne peut être que par rapport à vous. Supposez-moi libre ; mon premier mouvement serait de les chercher. C’est la manière dont j’en use toujours avec ceux qui ont l’audace de me menacer. Il est vrai que j’aurais dû vous consulter, et que je ne devais pas agir sans vos ordres. Mais, puisque vous désapprouvez ce que j’ai dit, permettez, très-chère Clarisse, que je vous presse de nommer un jour, un jour moins éloigné où mon récit puisse devenir une heureuse vérité ! Ah ! Que n’est-ce demain ? Au nom de dieu, mademoiselle, que ce soit demain ! Sinon, (étoit-ce à lui, ma chère, à dire sinon avant que j’eusse répondu ?) je vous demande en grâce, du moins s’il ne m’échappe rien qui vous déplaise, de ne pas contredire, demain pendant le déjeûner, ce que vous nommez ma fable. Si je vous donne sujet de croire que je pense à tirer le moindre avantage de cette faveur, révoquez-la au même instant, et ne faites pas difficulté de m’exposer à la confusion que je mériterai. Je le répète encore une fois ; quelle autre vue puis-je me proposer que celle de vous servir, par cet expédient ? Je ne pense qu’à prévenir des malheurs assez vraisemblables, pour le repos de votre esprit, et pour l’intérêt de ceux qui ne méritent pas de moi la moindre considération. Que pouvais-je dire ? Que pouvais-je faire ? Je crois véritablement que, s’il avait recommencé à me presser dans des termes convenables, j’aurais pu consentir, malgré mes justes mécontentemens, à lui donner rendez-vous pour demain, dans un lieu plus solennel que la salle où nous étions. Mais ce qui est bien décidé dans mon esprit, c’est qu’il n’obtiendra pas mon consentement pour demeurer une seule nuit dans cette maison. Il vient de me donner une plus forte raison que jamais, pour m’attacher à cette résolution. Hélas ! Ma chère, qu’il est inutile de dire ce qu’on veut ou ce qu’on ne veut pas, lorsqu’on s’est livré au pouvoir de ce sexe ! Après m’avoir quittée à ma prière, il est descendu jusqu’à l’heure du souper ; et me faisant redemander alors un moment d’ audience , comme il l’appelle, il m’a suppliée de lui laisser passer ici cette seule nuit, en me promettant de partir demain après le déjeûner, pour se rendre auprès de Milord M, ou à Edgware, chez son ami Belford. Si je m’y opposais absolument, m’a-t-il dit, il ne pouvait demeurer à souper ; et demain il espérait de me revoir avant huit heures. Mais il s’est hâté d’ajouter qu’après ce qu’il avait dit aux femmes de la maison, mon refus leur paraîtrait singulier, d’autant plus qu’il étoit déjà convenu de prendre toutes les chambres vacantes, à la vérité pour un mois seulement, et par la raison qu’il m’avait expliquée : qu’au reste, rien ne m’obligeait d’y demeurer deux jours, si je prenais quelque dégoût pour la veuve et pour ses nièces dans l’entretien que je devais avoir le lendemain avec elles. Malgré la résolution à laquelle je m’étais arrêtée, j’ai jugé que, dans les circonstances qu’il me représentait, on pouvait m’accuser de pousser la délicatesse trop loin ; sans compter que je n’étais pas sûre de le trouver disposé à m’obéir ; car j’ai cru lire dans ses yeux qu’il était résolu de ne pas se rendre aisément. Comme je ne vois que trop qu’il n’y a point d’apparence de réconciliation du côté de mes amis, et que j’ai commencé à recevoir ses soins avec moins de réserve, il m’a semblé que je ne devais pas quereller avec lui, si je pouvais l’éviter ; surtout, lorsqu’il ne demandait qu’une seule nuit, et qu’il aurait pu demeurer sans ma participation : ajoutez que, suivant votre opinion, la défiance que le fier personnage a de mes sentimens, m’obligera probablement de me relâcher un peu en sa faveur. Toutes ces raisons m’ont déterminée à lui céder ce point. Cependant il me restait tant de chagrin de l’autre, que ma réponse s’en est ressentie : il ne faut pas espérer, lui ai-je dit, que vous renonciez jamais à vos volontés. Les promesses ne vous coûtent rien ; mais vous n’êtes pas moins prompt à les oublier. Cependant vous m’assurez que votre résolution est de partir demain. Vous savez que j’ai été fort mal. Ma santé n’est pas assez rétablie pour me permettre d’entrer en dispute sur toutes vos voies obliques. Mais je vous déclare encore que je suis très-peu satisfaite du roman que vous avez fait ici ; et je ne vous promets pas de paraître demain, devant les femmes de cette maison, ce que je ne suis point. Il est sorti de l’air le plus respectueux, en me demandant, pour unique faveur de le traiter demain avec assez de bonté, pour ne pas faire connaître à la veuve qu’il m’ait donné quelque sujet de mécontentement. Je me suis retirée dans mon appartement, et Dorcas est venue pour recevoir mes ordres : je lui ai dit que je ne demandais pas une assiduité gênante, et que mon usage est de m’habiller et de me déshabiller moi-même. Elle en a marqué de l’inquiétude, comme si cette réponse était venue de quelque dégoût ; et toute son étude, m’a-t-elle dit, serait de me plaire et de m’obliger. Je l’ai assurée qu’elle y réussirait aisément, et que je lui ferais connaître de tems en temps quels services je désirais d’elle ; mais que, pour cette nuit, je ne lui en demandais aucun. Elle est non-seulement fort jolie, mais civile dans ses manières et dans son langage. Il paraît qu’on n’a pas négligé, dans son éducation, ce qu’on appelle ordinairement la partie de la politesse. Mais il est étrange que les pères et les mères fassent si peu de cas d’une autre partie plus précieuse pour les filles, qui consiste dans la culture de l’esprit, d’où découleraient naturellement toutes les autres grâces. Aussi-tôt que je me suis trouvée seule, j’ai visité les portes, les fenêtres, le lambris, le cabinet et la garde-robe ; et n’y ayant rien découvert qui puisse me donner de la défiance, j’ai repris ma plume. Madame Sinclair me quitte à ce moment. Dorcas, m’a-t-elle dit, lui ayant rapporté que je la dispensais de me servir ce soir, elle venait savoir de moi-même si j’étais satisfaite de l’appartement, et me souhaiter une heureuse nuit. Elle m’a témoigné son regret et celui de ses nièces, d’être privées de ma compagnie à souper. M Lovelace, a-t-elle ajouté, les avait informées de mon goût pour la retraite. Elle m’a promis que je ne serais pas interrompue. Ensuite, après s’être étendue sur ses louanges, et m’en avoir donné beaucoup, elle m’a dit qu’elle avait appris avec chagrin qu’il y avait peu d’apparence que nous fissions chez elle un long séjour. Je lui ai répondu avec la civilité convenable. Elle m’a quittée avec de grandes marques de respect, plus grandes, il me semble, que la différence de nos âges ne le demande, sur-tout de la femme d’un officier de considération, qui, dans toute sa maison, comme dans sa manière de se mettre, n’a rien qui sente l’abaissement. Si vous êtes résolue, ma chère, de m’écrire quelquefois, malgré la défense, ayez la bonté d’adresser vos lettres à Miss Letitia Beaumont, chez M Wilson, dans Pall-Mall. C’est M Lovelace qui me propose cette adresse, sans savoir que vous m’avez priée de faire passer notre correspondance par une main tierce. Comme son motif est d’empêcher que mon frère ne puisse découvrir nos traces, je suis bien aise d’avoir cette preuve, et plusieurs autres, qu’il ne pense point à faire plus de mal qu’il n’en a déjà fait. êtes-vous informée de la santé de ma pauvre Hannah ? M Lovelace est si fertile en inventions, que nous ne ferions pas mal d’examiner avec un peu de soin le sceau de nos lettres. Si je le trouvais infidèle sur ce point, il n’y aurait pas de bassesse dont je ne le crusse capable, et je le fuirais comme mon plus mortel ennemi.