Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 148

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 538-540).


M Lovelace à M Belford.

mercredi, 26 avril. Enfin, mon heureuse étoile nous a conduits au port désiré, et nous avons pris terre sans obstacle. Le poëte a fort bien dit : " l’homme actif et résolu surmonte les difficultés… etc. " mais, au milieu de mon triomphe, je ne sais quoi, que je ne puis nommer, rabaisse ma joie, et jette un nuage sur les plus brillantes parties de ma perspective. Si ce n’est pas la conscience, c’est quelque chose qui ressemble prodigieusement à ce que je me souviens d’avoir pris autrefois pour elle. Sûrement, Lovelace (t’entends-je dire avec ton air épais), tes honnêtes notions ne sont pas déjà évanouies ? Sûrement, tu ne finiras pas en misérable avec une fille que tu reconnais si digne de ton amour ? Je ne sais que répondre là-dessus. Pourquoi cette chère fille n’a-t-elle pas voulu m’accepter, lorsque je m’offrais de si bonne foi ? Depuis que je l’ai ici, les choses se présentent à mes yeux sous une face toute différente. Notre bonne mère et ses filles sont déjà autour de moi. La charmante personne ! Quel teint ! Quels yeux, quelle majesté dans toute sa figure ! Que vous êtes heureux, M Lovelace ! Vous nous la devez ; vous nous devez une si aimable compagne. Ensuite, ces diablesses me rappellent mes idées de vengeance et de haine contre toute sa famille. Sally, frappée d’admiration à la première vue, s’est approchée de moi pour me réciter ces vers de Dryden. " plus charmante que le plus beau lis sur son trône de verdure ; plus fraîche que mai même, avec ses fleurs nouvellement écloses ". J’ai envoyé chez toi, une demi-heure après notre arrivée, pour recevoir tes félicitations ; mais j’apprends que tu n’as pas quitté ta maison d’Edgware. Ma belle, qui se porte à charmer, s’est retirée pour son office continuel ; c’est-à-dire pour exercer sa plume. Il faut que je me réduise au même amusement, jusqu’à ce qu’il lui plaise de m’accorder l’honneur de sa présence. Tous les rôles sont ici distribués, et chacun étudie le sien. Mais je vois venir la veuve, qui mène Dorcas Wykes par la main. Dorcas Wykes, ami Belford, doit être femme-de-chambre de ma belle ; et je vais l’introduire auprès d’elle. J’aurai désormais tant de moyens pour emporter la place, que je ne puis être embarrassé que par le choix. Bon. L’honnête personne est acceptée. Nous l’avons fait passer pour une fille de bonne famille, mais dont l’éducation a été négligée par des malheurs de fortune, jusqu’au point de ne savoir ni lire ni écrire, parente de Madame Sinclair. Ainsi, recommandée par elle même, et proposée seulement jusqu’à l’arrivée d’Hannah, elle ne pouvait être refusée. Tu sens les avantages que j’ai à tirer de cette fable, et qu’il y aura bien du malheur, si je ne pénètre pas le fond des correspondances. On n’a pas l’œil si attentif sur ses papiers, ni le même soin de ne pas les laisser sur sa table, lorsqu’on croit avoir un domestique qui ne sait pas lire. Dorcas est une fille bien mise et de fort bonne mine. Je ne suis pas sans espérance que, dans une maison étrangère, ma charmante la fera coucher avec elle, du moins pendant quelques nuits. Cependant j’ai cru m’appercevoir qu’elle ne la goûtait point à la première vue, quoique cette fille ait pris un air fort modeste, et même un peu trop surchargé. La doctrine des sympathies et des antipathies est une surprenante doctrine. Mais Dorcas sera si douce et si prévenante, qu’elle dissipera bientôt cette première impression. Je suis sûr de son incorruptibilité ; grand point, comme tu sais : car une femme et sa servante, du même parti, embarrasseraient une douzaine de diables. La chère personne n’a pas marqué plus de goût pour notre veuve, lorsqu’elle l’a vue paroître à son arrivée. Je m’étais flatté, néanmoins, que la lettre de l’honnête Doleman l’avait préparée à l’air mâle de son hôtesse. Mais, à propos de cette lettre, tu me dois un compliment, Belford ; et tu devrais deviner sur quoi ; un compliment sur mon mariage. Apprends que dire et faire, c’est la même chose pour moi, quand je me le suis une fois proposé, et que nous sommes actuellement mari et femme. Il y manque seulement la consommation. Je me suis engagé au délai par un serment solennel, jusqu’à ce que ma chère moitié soit réconciliée avec sa famille. Voilà ce que j’ai dit à toutes les femmes de la maison. Elles le savent avant ma charmante ; incident assez bizarre, comme tu vois. Il me reste à l’en instruire elle-même. Comment dois-je m’y prendre pour lui faire ce récit sans l’offenser ? Mais n’est-elle pas à présent dans ma dépendance ? N’est-elle pas chez la Sinclair ? Et puis, si elle veut entendre raison, je la convaincrai qu’elle doit m’approuver.

Je suppose qu’elle insistera sur mon éloignement, et qu’elle ne consentira pas volontiers que je me loge sous le même toit. Mais les circonstances sont changées depuis mes promesses. J’ai loué toutes les chambres vacantes, et c’est un point qu’il faut que j’emporte aussi. Je n’espère pas moins de l’engager bientôt à paroître avec moi aux amusemens publics. Elle ne connaît pas Londres ; et jamais une fille de son mérite et de sa fortune n’a moins vu ce qu’on nomme les plaisirs de la ville. La nature et ses propres réflexions l’ont enrichie, à la vérité, d’un fonds admirable de goût et de politesse, qui surpasse tout ce qui s’acquiert ordinairement par l’expérience. Je ne connais personne qui soit plus capable de juger, par un seul trait de lumière, de tout ce qui a quelque rapport à l’idée qu’elle reçoit. Les amusemens qu’elle s’était faits par choix, avant la persécution de sa famille, l’occupaient si agréablement, qu’elle n’a jamais eu d’inclination ni de loisir de reste pour les plaisirs de la capitale. Cependant je suis sûr qu’elle y prendra goût. Ils l’amuseront ; et pendant ce tems-là, je manquerai de bonheur ou d’adresse, à présent qu’elle m’écoute, sur tout ayant obtenu d’être souffert sous le même toit, si je ne lui découvre pas quelque endroit sensible. Je crois t’avoir dit que mes soins se sont étendus jusqu’aux amusemens intérieurs de la belle, dans la solitude de son cabinet. Sally et Polly seront ses lecteurs. On lui a fait croire que son cabinet était leur bibliothèque ; et l’on n’a pas manqué de placer, entre les livres, divers ouvrages de dévotion, tous achetés de la seconde main, pour lui persuader mieux qu’ils sont souvent feuilletés. Les livres du beau sexe m’ont toujours servi à former des jugemens presque sûrs. C’est une observation dont j’ai tiré de grands avantages dans les pays étrangers comme dans le nôtre. Une personne si judicieuse sera peut-être aussi capable de cette réflexion que son adorateur. Finissons pour cette fois. Tu comprends que je ne suis pas oisif. Cependant je te promets bientôt une autre lettre.