Håre èt hote/No 11/Un artiste


Imprimerie Bénard (No 11p. 1-4).

LXI.

UN ARTISTE


Natole Kaiqueux était le fils unique et adoré d’une veuve qui tenait, dans un faubourg de Liége, un petit commerce fort prospère d’épiceries et aunages. Comme l’école l’ennuyait, il y alla le moins possible, approuvé en cela comme en tout par sa bonne femme de mère. Peut-être eût-il appris un métier, comme tout le monde, s’il n’avait eu, dès l’âge de seize ans, de l’argent plein les poches ; n’ayant pas trop de toutes ses journées pour le dépenser, il ne trouva jamais le temps d’aborder un apprentissage quelconque. En revanche, il s’instruisait si bien dans l’art de faire danser la galette, qu’au moment où il atteignait sa vingt-cinquième année, le petit magasin d’épiceries et aunages fut vendu par autorité de justice, et la vieille maman s’en alla mourir à l’Hospice des Vieillards. Natole, obligé soudain de se tirer d’affaire, était si occupé qu’il ne trouva pas le temps d’aller la voir une seule fois.

Il mena dès lors une existence fort mouvementée, dans laquelle la justice de son pays eut l’indiscrétion d’intervenir à plusieurs reprises. Vers la cinquantaine, il trouva enfin son chemin de Damas et, comme tant de sans-métier, adopta celui d’artiste : portant un orgue de Barbarie loué rue Pierreuse, il alla, de seuil en seuil, verser la joie ou l’héroïsme au cœur des citadins, moyennant une modeste rétribution facultative.

Aujourd’hui, Natole vient de finir sa tournée, et le voilà qui entre dans un petit café-logement, tenu par une dame originaire de Bergilers, d’où il résulte que l’établissement est surtout fréquenté par des ouvriers paveurs, et qu’on y débite le pèquet, non par verre, mais dans d’archaïques mesures d’étain.

Natole tire quatre grosses tartines doubles de la caisse de son instrument, commande un double décilitre et un quart de « remoudou », puis, après avoir humé une bonne gorgée pour déblayer le passage, commence à manger en trempant longuement son pain, bouchée par bouchée, dans le breuvage favori.

Gilles Trixhay est là, bien entendu, puisqu’on y boit plus économiquement qu’ailleurs. Natole et lui sont de vieux camarades, et le découpeur de bois demande affectueusement :

— Qué nouvelle, vieux strouk, ça va-t-i, l’ commerce ?

NATOLE. — Non, valet !… Ça pourrait aller s’on s’rait bien gouverné ; mais avec des lois si mal faites que les notes, c’est presque impossipe de gâgner sa vîye, dans un mètcher aussi difficile que l’ jouweur d’orque.

GILLES. — Difficile ? Là qu’ j’enrache ! Je pensais qu’ tout l’ monte le poulait faire, tchins moi !

NATOLE. — Awè !… Gn’a rien d’ plus difficile, te dis-che ! Tout l’ monte peut tourner une manuvelle, comme de jusse ; mais c’est l’ tour de main, paraît, qu’i faut attraper. Gn’a des ceux qui joûwent de l’èpaûle, des ceux qui joûwent du coûte… C’est pas possipe de faire de la bonne ouvrâche ainsi… Gn’a qu’avec le toûr de main qu’ tu peux mette le vrai sentument aussi bien sur une valse que sur la P’tite Tonkinoisse… Veux-tu que ch’ te dîsse le fin mot ? Et bin, i-gn-a qu’un vrai jouweur d’orque au monte… C’est moi !

GILLES. — T’as pourtant qu’enrache des concurrents, m’ sempe-t-i.

NATOLE. — Tais-toi va, tais-toi ! Tout l’ monte se mèle de faire de la musique sans y rien connaîte… Jusque les soldats ! Je t’ demante un peu ! Et l’ bourguemesse les paie bon-z-èt cher pour donner des concerts sur Avroy, sans seul’ment comprente quel tort qu’i fait à note commerce… Je sé bien qu’il a r’noncé les musuciens d’aux lanciers, mais c’est toutes les musiques militaires de la Belgique, hein, qu’un bourguemesse d’adroit d’vrait envoyer s’ faire pente ! De quoi don ! Jusque les acteurs d’au Thèyâte Royal, qui s’ mèlent de chanter des grands airs, pour me faire du tort, comme de raîson… Faudrait voir comment qu’is chantent faux ! C’était encore marqué l’aûte jour sur la gazette… D’abord, c’est bien simpe : gn-a qu’avec un orque que tu peux jouwer jusse… Et ton beau bourguemesse leur donne des subsîtes que pour enrager, toujours pour m’empêcher d’ gagner ma vîye… Nous sommes mal gouvernés, que ch’ te dis !

GILLES. — Que d’vrait-i faire, à ton îdéye, le bourguemesse ?

NATOLE. — Ch’ te l’ vais espliquer on n’ saurait mieux : I-gn-a un p’tit villâche, est-ce pas, que j’y vais jouwer une fois par semaine, èt qu’il y f’n’ait dans l’ temps un Italien, avec une piyano mécanique, qui m’ faisait une concurrence de tous les djapes. I s’a un jour disputé avec la servante du curé, mais l’ bourguemesse a encore plus vite profité d’ ça pour dèfente au sâle Italien de jamais r’mette les pieds dans l’ villâche… Et bin ça, c’est un bon bourguemesse, que tout l’ monte devrait vôter pour le faire venir à Liéche !… Le note, i n’ connaît rien à la musique, que ch’ te dis !

GILLES. — Faut-i savoir la musique, pour jouwer d’ l’orque ?

NATOLE. — Bin, la musique èt pas la musique… C’est un aûte genre que l’ solfêche, mais bien plus difficile, sé-tu valet ! Voilà l’ directeur du Conservatoire, est-ce pas, je n’ veux pas dire qu’il a trop mal le toûr pour frotter sur un violon ou souffler dans une trompette… Mais quant à avoir le toûr de main pour jouwer d’ l’orque… Awè dê vos… dèl djote !… Et c’est encore un que l’ bourguemesse lui donne je n’ sé combien d’ mille par an pour me faire concurrence… Non, valet, tant qu’on n’aura pas changé l’ gouvernement, le bourguemesse èt tout, la musique rest’ra dans l’ marasse, èt les artisses comme moi gâgn’ront tout jusse pour boire de l’eau !

Sur quoi, le pauvre génie incompris, fatigué d’avoir parlé si longuement, vida d’un trait le fond de son double décilitre et en commanda un second.