Håre èt hote/No 11/Grands hommes


Imprimerie Bénard (No 11p. 5-8).

LXII.

GRANDS HOMMES


M. Matoufet, qui a des rentes, donc des loisirs, est arrivé aux Deux-Tables avant ses compagnons habituels. Sans qu’il ait dit un mot, le garçon lui apporte une goutte et les journaux. Mais M. Matoufet repousse ceux-ci d’une main dédaigneuse, tire de sa poche une épaisse brochure, et se met à lire avec tant d’attention qu’il n’a pas encore touché à sa goutte cinq minutes plus tard. Et pour qu’il s’aperçoive de l’arrivée de ses amis, Chenu, Crompière et Bouyote, il faut que ce dernier lui assène une vigoureuse tape sur l’épaule, en criant de façon à être entendu par tous les consommateurs :

— Là qu’ j’enrache ! Est-ce que t’es dèjà sorti d’ la prison ?

M. MATOUFET. — Wè sé-tu… Le même jour qu’on t’a donné congé à Lierneux.

CHENU, qui s’est emparé de la brochure. — Dis don, tes-autes, i-gn-a Matoufet qui s’ va faire ingéniyeur. I lit des lîfes avec des mécaniques sur les îmâches… Regarte un peu quel tricbale de roulettes èt d’affaires qu’on n’ sé pas quoi est-ce !… N’as-tu pas du mal à ta tête, de lire des trucs ainsi ?

M. MATOUFET. — C’est bien intèressant, ça, valet. Et je t’ vais dire encore bien mieux : Depuis qu’ j’ai commencé d’ach’ter cette revuwe-là, je troufe que c’est dix fois plus agrèyâpe de lire des artiques sur les sciyences, les mécaniques, les nouvelles inventions èt tout ça, que d’ lire les couyonâtes qu’on met dans les romans èt les feuilletons.

BOUYOTE. — Tu vas tantôt def’nir un grand savant, tchins toi, sur tes vieux jours. Mais faut mette des bèriques, sé-tu alors, pasqu’aut’ment, tu n’auras jamais l’air d’un savant pour le bon.

M. MATOUFET. — Sans vouloir ète un grand savant, on peut tout l’ même essayer de n’ pas ète une grosse biesse… Et puis ch’ te dis qu’ c’est plus amusant qu’un feuilleton, nom di patte ! I-gn-a des affaires de tell’ment ingéniyeux, hein, que tu t’ demantes quî-y-est-ce qu’a un assez gros bouchon pour inventer ça tout seul… En plusse de ça, on t’ monte le portrait des inventeurs, des savants, on t’ raconte leur vîye, èkcétèra… Et ces hommes-là, je troûfe que tout l’ monte les d’vrait connaîte, quand ce n’ s’rait qu’ pour ne s’ pas montrer des ingrats !

CROMPIERE. — Je n’ suis un ingrat vis-à-vis d’ personne… Tout quî qui m’a payé une goutte, je lui ai r’payé une !

M. MATOUFET. — Mais i-gn-a des ceux qu’ont fait bien plusse pour toi, èt qu’ tu n’ prends même pas la peine de penser quî-y-est-ce… Si c’ cabaret-ci n’est pas éclairé avec des chandelles ou des quinquets à l’huile grasse, c’est qu’ quelqu’un a inventé l’èclairâche au gaz, est-ce pas… Sauriez-vous bien dire qui, vous autes ?

CHENU. — Je sé toujours bien une chôsse : c’est que c’ n’est pas moi.

M. MATOUFET. — Si la fraque que t’as sur le dos n’ coûte pas l’ doupe de c’ que tu l’as payé, c’est pasque des gens, que tu n’ sé même pas leur nom, ont inventé des machines à coûte, des machines à tisser…

BOUYOTE. — Awè toi !… Est-ce de vrai, qu’on a inventé des machines à pi…

M. MATOUFET. — A tisser, bouhale !

BOUYOTE. — Ticébouhal, dji n’ sé çou qu’ c’est !

M. MATOUFET. — Et l’ tèlègraphe, le tèlèphone, la locomotîfe, la lumière électrique, l’acétylène, les allumettes, mille èt mille autes affaires que vous en profitez tous les jours, i-gn-a pas un d’ vous-autes qui peut dire à quî qu’i les doit !

CHENU. — Bin… c’ètaient des gens d’ dans l’ temps ; des ceux qu’on dit qu’is avaient l’air de d’mi-doux, qui oubliaient leur parapluie d’ tous les cotés, èt qui s’ laissaient voler leurs inventions par des autes… Voilà quî-y-est-ce !

M. MATOUFET. — Wè, vous n’ savez pas qui, djans !… Mais s’i-gn-a un, au Conseil communal ou à la Champe, qui dit trois bêtîsses un peu plus grosses que celles des autes, faut qu’on l’ raconte tout au long sur les gazettes, èt le f’là plus connu qu’un savant qu’a sauvé la vîye à cent mille personnes… Un voleur qu’a pris deux ou trois millions ; un anarchisse qu’a tuwé des gens ; un asticot — pour le dire en français — qu’a été la crapaûte d’un roi ; tous les acteurs de Paris, les comiques d’au cafè-concert, même ceux qu’ vous n’avez jamais vus, vous seriez honteux de n’ pas savoir quî-y-est-ce quand on en parle… Mais les gens qu’ vous leur devez tout, qu’ c’est à causse d’eux qu’on n’ vît plus comme des sauvâches, ceux-là, is n’ comptent pas !… Et bin moi, ch’ troûfe ça dègoutant ! Là !

CROMPIERE. — T’as raison, tchins !… I-gn-a un homme de gènîye, celui qu’a fait la plus grante invention du monte, qu’on lui d’vrait faire une posture de cent mille mètes de haut, èt personne ne pourrait dire son nom.

M. MATOUFET. — Qui don toi ?

CROMPIERE. — Bin, l’inventeur du pèket, hein, comme de jusse !… Edouward ! Versez-moi une charmante, je veux la boire à sa santé !