Guerre aux hommes/04/11

É. Dentu, Éditeur (p. 197-204).


XI

LE BON ET LE MAUVAIS ÉGOÏSTE


Dans la catégorie des hommes égoïstes. il y a deux genres bien distincts, le bon égoïstes et le mauvais.

Le bon égoïste a le cœur bon et sensible, il aime certainement son prochain, par la raison surtout qu’il sait que la haine est un sentiment malsain, qui trouble le sommeil et le repos. Or, comme il a un culte profond pour sa personne, qui est son vrai, son seul fétiche, sa tactique, le but constant de sa vie est d’éviter tout sentiment violent, toute émotion pénible. Je le répète, sa nature est bonne, mais il est profondément et savamment égoïste… n’allez pas au moins lui conter vos chagrins, non, vous lui donneriez une émotion désagréable, vous le troubleriez dans la digestion béate de son bonheur !…

Il aurait contre vous un sentiment de colère, il se dirait que vous commettez une mauvaise action en venant lui assombrir ses idées couleurs de rose.

Si vous êtes malade, ne comptez pas sur sa visite, la vue de gens souffrants l’affecte trop.

Si vous êtes malheureux il vous fuira comme la peste, car la vue de votre malheur pourrait lui être pénible !…

Il est trop bon, dit-il hautement, pour pouvoir supporter la vue de la souffrance et du malheur !… Il recherche les gens gais, heureux ; il aime à se persuader qu’il n’y a de par le monde que des gens ayant, comme lui, cent mille francs de rentes, et jouissant du bonheur le plus parfait. Cette idée sourit à son égoïsme !

N’allez pas lui dire : Un tel meurt de faim ! Il vous répondrait d’un air de mauvaise humeur et d’incrédulité : « Allons donc, est-ce qu’on meurt de faim autre part que dans les romans ? »

Si de sa fenêtre il aperçoit un pauvre galetas où règne la misère, il fait murer cette fenêtre pour ne point être attristé par cette vue… Si dans la rue il aperçoit un pauvre mendiant les traits bleuis par le froid et tiraillés par la faim, bien vite il détourne la tête de peur que ce triste spectacle ne l’impressionne désagréablement.

Volontiers il dirait qu’un gouvernement sage devrait supprimer les pauvres, les estropiés, les malheureux qui ne sont bons qu’à troubler le bonheur des gens heureux, riches et bien portants.

De lui on dit : « C’est un bon garçon ; » en effet, il a le cœur bon ! aucun mauvais instinct, aucun mauvais sentiment n’y germent, mais aucun bon non plus : la charité, l’abnégation, le sublime dévouement lui sont inconnus, vous ne le verrez jamais au lit d’un malade, le soigner et lui faire prendre son mal en patience, vous ne le verrez jamais écouter le récit des infortunes d’un pauvre diable, le consoler par quelques bonnes paroles, par un peu de sympathie, vous ne le verrez pas non plus chercher à secourir la misère ; et tout cela par la simple raison qu’il craint de troubler la digestion de son bon dîner, ou d’attrister ses pensées riantes par la vue ou par l’audition de ces malheurs, de cette misère, ou de cette souffrance.

Le mauvais égoïste diffère en cela du bon, que le malheur des autres au lieu de l’attrister sert de complément à son bonheur. La vue de la misère lui fait apprécier sa fortune, la vue d’un malade lui plaît, car alors il comprend mieux combien il est privilégié de la nature qui l’a doté d’une robuste santé.

Aussi, tout au contraire de l’autre, il recherche les gens malheureux. À lui vous pouvez raconter longuement et en détail, vos chagrins, vos douleurs, vous pouvez lui parler de vos maux, il vous écoute attentivement, ses yeux brillent de joie, un sourire de satisfaction se joue sur ses lèvres.

En vous écoutant, il se dit en lui-même : Combien je suis heureux !… et il savoure son bonheur avec une âpre volupté !… alors qu’il est bien chaudement vêtu dans une bonne voiture, la vue d’un mendiant engourdi par le froid ne lui est point désagréable. Non, il n’en trouve sa voiture que meilleure, sa fourrure que plus chaude.

Cet égoïste-là demande le complément de son bonheur à la misère, aux infortunes des autres.

Du reste pas plus que le premier, il n’a songé jamais à secourir un malheureux, à soulager la misère de personne ; volontiers il croirait que Dieu a fait des malheureux ici-bas, rien que pour ajouter à son bonheur.

Cet égoïste-là est foncièrement mauvais.