Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Histoire universelle (DISCOURS SUR L’), par Bossuet

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 308-309).

Histoire universelle (DISCOURS SUR L’), par Bossuet. Cet ouvrage fut composé pour l’éducation du dauphin, fils de Louis XIV, et publié dans les premiers mois de l’année 1681. Voici comment Bossuet, dans l’avant-propos de son livre, en expose le plan : « Cette manière d’histoire universelle est, à l’égard des histoires de chaque pays et de chaque peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des cartes particulières. Dans les cartes particulières, vous voyez tout le détail d’un royaume ou d’une province en elle-même ; dans les cartes universelles, vous apprenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que Paris ou l’Île-de-France est dans le royaume, ce que le royaume est dans l’Europe, et ce que l’Europe est dans l’univers. Ainsi les histoires particulières représentent la suite des choses qui sont arrivées à un peuple dans tout leur détail ; mais, afin de tout entendre, il faut savoir le rapport que chaque histoire peut avoir avec les autres, ce qui se fait par un abrégé où l’on voie, comme d’un coup d’œil, tout l’ordre des temps. Un tel abrégé, monseigneur, vous propose un grand spectacle. Vous voyez tous les siècles précédents se développer, pour ainsi dire, en peu d’heures devant vous ; vous voyez comme les empires se succèdent les uns aux autres, et comme la religion, dans ses différents états, se soutient également depuis le commencement du monde jusqu’à notre temps. C’est la suite de ces deux choses, je veux dire celle de la religion et celle des empires, que vous devez imprimer dans votre mémoire ; et comme la religion et le gouvernement politique sont les deux points sur lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un abrégé, et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires humaines. »

La première partie du Discours sur l’Histoire universelle contient l’histoire abrégée des temps qui se sont écoulés depuis l’origine du monde jusqu’à l’établissement de l’empire de Charlemagne. Bossuet partage ces temps en un petit nombre d’époques : 1° Adam ou la création ; 2° Noé ou le déluge ; 3° la vocation d’Abraham ou le commencement de l’alliance de Dieu avec les hommes ; 4° Moïse ou la loi écrite ; 5° la prise de Troie ; 6° Salomon ou la fondation du Temple ; 7° Romulus ou Rome bâtie ; 8° Cyrus ou le peuple de Dieu délivré de la captivité de Babylone ; 9° Scipion ou Carthage vaincue ; 10° la naissance de Jésus-Christ ; 11° Constantin ou la paix de l’Église ; 12° Charlemagne ou l’établissement du nouvel empire.

La seconde partie nous montre la religion fondée par Dieu même, qui venait de créer l’univers et, traversant les siècles sans être jamais interrompue ni altérée, malgré l’idolâtrie, l’impiété, la persécution, les hérésies.

Dans la troisième partie, Bossuet montre que les révolutions des empires sont réglées par la Providence, quelles servent à humilier les princes, et qu’il importe à ceux-ci d’étudier « dans chaque temps ces secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements, et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver. » En même temps, il fait passer successivement sous nos yeux et nous présente tombant, pour ainsi dire, les uns sur les autres, ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers, Assyriens anciens ou nouveaux, Mèdes, Perses, Grecs, Romains.

Le Discours sur l’Histoire universelle s’arrête à Charlemagne ; l’historien se réservait de faire un second Discours, qui devait embrasser les événements accomplis depuis Charlemagne jusqu’à l’époque contemporaine ; il ne donna pas de suite à ce projet.

« La multiplicité de Bossuet, dit M. Nisard, éclate dans l’Histoire universelle. Il a, dans chaque ordre d’idées, le langage à la fois le plus spécial et le plus élevé. Condé n’eût pas mieux caractérisé la valeur impétueuse des Perses, ni la savante tactique des Grecs, ni la roideur de la phalange macédonienne, ni le choc de la légion romaine….. Colbert n’aurait pas jugé en termes plus propres et plus précis, ni vu de plus haut la sage administration des Égyptiens… Un politique comme Richelieu n’eût pas mieux pénétré la profonde conduite du sénat romain. Machiavel n’eût pas vu plus clair dans les rivalités de la Grèce…… La troisième partie du Discours sur l’histoire universelle est la plus haute expression de l’esprit français dans la prose. »

« C’est dans le Discours sur l’Histoire universelle, dit Chateaubriand, que l’on peut admirer l’influence du génie du christianisme sur le génie de l’histoire. Politique comme Thucydide, moral comme Xénophon, éloquent comme Tite-Live, aussi profond et aussi grand peintre que Tacite, l’évêque de Meaux a de plus une parole grave et un ton sublime, dont on ne trouve ailleurs aucun exemple, hors dans le début du livre des Macchabées,

« Bossuet est plus qu’un historien, c’est un Père de l’Église, c’est un prêtre inspiré, qui souvent a le rayon de feu sur le front, comme le législateur des Hébreux. Quelle revue il fait de la terre ! Il est en mille lieux à la fois ! Patriarche sous le palmier de Tophel, ministre à la cour de Babylone, prêtre à Memphis, législateur à Sparte, citoyen à Athènes et à Rome, il change de temps et de place à son gré ; il passe avec la rapidité et la majesté des siècles. La verge de la loi à la main, avec une autorité incroyable, il chasse pêle-mêle devant lui et juifs et gentils au tombeau ; il vient enfin lui-même à la suite du convoi de tant de générations et, marchant appuyé sur Isaïe et sur Jérémie, il élève ses lamentations prophétiques à travers la poudre et les débris du genre humain.

« La première partie du Discours sur l’Histoire universelle est admirable par la narration ; la seconde, par la sublimité du style et la haute métaphysique des idées ; la troisième, par la profondeur des vues morales et politiques. »

Nous pourrions multiplier ces citations, mais sans apprendre rien de nouveau à nos lecteurs. Qui n’a lu mille fois de magnifiques éloges de cet ouvrage, devenu véritablement classique, et dans lequel, tous, nous avons pour ainsi dire appris à lire ? Sous le rapport littéraire, ces éloges, peut-être excessifs, sont cependant en grande partie mérités. Nous retrouvons ici les grandes qualités, les qualités de génie de Bossuet, son éloquence biblique et magistrale, rapide comme les images elliptiques d’Isaïe, éclatante et fortement nourrie, capable de condenser tous les tons, tous les mouvements dans une seule phrase, sans rien perdre de sa majestueuse simplicité ; nous retrouvons aussi ce style merveilleux, à larges images synthétiques, qui dogmatise et émeut toujours, qui s’impose et qui entraîne, alors même qu’il ne convainc pas.

Mais si l’on veut juger cette étonnante production au point de vue de l’histoire et de la philosophie historique, on redescend forcément alors des hauteurs où vous avait emporté l’orateur et l’écrivain.

Dans la biographie de Bossuet, nous avons déjà résumé, sur ce sujet, l’opinion qui nous paraît assez générale aujourd’hui. Nous y renvoyons le lecteur. Disons seulement ici que le cercle d’idées dans lequel se trouvait enfermé le prélat l’a conduit à donner à son monument les formes mesquines de l’histoire d’un peuple et d’une secte, au lieu d’en faire le récit général des actes de l’humanité. Subordonner l’histoire de l’univers à celle du peuple juif et du christianisme est un point de vue qui paraîtra désormais misérable. Mais ceci n’est qu’un défaut de proportion, inévitable dans la situation que le hasard des temps avait faite à Bossuet ; un reproche plus grave, parce qu’il s’adresse à son caractère hautain et impérieux, c’est d’avoir fait de l’histoire universelle un enseignement de despotisme pour les rois, d’aveugle obéissance pour les peuples.

On sait que c’est au Discours sur l’Histoire universelle que songeait Voltaire en écrivant son admirable Essai sur les mœurs. C’est cet ouvrage célèbre qu’il voulait, non pas seulement réfuter, mais remplacer. Nous avons donné plus haut des opinions tout à fait favorables ; terminons par une citation d’une autre nature empruntée à l’édition de Voltaire donnée par M. Georges Avenel, qui oppose ici son auteur à l’aigle de Meaux :

« Bossuet, prêtre et homme d’État, avait osé, dans son Discours sur l’Histoire universelle, fabriquer une histoire selon son Église, selon sa politique, et toute à l’usage ne la cour où il vivait et des princes qu’il éduquait ; il avait confisqué l’humanité entière à son profit et au leur ; il l’avait concentrée, emprisonnée dans Israël, dans Rome, puis dans la France, en même temps que Louis XIV centralisait toute la vie de cette nation même dans son Versailles ; et cette histoire, qui, loin d’être une universalité, était, au contraire de son titre, déterminée, spéciale, particulière, pesait sur les esprits de tout le poids de l’autorité sacerdotale et intellectuelle de son auteur. » Nous ne savons ce qu’il faut penser de la conclusion de l’auteur de ce passage, qui met l’Essai sur les mœurs au-dessus du Discours sur l’Histoire universelle ; mais nous ne pouvions donner sans restriction l’éloge d’un livre dont l’unité, tant admirée, se résume en ces deux mots : despotisme et superstition.