Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Histoire générale, ouvrage de Polybe de Mégalopolis (Arcadie)

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 308).

Histoire générale, ouvrage de Polybe de Mégalopolis (Arcadie). Cette histoire, achevée vers l’année 145 av. J.-C, embrasse les événements arrivés dans une période de 74 ans, et quelques aperçus sur ceux qui suivirent, de 220 à 146, c’est-à-dire depuis le commencement de la seconde guerre punique jusqu’à la réduction de la Macédoine en province romaine. Elle était divisée en quarante livres, dont cinq seulement nous sont parvenus entiers. Il reste des fragments considérables des autres, surtout depuis les découvertes d’Angelo Maï. « Ce n’est pas trop, dit l’auteur, de quarante livres pour conduire d’un fil continu toutes les affaires de l’Italie, de la Sicile, de la Grèce, de l’Afrique et des autres parties du monde, jusqu’à la ruine du royaume de Macédoine. » Les deux premiers livres remontent assez avant dans l’histoire romaine, et pourraient, en quelque sorte, faire suite aux Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse. Polybe expose les causes de la première guerre punique, esquisse le tableau des vingt-quatre années de cette guerre et de l’état de Carthage et de la Macédoine au début de la seconde lutte. L’historien n’entre vraiment dans son sujet qu’au troisième livre, où il entreprend le récit des guerres d’Annibal ; mais il en avait bien indiqué l’importance dès le début. Polybe a bien compris son époque. La période qu’il a décrite est capitale dans l’histoire du monde. Toute l’antiquité aboutit et se résume dès lors dans l’histoire de Rome. Au troisième livre, il aborde le récit de ce long duel entre Rome et Carthage, de cette guerre rendue si dramatique et par l’importance des forces mises en jeu, et par la grandeur du but, mais surtout par cette alternative de succès et de revers, de victoires et de défaites, qui menaçaient de prolonger la lutte indéfiniment, quand enfin la victoire navale des îles Égates provoqua la conclusion de la paix. Il nous fait assister à la brillante campagne d’Annibal jusqu’à la bataille de Cannes. Le quatrième livre nous ramène sur nos pas et nous offre le tableau de la situation des États formés des débris de l’empire d’Alexandre. Le cinquième est consacré à l’histoire de Philippe III de Macédoine, d’Antiochus le Grand et de Ptolémée, et au récit des premiers efforts de la Grèce contre la politique envahissante de Rome. La guerre des mercenaires contre Carthage forme un épisode de ce dernier livre.

Voici les parties importantes des fragments retrouvés : un morceau précieux relatif aux constitutions de Rome et de Carthage (livre VIe) ; le texte du traité conclu entre Philippe III et Annibal (livre VIIe), avec l’explication du reproche d’avarice et de cruauté adressé à Annibal ; une diatribe contre l’historien Théopompe (livre VIIIe) ; les portraits de Scipion et de Philopœmen (livre Xe) ; une attaque aussi violente qu’injuste contre l’inexactitude de l’historien Timée (livre XIIe) ; le récit de la bataille de Cynocéphales, suivi de la comparaison de la phalange macédonienne avec la légion romaine (livre XVIIIe) ; la description d’une superbe fête donnée par Antiochus IV (livre XXXe) ; l’éloge de Paul-Émile et de Scipion Émilien, et l’explication de leur intimité avec l’auteur (livre XXXIIe ; des fragments curieux, dus à Strabon, sur la géographie d’Homère, la Lusitanie, l’Espagne, la Gaule, l’Italie et la Libye (livre XXXIVe). Ce livre était entièrement consacré à la géographie générale du monde au moment de la troisième guerre punique ; des détails intéressants sur la déclaration de guerre faite à Carthage, en 149 (livre XXXVIe). La chute de Carthage remplissait le XXXIXe livre et celle de la Grèce le XLe, dont la conclusion, qui est celle de tout l’ouvrage, nous est parvenue en partie.

Envisagé au point de vue politique, Polybe est le dernier écrivain de la Grèce libre et l’historien de la conquête ; et cependant son livre n’est inspiré ni par le regret de l’indépendance ni par la haine des vainqueurs. Il raconte sans indignation la longue histoire de l’asservissement de son pays. Voyant la Grèce affaiblie et dévastée par deux siècles de divisions intestines, il se résigne à la voir reprendre une sorte de vie sous cette domination romaine, qui laissait une part des libertés intérieures. Ce sentiment de Polybe explique la conquête facile de la Grèce : le patriotisme était mort ou rendu impuissant par les factions intestines. La Grèce était divisée en deux partis, les démocrates et les aristocrates, que représentaient la ligue étolienne, appuyée sur la Macédoine, et la ligue achéenne, qui penchait pour Rome. Polybe et l’aristocratie grecque renoncèrent à l’indépendance, d’abord par haine de la démocratie, et ensuite par admiration pour Rome, alors dans toute sa splendeur.

On ne saurait voir un traître dans Polybe, mais c’est une âme froide et égoïste. Il ne s’émeut jamais. Une fois, cependant, en peignant la Grèce en proie à l’avidité des soldats de Mummius, il prononce, mais avec une gravité digne, un blâme sévère pour les vainqueurs : « Au lieu d’orner leur patrie de statues et de tableaux, les Romains auraient mieux fait de la décorer de justice et de magnanimité. Que ceci soit dit pour tous ceux, quels qu’ils soient, qui conquièrent la supériorité et l’empire sur les autres ; qu’ils n’aillent pas s’imaginer qu’en dépouillant les villes vaincues de tous leurs ornements, ils font des malheurs d’autrui un embellissement et une gloire pour leur patrie ! »

Au point de vue philosophique, Polybe a défini lui-même son ouvrage, en l’appelant une Histoire pragmatique. C’est là le côté vraiment original de son livre. Polybe a pour but de former des hommes de guerre et des hommes d’État ; son histoire est un livre d’enseignement politique et moral. L’histoire, telle que l’a conçue Polybe, ne se borne point à peindre : la recherche approfondie des causes qui ont engendré les événements, la mise en lumière des occasions qui les ont déterminés, des circonstances où ils se sont produits, des effets qui en ont été les conséquences, occupent constamment Polybe. L’historien étudie les faits, les explique, les juge ; il raconte, peint, disserte, enseigne, et fait en même temps un cours de politique et de morale.

Polybe, dans le genre d’histoire qu’il a créé, n’a pas été surpassé. Malgré Tite-Live, Salluste et tant d’autres, sans Polybe nous ne connaîtrions que fort imparfaitement les Romains. C’est lui qui nous a livré les secrets de leur politique, c’est chez lui qu’on saisit l’esprit de leurs institutions. Se fût-il borné à nous apprendre ce qu’était leur organisation militaire, il nous eût mieux révélé le secret de leur puissance que ne peuvent le faire les belles réflexions morales ou les harangues apocryphes des autres historiens. Admiré de Bossuet, qui l’appelait le Sage, et de Montesquieu, qui l’appelait le Judicieux, Polybe les a souvent inspirés ; ils se bornent parfois à le traduire, et les idées les plus vraies et les plus fécondes qu’on admire dans le Discours sur l’histoire universelle et dans le livre sur la Grandeur et la décadence des Romains ne sont souvent que des emprunts faits à l’Histoire générale.

Polybe professe un grand amour de la vérité. « La vérité, dit-il, est à l’histoire ce que les yeux sont aux animaux : de même que les animaux ne sont d’aucun usage dès qu’on les a privés de la vue, de même l’histoire, sans la vérité, n’est qu’une narration inutile et infructueuse. » D’une sévère impartialité, il se montre absolument indépendant dans ses appréciations. Il a la conscience, le savoir, le coup d’œil juste et la modération. Il laisse de côté la partie légendaire, et jamais ne se livre à la déclamation. Il a cependant ses défauts. Il se perd dans de fréquentes digressions sur sa personne et son système ; ses portraits sont ternes, froids et sans vie ; son style est prétentieux, pénible, mou, monotone, négligé, dur et raboteux, au jugement de Denys d’Halicarnasse. Les Grecs, à cause de ses tournures insolites et de l’abus d’expressions techniques empruntées au vocabulaire péripatéticien, l’excluaient du rang d’auteur classique. Leur sévérité n’a point empêché Cicéron de le déclarer un auteur excellent, Decimus Brutus d’en faire ses délices, Velleius Paterculus de l’appeler un homme supérieur, et Tite-Live de le reconnaître pour un écrivain de mérite, et d’en faire un plus grand éloge encore en le copiant souvent. En résumé, nous regardons l’Histoire universelle de Polybe comme un des plus beaux monuments du génie antique, et un de ceux qui font le plus d’honneur à l’humanité.