Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 235-256).
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xii.


C’était la coutume au moulin comme à la vénerie et aussi bien à la Vieille Blanchisserie, de donner à manger et à boire, tout son soûl, à quiconque y venait les jours de Noël et de Fête-Dieu ; et plutôt que de n’y recevoir personne à table, grand’mère serait allé inviter un hôte sur le grand chemin. Mais quelle joie fut la sienne quand l’un de ces jours bénis de Noël, elle vit arriver son fils Gaspar et son neveu d’Oleschnitz. Elle en pleura de joie toute la demie journée ; elle sortait à chaque moment de la cuisine, où elle était occupée à faire les gâteaux, pour aller dans la chambre voir son fils et demander à son neveu des nouvelles de telle et telle personne d’Oleschnitz. Elle dit plusieurs fois à ses petits-enfants : « Regardez bien votre oncle, il ressemble beaucoup à défunt votre grand’père, à cela près qu’il n’est pas si grand. Et les enfants examinaient leurs oncles de la tête aux pieds ; et les oncles leur plaisaient beaucoup mais pour le motif très particulier qu’ils répondaient à chacune de leurs questions.

Tous les ans, les enfants voulaient jeûner pour voir le petit cochon d’or, mais ils n’en vinrent jamais à bout. Ils en avaient bien la volonté, mais non la force. Le jour de Noël, tout être recevait son noël : car la volaille et le bétail même avaient aussi leurs parts des gâteaux au jour. Après le souper du jour grand’mère prenait de chaque aliment qu’il y avait paru, un petit morceau dont elle jetait la moitié dans l’étang, tandis qu’elle enterrait l’autre moitié dans le verger au pied d’un arbre ; c’était pour que l’eau restât pure et saine toute l’année ; et la terre, féconde : enfin elle jeta toutes les miettes dans le feu, « pour que cet élément ne fût pas nuisible. »

Un moment après Betka sortit pour secouer le sureau, en criant : « Je secoue, je secoue le sureau ; dis moi, toi, chien où mon bien-aimé soupe aujourd’hui ; » et les jeunes filles fondirent dans la chambre du plomb et de la cire ; les enfants mirent des petites chandelles dans des coquilles de noix, pour les faire voguer sur l’eau. Jean poussa secrètement le bassin rempli d’eau pour l’agiter. Mais alors les coquilles de noix qu’il portait, et qui étaient censées représenter les barques de la vie flottèrent du bord vers le milieu du bassin ; aussi il s’écria joyeusement : « Regardez, regardez ! j’irai loin, bien loin dans le monde. »

« Ah, cher enfant, lui dit sa mère, quand tu seras livré au courant de la vie parmi les tourbillons et ses écueils ; quand les vagues soulevées agiteront la barque de ta vie, tu te rappelleras, avec l’ardeur des soupirs le port silencieux, d’où tu seras parti. Et tout en proférant ces mots, avec son calme habituel, la mère, coupait en deux, et par le milieu la pomme de l’enfant, pour tirer « sa bonne aventure ». En ouvrant la pomme, elle y vit que les pépins formaient une étoile, et trois beaux rayons dont deux n’étaient pas complets : ils étaient mangés au ver. Elle mit cette pomme de côté en soupirant et en coupa une seconde, qui donnerait « la bonne aventure de Barounka, et y apercevant une étoile qui n’était pas plus nette que la première, elle se dit : « Allons ! Il n’y aura de bonheur parfait ni pour l’un, ni pour l’autre. Deux autres pommes aussi ouvertes pour Guillaume et Adèle, présentèrent deux belles étoiles à quatre rayons. Ah ! peut-être que ceux-ci »… ; mais au même instant, Adèle l’arracha à sa pensée, en se plaignant de ce qu’à ce moment même, sa nacelle ne veut pas s’éloigner du bord, et de ce que la petite bougie est sur le point de s’éteindre.

« Et voici que la mienne s’éteint aussi ; sans s’être bien éloignée du bord, » dit Guillaume.

Au même instant quelqu’un donna un coup dans le vase ; l’eau se balança vivement de côté et d’autre et les deux petits bateaux, engagés au milieu, sombrèrent.

« Vous mourrez plutôt que nous ! » s’écrièrent Adèle et Guillaume.

« Mais qu’est-ce que cela fait, si nous allons plus loin dans le monde, » répondait Barounka ; et Jean était de son avis. Mais la mère qui regardait tristement les petites lumières éteintes eut un pressentiment dans l’âme que ce jeu, tout innocent et tout enfantin qu’il était, pouvait, après tout, renfermer l’oracle de leur avenir.

« Est-ce que l’enfant Jésus nous apportera quelque chose ? » demandèrent les enfants secrètement à grand’mère, quand on commença à tout desservir.

« Je ne peux pas le savoir ; vous entendrez si l’on sonne, » leur répondit grand’mère. Les enfants se placèrent près de la fenêtre, pensant que le petit Jésus devait passer auprès, et qu’ils l’entendraient. « Comment ne savez pas qu’on ne peut pas voir, ni entendre l’enfant Jésus ? C’est au ciel qu’il est assis sur un trône de lumière et qu’il adresse aux enfants sages des cadeaux, que portent ses anges en descendant sur des nuages d’or. Vous n’entendez alors que la sonnerie des clochettes.

Les enfants regardaient par la fenêtre, tout en écoutant pieusement ce que grand’mère leur disait. Au même instant une clarté lumineuse entoura les fenêtres et l’on entendit, du dehors le son des cloches. Les enfants joignirent les mains, Adèle dit à demi voix : « Grand’mère cette lumière c’était bien l’enfant Jésus, n’est-ce pas ? » Grand’mère répondit par un oui. Au même instant, leur mère parut à la porte de la chambre, pour leur annoncer que l’enfant Jésus leur avait mis des cadeaux dans la petite chambre de grand’mère. C’en fut un remue-ménage, c’en fut aussi une joie quand ils virent un bel arbre de Noël orné, éclairé par une multitude des petites bougies, et chargé aussi d’une multitude de petits présents. Grand’mère ne connaissait pas cet usage ; il ne s’était point pratiqué dans son pays ; il lui plut pourtant ; et même, dès longtemps avant Noël, elle rappelait à sa fille le soin de faire arracher l’arbre et l’aidait à l’orner. « Cet usage règne assez généralement à Niscli et à Glatz ; t’en souviens-tu, Gaspar ? Car tu étais déjà assez grand et raisonnable quand nous y étions, » dit grand’mère à son fils. Elle laissa les enfants à toute la joie que leur causaient la vue de leurs cadeaux et elle s’assit à côté de son fils près au poêle.

Et comment ne m’en souviendrais-je pas ? C’est un bel usage et tu as bien fait Thérèse, de l’introduire ici : ce seront des beaux souvenirs pour les enfants, quand ils connaîtront les peines de la vie. Si loin qu’il soit à l’étranger, l’homme aime à se rappeler le souvenir de cette journée-là. Je le sais par expérience moi qui ai passé plusieurs années chez un maître, loin de la maison paternelle. J’étais souvent très bien chez un patron ; mais toutefois je me pensais toujours : Plût à Dieu que je fusse chez ma mère, où je n’aurais que de la bouillie avec du miel, des petits gâteaux couverts de grains de pavot, des pois et des choux ! Je donnerais bien pour y être tous les bons mets que j’ai ici. « Dans le compte de nos mets, lui dit grand’mère en souriant, tu as encore oublié les fruits secs. »

« Vous savez que je n’en raffolais pas ; on les appelle musique à Dobrousclica. Mais je me souvenais d’autre chose, que nous aimions à entendre annoncer. »

« Je sais ce que tu veux dire : le noël du cantique des bergers. On le connaît ici. Attends tu vas l’entendre bientôt, » dit grand’mère, et à peine achevait-elle ces mots qu’on entendit résonner du dehors, près de la fenêtre, la trompe du berger. Il préluda en faisant redire à son instrument seul la mélodie de ce noël ; puis il chanta lui même : « Levez vous pasteurs, à la bonne nouvelle que le Sauveur nous est né à Bethléem, dans une étable » etc. « Tu as

raison Gaspar : si je n’entendais pas ce cantique-là la fête de Noël ne me paraîtrait pas si joyeuse, dit grand’mère que ce chant ravissait. Puis elle sortit, et mit dans la gibecière du berger une jolie récompense.

Le jour de la saint Étienne, les petits garçons de la Vieille-Blanchisserie allèrent au moulin et à la vénerie pour y chanter les noëls ; et s’ils n’étaient pas venus, la meunière eut pensé que quelque malheur leur était arrivé ; et elle serait accourue elle même à la Vieille-Blanchisserie. Bertic et François vinrent à leur tour, à la Vieille-Blanchisserie, pour y chanter les noëls.

Ces fêtes passées, les enfants se dirent que celle des trois Rois arrivait, et que monsieur le maître viendrait écrire leurs noms sur la porte et chanter le cantique. C’était après les Rois que les fileuses célébraient la « nuit longue ». Il était tout simple qu’il n’en fût question à la Vieille-Blanchis serie et au moulin comme au village, où il y avait beaucoup de jeunes gens ; ils choisissaient une reine et un roi, il avait musique, on ornait une quenouille et on donnait une tresse de cheveux. À la Vieille-Blanchisserie on prépara un festin, et on buvait encore quand tout à coup l’orgue de Barbarie se fit entendre derrière la porte ; et alors on se mit à danser dans la cuisine. Thomas était aussi venu, ainsi que le meunier et le chasseur ; il y avait aussi d’autres amis en sorte que la danse fut bientôt en train. La cuisine était carrelée en briques ; mais les filles n’y prenaient point garde, et ceux qui faisaient attention, à cause de leurs souliers, dansèrent pieds nus. Et le moyen, grand’mère, de ne pas nous dérider aussi, en dansant un peu ensemble, dit le meunier tout en faisant sa moue ; car il venait de sortir de la chambre où se tenaient les anciens, et d’entrer dans la cuisine parmi les danseurs. Et c’était là qu’il trouvait grand’mère, surveillant ses « petits poulets » qui dansaient aussi, au beau milieu de la pièce avec Tyrl et Sultan.

Eh ! mon cher compère, il est loin le temps où je ne craignais pas de voir se former les durillons même sanglants, quand il fallait danser. Dès que je paraissais dans la salle en hiver, sur l’aire de la grange en été, les jeunes gens criaient : Voici Madeleine, musiciens, jouez la vrták. Et Madeleine volait en avant. Et maintenant, mon Dieu ! je n’ai que le souffle, comme la vapeur au dessus.

« Quant à ça grand’mère vous êtes encore fraîche comme une caille, mère et nous pourrions essayer d’une petite danse, » dit le meunier qui, comme à l’ordinaire, faisait tourner sa tabatière entre ses doigts.

« Voici une bonne danseuse, bon compère, et qui tourne comme l’arbre du moulin. » C’était la jeune femme de Thomas, que grand’mère prit par la main et qui, postée derrière le meûnier lui avait entendu faire son invitation.

Elle prit gaîment le meûnier par la main, en disant à Coudrna de jouer sur une mesure plus lente. Il tenait d’une main un morceau de rôti, dont il mangeait entre temps ; de l’autre, il pressa sur son instrument le registre de la valse nationale, et bon gré, mal gré, le meunier dut entrer en danse. À cette vue, les jeunes gens de claquer des mains, et à ce bruit, les femmes curieuses qui stationnaient dans la chambre en sortaient pour aller voir ce qui se passait dans la pièce de la cuisine. Dès leur entrée Thomas invita madame la meunière à danser avec lui. Une fois quitte de sa valse, le meunier engagea la maîtresse du lieu, et voilà que tous les anciens s’en mêlèrent aussi ; mais alors grand’mère se moqua bien de compère monsieur le meûnier.

À peine les rejouissances de la « nuit longue » passées, qu’il y eut encore fête au moulin ; on y avait tué le cochon gras, et fait des beignets : la famille Proschek et celle du chasseur s’y trouvaient invitées comme de droit. Le meûnier envoya un traîneau pour les prendre. Un peu plus tard, ce fut au tour de la maison du chasseur, et enfin à celui de la Vieille-Blanchisserie de recevoir au mieux leurs amis.

Et on y vint un jour avec le drame de « Dorothée ». Le rôle de l’empereur Dioclétien était rempli par un des fils de Coudrna nommé Venceslav ; sa sœur Lida jouait celui de la vierge Dorothée. Les rôles de deux grands de la cour, du juge, du bourreau et de ses aides étaient confiés à des garçons qui pouvaient bien être de Žernov. Les valets du bourreau et les courtisans avaient apporté de petites gibecières pour y mettre des cadeaux, ou récompenses de leur jeu théâtral.

Devant la maison des Proschek, se trouvait établie une longue glissoire, sur laquelle les acteurs prenaient, entretemps, leurs ébats ; la vierge Dorothée les regardait d’un air assez piteux : elle tremblait de froid. Elle les engagea à rentrer ; mais sa parole se perdait étouffée par les cris de tous, et elle lui fallait se résigner à n’être que le muet témoin de leurs combats et ripostes à coups de boules de neige quand, par hasard, sur la glissoire, ils venaient de se heurter l’un l’autre. Ils finirent par rentrer à la maison, où ils furent reçus, et par des aboiements terribles des chiens, et par des cris de joie de la part des enfants. Ils rangèrent leurs habits près du poêle, après avoir déposé leus gibecières. Leur costume d’acteur était fort simple. La vierge Dorothée portait les bottes de son frère, et par dessus sa robe elle avait un vêtement blanc que lui avait prêté Marie. En guise de voile, elle portait un grand fichu blanc, surmonté d’une couronne en papier ; et un collier en coraux complétait cet accoutrement. Celui des garçons consistait en une chemise, blanche, passée par dessus leurs habits. Elle était liée en façon de ceinture, par un mouchoir rouge, et leurs coiffures étaient également en papier. Le papier faisait l’étoffe de la couronne de Dioclétien. Le manteau jeté sur ses épaules, était un tablier à fleurs, porté par sa mère les dimanches seulement, et qu’elle avait complaisamment prêté. Quand ils se furent rechauffés un peu, ils vinrent prendre place au milieu de la chambre et commencèrent leur représentation. Les enfants y assistaient tous les ans ; mais la pièce leur plaisait toujours. Quand l’empereur païen Dioclétien eut condamné la vierge chrétienne, Dorothée, à périr de la main du bourreau, les valets de l’exécuteur la prennent par les bras, et emmènent à l’échafaud, où le bourreau l’attend, le glaive étendu, et s’écrie dans son horrible pathos : Vierge Dorothée, mets toi à genoux, n’aie pas peur de mon glaive ; courbe ta tête héroïquement, je la ferai tomber par un coup de maître. La vierge Dorothée s’agenouille, penche la tête, et le bourreau coupe et lui fait tomber de la tête sa couronne, que les valets ramassent. Puis tous s’inclinent, la vierge Dorothée remet la couronne sur sa tête et va se placer en un coin près de la porte.

« Voyons comme les enfants savent bien jouer, ça c’est un plaisir de les écouter, » disait Ursule.

Grand’mère les loua aussi grandement, et comblés de petits cadeaux, les acteurs se dérobent derrière la porte, et vont derrière la maison se rendre compte de ce qu’on leur a donné ; le roi fait tout de suite le partage des comestibles, mais il met tout l’argent dans sa poche, étant le seul qui y eut droit, en sa qualité de directeur de la représentation, et aussi parce qu’il avait pris à son compte tous les frais et aussi toute responsabilité. Ce partage fait, les acteurs prirent le chemin de Riesenbourg.

Les enfants Proschek prirent plaisir à redire pendant plusieurs jours des phrases de cette déclamation et jouèrent à leur tour Dorothée. Madame Proschek restait seule à ne pouvoir comprendre qu’une pareille bêtise pût plaire à qui que ce fût. Mais déjà on touchait aux derniers jours du carnaval. Le dimanche suivant de jolis traîneaux accouraient de la ville ; ses grelots de chevaux résonnaient si forts aux moindres mouvements de leurs têtes qu’une corneille, habituée de la maison des Proschek, pendant l’hiver s’enfuit, à tire d’aile sur son sorbier, et que poulets et moineaux, considérant avec étonnement cet attelage semblaient se penser : Mais Dieu, mon Roi ! qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifiait qu’on venait chercher la famille Proschek pour lui faire prendre part au carnaval, chez son hôte de la petite ville le compère Stanitzky. Seulement grand’mère ne voulut jamais y aller. Elle répondait toujours : « Qu’est-ce que j’y irais faire ; laissez-moi chez nous ; je ne fraie pas avec ces bourgeois. De leurs personnes, les Stanitzky étaient de fort braves gens ; mais comme ils avaient un restaurant, il était fréquenté par une multitude, et de combien de lieues à la ronde, en sorte que grand’mère n’y pouvait trouver la société qui convenait à ses joûts simples et modestes. À leur retour dans la soirée, les enfants lui racontèrent ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient eu de bon, ils lui en apportaient sa part. Ils vantèrent la musique qu’ils avaient entendue.

« Et devinez qui aussi nous y avons vu, » dit Jean ?

« Mais qui donc ? » demanda grand’mère.

« Le marchand Vlach qui vient toujours chez nous ; celui qui donne toujours des figues, celui-là y était aussi. Mais vous ne l’eussiez pas reconnu, il n’était pas aussi sale, qu’il l’est, quand il nous arrive ; ah ! c’est qu’il était mis comme un prince, et avec une belle chaîne d’or qui pendait à sa montre.

C’est qu’il a bien assez de quoi se permettre cette dépense. Enfin, ajouta grand’mère, et Vous. — Est-ce que vous ne mettez pas d’autres vêtements, quand vous allez quelque part ; on se doit à soi même, ainsi qu’à la société qu’on fréquente, de mettre ses beaux habits, quand on peut le faire. « Mais il faut qu’il soit bien riche n’est-ce pas ? » demandèrent les enfants.

« C’est ce que je ne sais pas ; je n’ai pas regardé dans son coffre ; ce que je sais c’est qu’il sait faire l’article.

Les derniers jours de carême-prenant se passèrent dans le vacarme d’une grande mascarade ; en tête se présentait Carnaval en personne : il était tout couvert de paille de pois et ressemblait à un ours. Les ménagères lui arrachèrent des tiges sèches qu’elles serrèrent pour les mettre plus tard dans les nids des oies, quand elles les feraient couver, afin pensaient-elles, qu’elles en restassent plus tranquilles.

Le carnaval passé, tous les divertissements d’hiver se trouvaient avoir pris fin avec lui. Grand’mère chantait d’en filant ses cantiques du temps de Carême et quand les enfants s’asseyaient auprès d’elle, elle leur parlait de la vie de Jésus Christ, et le premier dimanche de carême elle portait un vêtement de couleur sombre. Les jours devenaient plus longs, et les rayons du soleil plus puissants, la neige fondait sur la côte au souffle d’un vent déjà chaud. Les poules gloussaient déjà moins tristement dans la petite cour ; et quand les ménagères se réunissaient elles parlaient du lin déjà filé tandis que les hommes préparaient les charrues et les herses. Monsieur le chasseur voulait-il alors passer directement par la rivière de la forêt à la Vieille Blanchisserie il ne le pouvait plus : la glace se gerçait, et de proche en proche, un morceau détaché commandait l’autre, selon l’expression du meûnier quand il allait dans la matinée, voir à l’écluse, et s’arrêter un moment pour causer avec grand’mère.

Ils sont passés le premier, le second et le troisième dimanche de carême. Au cinquième dimanche nommé celui de la-Mort, les enfants se sont réjouis : « Nous allons aujourd’hui mettre la Mort dehors et les filles ajoutèrent : « C’est aujourd’hui à nous de chanter. Grand’mère fit pour Adèle ce qu’on nomme l’été : c’est à dire une baguette autour de laquelle elle avait réunis des coquilles d’œuf, ramassés des jours précédents et liés avec des rubans rouges, couleur qui marquait mieux la gaîté. Dans l’après-midi toutes les jeunes filles se rassemblèrent au moulin, où l’on habilla la Mort. Cécile fit une javelle de paille, chacune des filles y suspendit quelque chose de son vêtement. Mieux Mořena était habillée, et plus elles s’en montrèrent fières. Quand elle fut bien parée, deux d’entre elles la prirent par les bras, les autres se rangèrent deux à deux derrière elles, et faisant tourner leurs étés, elles chantaient : « Nous portons la Mort hors du village ; nous y ramenons l’été, et elles allèrent ainsi du moulin vers la digue. Les plus âgés d’entre les jeunes gens les suivaient à quelque distance ; mais les garçons vinrent tourbillonner à l’entour avec force gestes satyriques, et dans l’intention d’arracher à la Mořena son bonnet. Les filles la défendirent, et parvenus jusqu’à la digue, elles la déshabillèrent bien vite et jetèrent la javelle de paille à la rivière en poussant des cris de joie ; puis les garçons se réunirent pour chanter ensemble. « La mort flotte sur l’eau, un nouvel été nous arrive avec les œufs rouges de Pâques et les gâteaux d’un jaune doré, à leur tour, les filles chantèrent : « Été, été, été : où as tu été pendant un temps si long ? À la fontaine, auprès de l’eau, me lavant les pieds et les mains. La violette et la rose ne peuvent fleurir qu’autant que le bon Dieu les aide. » Et les garçons reprirent en chœur : « Saint Pierre de Rome, envoie nous une bouteille de vin, pour nous réjouir, et nous faire louer Dieu. »

« Entrez, entrez, nos chanteurs ! cria madame Proschek qui avait écouté dans la cour le chant des jeunes gens. » Oui entrez ! ce n’est pas du vin que nous vous donnerons, mais c’est pourtant quelque chose qui vous réjouira.

Les jeunes gens entrèrent dans la chambre ; Christine et les autres jeunes filles les y suivirent en grande joie et tout en chantant.

Le dimanche des Rameaux Barounka courut vers le bord de la rivière, pour cueillir de ces fleurettes qu’on trouvait toujours fleuries à cette époque, « comme elle savait qu’on en eût besoin ce jour là. C’était du moins ce que se pensait la fillette. Quand elle allait à la grande messe avec grand’mère, elles en portaient chacune un petit bouquet ; pour les faire bénir. Ce mercredi Saint, quand grand’mère avait fini de filer la quantité de qu’elle s’était imposée pour tout l’hiver ; quand Adèle la voyait porter le rouet au grenier la petite-fille s’écriait. C’est bien dommage que grand’mère monte son rouet au grenier elle ne fera plus tourner son fuseau. « Si Dieu nous conserve en bonne santé jusqu’à l’hiver, nous le redescendrons, » répondait grand’mère.

Le jeudi saint les enfants savaient déjà qu’ils n’auraient à déjeûner pour le vendredi saint que de petits gâteaux dits de Judas avec du miel.

Il n’y avait pas d’abeilles à la Vieille-Blanchisserie ; mais le meunier y envoyait toujours un gâteau de miel, quand il travaillait l’intérieur de ses ruches. Il était apiculteur, possesseur d’un grand nombre de ruches ; aussi avait-il promis à madame Proschek de lui réserver dans la saison, un bel essaim. C’est qu’il avait plus d’une fois, entendu dire à grand’mère qu’elle ne désirerait rien autant qu’une ruche ; que c’est une jouissance pour l’homme que de voir voler les abeilles d’une ruche à l’autre et travailler activement toute la journée.

« Barounka, lève toi, le soieil va bientôt se montrer, disait grand’mère le vendredi saint ; et pour éveiller sa petite-fille elle lui donnait un léger coup sur le front. Barounka qui avait le sommeil léger s’éveilla tout de suite, et à la vue de grand’mère déjà debout auprès de son lit, elle se rappela que la veille, elle avait prié grand’mère de la réveiller de bon matin. Elle sauta à bas du lit, s’habilla prestement et sortit avec grand’mère, qui réveilla aussi Ursule et Betca.

Nous laisserons dormir les enfants, ils ne comprendraient rien encore ; mais nous ferons des prières pour eux, dit-elle. Aussitôt que la porte s’ouvrit, la volaille et le bétail firent entendre leurs divers accents, les chiens s’élancèrent hors du chenil. Grand’mère les écarta doucement et elle dit bien aux autres : « Ayez la patience, d’attendre que nous ayons fini de réciter nos prières ! » Quand sur l’ordre de grand’mère, Barounka se fut lavée dans la rigole, elles montèrent à la côte en récitant dix fois Notre Père et autant d’Ave Maria, pour que le bon Dieu leur accordât pour toute l’année la netteté du corps ; telle c’était la coutume. La vieille grand’mère s’agenouilla, joignit avec piété sur sa poitrine ses mains ridées : tourna des regards de confiance vers le côté de l’aurore, qui annonçait à l’Orient le lever du soleil. Barounka était agenouillée près d’elle, et fraîche comme un bouton de rose. Elle aussi faisait ses prières avec piété ; ensuite ses yeux gais et clairs se portèrent de l’Oriept sur les forêts, les prairies et les côtes. Les eaux des montagnes roulaient en flots troubles et lents à descendre, charriant des morceaux de glace et des masses de neige ; les rascins de la côte montraient encore leur lits remplis de neige ; mais ça et là on voyait reverdir le gazon, fleurir les marguerites ; arbres et arbrisseaux montraient déjà les yeux de leurs pousses nouvelles, toute la nature entière s’éveillait à la joie d’une nouvelle vie. Des nuages rouges se dissipaient à l’horizon ; des rayons d’or montèrent et toujours plus haut au delà des montagnes, en dorant les cimes des arbres, jusqu’à ce que le soleil se fût peu à peu, montré dans toute sa majesté, et eut baigné toute la côte de ses flots de lumière. La côte d’en face se trouvait encore dans une demi-clarté ; mais le brouillard tomba peu à peu derrière la digue et au delà de l’eau, on pouvait voir au-dessus de la scierie les femmes qui y demeuraient, agenouillées aussi sur le versant de la montagne.

« Regardez grand’mère, la beauté du soleil levant, » dit Barounka, toute absorbée dans la contemplation de cette clarté céleste. Si aussi bien, c’était au Schneekoppe que nous fussions maintenant agenouillées.

« Il y a place partout pour invoquer Dieu, avec ferveur. — Pour cela, toute terre qu’a fait le Seigneur est belle, » dit grand’mère, en faisant le signe de la croix en se relevant. Comme elles jetèrent alors les regards tout alentour, elles virent au dessus d’elles, et au plus haut de la côte, Victoire appuyée contre un arbre. Ses cheveux humides crépus, tout humides de rosée étaient pendants le long de son visage, elle avait la robe en désordre, le cou découvert ; ses grands yeux noirs qui brillaient d’un éclat sauvage se portaient vers le soleil levant ; elle tenait à la main la primevère, nommée clef de saint Pierre. Il ne paraissait point qu’elle eut remarqué la présence de grand’mère. « Où est donc allé la pauvre créature, dit-elle à Barounka, d’un ton de compassion.

« Et où a-t-elle donc trouvé déjà cette primevère ? »

« Probablement sur la cime de la montagne ; car elle y connaît chaque sentier. »

« Je veux lui demander de me la-donner, » dit la fillette en montant rapidement à la côte. Victoire fut alors comme tirée de ses pensées et elle se retourna vivement pour s’esquiver. Mais entendant Barounka lui crier : « Je t’en prie, Victoire, donne moi cette petite fleur » ; elle s’arrêta aussitôt et tendit la primevère à Barounka, en tenant les yeux abaissés vers la terre. Puis, se dérobant par un mouvement brusque, elle vola, comme une flèche, le long de la côte. Barounka descendit vers grand’mère.

« Il y a bien longtemps, qu’elle est venue chercher à manger, » dit grand’mère.

« Elle a été chez nous hier, » dit Barounca, pendant que vous étiez à l’église ; maman lui a donné une miche de pain et de petits gâteaux de Judas.

« En été elle se portera mieux, la pauvrette. Mais on croirait qu’elle est privée du sentiment : elle va pieds nus tout l’hiver, et ne porte qu’un vêtement fort léger ; çe sont des traces sanglantes qu’elle laisse toujours dans la neige où elle passe, comme si elle n’en ressentait nulle douleur.

La femme du chasseur se serait fait un plaisir de lui donner tous les jours de quoi manger chaud et tout son content, mais elle n’accepte rien qu’un morceau de gâteau ou du pain ! Ah ! malheureuse créature ! »

« Elle n’a peut-être pas froid dans sa petite caverne, grand’mère ; autre elle irait ailleurs ; et néanmoins, nous l’avons priée tant de fois de demeurer chez nous. »

« Le chasseur a dit qu’il fait chaud dans ces retraites souterraines ; et parce que Victoire n’entre jamais dans une chambre bien chauffée, elle ne sent pas tant le froid. C’est le bon Dieu qui arrange tout cela : il envoie des anges gardiens aux petits enfants pour les préserver de tout mal ; et Victoire est aussi une pauvre enfant, » dit grand’mêre, en rentrant à la maison.

Les autres fois, on entendait sonner l’angelus à midi et le soir, sur la montagne de Zernov, à petite tour qui surmonte la chapelle ; mais ce jour-là, Jean et Guillaume coururent par le verger, en faisant un tel bruit avec leurs crécelles que les moineaux sur le toit s’envolèrent d’effroi.

Dans l’après-midi, grand’mère se rendit à la ville avec les enfants visiter le saint sépulcre, elles s’étaient arrêtées un instant au moulin, la meunière et Marie devant venir avec eux. La meûnière faisait toujours entrer grand’mère dans une grande pièce renfermant des provisions à œufs peints et destinés à ceux qui viendraient lui chanter un cantique de Pâques ; puis, toute une longue rangée de flans de Pâques et un gras agneau pascal. Elle offrait toujours aux enfants des gâteaux mollets ; mais jamais ce jour-là à grand’mère, qu’elle savait jeûner et même ne rien porter à sa bouche, depuis l’heure où elle avait pu dîner, le jeudi saint, jusqu’au souper qui suit la cérémonie de la Réssurection, vers le soir du Samedi saint. Elle jeûnait bien aussi elle-même le grand Vendredi ; mais elle ne saurait, disait-elle, observer un jeûne aussi sévère que celui de grand’mère. « Mais chacun selon sa conscience, ma chère, lui disait grand’mère ; pour moi je crois que jeûner pour jeûner, on le doit faire comme il faut. » Puis ! examinant tous ces préparatifs dont elle faisait l’éloge elle ajoutait : « Pour nous, c’est demain que nous mettons au four, que nous préparons tout, le jour d’aujourd’hui doit être consacré aux prières. Et telle était la coutume dans la famille Proschek, car un mot de grand’mère y faisait loi.

Une activité comparable à celle qui se déploie en tout temps sur le pont de Prague s’exerçait le Samedi saint à la Vieille-Blanchisserie et déjà de grand matin ; à la chambre commune, à la cuisine, à la chambre du four, on ne voyait qu’ouvrières affairées, qui n’avaient toutes qu’une réponse à donner aux petits enfants qui voulaient encore les surcharger de leurs petites affaires ; cette réponse, toujours la même était qu’elles ne savaient pas déjà plus où donner de la tête ; et Barounka même avait tant de choses à faire que l’une lui en faisait oublier une autre. Mais, sur le soir, quand tout fut bien en ordre dans la maison, grand’mère se rendit avec Barounka et sa fille à la cérémonie de la Ressurection.

Lors donc que dans l’église brillamment illuminée, et toute remplie de pieux fidèles, sortit de toutes les bouches ce chant solennel : « Voici le moment où ressuscite notre cher Rédempteur : Alléluia ! » un sentiment puissant s’empara de la jeune fille ; sa poitrine se gonfla, elle eut été plus à l’aise au dehors, dans le vaste champ de nature, où elle aurait pu s’abandonner sans contrainte à l’immense allégresse qui résonnait tout haut dans son âme. Toute cette soirée, elle ressentit une joie qui ne lui était rien moins qu’ordinaire ; aussi lorsque grand’mère lui souhaita la bonne nuit, » elle se jeta à son cou et se mit à pleurer.

« Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi pleures-tu, » lui demanda grand’mère.

« Je n’ai rien, grand’mère : je sens une telle joie dans mon cœur, que je ne puis m’empêcher d’en pleurer. Et la vieillotte se baissant, déposa un baiser sur le front de sa petite-fille, elle lui caressa les cheveux sans mot dire. Ah ! elle connaissait bien sa Barounka ! —

Le jour même de la grande fête, elle emportait à l’église pour les faire bénir un gâteau, du vin et des œufs. Quand elle eut apporté à la maison les deux mets bénits, chaque personne de la maison en reçut un morceau avec un peu du vin bénit. Elle donna aussi à la volaille et au bétail quelque partie de l’un et de l’autre, comme elle leur avait fait à la fête de Noël ; et toujours dans la-croyance qu’ils n’en seraient que plus attachés au logis, et qu’ils n’en donneraient à la maison que de plus beaux produits.

Mais le lundi de Pâques était pour les personnes du beau-sexe, un jour bien triste, celui-là les jeunes gens étaient dans l’usage de les chlaquer, tout en circulant de maison en maison pour chanter le cantique. Et à peine était-on levé dans la famille Proschek qu’on entendait déjà des voix chanter derrière la porte : « Je suis petit et pauvre, je vous souhaite » etc., et au même instant, quelqu’un frappait à la porte. Ce fut Betca qui alla ouvrir ; mais ne le fit qu’avec précaution — peut-être étaient-ce aussi les jeunes gens, car il était sûr que tous ceux qu’on connaissait aucun ne manquerait pas de venir avec son fouet. Monsieur le meûnier se montra le plus matinal de tous. Il fit d’abord le bon apôtre, souhaita « les fêtes heureuses et joyeuses, » mais tirant de dessous son habit une baguette de saule, il se mit, de son air le plus moqueur à schlaguer les épaules des femmes. Toutes en eurent leur part, même la maîtresse de la maison et jusqu’à Adèle ; il en donna aussi un coup à grand’mère, pour que les puces ne la pignassent point, ajouta-t-il en riant. Et comme s’il était de ceux qui venaient chanter le cantique de la fête de Pâques, monsieur le meûnier reçut aussi un œuf et une pomme. « Et comment avez-vous chanté vous autres ? » demanda le meûnier aux garçons.

Oui, en voilà de jolis garçons, dit Barounka d’un air quelque peu mécontent ! On ne peut pas les arracher du lit tous les autres jours ; et voilà qu’aujourd’hui, à peine étais-je levée, qu’ils étaient déjà dans la chambre pour me schlaguer, et là dessus le meûnier de rire et les garçons de se moquer aussi.

Monsieur le chasseur descendit pour remplir le même office ; aussi bien Mila et Thomas ; bref, on n’était pas en repos de toute la journée ; car dès que les filles apercevaient les garçons, elles cachèrent bien vite leurs épaules nues sous leurs tabliers.