Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 194-212).
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x.


Cinq pélerines sont en train de monter la colline de Zernov ; c’est grand’mère, madame la meunière, Christine, Marie et Barounca. Les deux premières ont des fichus blancs sur leur têtes, et ramenés un peu au devant de leur visage, pour les préserver du soleil, les jeunes filles sont coiffées des chapeaux ronds. Elles ont retroussé leurs robes comme Christine et les femmes plus âgées. Sur les dos elles portèrent des petites valises, renfermant des provisions.

Il me semble que j’entends chanter, » dit Christine quand elles furent parvenues en haut de la montagne.

« Et il me le semble aussi, » dit chacune des filles. « Venez vite grand’mère, pour qu’ils ne s’en aillent pas sans nous, » ajoutèrent-elles en pressant grand’mère d’aller plus vite et elles voulaient se mettre à courir.

« Mais réfléchissez y donc : le guide compte sur nous ; donc il ne partira pas, » dit grand’mère en les retenant ; et tranquillisées par cette parole, les filles attendirent les dernières, et ralentirent leur marche.

Un berger paissait des moutons sur la montagne ; il les salua de loin.

« Ne serons nous pas mouillées ? dis, Joza, fit la meunière.

« N’ayez pas d’inquiétude : le temps d’aujourd’hui se soutiendra jusqu’après demain. Souvenez vous de moi dans vos prières. Je vous souhaite un heureux voyage.

« Merci, nous ne vous oublierons pas. »

« Eh ! grand’mère demanda Barounca, comment Joza peut-il donc savoir quand il pleuvra, et quand il fera beau ? » — « Quant il doit pleuvoir, répondit-elle, les vermisseaux sortent de terre ; les noirs petits scorpions ou salamandres quittent leurs trous ; mais les lézards et l’araignée se cachent, et les hirondelles rasent la terre de leur vol. Les bergers au dehors tous les jours que Dieu fait, et comme ils sont souvent de loisir, ils observent les allées et venues de ces petits animaux. Mon meilleur baromètre ce sont les montagnes et le firmament. C’est d’après la clarté des unes et d’après la couleur de l’autre que je reconnais quand nous aurons le beau ou le mauvais temps ; quand, du vent, de la grêle et la neige.

Une multitude de pèlerins hommes, femmes et enfants se tenaient debout auprès de la chapelle de Zernov ; plus d’une mère portaient leurs petits enfants encore au maillot pour les vouer à la sainte Vierge et demander par Elle le recouvrement de la santé ou la sûreté de leur bonheur à venir.

Le guide Martinetz se tient sur le seuil de la chapelle ; par sa haute stature il domine tous les autres pèlerins, en sorte qu’il suffit d’un coup d’œil pour faire la revue du groupe qui s’est confié à sa conduite.

C’est pourquoi en voyant arriver grand’mère avec sa compagnie, il dit : Maintenant nous sommes tous réunis, nous pouvons nous mettre en route. Les pèlerins s’agenouillèrent devant la chapelle pour réciter des prières ; et les villageois répandus sur la place prièrent avec eux. Puis, ils s’aspergèrent d’eau bénite ; un des garçons prit une haute croix de procession, à laquelle la fiancée de Thomas avait suspendu une couronne, et Christine un ruban rouge. Les hommes avec le guide se rangèrent autour de la croix, pendant que derrière eux, les femmes se joignaient deux à deux et par rang d’âge. Mais ils ne s’ébranlèrent pas encore tout de suite. Les ménagères avaient bien encore quelque chose à régler, et les chefs de famille recommandaient à leurs domestiques de prendre garde au feu et au bétail. Puis c’étaient des enfants qui disaient : « Apportez nous un souvenir du pèlerinage. C’étaient les plus vieilles grand’mères qui demandaient qu’on récitât à leur intention un rosaire. Mais voilà que la voix sonore de Martinetz a retenti tout à coup : il a entonné le cantique : « Salut à toi, Fille de Dieu le Père, et les pèlerins en chœur se mirent à chanter, le garçon souleva par la hampe la croix ornée de sa couronne et la troupe s’avança derrière lui sur le chemin de Svatonovitz. À chaque croix, à chaque petite chapelle placée au bord du chemin, on faisait une petite station pendant laquelle on récitait le « Notre Père » et le « Je crois en Dieu ! » On répétait encore les prières devant chaque arbre sur lequel une intention pieuse avait fait suspendre une image de la Vierge Marie, et, devant chaque croix encore, érigée pour consacrer le souvenir de quelque malheur anciennement arrivé dans ce lieu — là même.

Barounca et Marie prêtaient une oreille attentive aux intonations de Martinetz et chantaient d’accord avec les autres. Mais quand on fut arrivé par derrière la Montagne-Rouge, Barounca s’en vint demander à grand’mère, où était Turyn le village d’où était la petite fille muette.

Mais pour le coup grand’mère se fâcha, et lui répondit : « Quand tu vas en pèlerinage, c’est vers Dieu et non pas vers des objets étrangers que tu dois diriger tes pensées. Aussi, chantez, ou bien priez en silence. »

Les filles se remirent à chanter ; mais un moment après, on entra dans la forêt, où on voyait ça et là des fraises, qui mûrissaient dans l’herbe ; leurs chapeaux se dérangèrent puis leurs jupons coulaient ; enfin elles avaient toujours quelque chose à remettre en ordre ; puis elles finirent par se souvenir qu’elles portaient des gâteaux dans leurs petites gibecières, d’où elles tirèrent des morceaux l’un après l’autre. Grand’mère et son amie la meunière ne les remarquaient pas, tant elles étaient absorbées dans leurs dévotions — mais Christine qui allait de pair avec Anne, se retourna plus d’une fois vers elles et les tança. « Le pèlerinage que vous faites vous est vraiment d’une grande utilité, vous en recueillerez beaucoup de mérites, et c’est la vérité leur dit-elle en souriant !

Sur le soir les pèlerins approchaient déjà de Svatonovitz, but du pèlerinage, alors ils firent halte en avant de la petite ville, les femmes se chaussèrent et mirent leurs robes un peu mieux en ordre, avant de faire leur entrée en ville. Le premier soin fut d’aller à la fontaine placée en contre-bas de l’église ; elle s’échappe de sept sources qui coulent au dessous de l’arbre sur lequel était suspendu l’image de St. Marie. C’est à cette fontaine que les pèlerins s’agenouillent d’abord et récitent des prières ; puis chacun boit de l’eau de la fontaine et s’en frotte trois fois les yeux et les joues. Cette odadepure et fraîche est de l’eau miraculeuse, à la vertu de laquelle des milliers de personnes sont redevables de la santé.

De la fontaine les pèlerins montèrent à l’église, resplendissante de lumières et où retentissaient les accents de mélodies différentes ; car c’était de divers côtés qu’arrivaient ces processions de pèlerins, dont chacune chantait un cantique différent de celui des autres.

« Ah, grand’mère que c’est beau ici ! » dit Barounca à voix basse.

« Comment en ferait-il autrement ? Agenouille toi et fais des prières ! » lui répondit la grand’maman.

La petite fille se met à genoux auprès d’elle, la voit incliner la tête jusque sur le pavé de l’église, adresser ses plus ferventes prières à la très sainte Mère de Dieu, dont l’image, brille sur l’autel, illuminé d’une multitude de cierges ; orné de bouquets de fleurs et de couronnes, apportées pour la plupart, par des fiancées ou d’autres jeunes filles, pour que Sainte Marie leur obtienne de rester heureuses et pures en amour ; garni d’étoffes précieuses ; chargé d’ornements en ex-voto, et apportés par ceux qui venus pour demander la guérison l’on recouvrée devant la sainte image.

La cérémonie du soir terminée, le guide passa chez le sacristain en vue de dispositions à prendre chez celui-là, puis il mena ses brebis chercher leur gîte. Il n’eut pas la peine de le leur procurer ; de même que les hirondelles, quand elles reviennent au printemps, se reinstallent dans leurs vieux nids, de même nos pèlerins retrouvent d’une année à la suivante une hospitalité, qui n’est assurément pas riche, mais qui offre avec un air affable le pain, le sel, et un couchage propre. La meunière et grand’mère passèrent ordinairement la nuit chez l’administrateur de la houillère ; c’étaient de vieilles gens oh, comme s’exprimait grand’mère, « ils étaient encore du vieux monde, » et c’est pourquoi elle se sentait à l’aise chez eux, comme chez elle. Quand la femme de l’administrateur apprenait que les pèlerins de Zernov étaient arrivés, elle les attendait ordinairement devant le seuil de sa porte, afin de les recevoir elle même. Avant de se coucher, cette bonne ménagère montrait tous ses trésors à la meûnière, elle avait amassé comme une montagne de toile, du canevas et de filure. Elle avait filé presque tout elle même et chaque année il y en avait toujours davantage.

« Pour qui préparez-vous tout cela madame, puisque vous avez déjà marié votre fille ? » dit la meunière avec étonnement.

« Mais j’ai trois petites-filles ; — et vous savez : la toile et la filure forment le fond d’un bon trousseau.

Et il était tout naturel que les femmes lui donnassent raison. Mais quand l’administrateur se trouvait alors présent, il disait toujours : « Allons, ma petite mère ! étalez bien votre marchandise ! faut-il que je la fasse annoncer au marché à son de caisse ? »

« Ah ! mon cher, c’est comme du métal battu ; ça ne s’en ira pas d’ici cinquante ains. »[1]

La femme de ladministrateur regrettait bien qu’elle ne pouvait offrir autre chose à grand’mère que du pain ; car dans ses pélerinages, elle ne vivait que de pain et d’eau. Un vœu pareil était chose sacrée, et personne n’y pouvait rien objecter. La femme du meûnier passait la nuit, de préférence aussi dans la famille de l’administrateur, et quand elle allait se coucher sur les oreillers moëlleux, elle répétait avec délice son mot ordinaire : mon cher et blanc petit lit, c’est comme si on enfonçait dans de la neige.

Christine et Anne logeaient chez une veuve qui était propriétaire d’une petite maison ; elles couchèrent au grenier dans le foin, la maîtresse du logis leur y avait préparé le lit. Elles eussent dormi tout aussi bien sur des pierres. Mais pour cette nuit là, elles ne demeurèrent point au grenier, mais elles en descendirent par l’échelle dans le verger attenant.

« Ne fait-il pas mille fois meilleur ici que là haut dit Christine ? Le jardin nous sert de chambre : les étoiles sont nos chandelles, et l’herbe verte est notre couverture ; et elle s’enveloppait d’un jupon en se couchant sous un arbre. Oui, nous allons y pouvoir dormir ma chère fille, » lui répondit Anne, en s’étendant à côté d’elle. « Mais écoute donc la vieille Fouscova comme elle ronfle, autant le bruit que font des pierres en roulant, dit elle par manière de plaisanterie.

« Oui, c’est très délicieux d’être couché auprès d’elle. Mais qu’en penses-tu Francine ? Viendront-ils demain ? » demanda Christine en se tournant vers sa compagne.

« Il serait bien étrange qu’ils n’arrivassent pas. Oui certainement, ils viendront accouru comme au galop ; et Mila, lui aussi viendra, ma foi, car il t’aime bien. »

« Qui le sait s’il m’aime ? Il n’a pas encore été question de cela entre nous. »

« Et à quoi bon en parler, quand on le reconnaît d’ailleurs ; je ne sais même pas si Thomas m’a jamais dit qu’il m’aimait ; ce qui n’empêche pas que nous ne nous aimions beaucoup, et que nous ne soyons sur le point de nous marier. »

« Et quelle est l’époque déjà fixée pour votre noce ? »

« Mon père veut nous céder tout son train et se retirer dans uue petite maison. Quand elle sera finie, aura lieu notre mariage ; ce sera bien vers la fête de Sainte Catherine. Ce serait bien beau pour nous, » si nous avions nos deux noces le même jour. Tu en parles bien à ton aise, et comme si on avait déjà la main dans la manche. Mais tout cela est encore bien loin derrière les montagnes. »

« Ce qui n’est pas, peut-être. Les Milas seront heureux de voir Jacques Mila t’épouser, ton père y gagnera un gendre bien adroit. Personne ne peut mieux que lui conduire votre maison, ni te mieux convenir à toi même. Jacques Mila est le plus joli garçon de tout le village, et Lucie, la fille du maire, sera je pense, bien contristée, s’il ne veut pas d’elle. Tu le vois bien ! c’en est cela, une grosse pierre dans notre chemin, » dit Christine avec un soupir.

« Il y a là, ma fille, plus qu’une grosse pierre ; car Lucine, tu le penses bien est un parti qui ne doit pas peser peu. Elle est assez avantagée de sa personne, et son père lui jetera encore sur la balance un bon petit sac d’écus. »

« Tant pis. Aussi je ne m’en casse pas tête ; parce que son père est maire, il n’est pourtant pas le bon Dieu. »

« Mais si tout s’écroule sur lui et qu’il ne soit pas accepté au service au château, il serait bien obligé d’être soldat. »

« Ne pense pas à des choses pareilles, quand monsieur l’administrateur voit les choses en noir, on trouve bien moyen de lui boucher les yeux. Oui, mais c’est là une chose qui pour se faire quelque fois ne réussit cependant pas toujours. Cependant j’ai rêvé la nuit de la saint Jean que Mila était venu me voir et que nous allions nous marier ; mais un rêve n’est qu’un rêve, et grand’mère dit toujours qu’il ne nous est pas permis d’ajouter foi aux superstitions, ni de vouloir que le bon Dieu nous dise comment il en usera avec nous dans l’avenir.

« Mais grand’mère n’est pourtant pas l’évangile. »

« Je crois à grand’mère comme à la Sainte Écriture ; ses conseils partent d’un jugement droit et tout le monde dit que c’est une femme parfaite ; tout ce qu’elle pourrait dire est la vérité sacro-sainte.

« Je parierais bien mon petit doigt que quand elle était jeune, elle croyait à ce que nous croyons. Les vieilles gens sont tous les mêmes ; notre mère en est toujours à gémir de ce que les jeunes gens ne pensent qu’au plaisir, à la danse, aux réjouissances ; mais que pour de la raison, ils n’en montrent pas un brin. Elle répète sans cesse que ce n’était pas comme cela dans ses jeunes années ; et moi, je sais de bonne source que notre bisaïeule, en fait de sagesse, n’était pas en avance sur nous de l’épaisseur d’un cheveu ; et nous mêmes, quand nous serons, à notre tour, devenues grand’mère, nous redirons les mêmes chansons. Allons ! dormons maintenant après nous être encore recommandées à la Mère de Dieu, dit Anna, et elle se recoquilla dans sa jupe ; et un moment après, quand Christine la regarda au visage, elle était déjà dans les limbes.

Dans le nombre des femmes qui couchaient sur le grenier à foin, il s’en trouvait une qui cherchait mais inutilement à apaiser son enfant qui criait. Est-ce toutes les nuits, la mère, que votre enfant vous cause cet agrément, dit une autre en se réveillant.

« Oui, toutes les nuits depuis quinze jours. Je lui ai donné en décoction, tout ce qui m’a été conseillé ; têtes de pavots, chèvre feuille ; rien n’y a fait. La femme du maréchal a recommandé de lui appliquer les achors. J’ai pris la résolution de le vouer à l’autel de la Sainte Vierge, soit qu’il guérisse, soit que le bon Dieu le prenne vers lui.

Portez le demain à la source ; faites couler l’eau trois fois sur lui ; voilà, dit l’autre mère ce qui a guéri mon enfant à moi. Elle dit, et se retournant de l’autre côté, elle reprit son sommeil.

Quand le lendemain matin les pèlerins se trouvèrent rassemblés devant l’église ils se prirent les mains en disant. Pardonnons-nous les uns aux autres ! » — car ils allèrent à la Sainte Table.

Et ce fut alors que Christine et Anna entendirent deux voix bien connues d’elles leur dire : « Et qu’il nous soit pardonné, à nous aussi ! Et c’est sans confession que nous vous donnons l’absolution répondit Annette en tendant la main à Thomas, en même temps que Christine présentait en rougissant la sienne à Mila. Ces jeunes se mirent sous la conduite de Martinetz, et entrèrent à l’église avec les autres.

En sortant de l’église, ils se rendirent tous aux bains. C’est là aussi que les femmes âgées et les hommes se firent ventouser selon la coutume. Et c’était aussi un des sujets du voyage. Après le bain, on acheta des souvenir du pèlerinage : madame la meûnière prit des rouleaux entiers d’images, des chapelets, des statuettes et divers objets à donner en cadeaux. « Nous avons beaucoup de domestiques disait-elle à grand’mère ; puis ce sont les chalands qui viennent et qui attendent que je leur donne à chacun un souvenir du pèlerinage. »

Près de grand’mère se tenait une autre grand’maman, la vieille Fouscova ; elle aurait tant aimé acheter un chapelet, en bois de pistachier ; mais quand le marchand lui eut dit, qu’il valait vingt kreutzers, elle le reposa tristement sur l’étalage en disant qu’il était cher. « Cher ? — vous dites qu’il est cher ?! » dit le marchand avec humeur. Alors vous êtes une particulière qui, de sa vie, n’a eu en main un chapelet en bois de pistachier. Achetez-nous en un de pain d’épice ! »

« Allons ! mon maître, il est possible que ce ne soit pas cher pour un autre, mais ça l’est pour moi qui n’ai plus en bourse qu’un demi florin. »

« En ce cas, vous ne pouvez pas vous acheter un rosaire en bois de pistachier, » lui dit le marchand.

Grand’maman Fouscova s’en alla, mais grand’mère la suivit en lui disant qu’elle devait aller avec elle auprès d’un autre marchand, qui offre tout à bien meilleur marché. Et grand’mère de manière, que la vieille Fouscova avait acquis pour son demi-florin non seulement un joli rosaire de pistachier, mais des images de saints et d’autres menus objets.

Mais quand elle se furent éloignées de cette boutique, Barounca dit : N’est-ce pas grand’mère, que vous avez payé à ce marchand ce qui manquait encore : j’ai bien vu que vous lui faisiez des signes, pour que Fouscova ne s’aperçut de rien.

« Si tu l’as vu, c’est bien tu l’as vu ! mais n’en parles pas plus loin à personne ; la main gauche ne doit jamais savoir, ce que donne la main droite, » répondit grand’mère.

Christine s’acheta une bague d’argent, sur laquelle étaient deux cœurs enflammés. Mila ne tarda pas à s’en acheter une, sur laquelle étaient deux mains entrelacées. Les pèlerins firent toucher tous ces cadeaux, et tout le monde conservait comme reliques, rosaires, bagues, images pieuses, ou livre de prières.

Après avoir réglé toutes les affaires, les pèlerins firent leurs remerciments à leurs hôtés ou à leurs hôtesses allèrent prier un moment encore à la fontaine miraculeuse, et reprirent le chemin du pays. On se reposa dans la forêt de Rtís, non loin des neuf croix, et près d’une fontaine. Comme ils étaient altérés, ils s’avancèrent vers la fontaine, et comme ils virent Christine offrir à boire à Mila dans les paumes de ses mains, ils lui demandèrent de les faire boire aussi de cette manière, ce qu’elle fit avec joie. Ensuite les anciens s’assirent sur l’herbe, et ce disant ce qu’ils avaient acheté, et combien cela leur avait coûté ; ou bien encore ils parlaient des autres processions de pèlerins, arrivés en même temps que la leur. Les jeunes se répandirent dans le bois, afin de cueillir des fleurs pour en faire des couronnes, tandis que les garçons arrangeaient le tertre et les croix qui le surmontaient.

« Dites moi, Annette, pourquoi ces neuf croix qui sont ici, » demanda Barounca, tout en disposant des fleurs dont Annette devait tresser une couronne.

« Écoutez, je vais vous le dire. Non loin d’ici est un vieux château en ruines, qu’on nomme Vizmbourg. Il y a bien longtemps déjà qu’il y vivait un page, du nom Herman. Il aimait une jeune fille, qui demeurait dans les alentours d’un village, situé non loin d’ici. Un autre jeune homme aimait aussi cette fille, qui lui préféra Herman et lui engagea sa parole. Les noces allaient avoir lieu. Dans la matinée du jour fixé pour le mariage, la mère d’Herman entra dans la chambre de son fils, en lui apportant des pommes bien rouges et lui demande pourquoi il est si pensif ! il lui répondit qu’il n’en sait rien. La mère le suppliait de ne pas sortir elle a eu, dit elle, un songe affreux ; mais lui se leva, prend congé de sa mère, et monta sur son cheval blanc. Mais le cheval ne veut franchir le seuil de la porte avec lui. La mère redouble ses instances : « Mon fils, reste à la maison : c’est un mauvais signe : il t’arrivera un malheur. Mais il n’écoute point, donne de l’éperon au cheval et passe le pont. Le cheval se cabre, et se refuse à avancer. La mère le supplie une troisième fois de rester ; mais Herman sans s’inquiéter de cette remontrance chevauche du côté de la maison de sa fiancée. Et au moment où ils se rendaient au mariage, voilà que l’autre jeune homme qui avait aussi recherché la fille, se présente avec des camarades pour lui barrer le chemin à cette place-ci même où nous sommes. Le combat commence entre les deux rivaux, et c’est Herman qui est tué. À cette vue, sa fiancée se plonge un couteau dans le sein.

Mais les invités de la noce tuèrent le rival, et il en arriva la mort de neuf personnes tuées. On leur a donné à toutes une sépulture commune, et en souvenir de l’évènement, on y a érigé neuf croix. C’est depuis ce temps qu’on arrange toujours ces croix, et quand en été nous passons quelque fois par ici, nous déposons souvent une couronne, en disant un Pater noster pour le repos de leurs âmes. Tel fut le récit d’Annette.

La vieille Fouscova qui tout en ramassant des champignons aux alentours avait écouté la narration, dit en hochant la tête : « Ce n’est pas comme cela, Annette. C’est au château de Litoboritz, et non à celui à Vizmbourg que Herman était page ; puis, la fiancée était de Svatonovitz. Et il a été tué avant d’arriver chez sa fiancée, avec son garçon d’honneur et avec l’entremetteur autorisé de ses fiançailles. La fiancée l’attendait ; mais ce fut en vain. On se mettait à table quand on entendit une sonnerie de deuil. La fiancée demanda par trois fois à sa mère, pour qui on sonnait la cloche funèbre ; et la mère qui ne voulait, qu’esquiver la question répondait tantôt que c’était pour celui-ci ; tantôt, que c’était pour celui-là, et jusqu’à ce qu’elle eut introduit la fiancée dans la sombre chambre, où Herman était étendu mort. Et quand sa fiancée l’eut vu, elle se perça le cœur. Ils les ont ensevelis tous ici… Voilà comme je l’ai entendu raconter, » dit Fouscova en finissant son récit.

« Qui peut juger laquelle de nous deux a raison, quand il y a déjà si longtemps écoulé depuis l’événement.

Finalement quelle que soit la manière dont il se soit passé, le malheur est déjà assez grand. Mieux eut valu qu’ils eussent pu se marier, et vivre heureusement.

Mais alors, dit Thomas, personne n’aurait rien su d’eux ; ils ne seraient pas les objets de notre souvenir, et nous ne mettrions pas des couronnes sur leur tombe. Et ce disant, il réparait une des croix de sapin qui se trouvait endommagée.

C’est égal, dit Annette, je ne voudrais pourtant pas avoir le malheur de cette fiancée.

« Ni moi non plus, dit Christine, en venant de l’arbre derrière lequel elle avait fini de tresser des couronnes.

« Je ne voudrais pas non plus être assasiné le jour de mon mariage, » dit Mila ; « mais Herman a été pourtant plus heureux que son rival qui a dû bien souffrir de voir celle qu’il aimait tant appartenir à un autre. C’est pour celui-là qu’il faut faire de plus ferventes prières, car il est mort dans le mal et dans le malheur ; Herman au contraire est mort dans le bonheur et dans la grâce de Dieu.

Les filles suspendirent les couronnes aux croix, répandirent sur la tombe déjà couverte de mousse ce qui leur restait de fleurs, prièrent encore un instant et rejoignirent les autres pèlerins. Un moment après le guide reprenait son bâton, un garçon levait la croix, et ce fut au chant de leurs cantiques qu’ils poursuivirent le chemin du retour. C’était à la croisée des chemins, et non loin de Žernov que les gens de leurs maisons respectives les attendaient. Aussitôt qu’ils eurent entendu chanter, et vu le ruban rouge de la croix flotter au vent, les enfants sans donner le temps à la procession d’arriver, s’élancèrent au devant de leurs mères qui s’y trouvaient. Ils n’attendirent pas d’être au village pour souffler dans leurs nouvelles trompettes, faire résonner leurs petits fifres, chevaucher sur les dadas en bois, en même temps que les petites filles avaient déjà au bras, qui une poupée ; qui, un panier ; qui, une feuille d’images, avec de grands cœurs en pain d’épices, ou faits de massepain.

Après avoir récite les prières à la petite chapelle les pèlerins remercièrent leur guide : le garçon qui portait la croix la remit en place dans la chapelle ; et après qu’il eut porté à l’autel la couronne avec le ruban, ils se séparèrent pour rentrer chacun chez soi.

Lorsqu’en disant adieu Christine tendit la main à Annette, celle-ci vit la bague d’argent qui brillait au doigt de son amie, elle lui dit avec un sourire : ce n’est pas là celle que tu as achetée ? »

Christine devint un peu rouge, mais avant qu’elle eut eu le temps de répondre, Mila disait à Annette à demi-voix : « Elle m’a a donné le cœur, et je lui ai donné la main.

Joli échange ! Et je vous souhaite bien du bonheur ! » leur dit Annette.

C’était sous les tilleuils, auprès du moulin et au pied de la statue de saint Jean Népomucène que la famille Proschek et le meunier s’étaient assis en attendant les pèlerins qu’ils cherchaient, de temps en temps, du regard’vers la montagne de Zernov.

Quand le soleil eut envoyé ses derniers rayons dorer la cime de la montagne, et avec elle les couronnes, le tronc des frênes élégants qui la paraient ils virent descendre, à travers la verdure, et sous l’ombre des buissons les formes chatoyantes, des fichus blancs et des chapeaux de paille. Les voilà ! s’écrièrent les enfants, dont les regards n’avaient pas quitté la côte, et tous les trois de s’élancer vers ce petit pont qui, par dessus la rivière menait droit à la côte.

M. et Mme Proschek, et M. le meûnier qui faisait tourner sa tabatière entre ses doigts et clignait alors les yeux, suivirent les enfants à la rencontre de grand’mère et de la meunière.

Les enfants l’embrassèrent et sautèrent auprès d’elle, comme s’ils ne l’avaient pas vue de toute l’année.

La petite vanterie de Barounka trouva que les jambes ne lui faisaient pas même un peu mal.

Grand’mère demanda aux enfants s’ils avaient au moins pensé à elle ; et la meunière, s’il y avait quelque chose de nouveau.

« Il y a qu’on a rasé un chauve ; c’en a été un coup ! ma chère femme, » répondit le meunier en faisant une mine bien sérieuse.

Ce n’est pas de vous qu’on saura jamais la vérité, répondit la femme du meunier en souriant, et elle lui donna sur la main une petite tape.

« Quand vous êtes à la maison, il vous taquine et quand vous êtes partie, il conserve son air renfrogné et ne tient en place nulle part, » dit madame Proschek.

« C’est toujours comme ça, ma chère commère ; nos hommes ne savent nous apprécier, que lorsque nous leur manquons. On parla de bien des choses, mais sans dire le tout de rien.

Le pèlerinage de Svatonovitz était pour les habitants de la petite vallée, sinon un évènement rare, du moins un fait assez notable pour qu’on put en causer pendant quinze bons jours. Si quelqu’un du voisinage faisait le petit voyage de Vamberitz, on en parlait trois mois avant, et trois mois après.

Quant au pèlerinage de Mariazell, il fournissait de quoi causer d’une année à l’autre.


  1. Le texte bohême signifie ici sur le mot t r h marché, aussi une felure ou un déchirement.