Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 173-194).
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ix.


De la petite chambre de grand’mère on dirait d’un jardin ; ce ne sont de tous les côtés que roses, réséda, fruits du sorbier, fleurs de différentes espèces avec des brassées de feuilles de chêne. Barounca et Marie en font des bouquets ; et Cécile tresse une grande couronne. Près du poêle et sur le banc est assise Adèle avec les garçons qui recitent leurs compliments ; car on est à la veille de la saint Jean-Baptiste, fête de monsieur Proschek, et c’est un grand jour dans la famille. C’est aussi pour ce jour là que monsieur Proschek a invité ses meilleurs amis à dîner, selon sa coutume. Et c’est aussi pour cela qu’il y a tant de remue-ménage dans sa maison. Ursule a lavé et épousseté partout, pour qu’il n’y ait trace de grain de poussière nulle part ; Betca a échaudé de la volaille ; car c’est partout qu’on a besoin d’elle. Barounca conjure grand’mère d’envoyer Jean au dehors : il ne veut pas les laisser en repos ; et quand il est dehors, il se trouve que Betca et Ursule se plaignent de lui a leur tour. Guillaume demanda à grand’mère de vouloir bien le faire réciter. Adèle la tira par la jupe pour avoir un gâteau, et, dans la petite cour les poules gloussèrent en signe qu’elles voulaient remonter au juchoir.

« Ah Dieu, mon Roi ! Je ne peux pourtant pas être au service de tout le monde à la fois ! » disait d’un ton de plainte la pauvre grand’mère.

Mais Ursule s’écria tout à coup : « Monsieur entre dans la maison ! » On se hâte de serrer bien vite tous les apprêts, pendant que madame Proschek remet tout le reste en ordre pour que son mari ne s’aperçoive pas du ce que doit rester encore un secret pour lui, et grand’mère recommanda aux enfants, de bien faire attention à ne pas le rompre.

Le père entre dans la cour ; les enfants vont à sa rencontre ; mais quand il leur souhaite le bon soir et qu’il demande des nouvelles de leur mère, ils hésitent et ne savent quoi répondre pour ne point violer le secret. Mais Adèle, l’enfant gâtée de son père, va à lui, et quand il l’a prise sur ses bras, elle lui dit en chuchotant : « Maman fait des gâteaux avec grand’mère, car c’est demain la fête. »

« Attends, attends, » dirent en l’interrompant, les garçons ; « tu seras grondée pour l’avoir dit ! » et ils coururent en porter plainte à leur mère.

Adèle était rouge de confusion tout en restant assise sur le bras de son père ; et elle finit par pleurer.

« Ne pleure pas, ma chère petite, » dit le père ; « en l’apaisaisant ; mais je savais que c’est demain ma fête et que maman fait des gâteaux. »

Adèle essuya ses larmes avec la manche de sa robe, mais ce fut avec crainte qu’elle vit arriver sa mère que les garçons amenaient. Mais tout s’arrangea, et les garçons apprirent avec étonnement, qu’Adèle n’avait rien trahi. Mais ce secret leur pèse tant à tout trois que le père qui l’entend et le sait fait semblant de n’en rien entendre, ni savoir. Au souper Barounca est obligée de faire sans cesse signe des yeux aux enfants et même de leur pousser des coups de coude, pour qu’ils le gardent jusqu’à la fin. Betca se moqua bien d’eux dans la suite de ce qu’elle appelait « leur caquet de vraies poules. »

Mais tout était fini et dressé, et on aspirait déjà le fumet fin des bons gâteaux. Les servantes venaient de se coucher et l’on n’entend plus que le discret va-et-vient des pantoufles de grand’mère à travers la maison ; elle enferme les chats ; arrose les étincelles du four ; et se souvenant qu’on a chauffé aussi au second fournier situé vers la côte, elle craint qu’une étincelle n’y soit restée ; elle ne s’en rapporte pas à sa propre circonspection ; car elle préfera y aller regarder encore.

Sultan et Tyrl sont couchés sur le petit pont. Leurs regards s’étonnent de voir arriver grand’mère ; mais elle les caresse à la tête et ils se mettent à aboyer autour d’elle en la flattant. « C’est ici, » leur dit elle, « que vous guettez les souris, vilains ondins. Oui, je vous le permets, pourvu que ne vous miniez pas le poulailler pour aller tuer mes canards, » leur dit elle tout en allant vers la côte. Les chiens suivent sa trace. Elle ouvre le four, fouille avec précaution la cendre avec le tire-braise et n’y voyant pas une étincelle, elle le ferme et retourne. Près du petit pont s’élève un grand chêne ; c’est parmi les branches pendantes que restent des volailles pendant les nuits d’été. Grand’mère lève la tête en entendant un soupir dans les rameaux ; puis un chuchotement et enfin des sons calmes. Et elle se disait : Oh ! c’est qu’ils rêvent de quelque chose, et elle continua son chemin. Mais qu’est-ce donc qui l’a de nouveau retenue près du petit jardin ? Serait-ce qu’elle écoute le chant délicieux de deux rossignols placés dans un buisson dans le jardin ? Ou serait-ce au contraire qu’elle prête l’oreille à la chanson de Victoire dont les accents retentissent tristement en venant de la digue ? Ou bien, grand’mère considère-t-elle, vers la côte, cette multitude de petits vers luisants, ces étoiles vivantes ? Des légers brouillards s’élèvent sur la côte. Ce ne sont pas de brouillards dira le monde, et grand’mère croit peut-être aussi que ce sont des nymphes de la forêt, couvertes de leurs voiles transparents, et elle considère peut-être à la clarté de la lune leur danse sauvage. Mais non, ce n’était ni une chose, ni l’autre. Grand’mère regardait du côté de la prairie qui menait au moulin. C’est là qu’une forme de femme enveloppée de blanc s’élança de l’auberge, traversa le ruisseau pour courir à la prairie. Elle s’arrête silencieuse pour écouter, comme fait la biche quand celle-ci sort de sa retraite du fond des bois pour aller paître dans une large clairière. Elle n’entend rien que les modulations prolongées du rossignol, que le sourd lointain tic-tac du moulin, que le bruissement de l’eau qui coule sous les aunes sombres. Elle enveloppe sa main droite d’un mouchoir blanc et se cueille de quoi faire un bouquet de neuf fleurs variées. Quand elle a fini, elle se baisse encore, se lave le visage avec la rosée fraîche ; puis sans regarder ni à droite, ni à gauche, s’empresse de rentrer à l’auberge. C’est là Christine, qui veut tresser la couronne de la saint Jean. Je pensais bien qu’elle aimait ce brave garçon, se disait grand’mère, les yeux encore arrêtés sur cette fille. Puis elle ne la vit plus ; mais elle restait encore à la même place, — car alors son âme aimante se délecta dans ses propres souvenirs. — Elle voyait devant elle aussi une prairie ; elle voyait le village de Pohor où elle était née ; et au dessus d’elle la lune et les étoiles ; oui, c’était bien cette même lune, ces mêmes étoiles, toujours belles, et aussi toujours jeunes — mais alors elle aussi était une jeune et fraîche fille à cette nuit là de la saint Jean, où elle cueillait les neuf fleurs pour en tresser la couronne décisive. Et comme si ce passé était redevenu le présent, grand’mère ressentait une crainte effective que quelqu’un ne se trouvât alors même sur son chemin et ne rompit le charme.

Elle se revoit dans sa chambrette ; elle aperçoit encore sur son lit ces oreillers à fleurs, sous lesquels elle mit la couronne. Elle se souvient de l’ardente prière qu’elle fit de toute son âme, pour que Dieu lui montrât en rêve celui qu’elle aimait le plus au monde. Sa confiance qu’elle avait dans la couronne de sa destinée ne l’a point trompée : car elle voyait en songe un jeune homme de haute stature au regard clair et droit celui qui pour elle n’a pas son pareil dans le monde. Grand’mère sourit encore au souvenir de cette curiosité enfantine, avec laquelle elle courut au jardin, avant le lever du soleil, pour jeter, en arrière et par dessus le pommier, la couronne qui avait encore à lui apprendre si ce serait bientôt ou longtemps après, qu’elle reverrait son Georges. Elle se rappelle encore, que le soleil levant la trouva pleurant et encore assise dans le jardin : oui pleurant de ce que la couronne en volant trop loin par dessus le pommier lui avait enlevé l’espoir de voir Georges bientôt. Grand’mère resta longtemps debout et absorbée dans sa contemplation. Involontairement elle joignit les mains, et son doux regard s’éleva plein de confiance vers le ciel des étoiles brillantes, et de sa bouche s’échappa, mais en silence cette question : « Quand nous, reverrons nous Georges ? »

Au même instant une brise légère caressa doucement les joues de la chère grand’mère, comme si l’esprit du défunt eut voulu les baiser. Elle frémit, fit le signe de la croix et deux larmes roulèrent jusque sur ses mains jointes.

Encore un moment, et elle rentrait sans bruit dans la maison.

Les enfants étaient à guetter par les fenêtres le retour de leurs parents qui étaient allés en voiture dans la ville et à l’église. Le père faisait dire une messe ce jour là, et grand’mère faisait réciter des prières pour tous ceux de sa famille qui avaient nom Jean-Baptiste, de quelque génération qu’ils fussent. Une belle couronne, des compliments, des cadeaux, — tout était préparé sur la table. Barounca les faisait encore réciter, l’un après l’autre. Mais l’impatience de l’attente leur faisait omettre un petit mot par-ci, un petit mot par-là, et c’était encore à recommencer.

Grand’mère avait encore de l’ouvrage à mains pleines. Aussi se contentait elle d’entrouvrir par moment la porte de la chambre, pour leur faire cette recommandation : « Soyez sages ; restez tranquilles, » et elle s’en allait, pour revenir encore.

Grand’mère allait entrer dans le petit jardin pour y cueillir du persil tout frais, lorsqu’elle vit Christine descendre la côte et tenant en main quelque chose d’enveloppé dans son mouchoir.

« Bon jour grand’mère, » fit-elle avec son air joyeux et rayonnant de tant de bonheur que grand’mère ne pouvait détacher ses regards du beau visage de Christine.

« On dirait, ma fille, que tu as couché sur des roses, » lui dit grand’mère en souriant.

« Vous avez deviné, grand’mère, mes oreillers sont à fleurs, » lui répondit Christine.

« Petite espiègle que tu es, tu ne veux pas me comprendre ; mais quoi qu’il arrive, tâche que tout finisse bien ; n’est-ce pas ma fille ? »

Pourquoi pas, se pensa-t-elle ? Et comme elle avait pénétré le sens des paroles de grand’mère, elle rougit bien un peu.

« Qu’est-ce que tu portes là ? » lui demanda grand’mère.

« J’apporte un cadeau pour la fête de Jean. Mes pigeons pattus lui ont toujours plu ; et je lui en ai apporté un couple de jeunes, pour qu’il en prenne soin. »

« Mais pourquoi t’imposer une telle privation ; ce n’était pas nécessaire, » dit grand’mère.

« C’est avec plaisir que je le fais ; j’aime les enfants, et les choses de cette sorte font la joie des enfants. Qu’ils en jouissent donc ! Mais il me semble que je ne vous ai pas encore raconté ce qui s’est passé chez nous l’autre soir. »

« Il y avait hier autant de monde chez nous que sur le pont de Prague, de sorte que nous ne pouvions nous pas causer ; mais je me rappelle que tu avais à me raconter quelque chose de cet Italien. Eh bien, raconte le moi ; mais tu n’as le temps que de dire un mot par verset — car j’attends mon gendre et ma fille de l’église et nos hôtes arriveront bientôt, » dit grand’mère en la pressant un peu.

« Imaginez-vous donc que ce vagabond d’italien venait chaque jour chez nous pour y boire de la bière ; — ce n’est pas cela qui eut été mauvais, puisque l’auberge est pour tout le monde ; — mais c’est qu’il ne restait pas assis tranquillement à table comme tout homme rangé ; mais il allait se fourrant partout et dans la petite cour, et à l’étable aux vaches, — en un mot, de quelque côté que je me tournasse, il était sur mes talons. Cela fâchait beaucoup mon père ; or vous savez comme il est très bon ; lui qui ne voudrait pas blesser seulement un poulet ; n’aimerait pas repousser des hôtes, et surtout ceux qui lui peuvent venir du château. Mais il comptait sur moi. Je me montrai donc, et plus d’une fois, fort peu gracieuse envers lui ; et lui, faisait comme s’il avait entendu quelque chose de bien beau, et je suis sûre qu’il comprend le bohème, quoique il fasse semblant de n’y rien entendre. Mais il ne faisait que répéter son éternel mot : « vous, jolie fille ; moi aime ; puis il joignait les mains et se mettait même à genoux devant moi ! »

« En voilà un de rusé ! » dit grand’mère.

« Et c’est comme ça, grand’mère ; ces messieurs vous en content tant que les oreilles en sonnent ; et ce serait une sottise de les en croire ; pour moi, j’oublie tout de suite un pareil langage. Mais cet italien a soulevé en moi jusqu’au dégoût. Nous étions l’autre jour occupés à râteler dans la prairie, Mila y vint par hasard. (Et grand’mère de sourire à ce mot de hasard) — Nous parlions de différentes choses, et je lui disais aussi, combien cet italien nous était à charge.

« Sois tranquille, dit Mila, je ferai en sorte qu’il n’aille plus vous importuner. — Mais ne fâchez pas mon père, lui dis-je ; car je connais ces jeunes gens de Zernov, ce sont des diables renforcés. Hier soir l’italien arriva comme à l’ordinaire ; mais presque aussitôt après lui accoururent à l’auberge d’autres jeunes gens. Ils étaient quatre, parmi lesquels Mila et son ami Thomas. Je crois que vous connaissez Thomas ? C’est un bon finaud — qui va épouser Anna Tichanek, ma meilleure amie. J’étais aussi joyeuse de les voir entrer que si l’on m’avait donné de quoi avoir une robe. Je les servis de bon cœur, et en portant une santé à chacun d’eux. L’italien faisait une mine renfrognée, car je ne bois jamais à sa santé, quand il me présente son verre de bière. Mais qui peut avoir foi en lui ; il pourrait m’ensorceler. Ces jeunes gens s’assirent à une table et se mirent à jouer aux cartes ; mais ce n’était qu’une feinte, et une occasion pour eux de ridiculiser l’italien.

Un des garçons dit ! « Regardez il a l’air d’un hibou. » Et Thomas y répondit : « J’attends toujours le moment où de colère il se mordra le nez avec les dents. Après tout ça ne lui sera pas si dificile, car le nez lui va jusqu’au bas du menton ! » — Et ils continuèrent sans cesse sur le même ton.

« L’italien changeait à chaque instant de couleur, mais il ne soufflait mot. À la fin il jeta son argent sur la table, laissa là la bière et partit sans saluer. Je fis derrière lui un signe de croix, et les garçons de dire : S’il pouvait nous pourfendre du seul regard de ses yeux, c’en serait fait de nous. Quand il fut parti, j’allais finir mon ouvrage ; car vous savez que depuis que maman est languissante, c’est à moi de tout ouvrir et fermer. Les quatre jeunes gens s’étaient aussi retirés. Il était peut-être un peu plus de dix heures, quand j’allais dans la chambre pour me coucher. Et à peine commençais-je à me déshabiller que j’entendis à la fenêtre : « toc, toc, toc ; et je pensais à Mila, qui avait peut-être oublié quelque chose ; car il oublie toujours quelque chose chez nous ; et je lui répète, chaque fois, qu’il finira par y laisser sa tête.

« C’est déjà arrivé, » dit grand’mère, en faisant de la tête un signe affirmatif.

Je m’habillai promptement, continua Christine avec un sourire, et j’allai vite ouvrir la fenêtre ; et devinez-vous qui c’était ? — L’italien !… Je fermai vivement la fenêtre, et me reculai d’effroi. Et lui se met à me parler et à me supplier, quoiqu’il sache que je ne le comprends pas ; puis il m’offrit de ces bagues d’or qu’il portait aux doigts. J’étais si courroucée que je pris la cruche d’eau, et m’approchant de la fenêtre, je lui dis. Va t’en, va t’en vite chercher une amante chez vous ; sinon je t’asperge de cette eau.

« Alors il s’éloigna un peu de la fenêtre ; mais au même instant, les quatre garçons s’élancent d’un buisson voisin, le saisissent à la gorge et lui serrent la bouche pour l’empêcher de crier. Attends, attends, l’Italien ! Je m’en vais te donner ce qui te revient, lui cria Mila. Pour moi je priai Mila de ne pas le faire battre et je fermai la fenêtre ; puis je la laissai un peu entr’ouverte, pour rester à même de voir, ce qu’ils allaient faire de lui. Voyons Mila ! qu’en ferons nous ? Ah il n’est plus tant gaillard, voyez comme la peur le prend, il a le cœur d’un lièvre ! — Fouettons le avec des orties, proposait l’un. Non, frottons le avec du cambonis avançait un autre. — Ce n’est pas cela dit encore Mila : toi, Thomas, tiens le ferme, et vous les amis, venez avec moi.

« Et ils revinrent quelques moments après, en apportant une perche et du vieux-oing à graisser les moyeux des voitures. » Camarades ôtez lui ses bottes et lui retroussez ses pantalons, leur ordonna Mila. Or, les camarades d’obéir à l’instant même, et comme il voulait les repousser à coups de pieds, ils firent le simulacre de le vouloir calmer avec les mots que l’on adresserait à un jeune cheval, mais méchant ; « Allons mon petit, allons. Non, on ne te ferrera pas, n’aie pas peur, lui dit Mila : nous ne voulons que te graisser un peu tes petits pieds ; tu n’en courras que mieux pour rentrer à la maison ! — Au moins il sera sain le parfum que tu vas nous faire respirer ; il ne sentira pas mauvais comme ton musc.

Lorsqu’ils lui eurent frotté les pieds de cambouis de manière à lui en avoir fait des bottes, pour ainsi dire, ils lui mirent la perche en travers des épaules, y ramenèrent les bras en forme de croix et les y assujétirent. L’Italien voulait crier, mais Thomas lui mit la main sur la bouche, et le maintint comme à la torture. « C’est à des fainéants comme tu en es un, qu’il n’est pas mauvais d’allonger un peu les membres ! faute de quoi leurs muscles se retirent. Camarades, ordonna encore Mila, « liez lui ses bottes, et les lui jetez par dessus l’épaule ; nous allons le reconduire sur le grand chemin, puis qu’il aille là d’où il est venu. »

« Attendez » nous allons attacher un bouquet à un bouton de sa veste et du côté du dos, afin qu’on voie qu’il revient de chez une fiancée, « tel fut le dire de celui qui alla cueillir des orties et des chardons pour les attacher au frac, en guise de bouquet. » « Bien ! ta toilette est finie, et tu es tout à fait beau ; dit Mila, en riant, tu n’as plus qu’à t’en aller avec tes cadeaux. Et le prenant avec Thomas par-dessous les bras, ils l’emmenèrent sans bruit hors du verger.

« Un instant après, Mila était à ma petite fenêtre et me racontait comment l’Italien, tout exaspéré » s’enfuyait alors la perche au dos.

Mais demandai-je à Mila, comment avez-vous pu l’attraper ici ? — « Je voulais » répondit Mila, « te souhaiter encore une bonne nuit ; je dis alors aux garçons de m’attendre au moulin, et je restais seul dans votre verger. C’est alors que je vis quelqu’un descendre de la côte se faufiler comme un voleur, et en se glissant jusqu’à ta petite fenêtre. Je sortis tout de suite du verger, et courus après mes camarades. Et voilà comment le tour a réussi. Et m’est avis qu’il se passera bien du temps avant qu’il y revienne.

« Hier, je riais toute la journée de la situation où l’on avait mis l’italien, mais le soir, le garde de nuit Kohoutec qui fréquente tous les jours l’auberge s’est amusé à boire, et quand c’est ainsi il débite tout ce qu’il sait. Il s’est donc mis à nous raconter comme l’italien était allé chez lui dans la nuit : « C’étaient des coquins disait-il, et si vous saviez ce qu’ils lui ont fait ; et il commença une description à saisir d’horreur. C’est dire qu’il a fait d’un moucheron un chameau. C’est au point, disait il que les chiens voulaient se jeter sur lui tant il était horriblement méconnaissable : et Kohoutec ajoutait que sa femme avait dû passer la nuit à faire disparaître, à force de les laver, toutes les traces de vieux-oing. Il lui avait donné pour cela un écu d’argent sous condition de n’en rien dire au château, et en affirmant avec des serments terribles, qu’il se vengerait de ces garnements. Je crains à présent pour Mila ; on dit que ces italiens sont de mauvaises gens.

Puis Kohoutec a raconté aussi à mon père, que l’italien fréquente la maison du directeur. Or il a une fille nommée Marie, et on croit que si madame la princesse voulait donner chez elle une meilleure place à l’italien, il pourrait bien l’épouser. Ensuite voyez grand’mère, Mila a le désir de servir un an dans la ferme, pour éviter le service militaire ; et vous savez ce qui en adviendrait si l’italien persuadait au directeur de ne pas le prendre. Alors Mila serait dans le plus grand embarras. J’ai bien ruminé tout cela, et c’est pourquoi je n’ai plus à m’égayer au souvenir de ce que ces garçons ont fait à l’italien. — Il est vrai, que le rêve d’aujourd’hui m’a un peu consolée ; mais en quoi cela peut-il nous servir. Et qu’est-ce que vous en dites, grand’mère ?

« Ce n’était certes pas prudent de la part de ces garçons ; mais le moyen de leur donner de la raison, quand l’amour s’en mêle ! Mon George avait fait aussi un coup pareil, et il en a assez souffert.

« Qu’était-ce donc, grand’mère ? »

« Mon Dieu ! Ne me demande pas de te le raconter à présent ; je te le dirai dans l’occasion. Et déjà nous nous sommes un peu oubliées, car je crois entendre le galop des chevaux ; ce sont sans doute les nôtres qui arrivent. Entrons au logis. Je veux réfléchir à tout ce que tu m’as dit, afin d’être en état de te donner un conseil. Elle dit et franchit le seuil.

En entendant la voix de Christine, les enfants accoururent dans la salle, et quand Jean eut reçu les deux beaux pigeonneaux, il lui sauta au cou, et la baissa si fort qu’il lui en resta d’abord une raie rouge qui tranchait sur son cou d’albâtre. Aussi bien il aurait préféré les porter lui même au colombier, si Barounca ne s’était aussitôt écriée : « Voici papa qui entre ! Et presque en même temps que la voiture, le meunier et le chasseur entraient à la Vieille-Blanchisserie. En se voyant avec ses chers amis, au sein de sa famille, au milieu de laquelle il passait si peu de jours dans toute une année, et qu’il aimait toutefois si ardemment, monsieur Proschek se trouva fort ému ; aussi à peine Barounca eut-elle commencé à dire son compliment que les larmes lui tombèrent des yeux. Les enfants voyant pleurer père, mère et grand’mère, s’arrêtèrent dans leur compliment en se mettant à pleurer aussi. Betca et Ursule qui écoutaient à la porte la récitation, se couvrirent les yeux de leurs tabliers bleus ; elles aussi pleuraient plus fort, l’une plus fort l’autre. Monsieur le meûnier était à tourner la tabatière entre ses doigts, comme fait roue au moulin, pendant que le chasseur essuyait avec la manche de son habit un beau couteau de chasse (car il était en costume) pour cacher leur attendrissement ; Christine était auprès de la fenêtre sans dissimuler ses larmes, lorsque le meûnier faisant un pas vers elle, la frappa sur l’épaule d’un petit coup de sa tabatière en lui chuchotant à l’oreille :

« N’est-ce pas que tu penses au temps, où des enfants viendront te souhaiter aussi la fête ? »

« Vous, monsieur, le meûnier, vous êtes toujours à taquiner les autres, » lui repondit-elle, et elle s’essuya les yeux.

Les yeux encore humides des larmes, mais la joie et les contentement au cœur, monsieur Proschek s’avança vers la table et versa du vin dans une coupe. « À la santé de tous ! » dit il, en vidant le premier verre. Puis tout le monde but à la santé du maître de la maison, et bientôt tous les visages furent rayonnants de gaîté. C’était Jean qui était le plus heureux : il avait reçu du chasseur deux lapins ; de madame la meunière, un de ces grands gâteaux qu’il aimait à cause des épices qui en relevaient le goût ; de grand’mère une de ces pièces d’argent qu’elle tenait serrées dans le petit sachet au fond de son coffre ; de ses parents des cadeaux divers, et ce n’était pas tout. Quand après le dîner, madame la princesse apparut inopinément avec la comtesse dans le verger et que monsieur Proschek, avec sa femme, grand’mère et les enfants furent allés au devant d’elles pour les recevoir, Jean reçut de la comtesse un beau livre dans lequel étaient peints différents animaux.

« Je suis venue, Jean, pour être témoin de tes joies en ce jour » dit avec affabilité la princese, en s’adressant à son écuyer.

Excellence, répondit monsieur Proschek, je suis toujours heureux auprès de ma famille et avec quelques bons amis.

« Quels sont les amis qui sont chez toi ? »

« Mes voisins, le meûnier avec sa famille et le chasseur de Riesenbourg. »

Je ne veux pas te retenir ; retourne auprès d’eux ; je vais aussi m’en aller.

Monsieur Proschek s’inclina, n’osant pas retenir sa Seigneurie, mais la naïve grand’mère reprit aussitôt :

« Mais serait-il vraiment bien de notre part, de ne point offrir de gâteaux à madame la princesse et à mademoiselle ! Va, Thérèse, va les chercher ; car ce qui arrive à l’improvis est souvent de notre goût. Et toi, Barounca, va chercher un petit panier : je vais cueillir quelques cerises. Madame la princesse souhaiterait-elle prendre soit un peu de crème, soit du vin ?

Jean et Thérèse étaient embarassés, ils craignaient que l’invitation n’eût, pour sa trop grande naïveté, blessé la princesse. Loin de là : car ce fut avec un gracieux sourire qu’elle descendit de son cheval, dont elle présenta la bride à Jean. Et tout en allant s’asseoir sur le petit banc dressé sous le poirier, elle dit : « Votre hospitalité ne peut m’être qu’agréable ; mais je ne veux pourtant pas qu’elle vous fasse négliger vos amis ; ainsi, qu’ils viennent auprès de nous.

Madame Proschek courut le chercher ; M. Proschek, après avoir attaché le cheval à un arbre, apporta une petite table, et dans la minute se présentèrent monsieur le chasseur qui s’inclina profondément et monsieur le meunier qui salua aussi en faisant quelques simagnées. Mais quand madame la princesse lui eut demandé comment allaient les affaires, s’il avait beaucoup à moudre, et si le moulin lui rapportait assez, il se trouva dans son élément, et alla, dans ses hardiesses, jusqu’à offrir à madame la princesse une prise de tabac. Après avoir adressé à chacun quelques mots affables, elle accepta de la main de madame Proschek un gâteau, et de celle de grand’mère, un verre de crème. Pendant ce temps là les enfants s’étaient groupés autour de Jean, qui leur montrait ses animaux, et la comtesse se tenait debout près d’eux, jouissant de leur joie et de leur étonnement, et répondant avec plaisir à chacune de leurs questions.

« Maman, regardez, c’est notre biche ! » cria Bertic le fils du chasseur en s’adressant à sa mère, au moment où Jean leur montrait la biche, et les enfants de relever la tête pour regarder sur le livre.

« Sultan, c’est Sultan ! » s’écria Guillaume, et quand à cet appel Sultan fut accouru à eux, Jean lui montra le livre en disant : « Vois tu c’est toi ! » Il y avait aussi un éléphant gigantesque qui effraya bien un peu Adèle. On y voyait aussi un cheval, des vaches, un petit lièvre, des écureuils, des poules, des vipères et des serpents, des poissons, des grenouilles, des papillons, de petits agnelets, même une petite fourmi ; les enfants connaissaient tous ces animaux, et grand’mère se disait en voyant des scorpions et des serpents : « Qu’est-ce donc que les hommes ne sont pas en état de faire ? Peindre jusqu’à cette engeance ! »

Mais quand la meunière voulut voir le vilain dragon, qui vomit du feu par la bouche, la comtesse se plut à dire que de pareils animaux n’existent pas, et que ces monstres ne sont qu’imaginaires. Monsieur le meunier qui avait entendu l’observation fit tourner la tabatière entre se doigts et fit sa grimace ordinaire, en disant : Ce ne sont point des monstres imaginaires, mademoiselle ; car de ces méchants et venimux dragons avec des langues de feu, il y en a assez dans le monde ; mais ils appartiennent au genre humain ; et c’est pourquoi on ne les a pas placés parmi ces animaux innocents. La comtesse sourit ; mais madame la meûnière, frappa alors doucement sur la main de son mari, en lui disant : « Vous parlez bien trop, notre maître.

À ce moment là même, la princesse était à causer avec Jean et avec le chasseur sur différents sujets, lorsqu’elle finit par demander aussi, s’il y avait beaucoup de braconniers dans les environs.

J’en ai encore deux, de ces mauvais sujets ; il y en avait trois ; mais j’ai puni plusieurs fois le plus sot d’entre eux, et à présent il se tient tranquillement chez lui ; mais les deux autres sont diantrement rusés, pas moyen de les attrapper autrement qu’envoyant un peu de dragées dans le corps. L’inspecteur des bois me le commande bien toujours ; mais il y a bien à réfléchir avant d’estropier un homme pour l’amour d’un lièvre. Aussi ne veux-je point que vous le fassiez jamais, » dit la princesse.

Je pense aussi que madame la princesse n’en sera pas pauvre pour cette petite perte, et que le braconnier n’osera pas se commetre sur le haut gibier dans le district des chasse. »

« Mais j’ai entendu dire qu’on me vole beaucoup dans le bois, » demanda la princesse.

Voilà bien des années que je suis au service de leurs seigneuries ; mais le dégât que le pauvre monde a fait pendant ce temps là n’est pas après, tout, si grand. On en dit beaucoup ; je pourrais, par exemple, faire abattre plusieurs arbres par l’année ; et quand il ne me serait pas possible de les couler finement dans le compte, je pourrais dire aussi : On les a volés. Mais à quoi bon se charger la conscience de mensonge et de fraude. Quand, en automne on vient avec des rateaux pour faire la litière et que les pauvres viennent ramasser le bois mort, je me tiens toujours dans leur voisinage, puis je crie que le bois en resonne, pour qu’ils soient toujours en crainte et ne me fassent pas de dégât ; mais dois-je donc tuer à moitié une femme âgée, quand elle ramasse un morceau un peu plus fort de quoi se faire un manche d’outil, comme quelques uns en font ? Je pense toujours que leurs seigneuries n’en vivront pas moins bien ; que les pauvres gens vivront aussi autour d’eux et qu’ils leur en donneront mille remerciements. Tout cela, je ne le compte pas comme dégât,

« Vous faites très bien d’en agir ainsi, » dit la princesse.

« Mais il faut pourtant qu’il y ait par ici de méchantes gens. Car Piccolo qui revenait avant hier, dans la nuit, de la petite ville, s’est ou à la faisanderie au moment d’être dépouillé ; et comme il se défendait, même par ses cris, ils l’ont frappé jusqu’à ce qu’il restât sur le carreau ; on dit qu’il est encore malade. »

« Pour cela madame la princesse, voilà bien quelque chose que je suis loin de croire comme article de foi, » dit monsieur Proschek. De notre vie nous n’avons entendu parler de brigands qui eussent été à la faisanderie, ou dans le voisinage, dirent à la fois le chasseur et le meûnier.

« Qu’est-ce qui est donc arrivé ? » demanda grand’mère en s’avançant vers eux.

Le chasseur le lui raconta.

« Mais quel menteur fieffé ? s’exclama grand’mère indignée et tout en mettant les mains sur ses hanches. Il ne craint donc pas la punition de bon Dieu. C’est moi qui vais raconter la chose et bien autrement, à madame la princesse. »

Et elle commença à raconter ce que Christine lui avait confié dans la matinée. Ce n’est pas néanmoins que j’approuve les garçons dans ce qu’ils ont fait, mais il est juste que chacun protège. Si quelqu’un eut vu cet évaporé arrêté de nuit, à la fenêtre d’une jeune fille, la trompette en eut sonné partout le lendemain, et la bonne renommée de la fille eut été détruite avec son bonheur ; et on dirait : « Et qu’est-ce que c’est que cette fille chez qui vont des messieurs ; sa place n’est plus parmi nous. » Et voilà maintenant que Christine a peur que cet homme ne se venge. Telle fut la conclusion de grand’mère.

« Qu’elle n’ait pas cette crainte, je vais mettre ordre à tout ; dit la princesse. Cela dit, elle donna à la comtesse le signal du départ : toutes deux remontèrent à cheval et saluant la compagnie avec leur affabilité ordinaire, elles partirent au galop vers le château. »

« C’est un fait que peu de personnes auraient la hardiesse de parler à madame la princesse comme le fait la chère grand’mère, » dit madame Proschek.

Et c’est qu’il vaut mieux aussi parfois s’adresser à l’empereur lui-même qu’à un bureaucrate : car alors la bonne parole est sûre de trouver une bonne place. Si je n’avais pas dit mon sentiment, qui sait ce qui serait arrivé, » ajouta grand’mère.

Je répète toujours que la princesse est mal renseignée, qu’on la trompe sur le qui et sur le quand, ajouta le chasseur pendant qu’avec le meunier et avec monsieur Proschek il rentrait dans la salle.

Sur le soir, Coudrna arriva avec son orgue de Barbarie ; et les enfants ne l’eurent pas plutôt entendu qu’ils entrèrent en danse avec Christine, Ursule et Betca. On but aussi du champagne que madame la princesse avait envoyé à l’adresse du maître du lieu, et avec la mention qu’il serait bu à sa santé. Victoire non plus, ne fut point oubliée, car au crépuscule, grand’mère porta à la digue, et en la déposant sur la souche moussue, une bonne part de la desserte de la table.

Le lendemain matin la meunière se plaignait à grand’mère de son mari, qu’il a dit et péroré tant pendant qu’il était en train ; mais grand’mère lui répondit avec son sourire : « Mais madame la meunière, cela ne revient qu’une fois par an et il n’y a pas si petite chapelle, où l’on ne prêcherait pas non plus une fois dans l’année.