Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 113-145).
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vii.


Le lendemain dans la matinée, grand’mère sortait avec les enfants.

« Comportez-vous bien, » leur recommandait leur mère en les accompagnant au dehors. « Ne touchez à rien dans le château, et baisez respectueusement la main de madame la princesse. »

« Nous ferons en sorte, » dit grand’mère.

Les enfants étaient beaux comme des fleurs. Grand’mère portait aussi sa robe des jours de fête, avec une jupe brun de girofle, un tablier blanc comme neige, une jaquette de damas et de couleur bleue de ciel, et sur son petit bonnet était attachée, par derrière, une colombe faite de toile ; elle portait son collier de grenats, du milieu duquel pendait une pièce d’argent. Elle tenait sur son bras un fichu, ou mouchoir de tête, de couleur blanche.

« Pourquoi prenez-vous le fichu ? » demandait madame Proschek, « il fait si beau aujourd’hui ! Il ne pleuvra pas. »

« Je ne saurais où mettre les mains quand je n’ai rien à tenir ; et j’ai contracté l’habitude de porter toujours quelque chose. »

Ils se mirent en marche, en suivant, autour du jardin, un étroit sentier.

« N’avancez que l’un après l’autre, afin que vos pantalons ne s’humectent pas de la rosée qui est dans l’herbe. Toi, Barounka, passe la première, et moi, je vais prendre par la main Adèle qui ne sait pas encore prendre garde à son chemin. » C’était grand’mère qui parlait, et pendant qu’Adèle regardait sa robe avec complaisance.

Mais voici que dans le verger on voit sauter la Noire. C’était le nom de la poule d’Adèle, de l’une des quatre que grand’mère avait apportées de son village de Pohor. Elle l’avait rendue familière à venir becqueter son grain à même dans la main des enfants, et quand elle avait pondu, elle courait auprès d’Adèle pour en recevoir un petit morceau de pain blanc que la petite fille lui réservait de son déjeûner ; et c’est pourquoi ce fut Adèle qui cria à cette poule :

« Va-t-en auprès de maman, eh, la Noire ! je t’y ai laissé ton petit morceau ; je vais chez madame la princesse ! » Mais la Noire, comme si elle n’eût pas compris, s’élança sur elle, en faisant mine de vouloir lui donner du bec sur sa belle robe.

« Mais que tu es bête ! Ne vois-tu pas que j’ai une robe blanche ! » Et la poule de ne vouloir point partir, jusqu’à ce que grand’mère lui eût donné un petit coup de son fichu sur les ailes.

Ils passèrent plus loin. Mais attendons encore ! Voici nouvelle encombre qui menace encore la belle robe blanche. Les deux chiens accourus de la côte, entrent dans l’eau de la rigole, se secouent un peu sur l’autre bord, et fondent, en un bond, jusqu’aux pieds de grand’mère :

« C’est donc vous, brigands ! » leur crie-t-elle d’un ton de fâcherie. « Qui est-ce qui demandait après vous ? Sauvez-vous bien vite ! » Et les chiens entendant sa voix sévère, voyant aussi qu’elle les menaçait de la main qui tenait le fichu blanc, s’arrêtèrent, sans comprendre ce que tout cela signifiait. Les enfants les grondaient aussi, et Jean ramassa même une petite pierre pour la leur jeter ; mais la petite pierre tomba dans la rigole. Les chiens, accoutumés qu’ils étaient à rapporter ce qu’on jetait à l’eau, crurent comprendre que les enfants ne voulaient que jouer avec eux, et coururent joyeusement à l’eau ; en un moment ils en étaient hors, et venaient s’ébattre à l’entour des enfants qui crièrent en se cachant derrière leur grand’mère. Elle ne savait que faire. « Je vais rentrer à la maison pour appeler Betka, » disait Barounka.

« Non, non ! N’y retourne pas ; car de revenir sur ses pas à la maison, une fois qu’on s’est mis en route, on dit que cela ne porte pas bonheur. »

Heureusement que le meûnier parut en cet instant, et il chassa les chiens. « Où allez-vous donc ? à une noce, ou à une fête ? » demandait-il en retournant sa tabatière entre ses doigts.

« Il n’y a pour nous ni fête, ni noce, notre père meûnier ; nous allons seulement au château, » répondit grand’mère.

« Au château ? c’est déjà cela. Et qu’avez-vous à y faire ? poursuivit-il avec étonnement.

« C’est madame la princesse qui nous a invités, » reprirent les enfants, et grand’mère se mit à raconter leur rencontre avec la princesse au pavillon.

« C’est bien ! » dit-il, en prenant sa prise de tabac. Alors, partez ! C’est Adèle qui me racontera ce qu’elle aura vu. Et toi, Jeannet, qu’est-ce que tu répondras à madame la princesse, quand elle te demandera où s’assied le pinson avec son bec ? Vois-tu bien que tu ne le sais pas ? »

« Elle ne le demandera pas, » répondit Jean, et il courut en avant, pour que le meûnier ne pût le contrarier davantage.

Et le meûnier, souriant de son air moqueur, salua grand’mère et se dirigea vers la digue.

Les enfants de Kudrna jouaient près de l’auberge et faisaient de petits moulins. Cécile tenait un petit enfant sur le bras.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? » leur demanda Barounka.

« Rien ! » répondirent-ils, en considérant les beaux habits des enfants.

« Et nous, nous allons au château, » fit Jean.

« Hum ! c’est cela ? » dit le petit Laurence.

« Et nous verrons le perroquet, » ajouta Guillaume. Mais, quand je serai grand, je le verrai aussi, » dit le petit insolent ; « mon père me dit que j’irai loin dans le monde. » Mais Venceslas, l’autre petit garçon, et Cécile disaient : « Si nous pouvions y aller aussi une fois le voir ! »

« Je vous apporterai quelque chose, » leur dit Jean, « et nous vous raconterons comment c’était. »

Grand’mère arrivait enfin avec les enfants près du parc, où les attendait déjà M. Proschek.

Le parc de la princesse était accessible à tout le monde. Mais bien qu’il ne fût pas, après tout, si éloigné de la Vieille-Blanchisserie, grand’mère n’y allait que rarement avec les enfants, surtout si les seigneurs y étaient. Elle en admirait le bel arrangement, les belles fleurs, les arbres rares, les jets d’eau et les poissons dorés de l’étang ; et toute fois, elle préférait conduire les enfants en promenade dans la prairie ou dans la forêt. Là, du moins, ils pouvaient se rouler sur le moelleux tapis vert, respirer le parfum de toutes les fleurs, en cueillir et en faire des bouquets et des couronnes. Les oranges et les citrons ne croissaient point dans les champs ; mais çà et là étaient plantés, soit un cerisier touffu, soit un poirier sauvage, soit des arbres chargés de fruits, et tout le monde en pouvait cueillir à volonté. Puis, dans la forêt, on trouvait des fraises, des framboises, des champignons et des noisettes à foison. Il n’y avait point de jets d’eau : mais grand’mère aimait encore mieux à s’arrêter, avec les enfants auprès de la digue. Ils y admiraient comment les ondes se précipitaient en bas, après s’être élancées du haut, pour retomber, divisées en millions de gouttes ; puis, se réagréger en bouillonnant dans le bassin d’écume, enfin se reformer en un courant régulier et lent.

Au-dessus de la digue, il n’y avait point non plus de poissons dorés, habitués aux miettes des petits pains bien blancs ; mais quand grand’mère y passait, elle portait la main dans sa poche pour en retirer des miettes qu’elle déposait dans le petit tablier d’Adèle. Et quand les enfants les avaient répandues sur la nappe d’eau, beaucoup de poissons surnageaient de la profondeur à la surface.

Des ablettes brillantes comme de l’argent remontaient à la nage, courant après ces miettes, et, parmi les ablettes, des perches au dos allongé, rapides comme des flèches ; puis, des barbeaux élancés ; des carpes fort ventrues et des barbotes à têtes plates.

Grand’mère rencontra dans la prairie des personnes qui lui adressèrent le salut chrétien : « Loué soit Jésus-Christ ! » ou cet autre : « Que Dieu vous donne un bon jour ! » Ceux qui s’arrêtaient lui demandaient : « Où allez-vous, grand’mère ? Comment ça va-t-il ? Que font les vôtres ? » et elle apprenait tout de suite quelque chose d’eux.

Mais au château ? — Là, il n’y avait rien de réglé. Ici courait un laquais tout galonné ; là, une femme de chambre en robe de soie ; par ici, venait un de ces messieurs ; par là, allait un autre, et portant tous deux la tête plus haut l’un que l’autre, et avec une démarche comme celle des paons, qui seuls avaient le droit de se promener sur le gazon. Si quelqu’un d’eux saluait grand’mère, il prononçait au plus vite un « Guten Morgen ! » ou bien « Buon giorno ! » Grand’mère devenait rouge d’embarras, ne sachant si elle devait répondre comme au salut chrétien : « Dans l’éternité ! » ou comme à l’autre salut : « Que Dieu vous l’accorde ! » Elle disait toujours en rentrant à la maison : « Là, dans ce château, c’est une vraie Babylone ! »

Deux laquais, tout galonnés, se tenaient assis devant le château, et de chaque côté du portail ; celui de gauche tenait les bras croisés sur la poitrine et bayait ; celui de droite les tenait sur son ventre et badaudait. Quand M. Proschek passa auprès d’eux, ils le saluèrent en allemand, mais chacun avec un accent différent. L’antichambre était pavée en dalles de marbre blanc ; et le milieu en était occupé par un billard d’un goût artistique. Autour des murs étaient placées, sur des piédestaux en marbre vert, de blanches statues en plâtre, représentant des personnages mythologiques. Quatre portes ouvraient sur les appartements de la princesse. À l’une était assis sur un fauteuil un valet de chambre en frac. Il dormait. Ce fut à cette porte que M. Proschek conduisit grand’mère et les enfants. En entendant du bruit, le valet tressaillit ; mais à la vue de M. Proschek, il le salua en lui demandant ce qui l’amenait au château.

« Madame la princesse, » répondit M. Proschek, « a désiré que ma belle-mère vînt la voir avec les enfants. Je vous prie, M. Léopold, de les annoncer. »

Monsieur Léopold fronça les sourcils et haussa les épaules en disant : « Je ne sais pas si elle veut recevoir ; elle est dans son cabinet et travaille ; mais je peux les annoncer. »

Il se leva, et, d’un pas lent, franchit la porte devant laquelle il était assis. Un moment après, il revenait avec une figure assez gracieuse pour faire signe d’entrer.

M. Proschek s’en alla, et grand’mère entra avec les enfants dans un élégant salon. Les enfants respiraient à peine, et leurs pieds glissaient sur le parquet poli comme la surface d’un miroir. Grand’mère se croyait comme à une vision. Elle se demandait si elle pouvait marcher sur ces tapis brodés : « Ce serait un irréparable dommage !» dit-elle. Mais que faire ? Il y en avait partout, et monsieur le valet de chambre y avait bien marché aussi.

Il les conduisit par le salon des concerts, et à travers la bibliothèque, jusqu’au cabinet de la princesse ; puis il retourna à son fauteuil en grommelant entre ses dents : « Ces seigneurs ! Ils en ont de singulières fantaisies, pour qu’on soit au service d’une vieille femme du commun et de ses enfants ! »

Dans le cabinet de la princesse, les tapisseries étaient vert-clair, brochées d’or, avec les rideaux pareils, à la porte et à l’unique fenêtre, presque aussi grande que la porte de cette pièce. Beaucoup de tableaux, grands et petits, étaient appendus aux murailles. C’étaient tous portraits.

En face de la fenêtre était une cheminée de marbre gris et tacheté noir et blanc ; sur la tablette de la cheminée, deux vases de porcelaine du Japon, et dans ces vases de fort belles fleurs dont le parfum embaumait ce cabinet. De chaque côté du foyer, deux étagères en bois précieux et artistement travaillées supportaient des objets variés, tous remarquables, les uns par le fini du travail, les autres, par leur valeur intrinsèque, ou à raison de leur provenance. C’était par exemple : de beaux coquillages, des coraux, des pierres etc. C’étaient autant de souvenirs de voyages, ou qui venaient de personnes chéries. D’un côté de la fenêtre se dressait la statue d’Apollon en marbre de Carrare ; de l’autre côté, le secrétaire-bureau de la princesse, fort simple, mais d’un goût exquis. Le fauteuil sur lequel elle était assise devant la table était garni de satin vert foncé ; et sa toilette du jour était une robe blanche. Elle déposa sa plume à l’instant où entrait grand’mère avec ses petits enfants.

Grand’mère s’inclinant prononça le salut chrétien : « Loué soit Jésus-Christ ! » — « À jamais ! » répondit la princesse. « Sois la bienvenue, bonne mère, toi et tes petits-enfants ! »

Les enfants étaient tous comme éblouis ; mais grand’mère leur fit un signe, et aussitôt ils allèrent baiser la main de la princesse qui les baisa au front ; puis, de la main, indiquant une belle chaise, recouverte en satin et ornée de franges d’or, elle invita grand’mère à s’y asseoir.

« Merci, madame, je ne suis pas fatiguée, fit grand’mère avec un peu de cérémonie, et aussi pour le motif qu’elle craignait, soit de briser la chaise, soit de s’en laisser glisser. Mais la princesse lui ayant dit plus positivement : « Allons ! Assieds-toi, ma bonne ! » grand’mère étala son fichu blanc sur la chaise, puis s’y assit avec précaution et en disant : « Allons ! oui, pour ne pas troubler le sommeil de madame la princesse ! »

Les enfants restaient droits comme des souches ; mais leurs regards vaguaient d’un objet à l’autre. La princesse les regardant avec un sourire : « Vous plaisez-vous bien ici ? — « Oui, » répondirent-ils tous à la fois et en faisant de la tête un signe affirmatif.

« Quant à cela, » dit grand’mère, « voici qui leur irait joliment ! et ils ne se feraient pas prier pour rester ici ! »

« C’est comme au ciel ici ! néanmoins je ne voudrais pas y demeurer, » dit grand’mère.

« Et pourquoi pas ? » fit la princesse avec étonnement.

« Mais qu’y ferais-je ? Vous n’avez pas de ménage ; je ne pourrais ni travailler la plume, ni faire tourner le rouet à filer. Par quel bout commencerai-je ? »

« Et ne voudrais-tu pas y vivre, libre de tout souci, et t’y reposer dans tes vieux jours ? »

Et grand’mère répondit : « Je crois qu’il arrivera plus tôt que plus tard, le temps où le soleil se couchera et se lèvera au-dessus de ma tête, pendant que je dormirai, délivrée de tout souci. Mais aussi longtemps que je vivrai, et que le bon Dieu me conservera en bonne santé, il convient que je travaille. Un paresseux n’est bon à rien. Et il n’y a personne qui soit absolument sans souci ; l’un a un chagrin ; l’autre en a un autre ; chacun porte sa croix. — La différence n’est que pour ceux qui ne succombent pas sous son poids. »

Au même instant une petite main blanche séparait les épais rideaux qui doublaient la porte, et on vit paraître dans l’entre-deux un gracieux visage de jeune fille, encadré dans des tresses couleur châtain clair.

« Permis d’entrer ? » demanda-t-elle d’une voix harmonieuse.

« Entre, Hortense, tu vas trouver une aimable société, » répondit la princesse.

La comtesse Hortense, fille adoptive de la princesse, comme on la nommait, entra dans le cabinet. Sa taille était mince, et non encore développée. Elle était vêtue d’une simple robe blanche ; à son bras était suspendu un chapeau de paille, tout rond et elle tenait à la main un bouquet de roses. « Ah ! quels gentils enfants ! » s’écria t-elle. « Ce sont assurément les jeunes Proschek, dont tu m’as apporté les excellentes fraises ? »

La princesse fit de la tête un signe affirmatif. La jeune comtesse se baissa un peu pour donner à chacun des enfants une rose, et en présenta aussi une à grand’mère, une à la princesse, et elle attacha la dernière à sa ceinture.

« C’est le bouton d’une rose aussi fraîche que vous, mademoiselle », dit grand’mère, en respirant le parfum de la sienne. Que le bon Dieu vous le conserve, madame ! » ajouta-t-elle en tournant vers la princesse.

« C’est aussi mon plus ardent désir, » dit la princesse, et elle déposa un baiser sur le front pur de sa fille adoptive.

« Puis-je emmener un moment ces enfants avec moi ? » demanda la comtesse à la princesse et aussi à grand’mère ?

La princesse consentit, mais grand’mère fit l’observation qu’ils seraient peut-être bien à charge à Mademoiselle la comtesse, parce que les garçons étaient turbulents comme des limiers.

Hortense sourit, tendit ses deux mains aux enfants, en leur demandant : « Voulez-vous venir avec moi ? »

« Nous voulons, nous voulons bien ! s’écrièrent-ils joyeusement en saisissant les mains de la comtesse.

Hortense s’inclina vers grand’mère et vers la princesse et disparut avec les enfants. Après qu’ils furent partis, la princesse saisit la clochette d’argent qui était sur la table et sonna. Le valet de chambre, Léopold, reparut au même instant à la porte. La princesse lui mandait de faire servir le déjeûner dans le salon, et lui remit un paquet de lettres à expédier à leur adresse, Léopold s’inclina et se retira.

Pendant que la princesse lui donnait ses ordres, grand’mère examinait les tableaux appendus au mur en face d’elle.

« Mon Dieu ! » dit-elle, quand le valet de chambre fut parti, quels singuliers visages, et que les modes d’alors étaient différentes ! Voici une dame qui est costumée de la même manière que la défunte madame Halasek, Dieu lui donne le ciel ! Elle portait aussi de hauts talons, les jupes relevées aux flancs et sur la tête une coiffure toute semblable à celle-ci. Son mari était conseiller à Dobruschka et quand nous sommes allés quelquefois à la fête patronale, nous les avons vus tous deux à l’église. Nos garçons la nommaient : « la poupée du pavot, » parce qu’elle en avait l’air avec ses jupes retroussées et ses cheveux poudrés ; car rien qu’à la voir, elle fait penser à un pavot dont on aurait, sens dessus dessous, retourné les pétales. Mais on disait alors que c’était la mode française. »

« Cette dame est ma grand’mère, » dit la princesse.

« Ah ! Mais pourquoi pas ? c’est une belle dame, » répondit grand’mère.

« À droite, c’est mon grand’père ; et à gauche, mon père, » continua la princesse, en montrant leurs portraits.

« Ce sont de beaux hommes, vraiment ! madame la princesse ressemble beaucoup à son père. Mais où est madame sa mère ? »

« Voici ma mère et ma sœur, » dit la princesse en montrant deux portraits placés au-dessus de son secrétaire.

« Ce sont de très-belles femmes, et c’est un plaisir de les regarder, » dit grand’mère. La sœur de madame la princesse ne ressemble ni à son père ni à sa mère ; mais il arrive quelquefois que les enfants ressemblent plutôt aux aïeuls. Je devrais connaître ce jeune monsieur ; seulement, je ne peux pas rappeler où je l’ai vu. »

« C’est l’empereur Alexandre de Russie, » répondit vivement la princesse ; « celui-là, tu ne l’as pas connu. »

« Si ! si ! Comment ne le reconnaîtrais-je pas ? Je n’ai été qu’à vingt pas de lui environ. Oh ! c’était un bel homme. Il est plus jeune ici ; mais je l’ai reconnu pourtant. En tant que beaux hommes, lui et l’empereur Joseph faisaient bien la paire. »

La princesse montra, en face d’elle, un portrait en buste et de grandeur naturelle.

« L’empereur Joseph ! » s’écria grand’mère en étendant les bras. « Voyez comme il est ressemblant ! Mais, comme vous les avez tous ensemble ici ! Je n’ai pas pensé que je verrais aujourd’hui l’empereur Joseph. Que Dieu lui donne le repos éternel ! C’était un bon seigneur, et particulièrement pour le pauvre monde. C’est lui qui m’a donné cette pièce d’argent, et de sa propre main encore, » dit grand’mère et elle tira de son sein la pièce d’argent.

La droiture et les franches saillies de grand’mère plaisaient fort à la princesse qui désira entendre de sa bouche comment, et où, elle avait reçu de l’empereur cette pièce d’argent. Grand’mère ne se fit pas prier, et raconta à madame la princesse ce que nous lui avons déjà entendu dire au moulin, et la princesse en rit de tout son cœur. Regardant autour de soi par la chambre, grand’mère aperçut le portrait du roi Frédéric. « Ha, voici le roi de Prusse ! » s’écria-t-elle. « J’ai fort bien connu ce souverain. Mon défunt mari a servi quinze ans dans l’armée prussienne, et j’ai passé quinze ans en Silésie. Il l’a fait plusieurs fois sortir des rangs, mon Georges, pour lui donner plusieurs pièces d’argent. Il aimait les hommes grands. Or, mon Georges était bien le plus grand de son régiment, et svelte comme une jeune fille. Je n’aurais jamais cru que je verrais son tombeau. Un pareil homme, solide comme le roc, et depuis longtemps déjà dans l’éternité ! Tandis que moi, je suis encore ici ! » dit la vieillotte en soupirant, et une larme coula le long de sa joue ridée.

« Ton mari est tombé sur le champ de bataille ? » demanda la princesse.

« Non pas positivement, mais il est mort d’une blessure causée par un coup de feu. Quand l’insurrection éclata en Pologne et que le roi de Prusse vint se joindre aux Russes, notre régiment s’y trouvait. Je suivis mon mari avec mes enfants ; j’en avais déjà deux, et la troisième naquit sur le champ de bataille. C’est ma fille Jeanne, qui vit à Vienne à présent, et c’est peut-être pour cela qu’elle est si courageuse, forcée qu’elle a été de s’habituer à tout, dès sa naissance. Ce fut pour nous une bien malheureuse bataille. On me rapportait au camp, et sur un brancard, Georges blessé dès le premier engagement. Un boulet lui avait fracassé la jambe ; on fut obligé de la lui couper. Je le soignai de mon mieux. Quand il se trouva un peu soulagé, on le renvoya à Nisch. J’en ressentis de la joie avec l’espérance de sa guérison ; j’espérais bien aussi qu’on ne voudrait plus d’un estropié, et que nous pourrions rentrer en Bohême. Mais mon espérance me trompa. Il commença, tout d’un coup, à s’affaiblir de jour en jour, et ce fut sans remède ; il lui fallut mourir. J’avais sacrifié jusqu’au dernier groschen pour payer des médicaments qui n’avaient servi à rien.

Je crus cette fois que c’en serait fait de ma raison et que mon cœur se fendrait de chagrin ! Mais l’homme peut encore supporter beaucoup, Madame. Il me restait trois orphelins, mais pas un denier vaillant sur un thaler ; j’avais encore ces quelques chiffons. Dans ce même régiment, où servait mon Georges, il y avait un sergent-major, nommé Lhotsky, ami intime de mon mari ; il me protégea, et comme je lui dis que je ferais bien des couvertures, il me procura un métier de tisserand, et tout ce dont j’avais besoin pour cela. Que Dieu l’en récompense ! il se trouva que bien m’en avait pris, d’avoir, dans ma jeunesse, appris quelque chose de ma belle-mère, aujourd’hui défunte. Mon ouvrage se trouva être de défaite avantageuse. Bientôt je pus rembourser à Lhotsky ses avances, et vivre honnêtement avec mes trois enfants.

Je dois dire qu’il y avait beaucoup de braves gens dans la ville où nous demeurions ; mais à dater de la mort de Georges, je me sentis aussi abandonnée, aussi seule qu’un poirier solitaire dans un champ. Il me sembla que je serais pourtant plus l’aise, dans ma patrie, que dans un pays étranger, et je m’en ouvris au compatissant Lhotsky. Mais il m’en déconseillait, en m’assurant que je recevrais certainement une pension, et que le roi pourvoirait au sort de mes enfants. J’en fus charmée, mais tout en pensant que je n’en retournerais pas moins dans mon pays ; d’ailleurs, je ne parlais pas allemand. Tant que nous fûmes à Glatz, ça allait mieux ; j’y étais comme à la maison, car on y parlait bien plus bohême qu’allemand ; mais à Nisch, l’allemand prédominait, et je n’ai jamais pu apprendre l’allemand.

À peine étais-je sortie d’embarras que nous fûmes surpris par une inondation. L’eau est un terrible élément quand il se déchaîne, et qui ne laisse pas à l’homme le temps de s’enfuir, même à course de cheval. La hâte fut telle que les vies mêmes ne furent sauvées qu’à grand’peine. Précipitamment, je mis à part ce que j’avais de meilleur ; je pris ce trousseau sur mon dos, mon plus petit enfant sous l’aisselle, mes deux aînés chacun par une main ; et c’est ainsi que je m’avançai à travers l’inondation ayant de l’eau jusqu’aux chevilles. Lhotsky vint à notre secours, et nous conduisit à la Ville-haute, où des braves gens nous reçurent sous leur toit.

La nouvelle fut bientôt répandue dans toute la ville que j’avais perdu presque tout ; et aussitôt de bonnes personnes me vinrent en aide. Monsieur le général me fît appeler et me dit, que je recevrais chaque année quelques écus et de l’ouvrage assuré par la faveur du roi ; que mon garçon serait élevé dans un institut militaire ; que pour mes filles, il me serait permis de les mettre dans l’institut royal pour les jeunes filles. Mais tout cela ne me consolait pas, et je demandai qu’on voulut bien me donner seulement quelques pièces d’or pour m’aider à retourner dans ma patrie. Je dis aussi que je n’abandonnerais pas mes enfants, que je veux élever dans ma religion et dans ma langue maternelle. Mais on ne voulait pas permettre de partir, et on me dit que si je ne restais pas, je ne recevrais rien. Qu’à rien ne tienne ! me pensais-je ; le bon Dieu ne me laissera pas mourir de faim, et je remerciai le roi de toutes ses bontés. »

« Mais je pense que l’avenir de tes enfants aurait été assuré ? » objecta la princesse.

« C’est bien possible, madame la princesse ; mais il me seraient devenus comme étrangers. Qui leur aurait enseigné à aimer leur patrie et leur langue maternelle ? — Personne. Ils auraient appris une langue étrangère, adopté des mœurs étrangères, et fini par oublier leur sang bohème. Comment aurais-je pu prendre de tout cela la responsabilité devant Dieu ? Non, non ! celui qui est né d’un sang bohème doit demeurer fidèle à la langue bohème. — Je demandai mon congé ; je pris avec mes enfants le peu de linge et des vêtements qui m’était encore resté, et je dis adieu à cette ville où j’avais passé tant de jours ou heureux, ou amers. Les ménagères chargèrent les enfants des gâteaux et remirent à moi quelques florins pour le voyage. Que Dieu récompense ce bon peuple dans la personne de ses enfants pour tout le bien qu’il m’a fait. Ce pauvre Lhotsky m’accompagna pendant un mille de chemin, portant Jeanette sur ses bras. Il n’était pas content de me voir partir : être chez nous, c’était pour lui être à Prague. Nous pleurâmes en nous disant adieu. Aussi longtemps qu’il resta à Nisch, il alla prier sur la tombe de Georges ; car ils s’étaient aimés comme des frères. Il succomba dans la guerre de France. Que Dieu lui donne le repos éternel ! »

« Et comment es tu arrivée en Bohème avec les enfants ? » demanda la princesse.

« J’ai beaucoup souffert en route madame la princesse. Je ne connaissais pas bien les chemins ; aussi me suis-je égarée plusieurs fois. Nos pieds contractaient des durillons que la marche rendit sanglants, et maintes fois mes enfants et moi nous pleurions de fatigue, de faim et de douleur, quand nous étions longtemps sans pouvoir atteindre un lieu habité. Enfin nous parvînmes heureusement dans les montagnes de Glatz où je me sentis déjà comme chez moi. Je suis née à Oleschnitz, frontière de Silésie ; mais madame la princesse ne sait pas peut-être où est situé Oleschnitz. Quand j’approchais du village, une autre inquiétude m’assiégea le cœur. Je ne savais pas si mes parents vivaient encore, et comment ils m’accueilleraient. Ils m’avaient donné une jolie dot, et voilà que je revenais les mains presque vides et en amenant trois orphelins ! — Que vont-ils me dire ? — Et leurs questions me résonnaient d’avance dans les oreilles tout le long du chemin. J’avais de plus crainte que de tristes changements ne se fussent produits aussi chez eux, pendant ces deux années, où je n’avais eu d’eux aucune nouvelle. »

« Et ne leur avez-vous donc jamais écrit, du moins ton mari, à ton défaut ? » demanda la princesse avec étonnement.

« Ce n’est pas l’usage chez nous, d’envoyer des lettres. Notre souvenir consiste surtout dans des prières que nous faisons l’un pour l’autre ; seulement quand une connaissance nous arrive nous faisons dire, comment les choses vont chez nous. Des lettres ? Qui sait qui est-ce qui les reçoit et où elles vont. Mon père a écrit quelquefois des lettres à des soldats de notre village que l’on avait envoyés bien loin au-delà de la frontière ; par exemple quand les parents voulaient leur envoyer de l’argent et savoir s’ils étaient encore en vie. Mais à retour au pays, ils disaient toujours n’avoir rien reçu. Et c’est comme ça, madame la princesse ; quand il arrive une lettre d’un homme du commun, on n’y prend pas garde. »

« Ne pense pas cela, ma bonne, » interrompit la princesse : toute lettre, de n’importe qui elle vienne, doit être remise en la main de celui à qui elle est adressée. Personne autre ne peut ni la retenir, ni l’ouvrir. Il y a de grandes punitions pour cela. »

« Oui, cela est juste ; et j’en crois bien madame la princesse ; mais nous préférons pourtant nous confier à un brave homme. On ne peut pas écrire tout sur un petit morceau de papier ; on voudrait demander ceci et cela ; mais à qui ? Au lieu que quand survient un homme du pays, ou un de ceux qui passent en pèlerinage, ils transmettent tout fidèlement et mot pour mot. J’aurais plus appris de cette manière par les nôtres ; mais à cause des troubles qu’il y avait alors, bien peu de notre monde osaient voyager.

« Le crépuscule commençait à se faire, quand j’arrivai au village avec mes enfants. C’était en été, et je savais que c’était l’heure du repos. J’entrai par derrière, à travers le verger, pour ne rencontrer personne. Les chiens accourent de notre ferme en aboyant après nous. Je les appelai mais ils aboyèrent encore davantage. Les larmes me coulaient, tant j’en avais de peine. Je ne pensais point qu’il y avait déjà quinze ans que j’étais partie, et que ce n’était plus les chiens qui m’avaient connue autrefois. Au verger, on avait planté beaucoup de jeunes arbres ; la haie était renouvelée ; la grange, couverte d’un toit neuf ; mais le poirier sous lequel je m’asseyais avec Georges, avait été frappé de la foudre : la cime en était abattue. Rien n’était changé à la chaumière voisine que mon père avait reçue en réserve de la défunte Novotna ; celle-là même qui faisait des couvertures, et dont le fils n’avait été autre que défunt mon mari. À la chaumière était attenant un petit jardin. La défunte y avait toujours eu du persil, des oignons, quelques pieds de menthe crépue, de la sauge, de ces plantes dont on a besoin dans un ménage ; elle aimait les épices bien autant que moi Georges lui avait fait une haie de baguettes autour du jardin. Oui, c’était encore la même haie, mais le jardin était couvert d’herbe ; on n’y voyait encore que quelques vignons. Un chien à moitié aveugle sortit du chenil. « Chlupasch, me connais-tu ? » lui criai-je, et le chien se mit à aboyer joyeusement à mes pieds. Je pensai que mon cœur allait se fendre à ce spectacle d’une face muette qui me reconnaissait. Les enfants me regardaient avec étonnement parce que je pleurais ; mais je ne leur dis rien que j’allais chez leur grand’mère ; car je ne voulais pas qu’ils le sussent au cas que mes parents, fâchés contre moi, me recevraient mal. L’aîné des enfants, Gaspard, me dit : « Pourquoi pleures-tu, maman, n’aurons nous pas de couchée ici ? Assieds-toi et repose-toi ; nous attendrons et je porterai ton paquet. « Nous n’avons pas faim ! » Jeannette et Thérèse affirmèrent aussi qu’elles n’avaient pas faim, quoique les pauvres enfants n’eussent pas mangé depuis plusieurs heures — et que nous eussions marché à travers les bois, sans qu’il se trouvât sur notre chemin aucune maison.

« Non, mes enfants, leur dis-je ; car voici le bâtiment où est né votre père ; Voici à côté celui où est née votre mère ; c’est ici que demeurent votre grand’père et votre grand’mère. Remercions Dieu de nous avoir heureusement conduits jusqu’ici, et prions-le qu’il daigne nous ménager un accueil paternel. Nous dîmes un pater noter, puis je m’avançai vers la porte de la chaumière. Sur la petite porte était clouée une petite image de la sainte Vierge, que Georges avait apportée autrefois à sa mère de Vamberitz. Tout mon chagrin se dissipa en la voyant. Vous m’avez accompagnée et vous m’accueillez encore Vierge Marie, pensai-je en moi-même, et j’entrai avec confiance dans la chambre. Mon père, ma mère et la vieille Betca étaient à table et mangeaient la soupe dans une grande soupière ; — c’était de la soupe au lait avec de la farine et des œufs ; on nomme cette soupe « antschka » et je m’en souviens comme si c’était d’aujourd’hui. Je saluai en disant : « Loué soit Jésus-Christ ! » — « à jamais ! » répondirent ils. — « Je vous prie de nous donner la couchée, à mes enfants et à moi. Nous venons de loin ; nous sommes fatigués et affamés, poursuivai-je ; mais ma voix tremblait. Ils ne me reconnaissaient pas. Il faisait obscur dans la chambre. « Mettez votre paquet de côté et mettez-vous à table ; » dit le père en mettant la cuiller à côté de lui. « Betca, » dit ma mère à la vieille servante, « va faire encore un peu de soupe. Asseyez-vous en attendant, coupez du pain, et donnez-en aussi aux enfants. Puis nous vous arrangerons un lit au grenier. Mais d’où venez-vous ? » — « De la Silésie et de Nisch, » répondis-je. — « C’est là qu’est notre Madeleine, » s’écria mon père. — « Je vous en prie, n’en avez-vous pas entendu parler ? » demanda ma mère, en s’avançant vers moi. « Madeleine Novotna, son mari est soldat ! C’est notre fille et nous n’en avons pas entendu parler depuis deux années. Comment va-t-elle ? J’ai toujours de mauvais rêves ; j’ai rêvé dernièrement que j’avais perdu une dent, ce qui m’a fait bien du mal, et depuis ce moment je ne fais que penser à ma fille et à ses enfants ; et je crains qu’il ne soit arrivé à Georges quelque chose dans ces batailles. Dieu seul sait, pourquoi ces gens ne préfèrent pas le repos ! » — Alors je pleurai ; et quand les enfants eurent entendu ces paroles de ma mère, ils me tirèrent par la robe, en me demandant : « Mère, est-ce notre grand’mère ? est-ce notre grand’père ? » À ces mots ma mère me reconnut tout de suite et se jeta à mon cou ; mon père embrassa les enfants, et je me mis à raconter tout ce qui s’était passé. Betca courut aussitôt chercher mon frère et sa femme mon beau-frère et ma belle-sœur, et il ne se passa pas longtemps que tout le village ne fut rassemblé ; ce n’était pas seulement les parents, et les personnes de même âge, c’était un chacun qui venait me saluer comme si j’avais été sa sœur. « Tu as bien fait de revenir à la maison avec les enfants, » dit mon père. Il est vrai que la terre est partout au Seigneur. Mais à tout homme la patrie est plus chère ! et à nous la nôtre ; et c’est ainsi que cela doit être. Tant que Dieu nous donnera du pain, tu ne seras pas dans la misère, ni toi, ni les enfants, et quand même tu ne pourrais pas travailler. Ce qui t’est arrivé en dernier lieu est bien triste, mais ne t’en soucie non plus que comme d’une chose secondaire. Celui que Dieu aime, il le visite par la croix. » C’est ainsi qu’ils m’ont reçue comme étant des leurs. Mon frère voulait me céder une chambre de sa ferme ; mais je préférai rester avec mes parents dans cette chaumière où avait vécu Georges. Les enfants s’y sentirent bientôt chez eux, et causèrent assez de joie à mes parents. Je les envoyai exactement à l’école. Dans ma jeunesse une fille n’apprenait pas à écrire ; Il suffisait qu’elle sût un peu lire ; écrire n’était le partage que de celles de la ville. Et c’est pourtant dommage et même un péché quand on a reçu le don de l’Esprit saint de le laisser improductif. Mais que faire, quand on n’en a pas l’occasion ? Mon pauvre mari c’en était un qui avait de l’expérience se connaissait dans les écritures et était habile à conduire charrette et calèche ; il savait écrire, et c’était bien. Il devrait en être ainsi de tout le monde.

Je fabriquai des couvertes, comme auparavant, et je gagnai de jolis groschen. Les temps étaient alors mauvais : c’était des maladies, la guerre et la famine. Un boisseau de seigle coûtait cent florins en papier, et ça veut dire beaucoup ! — Mais le bon Dieu nous a aimés, car nous avons tout traversé tant bien que mal. Il y avait une telle misère que les gens qui allaient acheter ne pouvaient rien avoir même avec de l’argent à poignée. Mon père fut un très honnête homme, il aidait à tous qui vinrent auprès de lui ; et quand des voisins plus pauvres venaient lui dire : vendez-nous un boisseau de seigle ; nous n’avons ni pain, ni grain, il répondait : « Tant que j’en ai, j’en donne avec plaisir, et quand je n’en aurai plus, un autre m’en donnera aussi ; et ma mère était obligée de mettre du blé dans le sac. Mais il ne prenait pas d’argent.

« Nous sommes toujours voisins, « disait-il ; « et si nous ne nous aidons pas, qui nous aidera ? Quand Dieu vous favorisera, vous me paierez en grain, et nous serons quittes » Mon père recueillait ainsi des milliers de « Dieu vous le rende ! » Que si aucun mendiant ne s’était présenté dans la journée, la mère allait voir sur le chemin et c’était sa joie. Et pourquoi ne seraient-ils pas venus en aide aux autres ; nous avions de tout à souhait ; pourquoi n’aurions-nous pas donné de notre abondance ? après tout ce il n’y a pas si grand mérite ; ce n’est qu’un devoir de tout bon chrétien ; mais se retirer le pain de la bouche pour le donner, voilà ce qui est une vraiment belle vertu. Néanmoins la chose alla si loin pour nous que nous ne mangeâmes plus qu’une fois par jour afin que les autres eussent aussi à manger. Enfin nous avons traversé ces mauvais jours et le soleil reparut brillant. La paix fût rétablie dans notre patrie et le mieux augmenta encore.

Quand Gaspard quitta l’école, il voulut apprendre le métier de tisserand, et je ne m’y opposai point. Le métier commande. Il fût obligé d’aller dans le monde pour faire son apprentissage. Georges disait toujours qu’un artisan qui ne sait que tourner autour de sa mère et du poêle ne se forme pas. Il revint quelques années après, s’établit à Dobruschka, où il prospère. Je gardai mes filles pour les former à la tenue du ménage, afin qu’elles pussent entrer en service ; mais une de mes cousines de Vienne arriva alors au village ; Thérèse lui plût et elle voulût la prendre tout de suite avec elle, en promettant d’en avoir soin. Cette séparation me fut assez pénible ; mais je pensai que je ferais mal de m’opposer à son bonheur ; car Thérèse était en goût de voir le monde. Puis Dorothée est une digne femme ; elle et son mari convenablement établis à Vienne et n’ont point d’enfants ! Elle prit soin de Thérèse, comme d’une fille, et lui donna une belle dot en la mariant. J’en étais un peu fâchée que ma fille eut fait choix d’un allemand ; mais je n’y pense plus ; Jean est un homme très bon et raisonnable et nous nous entendons bien maintenant. Puis les petits enfants sont les miens. Jeanne est partie alors pour Vienne, afin d’y remplacer Thérèse. Elle s’y plaît et on dit que tout va bien. Ce jeune monde a le raisonnement tout autre que n’est le mien. De ma vie je n’aurais voulu quitter ma maison ; et bien moins encore pour aller dans un monde étranger.

Quelques années après, mes parents mouraient, l’un six semaines après l’autre. Ils s’en allèrent silencieusement de ce monde ; Dieu ne les avait laissés ni souffrir ni s’attrister l’un sur l’autre. Plus mollet on a fait son lit et plus doucement on dort. Que Dieu leur donne la gloire éternelle !

« Et ne soupirais-tu pas après tes enfants, partis tous les trois ? » demanda la princesse.

« Ah ! madame la princesse, le sang ce n’est pas de l’eau. J’ai assez pleuré souvent, mais je n’en dis rien aux enfants, pour ne pas troubler leur bonheur. Puis, je ne fus jamais seule ; car des enfants, ça ne cesse pas de naître, et ainsi on a toujours à m’occuper de quelque chose. Quand je voyais s’élever les enfants de mes voisins, je croyais que c’étaient les miens propres. Quand on est bon envers les autres, ceux-ci rendent cœur pour cœur. — Les miens m’ont supplié assez d’aller à Vienne ; et j’étais persuadée que j’y trouverai de bonnes gens comme ailleurs, et que j’y serais bien traitée, mais la route était trop longue pour moi, pauvre femme. Il n’est plus de voyages pour les vieilles geus, qui ne sont plus que de la vapeur au-dessus du pot. Que Dieu se souvienne de mon désir, et je serais heureuse, de reposer dans ma terre natale. Mais je me suis mise à vous raconter toutes ces choses, madame la princesse, comme si j’étais à la veillée ; excusez ma simplicité, ajouta-t-elle en terminant, et elle se leva de la chaise.

« Tu m’as fait un plaisir bien vif avec ton récit et tu ne sais pas comme je t’en suis reconnaissante, » dit la princesse en posant sa main sur l’épaule de grand’mère.

« Maintenaut, viens avec moi au déjeuner ; je pense que les enfants auront déjà de l’appétit » — et ce disant, elle fit passer grand’mére du cabinet au salon où était déjà préparé, du café, du chocolat et diverses friandises —. Le valet de chambre, qui n’attendait qu’un signe, courut sur l’ordre de la princesse prévenir la comtesse et les enfants. — Ils arrivèrent en un instant, la comtesse aussi gaie qu’eux. — « Regardez grand’mère, ce que mademoiselle Hortense nous a donné ! » crièrent tous à la fois, en montrant des differents petits cadeaux précieux. — Je n’ai vu de ma vie si belles choses ; en avez vous remercié mademoiselle Hortense ? »

« Nous l’avons remerciée, » répondirent-ils.

« Mais qu’en dira Marie, Cécile et Venceslav, quand ils auront vu tout cela ? » dit grand’mère.

« Qui sont cette Marie, cette Cécile et ce Venceslav ? » demanda la princesse, heureuse de tout savoir du commencement à la fin.

« Je veux te le dire ma chère princesse, je l’ai appris des enfants, » se hâta de dire la comtesse Hortense. « Marie est la fille du meûnier ; Cécile et Venceslav sont les enfants d’un certain joueur de vielle qui en a encore quatre. Barounca m’a dit qu’ils mangent des chats, des écureuils, et des corneilles, qu’ils n’ont rien à manger, pas de vêtements et que les gens ont du dégoût pour eux. »

« S’en dégoûtent-ils parce qu’ils sont pauvres ? » demanda la princesse, « ou parce qu’ils mangent des chats et des écureuils ? »

« Oui, c’est pour cette raison-là, » répliqua grand’mère.

« Ce n’est pas un mauvais manger qu’un écureuil ; j’en ai goûté même, » dit la princesse.

« Autre chose est madame la princesse, de manger quelque chose par pur plaisir ; autre chose de le manger à force d’avoir faim. Le joueur de vielle a bon estomac et ses enfants, s’entend, ont tous bon appétit. Or il leur faut tout gagner avec sa musique ; cela veut dire beaucoup. Et que doivent ils faire, ils sont obligés de se nourir de cette manière là, car ils n’ont rien. »

Tout en causant la princesse se mettait à table, Hortense distribua les enfants autour d’elle, et grand’mère dut s’asseoir.

La comtesse voulut lui verser du café ou du chocolat, mais elle la remercia, alléguant qu’elle ne prennait ni de l’un ni de l’autre.

« Et de quoi déjeûnes-tu ? » demanda la princesse.

« Je suis accoutumée dès ma petite enfance à prendre de la soupe selon la coutume de nos montagnes. De la soupe aigrette et des pommes de terre à déjeuner ; à dîner des pommes de terre et de la soupe aigrette et on le répète encore pour le souper ; le dimanche, un morceau de pain, d’avoir telle est la nourriture du pauvre monde des montagnes des Géants pendant toute l’année ; et ils en remercient le Ciel quand cela ne leur fait pas défaut, car il leur arrive de n’avoir rien à manger. Un peu plus loin dans le pays, on a déjà des pois, de la farine plus blanche, des chaux et différentes choses encore et quelquefois aussi de la viande. Mais un pauvre homme ne s’arrangerait pas des aliments nobles. Toutes ces recherches ne lui donneraient pas assez de force. »

« Tu te trompes ma chère, cette nourriture rend aussi très-fort, et si ce monde là avait chaque jour un morceau de viande, et de bonne boisson, je t’assure, que cela leur donnerait plus de force que toute la nourriture dont ils usent pendant toute la journée. »

« Eh bien ! Nous voyons qu’on a toujours quelque chose à apprendre. J’avais jusqu’ici pensé que des grands seigneurs ne sont si pâles et quelquefois si maigres que parce qu’ils mangent de ces douceurs qui ne leur profitent pas. »

La princesse sourit sans ajouter un seul mot ; mais elle présenta à grand’mère un petit bocale rempli d’un vin doux, en lui disant : « Bois, bonne vieille, cela te fera du bien à l’estomac.

En levant le bocale, grand’mère dit : « À la santé de madame la princesse, » et elle en but un peu ; elle accepta aussi un morceau de pâtisserie, pour ne pas blesser la noble hospitalité.

Qu’y a-t-il dans ces coquilles que mange madame la princesse ? » demandait, à voix basse, Jean à Hortense.

« Ce sont des petits animaux de mer qui s’appellent des huîtres, » répondit la comtesse à haute voix.

« Oh ! Cécile n’en mangerait pas, » dit Jean.

« En ce monde les aliments, comme les goûts sont différents, cher Jean, » lui répondit la princesse.

Pendant cette causerie, Barounca mit quelque chose dans la poche de sa grand’mère, qui était assise près d’elle, en lui disant tout bas : « serrez-le, grand’mère, c’est, de l’argent ; je pourrais le perdre ; c’est mademoiselle Hortense qui me l’a remis pour les enfants de Kudrna.

Mais madame la princesse avait entendu ce que Barounca avait chuchoté à l’oreille de sa grand’mère et elle laissa se reposer sur le beau visage de la jeune comtesse un regard où se peignait une joie indicible. Grand’mère ne pouvant concentrer toute sa joie en son cœur dit d’une voix émue : « Que Dieu vous en recompense, mademoiselle ! »

La comtesse devint rouge et menaça du doigt Barounca, qui, pour sa part, rougit aussi.

« C’en sera une joie ! » dit grand’mère ; « ils pourront s’acheter des vêtements à présent. »

« Et j’y veux ajouter encore quelque chose, » dit la princesse » « pour qu’ils puissent se soulager encore d’une autre manière. »

« Vous feriez une bien bonne action, madame la princesse, dit grand’mère, « si vous veniez en aide à cette famille, encore autrement que par une aumône. »

« Et de quelle manière ? » demanda la princesse.

« Ce serait de procurer à Kudrna, tant qu’il se conduirait bien, du travail assuré : Et je crois qu’il y aurait la meilleure volonté, car il est honnête et appliqué. Que Dieu vous récompense madame ! Mais l’aumône ne soulage ces pauvres gens que pour un temps. Ils achètent d’abord ceci et cela, quelquefois même un objet inutile, parce qu’ils ont de l’argent en main et quand l’argent a été dépensé, ils se trouvent dans le même état qu’auparavant, et ils n’osent plus venir une seconde fois. Mais s’il avait des journées assurées, ce serait un vrai secours pour lui et aussi un avantage pour madame qui aurait en lui un travailleur appliqué, et un serviteur fidèle ; et en outre, madame la princesse aurait fait une bonne action.

« Tu as raison ma bonne ; mais quel genre de travail peux-je donner à un joueur de vielle ? »

« Oh madame, ce sera bien facile à trouver. Je sais qu’il serait content d’être garde ou maître batteur. Quand il irait par les champs il pourrait porter sa vielle avec lui, et jouer en route pour son plaisir. C’est un gai compagnon, » ajouta grand’mère en souriant.

« Nous aurons soin de lui, » dit la princesse.

« Ô ma chère et bien-aimée princesse, » lui dit la comtesse en se levant pour aller lui baiser sa belle main.

« Les anges, » dit-on, « ne sont qu’auprès du bon monde ! » dit grand’mère, en regardant tendrement la princesse et sa fille adoptive.

La princesse demeura silencieuse pendant quelques instants, puis elle dit à voix basse : « Je ne cesserai jamais de remercier Dieu de ce qu’il m’a la donné ; » puis elle ajouta à voix plus haute : « Je voudrais avoir un ami qui fut aussi sincère que toi et qui me dît toujours la pure vérité. »

« Ah madame, vous en trouverez un, quand vous le chercherez. On le trouve plus facilement, qu’on ne le conserve. »

« Tu penses que je ne l’apprécierais assez ? »

« Pourquoi penserais-je cela de madame la princesse ! Mais ça arrive très-souvent. Une conversation sincère nous est précieuse parfois ; puis tout à coup, elle nous devient à charge ; — et l’amitié a fini. »

« Tu as encore raison. Mais dès aujourd’hui je te donne le droit de venir me voir et de me dire tout ce que tu voudras ; j’aurai toujours plaisir à t’écouter ; et quand tu auras une demande, et qu’il me sera possible d’y satisfaire ; sois sûre que je le ferai avec joie. »

Et sur cette aimable parole madame la princesse se leva de table. Grand’mère lui voulut baiser la main, mais ce fut elle qui s’inclina la première pour baiser grand’mère sur la joue. Les enfants prirent leurs beaux cadeaux, mais ils avaient peine à quitter la comtesse.

« Viens aussi chez nous, mademoiselle Hortense ! » lui dirent-ils ; « nous te cueillerons des fraises. »

« J’y irai certainement, » dit la comtesse en souriant.

« Recevez, Madame, nos remerciments pour toutes vos bontés, et que Dieu vous garde en bonne santé ! » dit grand’mère au moment de se retirer.

« Adieu ! » lui répondit la princesse avec un signe de tête, et la comtesse les accompagna jusqu’au vestibule.

« En venant desservir la table, le valet de chambre faisait la mine, et se disait : « En voilà encore un caprice de grande dame ! Trouver ses plaisirs dans la société d’une vieille femme du commun ! »

Cependant la princesse, qui était à sa fenêtre, les suivit des yeux, aussi longtemps qu’elle put apercevoir et les robes blanches des petites filles et le bonnet de la grand’maman, qui, par instants, reparaissaient à travers la verdure des arbres. Et en rentrant dans son cabinet, elle dit à voix basse : « Elle est heureuse, cette femme-là ! »