Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 80-113).
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vi.


« Victoire était la fille d’un paysan de Žernov. Ses parents sont morts depuis longtemps ; mais son frère et sa sœur vivent encore. Il y a quinze ans, Victoire était une fille fraîche comme une framboise, et qui n’avait pas sa pareille bien loin à la ronde. Elle était leste comme une biche, laborieuse comme une abeille ; un jeune mari n’aurait pu désirer de femme meilleure. Une fille de cette sorte, et dont on sait encore qu’elle aura un jour de la fortune, ne reste pas longtemps sous le boisseau ; c’est facile à comprendre. On parlait donc de Victoire dans toute la contrée, et les prétendants affluaient. Plusieurs plaisaient à ses parents ; quelques uns étaient de riches fermiers, et, par conséquent, pour Victoire d’excellents partis. Mais elle sut les éconduire tous. Elle ne voyait d’un bon œuil que celui qui dansait le mieux ; encore sa préférence ne durait-elle que le temps du bal.

Ce fut alors que son père fronça le sourcil de voir que nul ne se trouvait à son goût et qu’il la pressa de faire son choix ; sinon, il le ferait lui-même à sa place, et la forcerait à l’accepter. Mais la fille s’en prit à ses yeux, pleurant beaucoup et conjurant son père de ne pas la chasser de la maison ; « elle n’avait pas encore vingt ans, disait-elle, ne possédait pas l’usage du monde ; puis, c’est Dieu qui sait qui doit être mon mari et si je serai heureuse. »

Le père, qui aimait beaucoup sa fille, ne put l’entendre se lamenter, sans en ressentir du chagrin. Et en regardant son beau visage, il se pensait : « C’est vrai, tu as encore assez de temps ; aussi bien trouveras-tu encore assez de prétendants. » Mais les gens parlaient autrement. Ils se disaient que Victoire était fière ; qu’elle attendait un grand seigneur qui roulât carosse ; que l’orgueil est l’avant-coureur de la chute ; que celui qui met un long temps à faire son choix le fait mal. Tels étaient leurs genres de pronostics.

Vers cette époque, un détachement de chasseurs. vint tenir garnison dans le village, et l’un d’eux rechercha Victoire. Si elle allait à l’église, il s’y rendait derrière elle, et s’y tenait non loin d’elle ; puis, au lieu de regarder vers l’autel, il considérait Victoire. Allait-elle aux champs, il recherchait encore son voisinage ; en un mot, elle ne pouvait faire un pas au-dehors qu’elle n’en fût suivie comme de son ombre. Le monde disait de lui qu’il avait le sens troublé, et quand Victoire arrivait parmi ses compagnes et qu’on lui parlait du soldat, elle disait toujours : « Pourquoi ce soldat me poursuit-il ? Il ne me parle pas, ce morose, et j’en ai peur. Quand je le sais près de moi, j’en suis effrayée ; et si je regarde ses yeux, la tête me tourne.

Ces yeux ! ces yeux ! Tout le monde disait que ces yeux-là ne marquaient rien de bon. On ajoutait que ses yeux étaient flamboyants dans la nuit. Et les sourcils noirs qui se déployaient au-dessus, comme des ailes de corbeau, et qui étaient mobiles au milieu, étaient le signe certain que son regard était fascinateur. D’aucuns l’en plaignaient : « Mon Dieu ! Est-ce sa faute s’il est né ainsi ? — Et des yeux pareils n’ont de puissance que sur quelques uns ! Tout le monde n’est pas forcé d’en avoir peur ! » — Néanmoins les voisines, quand il regardait leurs enfants, s’enfuyaient à grande course. Quelque enfant du village venait-il à tomber malade, on disait que le chasseur noir l’avait ensorcelé. On finit pourtant par s’accoutumer à ce visage sombre ; et même il y eut plusieurs filles qui dirent qu’il ne serait pas si laid, si l’expression en était plus affable. Mais l’opinion commune était celle-ci : « Que faire avec un pareil original ? C’est Dieu seul qui sait qui il est, et d’où il est ! Ce n’est peut-être même pas un homme ! Mieux vaudrait se signer en le voyant et dire : « Que Dieu soit avec nous, et nous préserve du mal ! — « Il ne danse pas ; il ne parle jamais ; il ne chante pas : laissons-le ! » Et elles le laissaient. Dire : « Laissons-le » était bien facile à tous ceux qu’il ne poursuivait pas ; mais pour Victoire, il était l’enfer.

Du moment que ce n’était pas nécessaire, elle évitait de sortir, afin d’être débarrassée de ces yeux qui la poursuivaient partout. Elle n’aimait plus danser, parce qu’un visage sombre la fixait de quelque coin de la salle ; elle était moins joyeuse de venir prendre part aux veillées, parce qu’elle savait très-bien que, s’il n’était pas assis dans la chambre du poêle, c’était de la fenêtre qu’il la regarderait du dehors. Alors sa voix devenait tremblante ; le fil qu’elle tenait à la main cassait. Tout cela la tourmentait. Tout le monde remarquait bien un changement en elle ; mais personne ne soupçonnait que le soldat en fût la cause. On pensait qu’il avait le sens troublé, et que si Victoire ne pouvait empêcher qu’il ne la suivît, c’est qu’elle ne connaissait point de remède.

Un jour elle disait à ses compagnes : « Croyez-moi, mes amies : si quelqu’un venait à présent me rechercher en mariage, qu’il fût pauvre ou riche, beau ou laid, je deviendrais sa femme, pourvu qu’il ne fût pas de notre village. »

« Que t’est-il entré dans la tête ? N’es-tu pas heureuse, contente à la maison paternelle, ou ne te plais-tu plus parmi nous ? » demandèrent les jeunes filles.

« Ne pensez pas de moi choses pareilles, dit-elle. Mais aussi longtemps que le chasseur noir restera ici, je n’y peux pas vivre. Vous ne pouvez vous imaginer comme cet homme importun me fâche, et quel chagrin j’en ressens. Je ne peux plus dormir, ni prier ; ses yeux me poursuivent partout ! » et Victoire exhalait sa plainte avec ses larmes.

« Mais mon Dieu ! pourquoi ne lui défends-tu pas de te suivre ? Pourquoi ne lui dis-tu pas que tu ne peux pas le souffrir, et qu’il te fait mal comme du sel dans les yeux ? »

« Mais n’est-ce pas ce que j’ai déjà fait ? Je ne lui ai, certes, pas parlé ; car, comment lui parler, quand il va me suivant comme mon ombre ? — Mais j’ai prié son camarade de le lui dire. »

« Et il n’a pas obéi ? » demandèrent les filles.

« Certainement non. » Il a répondu à son camarade que personne n’avait rien à lui commander, qu’il est libre d’aller où il veut, et chez qui il veut ; que du reste il ne m’a point encore dit qu’il m’aime, pour que j’aie le droit de lui faire dire que je n’en veux pas. »

« Voyez-vous cet insolent ! dirent les filles toutes fâchées. Et à quoi pense-t-il donc ? Nous devrions nous venger ! »

« N’entreprenez rien contre lui, dirent les plus sensées, car il pourrait bien vous ensorceler. » « Eh ! que pourrait-il nous faire ? Pour nous nuire, il lui faudrait avoir de nous quelque chose qui eut été à notre usage. Or, aucune de nous ne lui donne rien, et ne voudrait rien recevoir de lui non plus. Qu’avons-nous à craindre ? N’aie pas peur, Victoire, nous t’accompagnerons partout, et ce diable verra une bonne fois ce que nous lui ferons, » s’écrièrent plusieurs filles des plus courageuses.

Mais Victoire, plus effrayée, regarda tout autour d’elle, et loin de se trouver consolée qu’elles prissent ainsi fait et cause pour elle, soupira en disant : « Si seulement le bon Dieu m’aidait à porter cette croix ! »

Ce que Victoire avait confié aux filles ne resta pas dans le mystère ; cela se répandit bien vite, et jusque dans le village voisin. Quelques jours après un homme de ce village arrivait à la ferme du père de Victoire. On causa d’abord de choses indifférentes ; puis, cet entremetteur finit par déclarer au fermier que son voisin souhaiterait marier son fils avec Victoire qu’il aimait ; il était chargé expressément, disait-il, de venir demander si l’on consentait, oui ou non, aux fiançailles.

« Attendez un moment ! Je vais demander à Victoire de venir vous donner elle-même la réponse. Quant à moi, je le connais, ainsi que son fils Antoine ; aussi je n’ai rien là-contre ; leur fortune est bien en ordre, » continua-t-il en répondant à l’entremetteur ; puis, il alla trouver sa fille pour lui en parler.

Aussitôt que Victoire eut appris de quoi il s’agissait, elle répondit sans trop de réflexion : « Qu’ils viennent ! »

Son père fut bien surpris de la voir se décider si vite ; et il lui demandait si elle connaissait Antoine, pour qu’ils ne vinssent pas en vain. Mais Victoire s’en tint à ce qu’elle avait dit : « Oui, elle connaissait Antoine Simovitsch pour un brave garçon. »

« Je suis content de lui, » dit son père ; « du reste, tout sera fait comme tu le souhaites. Qu’ils viennent donc ! »

Dans l’intervalle que son père fut sorti d’auprès d’elle pour reconduire l’entremetteur des fiançailles, sa mère entra dans la petite chambre de Victoire, lui fit le signe de la croix et lui souhaita son bonheur : « Ce qui me réjouit le plus, c’est que tu seras seule maîtresse dans ton ménage et qu’à la ferme d’Antoine tu n’auras ni belle-mère, ni belle-sœur, » ajouta la mère.

« Ah ! ma chère mère, je le prendrais, lors même que je devrais avoir deux belles-mères, » lui répondit Victoire.

« Voici qui est encore mieux ! je vois, du moins, que vous vous aimez l’un l’autre. »

« Non ! ce n’est pas là le motif, chère mère ! Mais c’est que j’aurais aussi bien engagé ma parole à tout autre brave garçon. »

« Je t’en prie, ma fille, qu’est-ce que tu dis là ? Il s’en est présenté assez, et tu n’as jamais voulu d’aucun d’eux. »

« Mais alors le soldat, aux yeux méchants, ne me poursuivait pas encore, » dit Victoire à voix basse. « Je pense que tu ne sais pas bien ce que tu dis. Pourquoi parler d’un soldat ? Pourquoi fais-tu attention à lui ? Qu’il aille où il veut ! laisse-le. Ce n’est pas lui qui devrait te faire partir de la maison paternelle. »

« Oh ma mère ! c’est lui, lui seul qui en est la cause ! j’ai tant de chagrin, tant de peine, que je n’ai de repos nulle part ! » dit la fille en pleurant.

« Et pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt : je t’aurais conduite chez la vieille femme du forgeron, elle sait consulter dans des accidents pareils. Sois tranquille, nous irons demain chez elle, » fit la mère pour consoler sa fille.

Et le lendemain, la mère et la fille étaient en chemin.

Cette vieille prétendait toujours savoir beaucoup de choses que les autres ne connaissaient point. Faisait-on une perte ? Les vaches ne donnaient-elles pas de lait ? Quelqu’un était-il malade ? — la femme du forgeron savait le remède à tout, elle devinait tout. Victoire lui raconta en confiance tout ce qui se rapportait à elle.

« Et tu ne lui as jamais parlé, jamais dit le plus petit mot ? » demanda la vieille maréchale.

« Ne t’a-t-il pas envoyé quelque chose à manger par un autre soldat ? par exemple, une pomme ou du massepain ? »

« Non, ma commère, rien ! les soldats ont parlé de lui une fois chez nous ! Ils disaient qu’il ne fréquente pas les camarades, qu’il est très-fier, et qu’il veut toujours être seul. »

« C’est un vrai morose, affirma la vieille ; mais ne crains rien, Victoire, je t’aiderai — car ton cas n’est pas encore si mauvais. Demain je t’apporterai quelque chose que tu devras porter toujours sur toi. Mais en sortant de ta chambre le matin, n’oublie jamais de t’asperger d’eau bénite en disant : « Que Dieu me garde de tout mal ! » Quand tu iras dans les champs, ne te retourne jamais ; et si le soldat venait à te parler, n’y prends pas garde, quand même il parlerait comme un ange. Il pourrait t’ensorceler avec sa voix ; alors vaut mieux te boucher les oreilles que de l’écouter. N’oublie pas mes recommandations. Si ça ne va pas mieux d’ici à quelques jours, il te faudra revenir me trouver, et nous essaierons d’autre chose. »

Victoire partit l’esprit plus tranquille, et avec l’espoir qu’elle redeviendrait comme elle était auparavant. Le lendemain, la vieille arrivait à la ferme avec quelque chose qui était cousu dans un morceau de drap rouge ; elle le mit elle-même au cou de Victoire, avec recommandation encore de ne l’ôter jamais et de ne le montrer à personne. Le soir, quand elle alla couper de l’herbe, elle remarqua bien que quelqu’un se trouvait non loin d’elle, près d’un arbre ; et elle sentit le sang lui monter au visage ; mais elle eut du courage, car elle ne se détourna pas une seule fois pour regarder autour d’elle, et après avoir fini son ouvrage, elle courut à la maison comme s’il y avait eu le feu derrière elle.

Le troisième jour, c’était un dimanche, la mère fit des gâteaux, et le père alla inviter monsieur le maître et quelques vieillards, ses voisins, pour l’après midi, en sorte que les gens du village se disaient : « Chez Mikscli, on va célébrer aujourd’hui les accordailles. »

Dans l’après-dinée, entrèrent dans la cour trois hommes endimanchés, dont deux avaient du romarin aux manches. Le père de Victoire les reçut sur le seuil, et les gens de service, restant debout sous l’avant-toit, disaient ; « Que Dieu vous donne beau coup de bonheur ! » « Dieu vous entende ! » répondit, au lieu du père et du fils, l’intermédiaire des fiançailles.

Le fiancé entra le dernier. Quelques voix de femmes se firent entendre en dehors : « C’est un très-joli garçon, cet Antoine ; et qui porte fièrement la tête comme le cerf ! Et quelle belle branche de romarin il a attachée à sa manche ! Où l’a-t-il donc achetée ? » — Et des voix d’hommes répondaient : « Quant à cela, il peut porter la tête bien haute, puisqu’il emmènera la plus jolie fille du village, une bonne ménagère, la meilleure danseuse, et qui, de plus, a aussi de la fortune ! »

C’est ainsi que se prononçaient plusieurs de ses parents du village, bien fâchés qu’elle eût choisi quelqu’un des environs. Pourquoi, disaient-ils, n’en a-t-elle pas pris un du même endroit ? N’y avait-il pas assez de garçons, dont plusieurs eussent été à sa convenance ». On sait les réflexions usitées en semblables circonstances.

Vers le soir, tout était fini. Le maître d’école avait écrit le contrat ; les témoins et les parents y souscrivirent trois croix au lieu de leurs signatures ; le maître d’école fut obligé d’y ajouter leurs noms ; et Victoire promit à Antoine, la main dans la main, de devenir sa femme dans trois semaines. Le jour suivant, les compagnes de Victoire vinrent lui adresser leurs félicitations, et quand elle passait sur la place du village, on la saluait de partout : « Que Dieu te bénisse, notre fiancée ! » Mais quand les jeunes gens lui disaient : « C’est bien dommage que tu nous quittes ; pourquoi t’en vas-tu, Victoire ? » alors les larmes lui montaient aux yeux.

Elle fut plus gaie pendant plusieurs jours ; et quand elle était obligée d’aller plus loin que le village, elle partait sans craintes, depuis qu’elle avait reçu de la maréchale une sorte de scapulaire, et qu’elle était fiancée. Il lui semblait qu’elle n’avait plus peur, et elle en remerciait le bon Dieu, ainsi que la femme du forgeron qui lui avait donné si bon conseil. Toutefois sa joie ne devait pas être de longue durée.

Un soir qu’elle était assise avec son fiancé dans le verger, et qu’ils parlaient de leur noce et de leur futur ménage, voici que tout-à coup Victoire se tait ; ses yeux s’étaient fixés sur un buisson et sa main tremblait. « Qu’as-tu donc ? » lui demande son fiancé surpris.

« Regarde à travers les branches, en face de nous ; ne vois-tu rien ? » lui dit tout bas Victoire.

Son fiancé regarde : « Non, je n’y vois rien ; mais toi, qu’as-tu vu ? »

Il me semblait que le soldat noir nous observait, murmura la fiancée, d’une voix plus faible encore.

« Attends : il faut en finir ! » s’écria Antoine. Et s’élançant il chercha dans tous les coins du verger ; mais ce fut en vain — il ne voyait personne. « Je ne le lui passerai pas, dit-il, et s’il ose te regarder toujours, je lui jouerai un fameux tour, » s’écria Antoine.

« Ne t’engage pas en querelles avec lui, je t’en prie, Antoine ; tu sais : un soldat, c’est un soldat. Mon père a été déjà à la Montagne-Rouge, et il aurait bien donné quelque chose pour que le lieutenant le délogeât d’ici, afin de l’envoyer autre part. Mais l’officier a répondu qu’il n’y pouvait rien, quand même il le voudrait ; qu’après tout ce n’est pas une infraction pour un homme de regarder une fille. Le père apprit, là aussi, par les soldats, que ce hussard était d’une famille très-riche, qu’il s’était engagé, comme volontaire, au service militaire et qu’il pourrait s’en retirer, quand il le voudrait. Tu pourrais donc ne pas trouver ton compte à lui faire quelque cliose. » Ce langage de Victoire à Antoine fit que celui-ci promit de laisser le soldat tranquille.

Mais depuis ce soir-là, Victoire eut à passer des moments bien pénibles, et quoiqu’elle pressât, avec confiance, le scapulaire contre son cœur, il ne cessait de battre avec force, quand les malheureux yeux se fixaient sur elle. Victoire retourna encore consulter la maréchale. « Il faut croire, marraine, qu’il en est ainsi par une punition de Dieu ; car ce que vous m’avez donné ne m’a point servi. J’avais cependant suivi votre conseil en tout, ajouta Victoire en se lamentant. »

« Sois tranquille, ma tille, sois tranquille ! — je saurai bien venir à bout, de lui, quand même il serait l’Antéchrist. Mais j’ai besoin d’avoir deux choses de lui. Jusqu’à ce que je me les sois procurées, évite, autant que possible, sa présence. Invoque l’ange gardien, et prie pour ces âmes du purgatoire dont personne ne se souvient jamais. Quand tu en auras délivré une, elle suppliera pour toi. »

« Mais, marraine, ce qu’il y a de pis, c’est que je ne peux pas même prier en repos d’esprit ! » dit la fille en pleurant.

« Vois-tu, ma fille ! pourquoi as-tu attendu si longtemps, et jusqu’à ce que cette puissance mauvaise ait prévalu ? Dieu m’accordera de vaincre ce diable. »

Et Victoire ramassait encore toute sa force pour prier avec ferveur ; quand ses idées voulaient s’envoler ailleurs, elle pensait tout de suite à la Passion de notre Seigneur, à la sainte Vierge Marie, pour mettre en fuite cette puissance méchante. Elle s’en défendit un jour, deux jours ; mais le troisième jour, elle alla jusqu’à l’extrémité la plus éloignée du champ de son père pour ramasser du trèfle. Elle donna ordre au domestique de ne pas tarder à venir derrière elle, parce qu’elle aurait bientôt fini, lui dit-elle, de le faucher. Elle y marchait d’un pas léger comme celui d’une biche, et ceux qui la trouvèrent sur leur chemin, se retournaient pour admirer encore une fois quel bon air avait cette fille. Elle y était donc partie fraîche et belle, et voilà ensuite que le domestique la ramenait sur la voiture, couchée sur le trèfle, pâle et blessée. Elle avait le pied enveloppé et lié avec un mouchoir fin, et on fut obligé de la porter de la voiture au logis.

« Notre-Dame de la Sainte-Montagne ! » fit la mère en se lamentant, — « ma fille ! qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

« Je me suis enfoncé une épine dans le pied, et si profondément que, depuis lors, cela va mal. Portez-moi dans ma chambre, je veux me mettre au lit ! » dit-elle encore d’un air suppliant.

On la mit au lit, et le père courut bien vite chercher la femme du forgeron. Elle accourut comme à cheval, et suivie d’un essaim de ces commères qu’on ne demandait pas, mais comme il y en a toujours. L’une conseillait à la mère un remède ; et l’autre, un autre ; celle-ci, des conjurations ; celle-là, des fumigations. Mais la vieille se décida, et mit sur le pied de Victoire de la fécule de pommes de terre. Puis elle demanda que tout le monde sortît, s’engageant à veiller elle-même Victoire, qui devait être guérie, comme par enchantement.

« Raconte-moi, ma fille, comment ça s’est passé ! tu es encore toute effrayée. Et qui t’a lié le pied avec ce beau mouchoir, si blanc et si fin ? J’ai préféré le cacher, pour que les autres ne s’en aperçussent point, » dit la vieille fûtée, en lui posant le pied sur l’édredon.

« Où avez-vous mis le mouchoir, marraine ? » demandait vivement Victoire.

« Tu l’as sous ton oreiller. »

Victoire prit le mouchoir, regarda les traces sanglantes, considéra le nom brodé à l’aiguille et qui lui était tout-à-fait inconnu et son visage, de pâle qu’il était, devint rouge.

« Ma fille, ma fille, tu ne me plais pas ; qu’est-ce que je dois penser de toi ? »

« Pensez que Dieu m’a abandonnée, et que je suis perdue pour l’éternité, et que personne ne peut me secourir. »

Elle a peut-être de la fièvre, et bat la campagne, se pensa la vieille, en touchant les joues de Victoire. Mais ses joues étaient froides ; ses mains aussi ; seulement ses yeux étaient brillants ; elle les avait fixés sur le mouchoir qu’elle tenait à deux mains.

« Écoutez, marraine, » commença-t-elle à voix plus basse ; « je vais vous dire tout, mais ne le racontez à personne. Il y avait deux jours que je l’avais vu ; vous savez qui je veux dire ; mais aujourd’hui, dès le matin, aujourd’hui quelque chose me disait : « Va-t-en au trèfle, vas-y, » et cela me tintait dans les oreilles. Je savais que ça finirait mal ; je savais bien que c’était une tentation ; car c’était là, près du champ, qu’il avait coutume de se tenir, assis sous l’arbre et sur le côté. Mais je n’eus de repos qu’après avoir mis mon fichu sur ma tête, et la faux sur mon épaule.

En chemin, la pensée me vint que moi seule, j’étais mon ennemie ; mais j’entendais toujours résonner à mes oreilles ces mots : « Va toujours ! va au trèfle ; qui sait s’il y sera ? pourquoi aurais-tu peur ? Thomas viendra bientôt derrière toi. Cette pensée me poursuivit jusqu’au champ. Je regardais vers l’arbre : personne n’y était. Eh bien, il n’y est pas ; c’est autant de gagné, me pensai-je en moi-même, et je pris la faux pour couper le trèfle. Au même instant la pensée me vint de tenter ma bonne aventure en cherchant le trèfle à quatre feuilles, et je me disais : « Si tu le trouves, c’est que tu seras heureuse avec Antoine. »

Je regarde, je regarde toujours, sans lever les veux de dessus les trèfles, mais je ne trouvais rien. C’est alors que je pensai à jeter un regard de côté, et que vois-je sous l’arbre ? — le soldat. Je me retournais vite pour me sauver ; mais au même moment j’avais tourné le pied sur des épines couchées au bord du chemin, et je m’étais blessée. Je ne criai point ; mais de douleur, toute la tête me tourna ; mes yeux se voilèrent et je tombai à terre.

Je voyais, comme en rêve, que quelqu’un me prenait dans ses bras et m’emportait, jusqu’à ce que la douleur aiguë me réveillât. Le soldat s’était agenouillé près du ruisseau, y trempait son mouchoir blanc, puis il m’en enveloppa le pied. Dieu puissant ! me pensais-je, que vas-tu faire ? tu ne peux te dérober au regard de ses yeux. Alors je me dis qu’il vaudrait mieux ne pas le voir. Je ressentais une douleur assez forte ; la tête me tournait ; mais je ne parlais point, et je n’ouvris pas non plus les yeux. Il posa sa main sur mon front et me prit par la main ; j’en eus un frisson ; mais je me tus. Alors il laissa ma main et m’arrosa le visage avec de l’eau et en me soulevant la tête. Que devais-je faire ? J’étais bien forcée d’ouvrir les yeux. Ah ! bonne marraine, ses yeux m’éclairaient comme le soleil du bon Dieu et je dus fermer les miens. Mais ce fut bien en vain, car il se mit à me parler ! Oh ! comme vous aviez raison, chère marraine, de me dire qu’il peut ensorceler avec sa voix. Je l’entends toujours résonner à mes oreilles ; et ses paroles, comme elles étaient douces quand il me disait, qu’il m’aimait, que j’étais son bonheur et son ciel !

« Quelles paroles de péché ! Ou y reconnaît les ruses du diable. À la bouche de quel homme viendraient de pareilles paroles ? Malheureuse fille ! À quoi as-tu donc pensé d’y croire » Et la vieille de se lamenter encore.

« Mais, mon Dieu, comment ne pas le croire, quand il vous assure qu’il vous aime ? »

« Ce n’est que pour parler. Tout cela n’était que pour t’en faire accroire et s’insinuer dans ton esprit. »

« Je le lui disais bien aussi ; mais il jura sur Dieu et sur son âme qu’il m’aimait depuis le premier moment qu’il m’avait aperçue ; et qu’il s’était abstenu d’échanger toute parole avec moi, ainsi que de me révéler son amour ; il ne voulait pas, disait-il, m’attacher au malheureux destin qui le poursuit toujours et partout, et qui ne lui permet pas de jouir de son bonheur. Ah ! je ne me souviens plus de tout ce qu’il m’a dit ; j’en aurais bien pleuré ! J’ai cru à tout. Je lui ai dit que j’avais eu peur de lui et que, de cette peur-là même, j’avais devenue fiancée. Je lui ai dit que je portais sur le cœur un scapulaire, et quand il me l’a demandé, je le lui ai donné, » dit Victoire en finissant.

« Ah ! Jésus, mon Sauveur ! » répondit la vieille en gémissant : « elle lui donné un scapulaire béni ! elle lui donne un objet qu’elle a porté sur son corps ! Tu es en son pouvoir ! — tu es perdue, et ce n’est pas même le bon Dieu qui t’arrachera de ses griffes ; il t’a parfaitement ensorcelée.

« Il m’a dit que ce charme, c’est de l’amour ; puis, que je ne dois pas me fier à un autre, » ajouta Victoire.

« Oui, oui, ils disent cela, l’amour… ! Je le lui dirais bien aussi, ce que c’est, que l’amour ? Mais tout est inutile.

Qu’as-tu donc fait, malheureuse fille ? Il te sucera le sang du corps ; il te pressera jusqu’à ce qu’il ait tout sucé, et ton âme n’aura pas de repos après la mort. Et comme tu aurais pu être heureuse ! »

Victoire était stupéfaite, et même effrayée des propos de la commère ; elle n’en dit pas moins, après quelques minutes de silence : « Rien ne sert de rien : je le suivrai ; et quand même il me mènerait en enfer. Tout est inutile. Couvrez-moi ; j’ai froid, » ajouta-t-elle, après un nouveau moment de silence.

La vieille étendit sur elle toutes les couvertures qui se trouvaient là ; mais Victoire avait toujours le frisson et ne prononça plus le plus petit mot.

La vieille aimait vraiment Victoire, et quoiqu’elle fût fâchée contre elle de ce qu’elle avait donné son scapulaire au soldat, le sort de cette pauvre fille, qu’elle regardait comme perdue, la chagrinait fort. Elle ne dit mot à personne des confidences de Victoire.

Depuis ce jour là, Victoire resta couchée comme morte. Elle ne prononçait qu’en rêve des paroles indistinctes, ne demandant rien et ne regardant personne. La vieille ne bougeait pas d’auprès d’elle, et mettait tout son savoir à son service pour la guérir. Mais tout fut inutile. Les parents devenaient de jour en jour plus tristes, et le fiancé s’en allait, chaque jour aussi plus désespéré. La vieille hochait la tête et se disait à elle-même : « Comment se fait-il qu’aucun des remèdes que j’ai employés avec tant de succès sur les autres n’en ait pas eu sur elle ? Parce que ce soldat l’a ensorcelée. Oui, c’est cela. » Et elle y réfléchissait jour et nuit. Mais une nuit qu’elle regardait par hasard, de la fenêtre de la chambre dans le verger, elle aperçut debout, au près d’un arbre, un homme enveloppé d’un manteau, et dont les yeux, fixés sur elle, brillaient dans la nuit, comme deux escarboucles ; et elle se jura à elle-même, — car elle en était maintenant certaine, — que sa présomption d’un ensorcellement était fondée. Elle eut donc une grande joie le jour qu’on rapporta à la maison la nouvelle d’un ordre de départ pour les chasseurs. Pour ce qui est de moi, disait-elle, ils peuvent bien tous rester ici ; mais que celui-là seul s’en aille, j’en suis plus joyeuse que si l’on me comptait cent florins. »

« C’est le diable qui l’a conduit ici, » disait un jour le père ; et la mère et la vieille maréchale répétèrent après lui que Victoire était changée depuis le moment où le soldat était venu au village, et ils croyaient, eux aussi, qu’il l’avait ensorcelée. Néanmoins la vieille espérait que son départ éloignerait la puissance diabolique.

Les soldats partirent. Or, cette nuit qui suivit leur départ, Victoire se trouva si mal que la vieille souhaita envoyer chercher le prêtre ; mais vers le matin, elle se sentait mieux ; puis, ses forces augmentèrent peu à peu, au point que, quelques jours après, elle put quitter le lit. La vieille attribuait en elle-même cette amélioration à l’éloignement de l’influence démoniaque : elle n’était pas moins satisfaite d’entendre les gens du village se dire entre eux : « cette femme du forgeron ! c’en est une, celle-là ! sans elle, Victoire serait déjà morte ! » Et à force de s’entendre louanger de la sorte, elle finit par croire que son savoir avait sauvé sa cliente.

Mais tout n’était pas encore gagné ! Il est vrai que Victoire sortait déjà, allait seule jusque dans la cour ; mais elle paraissait encore étrange à tout le monde. Son regard était triste, elle ne parlait à personne et ne regardait personne. La vieille leur assurait à tous que la malade allait beaucoup mieux et qu’il n’était plus besoin de la veiller. Alors sa sœur Marie reprit pour la nuit, dans la même chambre que celle de Victoire, la place qu’elle y occupait auparavant.

La première nuit que ces deux jeunes filles y passèrent seules, Marie, qui était assise au bord du lit de sa sœur, lui demanda d’une voix tendre — car c’était une si bonne personne ! — pourquoi elle était si triste, et s’il lui manquait quelque chose. Victoire la regarda sans rien répondre.

« Vois-tu, Victoire ? J’aurais bien quelque chose à te dire ! mais j’ai peur de te fâcher. »

Et Victoire la regardait tristement : « Dis toujours, Marie ! »

« C’est ce soir que les soldats sont partis, » continuait alors sa sœur ; mais à peine eut-elle prononcé ces quelques mots que sa sœur lui prit la main, et lui coupant la parole : « Les soldats sont partis ? » dit-elle, « et où ? »

« Partis, oui ! mais où ? je ne le sais pas. »

« Dieu soit loué ! » soupira Victoire en reposant sa tête sur les coussins.

« Écoute, Victoire ! Mais ne sois pas fâchée contre moi ! je sais que tu ne pouvais souffrir ce soldat noir, et tu prendras peut-être en mal que je lui aie parlé. »

« Tu lui as parlé ? » dit vivement Victoire en se soulevant dans son lit.

«Comment aurais-je pu refuser de l’entendre, quand il m’en priait tant ? Mais j’avais tellement peur de lui que je ne le regardai pas même une fois. Il passait souvent auprès de notre ferme ; mais je l’évitai toujours, jusqu’à ce qu’un jour il m’eut rejointe au verger. Il me remit quelques herbes en me demandant de te les préparer, ajoutant que tu serais bientôt guérie. Je lui répondis que je ne voulais rien recevoir de lui, car j’avais peur qu’il ne t’envoyât quelque talisman. Et comme je refusais, à toute force, de les accepter, il me dit : « Remplis donc mon unique souhait, et dis à Victoire que je pars, mais que je n’oublierai jamais ma promesse. Qu’elle n’oublie pas non plus la sienne ! Pour sûr, nous nous reverrons. » Je le lui promis, et je m’acquitte maintenant de ma commission. Mais sois sans crainte, puisqu’il ne reviendra plus, et que tu seras en paix de son côté, » ajouta Marie.

« C’est bien, Marie, c’est bien ! tu es très-gentille ! et je t’en remercie. Va te coucher, va, ma chère ! » ajouta Victoire en la baisant sur la joue. Marie arrangea le coussin sous sa tête, lui souhaita une bonne nuit et se mit au lit.

Quand, au matin, Marie se réveilla, le lit de Victoire était déjà vide. Elle pensa que sa sœur était peut-être allée dans la chambre y faire son ouvrage ordinaire ; mais elle ne se trouva ni dans la chambre, ni dans la cour.

Les parents étaient effrayés ; ils envoyèrent aussi tôt chez la femme du forgeron où elle pouvait, pensaient-ils, s’être rendue ; mais elle n’y était point. « Où peut-elle être, se demandait-on l’un à l’autre, tout en visitant tous les coins. Un domestique courut aussi chez son fiancé ; après qu’on l’y eut inutilement recherchée, et que son fiancé fut encore venu du village voisin, sans en savoir davantage, la femme du forgeron se mit à dire : « Je croirais qu’elle a suivi le soldat noir ! »

« Ce n’est pas vrai ! » s’écria le fiancé.

« Vous êtes dans l’erreur, » dirent aussi les parents. Comment serait-ce possible ? elle qui ne pouvait pas même le souffrir ! »

« Et pourtant c’est comme cela, et ce n’est pas autrement, » assurait la femme du forgeron ; et elle leur raconta en partie ce que Victoire lui avait confié. Marie, de son côté, parla de la commission qu’elle avait faite, la veille, à sa sœur ; et la liaison de ces deux récits eut bientôt fait reconnaître qu’elle avait rejoint le soldat noir, dans l’impuissance où elle était, croyait-on, de résister à cette secrète puissance que le démon exerçait sur elle.

« Ne lui en attribuons pas la faute ; elle n’est coupable que de ne s’être point ouverte à moi assez tôt pour que je pusse déjà lui venir en aide. Cependant il était déjà bien tard, il l’avait ensorcelée ; et aussi longtemps qu’il le voudra, elle sera obligée de le suivre. Que si maintenant vous envoyiez après elle, et qu’on la ramenât à la maison, elle irait encore nécessairement le rejoindre. » C’est ainsi que la vieille formula sa décision.

« Néanmoins, » dit le père, « je courrai après elle, qu’il en soit ce qu’il voudra. Peut-être consentira-t-elle à me suivre ; c’était une si bonne fille ! »

« J’irai avec vous, père ! » demanda Antoine, qui écoutait d’un air tout effaré.

« Tu resteras à la maison, » lui intima le paysan. « Quand on est en colère, on n’est plus de bon conseil ; peut-être te ferais-tu mettre en prison, ou te ferait-on prendre la casaque blanche de soldat. À quoi cela servirait-il ? tu as assez souffert tous ces derniers temps avec nous ! ne te fais pas des chagrins plus grands encore. Elle ne peut plus être ta femme ; n’y pense plus. Si tu veux attendre Marie pendant un an, je te la donnerai pour femme ; elle est si bonne ! C’est que je voudrais t’avoir pour gendre, mais non point te forcer. Fais ce que te dicte la sagesse ! » Et tous pleuraient ; mais le père les calmait encore : « Ne pleurez pas ! disait-il, les larmes ne servent à rien ; et si je ne la ramène pas, il n’y aura plus qu’à la recommander à Dieu. »

Il prit quelques florins pour sa dépense de voyage, régla l’ouvrage à faire par les domestiques pendant son absence et partit. Une fois en route, il s’informa partout si l’on avait vu une personne de tel et tel signalement, et il faisait le portrait de sa fille de la tête aux pieds. Or, personne n’avait rencontré jeune fille qui lui ressemblât. À Josephstadt, on lui dit que les chasseurs étaient partis pour Koeniggraetz ; et à Koeniggraetz, que le soldat noir était entré dans un autre détachement, et qu’il voulait finalement quitter le service militaire. Où était-il allé ? c’est ce que ne put lui dire un chasseur, qui était bien le même que celui qui avait fait séjour à la ferme de Miksch ; et il attestait que personne n’avait vu Victoire. Beaucoup d’autres lui conseillaient d’aller demander au bureau militaire ; c’était, lui disaient-ils, son meilleur plan ; mais le paysan tint à ne pas se commettre avec l’administration : « Je ne voudrais pas, » répondit-il, qu’on me la renvoyât sous escorte, comme une vagabonde, et qu’on se la montrât au doigt. N’importe où elle soit, elle est partout sous la main de Dieu, sans la permission de qui aucun cheveu ne pourra tomber de sa tête. Si elle doit revenir, elle reviendra ; sinon, que la volonté de Dieu soit faite ! »

Telle fut sa conclusion. Il chargea ce chasseur de faire savoir à Victoire, — s’il la voyait ou s’il entendait parler d’elle, — que lui, son père, l’avait cherchée ; et que, si elle souhaitait rentrer chez ses parents, ils la recevrait, elle, et le brave homme qui l’aurait reconduite, avec une récompense. Le chasseur promit tout, et le père s’en revint à sa maison, la conscience tranquille. Il avait fait, croyait-il, tout ce qui était en son pouvoir.

Tout le monde pleura Victoire ; on fit dire des messes et des prières pour elle ; mais quand, au bout de six et de neuf mois, personne encore ne l’eut vue, ou n’en eut même entendu parler, on se pensa qu’elle était morte. L’année s’écoula…

Mais voici qu’un jour les bergers rapportent au village la nouvelle qu’ils ont vu, dans la forêt seigneuriale, une femme de la taille de Victoire, et dont les cheveux étaient tout aussi noirs. Les domestiques de la ferme de Miksch parcoururent les bois dans tous les sens, mais sans trouver aucune trace d’une semblable personne.

C’était la première année que je me trouvais ici, mais encore garçon, chez mon prédécesseur et beau-père défunt. Nous en entendîmes parler aussi, et mon maître me dit, comme j’allais le lendemain en forêt, de bien regarder si je n’y apercevrais pas une telle personne. Et, de fait, j’aperçus le même jour, sur la côte, juste au-dessus des champs de Miksch, et sous les deux chênes dont les rameaux s’entrelacent, une femme assise, et dont les cheveux flottaient au vent. J’avais bien vu Victoire auparavant, mais alors il me fut impossible de la reconnaître dans cette personne si sauvagement accoutrée. C’était bien elle pourtant ! Sa robe avait reçu une coupe élégante et avait dû être belle ; mais, pour le moment, elle était toute déchirée. À son attitude, je reconnus qu’elle était mère. J’abandonnai sans bruit ma cachette, et je me hâtai de rentrer pour tout dire à mon maître. Celui-ci alla en faire part à Žernov. Les parents pleurèrent beaucoup et eussent préféré qu’elle fût morte. Mais que faire ? Nous promîmes de la suivre, pour savoir où elle allait, et où elle couchait, afin de l’apprivoiser.

Elle vint un jour sur le soir jusqu’au verger de la ferme de son père. Elle s’y assit sous un arbre tenant ses genoux entre ses deux bras et y appuyant son menton. Elle garda cette attitude, les yeux fixés toujours sur le même point. Sa mère voulut avancer vers elle, mais Victoire se leva prestement, franchit la haie d’un bond et disparut dans la forêt. Mon maître conseilla de déposer pour elle des aliments et des vêtements dans le bois, disant qu’elle les remarquerait peut-être bien ; et aussitôt on apporta de quoi suffire à son besoin. Je disposai les choses moi-même, et j’y allai voir le lendemain. Des aliments, il n’y manquait que le pain ; des vêtements, elle n’avait pris qu’une jupe, une jaquette et une chemise. Tout le reste des effets s’y trouvait encore le troisième jour. Je les ôtai, pour que personne ne les dérobât.

Nous fûmes longtemps sans pouvoir reconnaître où elle couchait. Nous finîmes par découvrir sa retraite, au-dessous de trois sapins, dans une petite grotte. Possible que la grotte eut été formée par l’extraction d’une roche, enlevée anciennement. L’entrée en était couverte de tant de rameaux secs qu’il fallait la connaître pour la découvrir, et elle la barricadait encore avec des ramilles de sapin. J’y entrai une fois en rampant. Il n’y avait de place que pour une ou deux personnes. Victoire n’y avait rien, excepté un peu de litière et de mousse ; c’était son lit.

Ses connaissances, ses parents, son père, sa sœur, et Marie qui était déjà fiancée à Antoine, étaient aux aguets pour lui parler et pour la ramener sous le toit paternel ; mais elle évitait son monde, et se laissait voir rarement en plein jour.

Un soir qu’elle était venue s’asseoir dans le voisinage de la ferme, Marie s’avança tout doucement de son côté, et, de sa voix la plus caressante, lui dit : « Viens, Victoire, viens dormir auprès de moi dans la chambre ; il y a si longtemps que tu y as couché ! tout le monde et moi, nous sommes en peine de toi ! Oui ! Viens avec moi ! » Victoire la regarda, se laissa prendre par la main et emmener jusqu’au vestibule. Tout d’un coup, elle dérobe sa main et s’enfuit. On fut ensuite plusieurs jours sans la revoir près de la ferme.

Un autre soir je me trouvais, de garde sur la côte, au-dessus de la Vieille-Blanchisserie. La lune éclairait comme à giorno. Je vis sortir Victoire du bois. Elle marchait, les bras croisés sur sa poitrine, la tête inclinée en avant, et sa démarche était si légère qu’elle semblait à peine toucher la terre de ses pieds. Elle courait droit à la sortie du bois, et droit à la digue. Je l’avais vue si souvent aller de ce côté, ou bien s’asseoir au coteau, sous le même grand chêne, que cette fois je n’y pris pas attention tout d’abord. Mais quand j’en fus venu à regarder mieux, je vis qu’elle jetait quelque chose dans l’eau, et je l’entendis rire d’une manière si sauvage que mes cheveux en furent tout hérissés. Mon chien se mit à hurler terriblement. Pour le coup, je frémis d’horreur. Victoire s’était assise ensuite sur une souche moussue et chantait. Je ne saisissais pas une parole ; mais la mélodie était celle de la Berceuse, que les mères chantent à leurs enfants :

     Dors, mon enfant, dors !
                              ferme tes petits yeux ;
                              le bon Dieu sera avec toi ;
                              un petit ange te bercera. —
                              Dors mon enfant, dors !

Cette mélodie retentissait si tristement dans la nuit que je ne pus rester en place, tant j’étais épouvanté. Elle resta, elle, assise pendant deux heures, et ne faisant que chanter. Depuis ce jour, elle va s’asseoir tous les soirs à la digue et chante chaque fois ce même air de la Berceuse. Au matin, je racontai tout à mon maître, qui reconnut tout de suite ce qu’elle pouvait avoir jeté dans l’eau. Et il avait deviné juste. Quand nous la revîmes, sa contenance était bien autre. Sa mère et tous les autres en furent au désespoir ; mais que faire ? Là où il y a inconscience, il n’y a pas de péché.

Peu à peu elle s’accoutuma à venir jusqu’à notre porte, lorsque la faim l’y poussait. Mais elle faisait dès lors comme elle fait aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle arrivait, se tenait silencieusement à la porte, et attendait. Ma femme — qui, en ce temps là, était encore jeune fille — lui donnait sur le champ sa pitance ; elle la recevait sans dire mot, et s’enfuyait au bois. Quand je vais par la forêt et que je la rencontre, je lui donne du pain qu’elle accepte ; mais, si je voulais lui parler, elle s’esquiverait sans rien prendre. Elle aime singulièrement les fleurs. Si elle ne tient pas un bouquet à la main, c’est qu’elle en porte un dans son corsage. Voit-elle un enfant, ou va-t-elle quelque part, elle en fait présent. A-t-elle conscience de ce qu’elle fait ? Qui le sait ? Je voudrais savoir ce qui se passe dans cette tête égarée ; mais qui pourait l’éclaircir ? — Elle ? Oh ! bien difficilement.

Quand Marie célébra ses noces avec Antoine et qu’ils se rendirent à l’église à la Montagne-Rouge, Victoire accourut à la ferme. — Était-ce hasard ? ou en avait-elle entendu parler ? — Dieu le sait encore. Elle avait des fleurs sur son sein. Elle arriva jusqu’au seuil et sema les fleurs dans la cour. Sa mère, qui se répandit en larmes, lui apporta au-dehors des gâteaux avec ce qu’elle avait de meilleur ; mais elle se retourna et s’enfuit.

Son père en prit tant de chagrin au cœur, lui qui l’aimait bien fort, qu’il en mourut la troisième année. J’étais justement au village. Marie et son époux, Antoine, me demandèrent avec larmes si je n’avais pas vu Victoire. Ils eussent été satisfaits de l’amener à la ferme, mais ils n’en savaient pas le moyen. « Son père, disaient-ils, ne pouvait pas rendre l’âme, et tous jugeaient qu’elle en était cause, parce qu’elle la retenait » Je revins au bois avec l’idée de la rencontrer ; et je me disais que je lui parlerais et qu’elle me comprendrait. Je la vois assise sous les sapins. Je tourne autour d’elle, sans faire semblant de rien : et pour ne pas l’effaroucher, je dis seulement : « Victoire ! ton père se meurt ; tu pourrais aller le voir. » Elle n’eut pas l’air d’entendre. Je pensais que c’était peine perdue, et je retournais au village pour faire mon rapport. Je parlais encore à Marie sur le seuil, quand un domestique se met à crier ! « Voici Victoire qui entre dans le verger ! »

« Antoine ! » dit Marie en allant au verger, « Antoine ! dis-le à nos gens, et retirez-vous tous, pour ne point l’effrayer ! »

Un moment après, elle introduisait, sans mot dire, Victoire dans la chambre du moribond. Elle jouait avec une primevère, et ses yeux noirs, maintenant si languissants, ne se levaient pas de dessus la fleur. Marie la conduisait comme une pauvre aveugle. Dans la chambre tout était silencieux. D’un côté du lit, était agenouillée sa mère ; au pied du lit, le fils unique ; le vieillard avait les bras croisés sur la poitrine ; et, les yeux déjà tournés vers le ciel, il luttait avec la mort. Marie amena Victoire jusqu’auprès du lit. Le mourant tourna les yeux sur elle, et un sourire de bonheur parut sur son visage. Victoire se pensait peut-être qu’il voulait quelque chose, et elle lui mit la primevère dans la main. Le malade la regarda encore une fois, soupira profondément, et il était mort. Elle était venue lui rendre la mort plus facile. La mère commença les lamentations ; et comme Victoire entendit tant de voix, ses yeux hagards se portèrent sur les personnes présentes, et elle s’enfuit.

Je ne sais pas si, depuis ce temps-là, elle est entrée une seule fois dans la maison de ses parents. Depuis les quinze années qu’elle vit dans la forêt, je ne l’ai entendue parler qu’une fois et je ne l’oublierai de ma vie. Je descendais un jour vers le pont. Les serviteurs du château conduisaient du bois sur la chaussée, pendant que, dans la prairie, je voyais venir cet écrivain du château, celui que les filles, qui ne pouvaient retenir son nom allemand, avaient surnommé Émeraudine ou le scarabé doré, parce qu’il portait des cheveux assez longs et d’un beau blond doré. Il était allemand de naissance. Il cheminait donc dans la prairie ; comme il faisait très-chaud, il avait ôté sa casquette, et s’en allait les cheveux au vent.

Tout-à-coup, et comme si elle fut tombée du ciel, Victoire, accourue on ne sait d’où, tombe sur lui, l’empoigne, l’arrache comme s’il n’était qu’une poupée en bois. Et l’allemand de donner, en criant, tout ce qu’il avait de gorge. Il descendit la montagne comme en volant ; mais Victoire jetait feu et flamme de colère ; elle le mordait à la main, et criait d’une voix qu’animait la rage : « Enfin ! je t’ai donc en ma puissance, toi, serpent ! toi démon ! Je te déchirerai ! Qu’as-tu fait de mon bien-aimé, toi diable ! — Diable ! — Rends-le moi ! » et elle se mit tellement en rage qu’elle en était enrouée, et qu’ainsi elle ne pouvait elle-même s’entendre.

L’allemand n’y pouvait rien comprendre ; il était comme abasourdi. À nous deux, nous n’aurions jamais pu en venir à bout, si les serviteurs n’étaient accourus à la vue de cette mêlée. Ils tirèrent par la prairie et nous commençâmes par sauver de ses mains le pauvre écrivain. Mais quand nous voulûmes la saisir, elle se dégagea de toutes ses forces et se réfugia en courant dans la forêt. De la forêt, elle jetait de grandes pierres sur nous, et en blasphémant à faire trembler la voûte des cieux. Ensuite, je fus plusieurs jours sans la revoir.

L’allemand en tomba malade, et resta sous le coup d’une si grande frayeur de Victoire qu’il préféra partir d’ici. Les filles se moquèrent de lui ; mais le fait est que qui s’en va, gagne. Depuis ce temps-là, nous n’en avons rien entendu dire et nos campagnes seront tout autant florissantes sans lui.

Et maintenant, grand’mère, vous avez là l’histoire entière de Victoire, telle que je l’ai entendu raconter, partie par la défunte femme du forgeron, et partie par Marie. Ce qui s’est passé encore, qui le sait ? À juger d’après l’ensemble, elle a dû bien souffrir ; et celui qui a sur la conscience le malheur de cette âme, en a lourd à porter. »

Grand’mère essuya les larmes de ses joues pâles en disant avec un affable sourire : « Merci bien de votre récit ! Il faut convenir que notre ami le chasseur raconte comme un auteur ; on l’écouterait toujours, et sans fin ; et on oublierait que le soleil est déjà descendu derrière les montagnes. » Et ce disant, grand’mère montrait du doigt l’ombre qui se faisait dans la chambre, et elle rangea son fuseau.

« Restez encore les quelques instants que je vais donner à manger à la volaille, » dit la femme du forestier, afin que je sois libre de vous accompagner jusqu’en bas de la montagne ; et grand’mère se fît un plaisir de l’attendre.

« Et moi, j’irai avec vous jusqu’au pont, car il me faut aller encore au bois, » dit le chasseur en se levant de table.

Sa femme alla chercher du grain, et quelques instants après, on entendait dans la cour : « Pi, pi, pi, pi ! » À cet appel, la volaille accourait voletant de tous les côtés. Les premiers venus furent une bande de moineaux, comme si l’appel avait été fait aussi pour eux. La femme du garde-chasse dit : « Allons, c’est toujours vous qui êtes les premiers ! » Mais ils ne prenaient pas garde à son reproche.

Grand’mère s’arrêta sur le seuil, en retenant les enfants près d’elle, pour qu’ils n’eftarouchassent point la volaille ! Des oies blanches et grises avec leurs oisons ; des canards avec leurs canetons ; des canards noirs, de beaux poulets domestiques et des poules tyroliennes haut-montées sur leurs pattes, d’autres huppées et à collet frisé ou hérissé ; des paons, des pintades, des poules d’Inde avec le coq d’Inde, qui glougottait en se pavanant d’importance ; des pigeons communs et des pigeons pattus, tout ce monde ne formait plus qu’une troupe qui s’abattait sur les graines ; ils sautaient l’un par-dessus l’autre pour becqueter et picorer à qui mieux mieux ; et les moineaux, ces polissons du chemin, quand ils avaient le jabot rempli, sautaient encore sur le dos des canards et des oies stupides. À quelques pas de là, étaient des lapins ; un écureuil apprivoisé regardait les enfants du haut d’un châtaignier ; il courbait au-dessus de lui sa queue comme un casque mobile ; un chat était en observation sur la haie, guettant les moineaux de son regard faux ; la biche se laissait gratter la tête par Barounka ; et les chiens se tenaient tranquilles autour des enfants ; car la femme du chasseur avait une baguette en main. Mais quand un coq noir poursuivit un petit canard, qui lui avait pris le grain qu’il tenait déjà presque dans son bec, et que le petit canard courut se réfugier tout auprès du chien, Hector ne put s’empêcher de happer le coq.

« Le voyez-vous, ce vieux âne ? comme il veut jouer ! tiens ! voilà un souvenir ! » lui cria la ménagère, en lui appliquant un coup avec la baguette.

Hector fut honteux devant ses camarades, les chiens plus jeunes que lui, d’avoir été puni sous leurs yeux et il fila lentement et tête baissée, jusqu’au corridor.

Mais grand’mère disait : « Comment pourrait-il être meilleur que son fils ! » Car Hector était père de Sultan, qui avait tué à grand’mère tant et de si beaux petits canards.

Son repas fini, la volaille alla au juchoir. Les enfants reçurent de Barthélemy et de François de belles plumes de paon ; et la femme du forestier donna à grand’mère des œufss de ses poules tyroliennes. Elle prit la petite Anne sur ses bras ; le chasseur mit son fusil sur son épaule, appela Hector et tous ensemble ils quittèrent le si bon toit hospitalier. La biche les suivait, comme aurait fait une chienne.

Au bas de la montagne, la femme du chasseur souhaita le bon soir à ses hôtes et s’en retourna avec ses enfants. Ce ne fut qu’auprès du pont que son mari prit congé de grand’mère en lui tendant sa main hâlée, et il rentra sous bois. Jean le suivit longtemps des yeux, puis il dit à Barounka : « Quand je serai un peu plus grand, je monterai aussi la garde avec M. Beyer.

Mais il faudra toujours envoyer quelqu’un avec toi, parce que tu as peur des nymphes de bois et des follets ! » lui dit Barounka pour le plaisanter.

« Et qu’en sais-tu ? » répliqua Jean tout fâché ; « quand je serai plus grand, je n’aurai pas peur. »

En passant près de la digue, grand’mère considéra le vieux tronc couvert de mousse ; et pensant à Victoire, elle dit en soupirant : « Pauvre fille ! ».