Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 39-59).
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iv.


Outre les fêtes annuelles, c’étaient les dimanches qui étaient aussi particulièrement chers aux enfants. Ils n’étaient point, pour lors, réveillés par grand’mère, partie de très grand-matin pour la ville, afin d’entendre la messe. Leur mère et aussi leur père, s’il était pour lors à la maison, se rendaient à la grand’messe et emmenaient leurs enfants à la rencontre de leur grand’maman. Tout en l’apercevant de loin, ils couraient au-devant d’elle, comme s’ils ne l’avaient pas vue depuis un an. Grand’mère leur paraissait toujours un peu changée le dimanche ; son visage, plus clair, en paraissait encore meilleur ; puis, elle portait aussi des vêtements plus beaux ; des chaussures neuves et noires ; et sur la tête, un bonnet blanc qui, en arrière, s’arrangeait en ailes de pigeon ; la colombe en était si gentille qu’on aurait pu la croire vivante. Aussi enfants disaient-ils que grand’mère était extrêmement belle le dimanche.

En arrivant auprès d’elle, ils voulaient lui porter chacun quelque chose. Elle remettait à l’un son rosaire ; à l’autre, son fichu. Mais Barounka, en sa qualité d’aînée, portait toujours la petite gibecière. En la voyant passer aux mains de Barounka, les garçonnets poussaient des cris peu convenables ; ils voulaient savoir ce qu’elle contenait, et même y regarder ; toutes choses que Barounka ne voulait pas permettre. Elle était donc obligée de s’adresser à sa grand’mère, pour se défendre de ses frères. Mais voilà qu’au lieu de les gronder, grand’mère tirait de la petite gibecière des pommes ou autre chose qu’elle donnait aux enfants, et la paix était faite. Madame Proschek redisait bien tous les dimanches : « Je vous en prie, maman, ne leur apportez plus rien, » et tous les dimanches elle recevait pour réponse : « Il ne saurait se faire que je ne leur rapportassev rien. Mais nous, nous n’étions point meilleures en notre jeune temps » ; et tout restait comme auparavant.

Madame la meûnière cheminait ordinairement avec grand’mère et parfois aussi avec quelque autre personne de Žernov, le village le plus rapproché du moulin. Madame la meûnière portait une robe longue, une jaquette de satin et un bonnet relevé en argent. Sa petite taille, un peu bien prise, allait jusqu’à l’embonpoint ; ses yeux noirs avaient une expression très-vive, mais gaie ; son nez était petit et camus ; la bouche, avenante ; elle avait aussi double menton ; elle portait le dimanche un collier de perles ; et les jours ouvriers, des grenats ; son bras retenait un long panier rond, tressé en paille et rempli des épices dont elle avait besoin pour son ménage.

Derrière les femmes venait le meûnier, ordinairement accompagné d’un compère. S’il faisait très-chaud, il portait, au bout d’un bâton et par dessus son épaule, un habit de couleur grise. Les dimanches, ses bottes étaient luisantes et lui montaient à milieu des mollets ; elles étaient à houppes par le haut ce qui plaisait fort aux garçonnets. Sur la tête, il portait un bonnet très-élevé, fait de peau d’agneau. L’un des côtés était orné, du haut en bas, de nœuds ou cocardes bleues. Son compagnon était vêtu de la même manière ; seulement, son habit long, à plis par derrière, et avec garniture de boutons en plomb, était, non pas gris, mais vert, le gris étant la couleur préférée de père meûnier, parce que c’est la couleur des meûniers.

Les paroissiens qui allaient à la messe de dix heures, saluaient ceux qui revenaient de celle du matin. Parfois on s’arrêtait pour se demander les uns les autres comment ça allait ici ou là, et à Žernov et au moulin. Mais en hiver, il était rare qu’on rencontrât quelqu’un de Žernov allant à la messe à la petite ville, car le chemin qui y conduisait sur des pentes raides, était dangereux. Ils préféraient aller y assister à Studnitz ou à la Montagne-Rouge. Le chemin qui conduisait à ces deux villages était plus facilement praticable ; ce qui n’était pas le cas en été ; la route en était agréable aux vieux, et aux jeunes encore davantage. Celle qui conduisait par les prairies à la petite ville, était bien fréquentée le dimanche. Ici on voyait une vieillotte qui cheminait lentement, la tête couverte d’un fichu blanc ; et à ses côtés, marchait, en s’appuyant sur un bâton, un vieillard. Assurément qu’il devait être bien âgé, car il portait dans ses cheveux un peigne, dont la mode fort ancienne n’était restée qu’aux plus âgés de ces vieillards.

Les femmes étaient coiffées de bonnets blancs, disposés par derrière en façon de colombe ; les hommes, en bonnets de peau de mouton, marchant plus vite, les devançaient ; ils traversaient d’un pas rapide le long pont conduisant à l’autre rive. Des filles arrivaient, du haut de la côte en bas, et d’un pas qui dansait presque ; elles étaient lestes comme des biches ; et derrière elles, arrivaient les garçons, vifs comme des cerfs. Ici, on aperçoit, à travers les arbres, une manche blanche ; là, se trouve retenu par les broussailles un ruban rouge, attaché à l’épaule ; plus loin, on voit le jaquet brodé à vives couleurs, d’un jeune garçon ; et il en est ainsi jusqu’à ce que toute cette gaie compagnie fasse son entrée sur le vert gazon.

À son retour de l’église, grand’mère quittait sa robe des dimanches, en passait une de toile et faisait sa revue du ménage. Après le dîner, elle aimait à reposer sa vieille tête sur les genoux de Barounka, à se laisser chercher des cheveux vivants, qui, disait-elle, lui démangeaient beaucoup. Elle s’endormait ordinairement pendant l’opération, mais non pas pour longtemps. En se réveillant elle s’étonnait toujours de ce qu’elle se fût endormie, et disait : « Allons ! Je ne peux pas comprendre que mes yeux se soient fermés. » Dans l’après-midi, elle allait au moulin avec les enfants, comme si c’eut été chose convenue pour eux que ce passe-temps réjouissait fort ; puis, leur présence divertissait aussi beaucoup la fillette du moulin, nommée Marie, et qui était de l’âge de Barounka.

Devant la porte du moulin, entre deux tilleuls étaient érigée une statue de saint Jean Népomucène : La meûnière, quelque femme de Žernov et la jeune Marie se trouvaient habituellement assises sous ces tilleuls, le dimanche, dans l’après midi. Le meunier s’y tenait debout devant elles, jouant avec sa tabatière qu’il tenait toujours entre ses doigts et leur racontant quelque histoire. Aussitôt qu’elle avait aperçu de loin grand’mère avec ses petits enfants, Marie s’élançait à leur rencontre pendant que son père en toilette ordinaire, en pantouffles, les pantalons retroussés, et en jaquette grise, s’en allait lentement derrière elle, et accompagné de la femme de Žernov. Quant à la meûnière, elle rentrait vite au moulin, en vue de préparer quelque chose aux enfants, « afin qu’ils se tinssent un peu tranquilles, » ajoutait la bonne femme. Ils n’étaient pas encore arrivés qu’une petite table était déjà dressée sous les fenêtres, au jardin ou dans la petite île ; mais en hiver, dans la chambre. Sur la table étaient servis de bons gâteaux, du pain, du miel, et du lait ; puis, monsieur le meunier apportait, en plus, des fruits tout frais cueillis ; ou encore, si c’était en hiver, la meûnière revenait avec un panier de prunes et de poires sèches. La mode n’était pas encore devenue populaire de prendre le café et autres boissons analogues. On n’en servait que chez madame Proschek.

« C’est bien aimable à vous, grand’mère, d’être venue, » lui disait la meûnière, en lui offrant une chaise. « Je ne sais pas comment je pourrais passer le dimanche si vous n’arriviez pas ; il me semblerait que ce n’est point dimanche. Mais à présent, mangez de ce que le bon Dieu nous a donné ! »

Grand’mère ne mangeait que peu, et demandait aussi à la meûnière de ne pas servir tant de choses aux enfants ; mais cette grassouillette personne ne faisait que rire de la demande et en disant : « Vous êtes âgée, et je ne suis pas surprise que vous mangiez si peu ; mais les enfants, eux, mon Dieu ! ils ont des estomacs de canards. Vous demanderez à notre Marie, aussi souvent que vous voudrez, si elle désire manger ; et elle vous répondra, tout aussi souvent, qu’elle est en appétit. » Les enfants souriaient, et trouvaient que madame la meûnière avait, certes, bien raison.

Après qu’elle leur avait remis à chacun un gâteau, ils s’en allaient derrière la grange, où grand’mère était persuadée qu’ils se trouvaient en sûreté. Là, ils jouaient à différents jeux, à la balle, au cheval, aux couleurs etc. Plusieurs camarades, et toujours les mêmes, les y attendaient ; c’étaient six enfants, l’un plus petit que l’autre comme sont les tuyaux d’orgue. C’étaient des enfants de la maison où l’on brise le lin, au-dessus de l’auberge. Quand le vielleur était arrivé au village avec sa femme et ses enfants, l’aubergiste leur avait fait bâtir une petite chaumière, comprenant une chambre et une cuisine. Leur père allait dans les environs avec sa vielle ; et la mère, qui restait à la maison, lavait et raccommodait les habits et le linge des enfants, ou travaillait en journée chez le monde, pour la nourriture. Ils ne possédaient rien que ces six petits pandours comme les appelait leur père et ce peu de musique. Mais à part cela, on ne remarquait pas si fort la misère, non plus que sur leurs parents. Les enfants avaient les joues rouges comme des abécédaires ; et tels étaient l’odeur et le fumet qui s’échappaient parfois de la chaumière que les passants en prenaient de l’appétit et auraient bien voulu manger de ce qu’ou y faisait cuire. Et quand les enfants en sortaient, la bouche grasse et luisante, les voisins se demandaient : « Qu’est-ce donc que la femme de Kudrna a fait rôtir ? »

C’est pourquoi un jour que Marie revenait de chez les Kudrna, elle rapporta à sa mère que la femme de Kudrna lui avait donné un morceau de lièvre si appétissant qu’elle ne pouvait pas même le dire. Il avait juste le goût de l’amende.

« Un lièvre ? » se pensa la meûnière ; « où l’auraient-ils bien pris ? Kudrna n’irait peut-être pas braconner ! Il se ferait un mauvais parti. »

L’aînée de ses enfants, Cécile, était venue aussi au moulin. La fillette avait toujours un enfant sur ses bras, parce qu’il en venait toujours un de plus, chaque année, dans la famille. La meunière lui posa tout aussitôt la question : « Qu’aviez-vous donc de si bon pour votre dîner d’aujourd’hui ? » — « Rien, rien que des pommes de terre, » répondit Cécile. « Quoi ? Rien que des pommes de terre ? Mais Marie m’a dit que ta maman lui avait donné un morceau de lièvre et qu’il était si bon ! ! »

« Ah, ce n’était pas du lièvre, madame la meunière ; c’était un morceau du chat que papa a reçu au village de Montagne-Rouge. Et puis, nous avions des écureuils. Il avait rencontré un jeune chasseur qui portait trois écureuils qu’il avait tirés pour un hibou, et il le pria de les lui donner, parce qu’il avait entendu dire que les écureuils ont la chair très-bonne, ne se nourrissant que de noisettes. Le jeune homme les lui a donnés en disant qu’il avait bien raison. Et papa les a apportés et dépouillés. Maman nous les a fait cuire, en y ajoutant des pommes de terre, de sorte que nous eûmes ainsi un dîner excellent. Quand Marie est venue chez nous, notre mère lui en a donné aussi un morceau. Dernièrement, maman nous a rapporté quelque chose de la basse-cour. La fille de chez M. l’intendant avait étouffé une oie pour l’avoir emboquée trop vite. Il a fallu lui couper le cou. Mais madame n’en a pas voulu ; elle l’a donnée à maman, et c’est ainsi que nous avons de la viande pour plusieurs dîners et de la graisse pour longtemps. »

Mais la meûnière interrompant la fillette : « Va-t’en ! va-t’en ! » lui dit-elle « j’en ai déjà le frisson de ce que tu dis là ! Et toi, Marie, ma méchante fille, ne t’avise plus jamais de manger du lièvre dans la famille Kudrna. Va te laver tout de suite, et ne m’apporte rien que tes mains aient touché. » Et ce fut ainsi que s’exprima la meûnière, en mettant Cécile à la porte.

Marie se prit à pleurer, tout en assurant à sa mère que le lièvre était bon ; mais la meûnière se mit à cracher coup sur coup. Le meûnier arriva et apprenant ce qui s’était passé, il tourna la tabatière entre ses doigts en disant : « Pourquoi vous tant fâcher, ma chère femme ? Qui sait ? Marie en deviendra peut-être plus grasse ! On ne dispute pas des goûts. Qui sait si moi-même je ne mangerais pas de l’écureuil ? »

« Allez-vous en avec toutes vos sornettes et ne me dites pas des choses pareilles ! » fit la meûnière fâchée.

Mais son mari cligna de l’œil et se prit à sourire.

Ce n’était pas que la meûnière, c’était aussi d’autres personnes qui avaient pris en dégoût la famille Kudrna. On ne leur aurait pas touché la main et pour le seul motif qu’ils mangeaient des écureuils dont personne ne veut. Mais pour les enfants, il leur était parfaitement indifférent que ceux de Kudrna eussent eu à dîner des pâtés de faisans plutôt que des corneilles, il leur suffisait de les retrouver derrière la grange pour jouer avec eux. Ils partageaient fidèlement avec eux aussi leurs gâteaux et tout ce qu’ils avaient, et cela uniquement pour leur faire plaisir. Cécile, qui avait déjà dix ans, donnait d’abord un peu de son gâteau au petit enfant qu’elle tenait sur les bras ; puis, après l’avoir déposé sur le gazon, elle jouait avec les autres ; ou bien encore faisant de petits ouvrages de vannerie, elle tressait des chapeaux pour les garçonnets, de petits paniers pour leurs sœurs. Quand les enfants avaient joué jusqu’à en être fatigués, tout leur écheveau, bien emmêlé rentrait dans la cour, et déjà Marie criait de loin à sa mère que tous avaient une faim terrible. La meunière qui n’en était pas étonnée leur donnait à manger à tous, même à ceux pour qui elle avait ressenti du dégoût. Le meûnier, pour la contrarier un peu, se faisait un malin plaisir de lui redire à la vue des enfants de Kudrna : « La poitrine me fait si mal. Comment donc, Cécile, n’avez-vous pas un morceau de lièvre à la maison ? Ça me guérirait peut-être… tu pourrais… »

Mais la meûnière crachait et s’en allait. Alors grand’mère, menaçant du doigt le meûnier, lui disait : « C’est bon ! C’est bon ! Vous en faites un de farceur. Si j’étais la meûnière, je ferais, ma foi ! cuire une corneille, et je vous la servirais avec des pois verts ! » Le meûnier retournait sa tabatière entre ses doigts, clignait d’un œil, et reprenait son air malicieux.

Quand les anciens étaient assis dans le petit jardin, le maître-garçon du moulin venait aussi s’y établir auprès d’eux ; et là, on s’entretenait de la messe du matin, du sermon, des annonces faites au prône ; on nommait ceux pour qui le prêtre avait récité des prières ; on disait qui l’on avait vu à la messe ; puis on parlait des semailles, des inondations, de la grêle, du tissage et du blanchissage du linge ; de la réussite du lin de l’année. On finissait par les gendarmes de Kramolna et la gazette criminelle. Le maître-garçon du moulin avait toujours beaucoup à dire ; mais le soir, quand les gens arrivaient à la mouture, il se taisait aussitôt, se souvenant du dicton : « Premier venu, premier moulu ». Le meûnier allait, lui, voir ce qui se passait à l’auberge, et les bonnes commères restaient seules à causer entre elles.

En hiver, les enfants passaient presque toute l’après-midi dans la pièce du four, et derrière le poêle ; le four était grand, car le lit de la servante y était placé, et Marie y avait encore tous ses joujoux et ses poupées. Quand les enfants s’y rassemblaient, le four en était tout rempli ; et sur la marche la plus haute ils plaçaient le grand chien de garde. On célébrait chaque dimanche, en ce four, les noces de quelque poupée. Parmi les poupons, on choisissait le Ramoneur pour fiancé et le Nicolas pour curé. Puis, l’on mangeait, buvait et dansait. Il arrivait assez souvent qu’un des enfants marchât sur la patte du chien, qui se mettait à hurler jusqu’à interrompre la conversation dans la chambre voisine. « Je vous en prie, enfants, » disait la mère, « n’enfoncez pas le four : je dois cuire demain ! » Et tout redevenait calme dans le four ; on y jouait au papa et à la maman ; et la cicogne apportait un tout petit enfançon à la jeune mère. Adèle, qui ne savait pas faire les honneurs, remplissait le rôle de sage-femme ; Guillaume et Jean étaient parrains et présentaient l’enfant au baptême, sous le nom de Jeannot. Et l’on servait, à nouveau, le dîner de baptême, un dîner excellent, et dont le chien avait une part, pour qu’il en fût d’autant mieux apaisé. Le petit Jeannot avait grandi vite, car le père le conduisait déjà à l’école ; Jean se faisait instituteur et lui apprenait à épeler. Mais c’était trop peu d’un élève ; alors, ils disaient : « Eh bien ! jouons tous à l’école. » Jean était donc passé maître, et il était bien fâché contre ses élèves de ce que pas un n’apportait de devoir fait. Comme il n’en allait pas autrement, il fallait bien en passer par là. Et le chien, qui était aussi de l’école, mais qui ne savait rien que ronfler derrière le poêle, était condamné, par monsieur le maître, à recevoir d’abord deux férules, puis à porter au cou un écriteau noir ; ce qui n’était pas d’une exécution aussi facile. Car aussitôt qu’il se sentait la tablette au cou, ce gros velu sautait de fureur, et du haut en bas du four, avec un affreux vacarme et tout en s’arrachant le signe d’ignominie. Le maître-garçon du moulin sautait, effrayé, de son banc ; grand’mère crachait et le père meunier, faisant, avec sa tabatière, un geste de menace vers le four, criait : « Filet à poissons ! Sac à écrevisses ! Restez en repos ! ou, si je me lève, vous verrez ce que je sais faire ! » et tournant sa tabatière, il détournait la tête, pour que les enfants n’aperçussent point son sourire.

« Je suis sûre que c’était notre lucifer qui faisait tout cela ! » disait grand’mère. « Il faudrait nous en aller ; ils seraient capables de retourner le moulin sens dessus-dessous, ces enfants-là ! » Mais monsieur le meûnier s’opposait à la retraite ; on n’avait pas encore fini le récit de la guerre des Français et des trois souverains. Grand’mère les avait connus tous les trois ; elle avait beaucoup d’expérience ; elle connaissait l’état militaire — tous croyaient ce qu’elle en disait.

« Et quels étaient ces trois hommes de glace que le Russe envoya à Bonaparte ? » demandait le jeune garçon-meûnier qui était d’un extérieur agréable.

« Ne devines-tu pas que c’étaient les trois mois de décembre, de janvier et de février ? » lui répliquait le maître-garçon. « En ces mois, il fait si froid en Russie que les gens sont obligés de mettre leur tête dans un étui, de crainte d’avoir le nez gelé ; et, comme les Français ne sont pas accoutumés à un froid pareil, ils gelèrent tous, quand il fut venu. Et le Russe savait très-bien, lui, que ça finirait de cette manière ; et c’est pourquoi il les a retenus. Ah ! voilà qui était bien avisé ! »

« Et vous avez connu personnellement l’empereur Joseph ? » demandait encore un des garçons meûniers.

« Comment ne l’aurais-je pas connu ? Je lui ai parlé, et il m’a donné cet écu de sa propre main, » dit grand’mère, en lui mettant en main cette médaille entourée de grenats.

« Ah ! racontez-nous donc, grand’mère, où et comment cela s’est fait ! » demandaient-ils à la fois. À peine les enfants eurent-ils entendu la question qu’ils restèrent tranquilles et descendirent du four pour prier grand’mère de raconter ce qu’ils ne savaient pas non plus.

« Mais monsieur le meûnier et madame la meûnière me l’ont déjà entendu dire. »

« Jolie histoire peut s’entendre deux fois, nombre de fois, sans ennuyer. Vous n’avez qu’à dire, grand’mère », ajoutait la meûnière.

« Eh bien ! je vais vous la raconter. Mais vous enfants, asseyez-vous, et restez tranquilles. »

Les enfants s’assirent et respirèrent à peine.

« Au temps où l’on bâtissait la ville de Nový Ples (Josephstadt), » ainsi commença grand’mère, « je n’étais encore qu’une toute jeune fille. Je suis d’Oleschnitz. Savez-vous où est situé Oleschnitz ? »

« Oui, nous savons, » dit le maître-garçon, « que c’est derrière Dobruschka, dans les montagnes, et sur la frontière de Silésie. »

« C’est là que je suis née. À côté de notre maison demeurait la veuve Novotna, dans une petite chaumière. Elle vivait, de son travail, à faire des couvertures à longs poils. Quand elle en avait fini plusieurs, elle allait les vendre à Pies ou à Jaroměř. Elle passait chaque jour plusieurs heures chez ma mère défunte ; et nous autres enfants, nous allions chez elle plusieurs fois dans la journée. Notre père était le parrain de son fils. Aussitôt que je fus en état de faire un peu d’ouvrage, Novotna me disait ordinairement quand j’allais la voir : « Viens t’asseoir au métier de tisserand et apprends ; il est toujours bon de savoir un peu travailler. Ce qu’on a appris dans sa jeunesse se retrouve dans la vieillesse. » Au travail donc j’étais tout feu, et il n’était jamais besoin de m’y pousser. J’étais docile, et je sus bientôt ce métier. À cette époque, l’empereur Joseph venait souvent à Nový Pies. On parlait de lui partout, et qui l’avait seulement vu en était heureux, plus que je ne saurais dire. »

Une fois que Novotna allait porter son ouvrage, je priai mes parents de me laisser partir avec elle : « Je serais contente, leur disais je, de voir Nový Ples. » Quand ma mère vit que la voisine avait beaucoup à porter : « Va, » me dit-elle, « tu peux lui être utile à porter quelque chose. » Nous partîmes, le lendemain matin, à la fraîcheur ; et avant midi, nous arrivions dans les prairies devant Ples. Beaucoup de bois y étaient rangés ! nous nous y assîmes pour nous chausser. Ma compagne de voyage était en train de dire : « Où porterai-je bien mes couvertures à vendre ? » lorsqu’au même moment un monsieur, qui sortait de Ples, vint droit à nous. À la main, il portait quelque chose d’assez semblable à une flûte ; de moment en moment, il l’appliquait à son visage ; puis, il se tournait lentement, et tout à la ronde : « Regardez donc, marraine, » dis-je ; « c’est quelque musicien qui joue de la flûte et danse tout seul. »

« Ah ! que tu es sotte ! Il n’y a là pas plus de flûte que de musicien. Ce sera quelqu’un de ces messieurs qui inspectent les bois de construction ; je les vois souvent venir ici. Il a un tuyau dans lequel est mise une petite glace, à travers laquelle il regarde et aperçoit, de tous les côtés, ce que l’on y fait ! »

« Mais, marraine, s’il nous avait vues, quand nous mettions nos souliers ! »

« Eh bien ? qu’est-ce que cela nous fait ? Il n’y a pas de mal, » répondit marraine, tout en riant.

Pendant cette conversation, l’étranger s’avançait vers nous. Il était vêtu d’un habit gris, et coiffé d’un petit chapeau à trois cornes, c’est le nom ; et une queue, avec un nœud, lui pendait sur la nuque. C’était un homme encore jeune, et beau à peindre. « Où allez-vous ? et qu’est ce que vous portez là ? » demanda-t-il en s’arrêtant devant nous. Marraine lui répondit qu’elle portait à Ples de l’ouvrage à vendre.

« Quelle espèce d’ouvrage ? » poursuivit-il.

« Des couvertures de laine, mon jeune monsieur ; des couvertures pour les soldats ; peut-être vous conviendrait-il d’en prendre une ? » dit Novotna, tout en dénouant vite le paquet, afin d’en étaler une par-dessus les bois. C’était une très brave femme que marraine ; mais, dès qu’il s’agissait de vendre, une terrible causeuse.

« Est-ce ton mari qui les a faites ? » demanda encore le monsieur.

« Il en faisait !… Il en faisait, mon cher monsieur ! mais il y aura à la moisson deux ans qu’il a cessé d’en faire. Il est mort de phtisie. Mais j’avais regardé quelquefois comme il travaillait ; et j’ai appris à tisser, ce qui m’est, à présent, d’une grande utilité. Je dis toujours à Madeleine : Apprends, Madeleine, apprends ; on ne pourra te voler ce que tu auras appris ! »

« C’est ta fille ? » demanda encore l’étranger.

« Elle n’est pas à moi ; c’est la fille de ma marraine ; mais elle m’aide quelquefois. Ne regardez pas à sa petite taille ; mais elle est forte et ardente au travail. Elle a fait toute seule cette couverture. » L’étranger me frappa légèrement sur l’épaule, en me regardant avec bonté. Je n’ai jamais vu d’aussi beaux yeux bleus ; c’était la nuance des bluets.

« Et toi ? n’as tu point d’enfants ? » dit-il en s’adressant à marraine.

« Si, monsieur ! J’ai un garçon que j’ai placé à l’école de Rychnov ; le bon Dieu lui a accordé un don du Saint-Esprit : il chante bien au chœur à l’église, et je voudrais sacrifier tout ce que je possède, pour qu’il devienne prêtre. »

« Et s’il ne voulait pas le devenir, que ferais-tu ? » demanda de nouveau l’étranger.

« Mais il le deviendra. J’en suis sûre. Georges est un bon sujet, » répliqua-t-elle.

Cependant je considérais toujours l’instrument, en pensant à la manière dont ce monsieur voyait à travers le petit tuyau. Et probablement qu’il avait lu, sur mon visage, mes pensées ; car il se retourna alors vers moi en disant : « Ah ! Tu voudrais bien savoir comment on voit par cette lunette d’approche, n’est-ce pas ? » — Je devins rouge sans pouvoir lever les yeux. Mais marraine reprit aussitôt : « Madeleine croyait que c’était une flûte, et que vous êtes musicien. Mais je lui ai dit qui vous êtes. »

« Et tu sais qui je suis ? » dit l’étranger en riant.

Je ne sais pas comment on vous appelle : mais je crois que vous êtes un de ceux qui inspectent les travailleurs, et que vous les regardez à travers ce tuyau, n’est-ce pas ? »

L’étranger rit de tout son cœur. « Oui, dit-il, tu as fini par bien deviner. Si tu veux voir par le tuyau, regarde, » me dit-il, quand il eut cessé ses éclats de rire ; et il ajusta le tuyau à mon œil Mes bons amis ! que de choses merveilleuses je vous ai vues là ! Je regardais jusque dans les fenêtres des maisons de Jaroměř, et je voyais tout ce que l’on y faisait, aussi bien que si j’en eusse été toute proche ; et au loin, dans les champs, j’ai aperçu des gens qui travaillaient, et je les voyais aussi bien que s’ils eussent été près de moi. Je voulais présenter le tuyau aussi à marraine ; mais elle me dit ; « À quoi penses-tu donc ? Ce serait vraiment beau à dire qu’une vieille femme comme moi s’est mise à jouer de cet instrument ! » Il n’y a pas à en jouer, la petite mère, dit le monsieur : « c’est un objet d’utilité. »

« C’est peut-être vrai ; mais cela n’est pas bon pour moi, » dit marraine, qui ne voulait absolument pas regarder par le tuyau. L’idée d’y apercevoir l’empereur Joseph me vint, et je regardai alors de tous les côtés ; puis, voyant combien ce monsieur inconnu était bon, je lui dis qui j’aurais bien voulu voir.

« Et pourquoi voudrais-tu voir l’empereur ? Est-ce parce que tu l’aimes ? » me demanda l’étranger.

« Et comment ne l’aimerais-je pas, lorsqu’un chacun le loue ? et comment ne pas l’aimer pour sa bonté, sa générosité ? Aussi nous prions chaque jour le bon Dieu de le laisser régner longtemps, lui et Madame sa Mère. »

Le monsieur parut sourire et dit : « Voudrais-tu aussi lui parler ? »

« Ah ! Que Dieu m’en garde ! je ne saurais où donner de la tête. »

« Mais tu ne te troubles pas devant moi ; et l’empereur est un homme comme moi. »

« Ce n’est pourtant pas la même chose, mon jeune monsieur, » reprit marraine ; « l’empereur c’est l’empereur ; et cela veut dire beaucoup. J’ai entendu dire que, quand on regarde l’empereur en face, on a chaud et froid tout ensemble. Notre conseiller municipal lui a parlé deux fois déjà, et il nous a dit la même chose.

« Probablement que votre conseiller municipal n’a pas bonne conscience, et qu’il ne peut pas supporter le regard d’autrui, dit l’étranger, tout en écrivant quelque chose sur un petit billet. Il remit ce billet à marraine, en lui commandant d’aller à Ples, au Magasin militaire, et d’y montrer le billet contre lequel on lui remettrait de l’argent.

Et à moi, il me donna la pièce d’argent en disant : « Garde-la comme souvenir de l’empereur Joseph et de sa mère. Prie pour lui ; car la prière d’un cœur fervent est agréable à Dieu. Quand vous serez de retour chez vous, vous pourrez dire que vous avez parlé à l’empereur Joseph ! » Et il s’éloigna fort vite.

Nous nous mîmes à genoux, ne sachant que faire, de terreur et de joie. Marraine commença par me gronder d’avoir été si hardie, encore qu’elle-même l’eût été assez comme cela. Et qui donc, à notre place, eut pensé que c’était l’empereur ? Nous nous consolâmes pourtant par la pensée que, s’il eut été mécontent de nous, il ne nous aurait pas fait des présents. Au magasin, on compta à marraine trois fois plus d’argent qu’elle n’en demandait pour la couverture. Nous revînmes au pays presque en volant ; et quand nous fûmes rentrées, nous ne pouvions en finir avec notre histoire, car tous enviaient notre bonheur. Ma mère m’a fait percer l’écu que, depuis ce temps, je porte au cou. J’ai traversé des temps bien durs ; mais je ne m’en suis jamais séparée. C’est dommage, oh ! grand dommage que ce bon seigneur repose déjà sous la froide terre ! » dit grand’mère, en finissant son récit par un profond soupir.

« Oui, c’est grand dommage, » ajoutèrent les autres. Les enfants, qui venaient d’apprendre l’histoire de l’écu, le retournaient dans tous les sens ; et, à dater de ce moment, il leur devint encore plus cher. Et grand’mère prit, à leurs yeux à tous, une plus grande valeur, du moment qu’ils surent qu’elle avait parlé à l’empereur Joseph.

Avec la soirée du dimanche commençait au moulin une nouvelle semaine. Ceux qui voulaient faire moudre arrivaient de tous les côtés ; les roues recommençaient leur fracas ordinaire ; le maître-garçon visitait plusieurs fois toute la meûnerie, pour voir, de son œil exercé, là où il manquait quelque chose, tandis que le plus jeune courait en chantant, et de haut en bas, et de bas en haut, d’une trémie à l’autre. Quant à monsieur le meûnier, il se tenait debout, accueillant, avec un visage rayonnant, les pratiques qui lui apportaient du profit, et en leur offrant à chacune une prise de tabac.

En été, la meûnière et sa jeune fille, Marie, accompagnaient grand’mère jusqu’à l’auberge. Si l’on entendait de la musique, elles s’arrêtaient à la haie, avec plusieurs autres villageoises, pour regarder la jeunesse dansante. Il était impossible de pénétrer dans la salle de danse, tant il y avait de monde. Et même Christine, qui portait toujours de la bière au dehors, c’est-à-dire dans le verger où s’étaient établis les messieurs du château, devait tenir les cruches au-dessus de sa tête, pour ne pas les laisser tomber dans la presse.

« Les voyez-vous, ces messieurs ! » disait la meûnière, en faisant un signe de tête vers le verger où les employés du château voulaient toujours arrêter Christine, quand elle arrivait de leur côté. — « Les voyez-vous, grand’mère ? Je crois bien que c’est là une fille qu’on ne trouverait pas partout. Mais ne croyez pas que le bon Dieu l’ait fait naître exprès pour vos beaux yeux, et pour que vous lui perdiez son avenir. »

« Oh ! Je n’ai pas peur, dit grand’mère à la meûnière, que Christine s’arrête aux discours de ces messieurs. Elle leur montrerait plutôt la porte de sortie. »

C’est ce qui arriva. L’un de ces petits-maîtres qui sentaient le musc à dix pas, s’intéressa à Christine, car il lui chuchotait quelques mots à l’oreille. Mais elle lui répondit en se moquant : « Remballez, monsieur, remballez ; nous n’achèterons point ! » Sur quoi, elle ne fit qu’un saut jusqu’à la salle où, le visage rayonnant, elle mit sa main dans la main calleuse d’un grand jeune homme qu’elle laissa l’embrasser, et la conduire à la danse, sans prendre attention qu’on lui criait de tous les côtés : « Christine, venez nous servir ! »

« C’est qu’il lui était un ami plus cher que le château avec tous ses messieurs et tous ses trésors » ; ajouta grand’mère en souriant ! Elle souhaita ensuite bon soir à la meûnière et reprit, avec ses petits enfants, le chemin de la maison.