Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 26-39).
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iii.


Si quelqu’un d’accoutumé à la vie bruyante des grandes villes était descendu dans la vallée qu’habitait la famille Proschek, il aurait pu se penser : « Comment ces personnes peuvent-elles vivre ici toute l’année ? Je voudrais n’y rester qu’aussi longtemps que les roses y fleurissent. Mon Dieu ! quelles jouissances peut-on avoir ici ? » Et il y avait pourtant assez de joies, et en été, et en hiver ! Sous cet humble toit demeuraient le contentement et l’amour, qui n’étaient troublés que par les circonstances, soit du départ de M. Proschek pour la capitale ; soit par la maladie de quelque personne de la maison.

Le bâtiment n’était pas grand, mais fort joli. Autour des fenêtres, qui donnaient sur le levant, s’enlaçaient des ceps de vigne ; devant les fenêtres, était situé un petit jardin planté de roses, de violettes, de réséda, entre les planches de salade et de persil, et avec divers menus légumes encore. Au nord-est se trouvait un verger, derrière lequel un pré s’étendait jusqu’au moulin. Un grand et vieux poirier était planté tout près du bâtiment, élargissant ses branches par-dessus le toit, sous lequel des hirondelles avaient construit leurs nids. Au sud-ouest était un plus petit bâtiment d’exploitation, derrière lequel s’étendait une haie de broussailles et de buissons formant clôture jusqu’en haut de la digue. Au milieu de la cour était un tilleul ; et sous le tilleul, un banc. Deux chemins conduisaient autour du bâtiment : un chemin de voiture par lequel on pouvait arriver, le long de la rivière, jusqu’à la ferme de Riesenbourg et à la Montagne Rouge ; que si l’on se dirigeait vers le bas du moulin, et en suivant le cours de la rivière, on arrivait à la petite ville la plus voisine, distante d’environ une lieue. Cette rivière s’appelle la sauvage Oupa ; elle sort des montagnes des Géants, par-dessus les pentes du terrain et les rochers ; serpente et se précipite à travers d’étroits vallons jusque dans la plaine, d’où elle va, sans obstacle, se verser dans l’Elbe, entre une rive verdoyante et basse d’un côté, et une autre élevée, plantée d’arbres divers. Au-devant du bâtiment, et tout près du petit jardin, était un trottoir, au long de la rigole que le meunier avait pratiquée de la digue au moulin.

Un petit pont sur la rigole conduisait du corps de logis vers le côté où se trouvaient un grand four et le séchoir. Quand en automne les claies, au séchoir, étaient couvertes de prunes et de poires, on voyait très-souvent Jean et Guillaume traverser le petit pont ; mais ils prenaient bien garde à ne pas être aperçus de leur grand’maman ; précaution qui ne leur servait guère. Car en entrant au séchoir, elle voyait bien tout de suite où il manquait quelque chose, et devinait que les deux garçons avaient passé près des fruits secs. « Jean, Guillaume, venez ici ! » leur criait-elle en descendant. Il me semble que vous avez pris des prunes ? »

« Non, grand’mère, » répondaient les deux petits garçons en rougissant.

« Ne mentez pas ! » répliquait grand’mère en les menaçant. « Ne savez-vous pas que Dieu vous entend ? » Et les garçons se taisaient, comme si grand’mère savait tout. Les enfants étaient bien surpris qu’elle sût tout et qu’elle les eût sur-le-champ devinés. Ils n’eurent plus le courage de rien dissimuler devant elle. Quand, en été, il faisait très-chaud, elle leur enlevait les habits et les menait, en chemise, se baigner dans la rigole ; mais il fallait que l’eau ne leur montât qu’aux genoux ; autrement elle aurait eu peur qu’ils ne se noyassent. Elle s’asseyait aussi avec eux sur l’étroit lavoir, établi dans l’eau pour aigayer du linge, et elle leur permettait de baigner leurs petits pieds et de jouer avec les petits poissons, qui, sous leurs yeux, disparaissaient comme des flèches. Au-dessus de leurs têtes se courbaient des aunes et des saules ; les enfants aimaient à cueillir de petites baguettes pour les jeter dans la rigole et regarder comment l’eau les emportait.

« Il vous faut jeter la baguette au milieu du courant, car à rester trop près du bord, elle s’y trouve retenue par toute herbe qu’elle frôle en passant. »

Telle était la leçon de grand’mère. Et alors Barounka de cueillir une baguette, de la jeter au milieu du courant, et, si elle la voyait suivre le fil de l’eau, de demander à grand’mère :

« Que deviendra la baguette, quand elle aura flotté jusqu’aux vannes, sans pouvoir passer plus loin ? »

« Elle peut y passer, lui affirma Jean ; ne te souviens-tu pas comment, la semaine dernière, j’ai jeté une baguette à l’eau devant les vannes ? Elle tourna et se retourna plusieurs fois ; mais, tout d’un coup, la voilà sous les abées et sur les roues ; et avant que j’ai eu le temps de dépasser le moulin, elle reparaissait dans l’étang et flottait vers la rivière.

« Et où se dirigera-t-elle ensuite ? » demanda Barounka à grand’mère.

« Du moulin, elle ira vers le pont de Zlic ; du pont, sous les côtes, à la digue en bas ; autour de la colline du teinturier et à la brasserie ; et sous le rocher, elle passera entre les grandes pierres et sous l’école que vous fréquenterez l’année prochaine. De l’école, elle continuera ; par-dessus la digue, vers le grand pont ; puis elle passera à travers les prairies et vers Zvole ; et de Zvole, à Jaroměř dans l’Elbe.

« Et où flottera-t-elle ensuite, grand’mère ? » demandait toujours la fillette.

« Elle voguera bien loin dans l’Elbe, jusqu’à ce qu’elle arrive en mer. »

« Ah ! Jusqu’en mer ! Et où est, et comment est donc la mer ? »

« Ah ! mes enfants, la mer est large et longue ; et le chemin qui y mène est cent fois plus long que celui qui nous conduit à la ville, » leur répondit grand’maman.

« Et qu’est-ce que ma baguette y deviendra ? » demanda Barounka tristement.

« Les ondes la berceront, puis la rejetteront sur le rivage. Beaucoup de monde, et aussi des enfants, se promèneront sur ce rivage, et quelque petit garçon ramassera la baguette en disant : « D’où viens-tu, petit flotteur ? Qui t’a mis sur l’eau. Assurément une petite fille qui était assise auprès du bord, bien loin d’ici ! c’est elle qui t’a cueilli et mis à l’eau. » Et le petit garçon portera la baguette à la maison, et la plantera dans le jardin ; elle deviendra un bel arbre, les oiseaux s’y reposeront en chantant, et l’arbre en frémira de joie. »

Barounka respira profondément, et toute entière à ses pensées, elle laissa tomber dans l’eau ses jupes que grand’mère fut obligée de tordre et de faire sécher. Le chasseur, qui passait justement par là, se moqua de Barounka, en l’appelant ondine : Mais Barounka le regarda sérieusement et dit : « Mais non : Il n’existe point d’ondines. »

Quand le chasseur passait, grand’mère lui disait toujours : « Entrez chez nous, monsieur notre compère ; on est au logis ! » et les garçons le prenaient par les mains et le conduisaient à la maison.

M. Proschek était heureux, lui, d’avoir un verre de bon vin à offrir à ses chers amis, et le chasseur était du nombre. Grand’mère apportait aussitôt le pain et le sel ; puis, de ce qu’il y avait, pour lors, à la maison, et le chasseur oubliait bientôt qu’il avait voulu s’en retourner chez lui. Après être resté assis assez longtemps, il jurait contre son oubli, mettait son fusil sur l’épaule et s’en allait. Une fois dans la cour, il s’apercevait de l’absence de son chien. « Hector ! » criait-il, mais le chien ne venait point. « Où est donc ce maudit chien ! » criait-il encore, mais déjà tout fâché ; et nos jeunes gaillards allaient à sa recherche, tout en disant qu’il courait probablement quelque part avec leurs deux chiens, Sultan et Tyrl. Les garçons partis, le chasseur en attendant s’asseyait dans la cour, sous le tilleul. Finalement, quand il était déjà en route, il s’arrêtait de rechef, et pour crier à grand’mère : « Venez nous voir bientôt là-haut ; ma femme vous réserve des œufs de poules du Tyrol pour les faire couver ; elle vous attend depuis plusieurs jours déjà. » Le chasseur connaissait bien le côté faible des ménagères. Grand’mère répondait aussitôt par un signe de tête affirmatif et en disant : « Saluez votre femme de ma part, et lui dites que nous irons bientôt ! » C’était la manière dont, après chaque visite, se séparaient ces bons amis. Le chasseur passait près de la VieiIle-Blanchisserie, sinon tous les jours, du moins tous les deux jours, et cela toute l’année.

Une autre personne qu’on pouvait rencontrer, chaque jour aussi, vers les dix heures du matin, sur la chaussée de la Blanchisserie, c’était le meûnier. Il prenait ce temps pour aller constater l’état de la vanne, en amont du bâtiment, près de la digue. Grand’mère disait de ce maître meûnier, ou de père meûnier, comme on l’appelait communément, que c’était, un très-honnête homme, mais bien un peu farceur.

C’est que le père meunier aimait bien taquiner et plaisanter un peu ; pour lui-même, il ne riait que peu, et encore du bout des dents. Ses yeux regardaient, sous d’épais sourcils, fort joyeusement dans le monde. Il était de moyenne taille, mais fort. Il ne portait, de toute l’année, des pantalons que de couleur blanchâtre, ce qui causait l’étonnement des garçons ; mais le maître meûnier leur avait dit une fois que c’était la couleur de toute la meûnerie. On lui voyait en hiver une pelisse longue et des bottes fortes ; en été, une jaquette bleue, des pantalons blancs, et des pantoufles.

En semaine, il avait la tête couverte d’un bonnet peu élevé et en peau d’agneau ; ses pantalons étaient toujours relevés, qu’il fît sec ou de la boue ; il n’y regardait pas ; et personne ne le voyait non plus sans sa tabatière à la main. Aussitôt que les enfants l’apercevaient, ils couraient à sa rencontre lui souhaiter le bon jour, et l’accompagnaient à la vanne. En chemin, père meûnier taquinait ordinairement Jean et Guillaume, en demandant à l’un s’il savait où le pinson perche avec son nez ? et « s’il savait où est bâtie l’église d’un bœuf ? » Ou bien, il demandait à Jean s’il pouvait calculer combien coûterait un petit pain blanc d’un kreutzer, supposé que le boisseau de froment coûtât dix florins. Et quand le garçon tout en riant lui répondait juste, il disait : « Allons ! Je vois déjà que tu es un fin merle et qu’on pourrait déjà faire de toi le maire de Cramolna[1]). Il offrait toujours aux garçons une prise de tabac, et quand ils éternuaient beaucoup, il les plaisantait. Si c’était Adèle qui apercevait le père meûnier, elle se réfugiait derrière les jupes de sa grand’maman ; elle ne savait pas encore bien parler, et maître meûnier l’agacait sans cesse pour lui faire répéter après lui, très-vite, et trois fois coup sur coup, des mots qu’elle ne pouvait encore prononcer. Je crois que la pauvrette en avait jusqu’aux larmes, tant monsieur le meûnier la fâchait. Pour l’apaiser, il lui apportait souvent un panier de fraises ou de noisettes, ou quelque autre friandise. Et quand il voulait s’insinuer dans son amitié, il l’appelait, « Petite linotte. »

C’était vers la tombée de la nuit que passait, aussi tous les jours, près de la Vieille-Blanchisserie, un homme surnommé le grand Moïse. Il était garde seigneurial, grand comme une perche et d’un regard sombre ; sur son épaule, il portait un sac. La servante Betka avait dit aux enfants qu’il mettait dans son sac les enfants désobéissants, et dès ce moment, les enfants restèrent comme pétrifiés, à la vue de ce grand Moïse. Grand’mère défendit à la servante de dire choses pareilles aux enfants ; mais quand l’autre servante, Ursule, lui eût communiqué que Moïse avait les doigts crochus, grand’mètre laissa dire Betka. Ce Moïse ne devait point être honnête, et les enfants en eurent toujours grand’peur, quoiqu’ils fussent persuadés qu’il ne fourrait pas les enfants dans son sac.

En été, quand les seigneurs résidaient à leur château, les enfants voyaient souvent la belle princesse, montée à cheval, et suivie d’un cortège de nobles seigneurs. Un jour que le meûnier l’aperçut, il dit à grand’mère : « Voici qui me revient comme si je voyais paraître la verge de Dieu (la comète), traînant sa queue après soi ! »

« Oh ! c’est bien différent, mon père meûnier, » lui répondit grand’mère, la verge de Dieu annonce le malheur à la terre ; au lieu que, quand la princesse apparaît, c’est pour être bienfaisante aux hommes. »

Et lui, de faire tourner la tabatière entre ses doigts, comme une meule de moulin, selon son habitude, et tout en grommelant ; car il ne trouvait rien à répondre.

Christine, la fille de l’aubergiste voisin du moulin, venait aussi voir grand’mère, et tous les soirs. Elle était fraîche comme une rose, leste comme un écureuil, gaie comme un merle, et grand’mère l’aimait beaucoup pour sa franche gaîté.

Elle accourait pour passer un moment, ne fût-ce que pour dire un mot. Monsieur le chasseur et monsieur le meunier, quand ils passaient, s’arrêtaient aussi pour quelques instants ; madame la meûnière visitait aussi la Vieille-Blanchisserie ; mais il était plus rare qu’elle y apportât son rouet, pour filer en société de grand’mère. La femme du chasseur, avec sa petite enfant sur les bras, arrivait aussi ; mais quand la femme de l’intendant du château devait faire à Madame Proschek l’honneur de venir la voir, celle-ci disait alors : « J’aurai de la visite aujourd’hui ! »

Grand’mère sortait toujours avec les enfants ; elle n’avait pas le courage de ne pas aimer quelqu’un ; cependant la femme de l’administrateur ne lui plaisait pas, parce qu’elle se faisait trop grande dame. Dans les premiers temps de son séjour chez sa fille, deux autres dames vinrent avec l’intendante faire visite à Mme Proschek, alors absente. Grand’mère les invita à s’asseoir, apporta le pain et le sel, et pria ces dames, avec sa sincérité ordinaire, de vouloir bien se servir ! Les nobles dames la remercièrent en faisant la moue et lui dirent qu’elles ne mangeraient point ; mais tout cela d’un air qui voulait dire : « Pauvre femme du commun ! Et quelle idée avez-vous donc de nous ? — Que nous ne serions que des gens à considérer tant bien que mal ? » Madame Proschek qui survint eut bien vite remarqué que grand’mère avait commis une faute contre les us du grand monde ; aussi demanda-t-elle à sa mère, après le départ de ces dames, de ne plus offrir le pain et le sel à ces sortes de personnes, accoutumées qu’elles étaient à de meilleures choses.

« Sais-tu bien, Thérèse, » lui répondit grand’mère un peu animée, que celui qui n’accepte pas le pain et le sel chez nous n’est pas digne que je lui offre une chaise ? Mais fais tout selon ta volonté ; car je ne comprends rien à vos nouveautés.

Parmi les hôtes qui venaient, une fois par an, à la Vieille-Blanchisserie se trouvait en première ligne Vlach, le marchand ; il arrivait toujours avec une petite voiture attelée d’un seul cheval, et qui n’était chargée que de douceurs. C’étaient des amandes, des citrons, des oranges, des savons fins et chers, des parfums, des raisins secs, des figues. Mme Proschek achetait beaucoup de tout cela au printemps et en automne, et M. Vlach offrait toujours aux enfants un cornet rempli de plusieurs de ces douceurs. Grand’mère qui en concevait grand’joie se plaisait à répéter : « Ce monsieur Vlach est fort poli ; la seule chose qui me déplaise en lui, c’est qu’il parle trop ! »

Grand’mère aimait mieux entrer en affaires avec le marchand d’huile, qui venait aussi deux fois par an ; elle lui achetait toujours une petite bouteille de baume de Jérusalem pour les blessures, et ajoutait à l’argent un grand morceau de pain.

Elle saluait avec son aimable franchise le rattacheur de vaisselle et le marchand juif ; car c’était toujours les mêmes qui venaient, comme des habitués, dans la famille. Mais s’il survenait, une fois dans l’année, que des bohémiens vagabonds parussent dans le verger, grand’mère s’en montrait fort effrayée. Elle leur portait bien vite à manger au dehors, disant qu’il valait mieux leur faire la conduite jusqu’à la bivoie.

Mais de tous ces visiteurs, le plus aimé des enfants, comme de toute la famille, était un monsieur Beyer, chasseur de Marschendorf, dans les montagnes des Géants. Il en descendait à tous les printemps en sa qualité d’inspecteur du flottage des trains de bois ou brelles qui descendaient la rivière d’Oupa.

M. Beyer était un grand, sec, qui n’était qu’os et muscles. Il avait le visage oblong et bruni par le soleil ; les yeux, grands et clairs : le nez long et un peu arqué ; les cheveux châtains, et les moustaches longues. Le chasseur de Riesenbourg était fort ; il avait les joues colorées, portait de petites moustaches et il était toujours soigneusement peigné. M. Beyer portait, partagés au-dessus du front, des cheveux qui, par derrière, lui tombaient jusque sur le collet. C’est ce que les enfants eurent tout de suite remarqué. Le chasseur de Riesenbourg avait la démarche aisée, tandis que M. Beyer semblait passer par-dessus des abîmes. Celui de Riesenbourg ne portait pas de bottes qui dépassassent la hauteur des genoux ; il avait un plus beau fusil avec une meilleure courroie et une plus belle gibecière ; son bonnet était orné déplumés de geai. L’habit de M. Beyer était assez usé ; la bandoulière de son fusil très-forte, et il portait au chapeau des plumes d’autour, de milaneau et d’aigle.

Tel fut l’aspect sous lequel se présenta M. Beyer. Mais à peine les enfants l’eurent-ils vu qu’ils l’aimèrent ; et grand’maman affirmait que les enfants et les chiens reconnaissent tout de suite qui les aime. Elle avait donc bien deviné cette fois. M. Beyer, lui aussi, aimait beaucoup les enfants ; son favori était Jean, le dissipé Jean, dont on disait que c’était un lucifer. M. Beyer disait au contraire qu’on en ferait un bon garçon, et que, s’il voulait devenir chasseur, il le prendrait volontiers chez lui.

Le chasseur de Riesenbourg qui venait toujours aussi à la Vieille-Blanchisserie, quand s’y trouvait son frère des montagnes, disait : « Oh ! quant à ça, s’il veut devenir chasseur, je le prendrai chez moi ; d’ailleurs, mon fils François deviendra, lui aussi, chasseur. »

« Mais, frère, ce n’est pas le plan. Ici, il aurait la maison natale au bout des dents. Or, il vaut beaucoup mieux qu’un jeune homme apprenne au loin les difficultés de son état ; et vous autres, chasseurs d’en bas, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir du mal. » Et ce forestier se mettait à retracer les peines attachées à son état : il parlait des vents et des tourbillons, soulevés en hiver, des chemins escarpés, des abîmes, des gigantesques avalanches amoncelées par la violence du vent, et aussi des brouillards. Il racontait combien de fois sa vie avait été en danger, quand son pied avait glissé sur un escarpement ; combien de fois il s’était égaré, et comment il avait dû marcher deux et trois jours, sans rien manger, sans savoir où il se trouvait, ni s’il pourrait sortir de son labyrinthe. « Mais vous, ici en bas, ajoutait-il, vous ne savez pas non plus comme il fait beau en été dans les montagnes. Après la fonte des neiges, les vallées se parent de vertes couleurs ; les fleurs renaissent au plus vite ; les forêts sont toutes remplies de parfums et de chants. Or, tout ça réparait tout-à-coup et comme par enchantement ; puis, c’est un plaisir de cheminer dans les bois pour se rendre à l’affût. En ce temps là, je monte, une ou deux fois par semaine, sur la montagne de glace, le Schneekoppe (4955 pieds), et quand je contemple, de là, le lever du soleil, ce monde divinement beau, étendu sous mes pieds, il me semble que je ne pourrais vivre sans mes montagnes ; et là, j’oublie tous les dangers passés.

Monsieur Beyer rapportait aux enfants de jolis cristaux, leur parlait des montagnes et des grottes où il les avait rencontrés ; il leur apportait aussi de cette mousse qui exhale un parfum de violettes et il se plaisait à leur parler du petit jardin de Riberçoul qui est de toute beauté, et où il avait pénétré un jour qu’il s’était égaré, par un terrible ouragan de neige, dans les montagnes. Pendant toute la journée que le chasseur passait chez eux, les garçonnets ne le quittaient pas d’un moment : ils allaient avec lui à la digue voir passer les trains de bois de flottage et marchaient avec lui sur les radeaux. Quand M. Beyer prenait congé d’eux le lendemain, ils se mettaient à pleurer et allaient avec grand’mère l’accompagner un bout de chemin. Mme Proschek lui remettait toujours autant de provisions pour sa route qu’il pouvait en porter. « Allons, disait-il ; à l’année prochaine, si Dieu nous la donne, nous nous reverrons ; portez-vous bien ! » C’était toujours ainsi qu’il faisait ses adieux ; puis il s’éloignait à grands pas. Et les enfants parlaient pendant plusieurs jours des merveilles et des frayeurs des Monts des Géants, et de monsieur Beyer qu’ils se réjouissaient déjà de revoir le printemps suivant.


  1. Cramolna est une petite localité formée de trop peu d’habitations pour avoir un maire.