Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/09

Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 123-132).


IX


« Avec le temps — dit Gérard de Nerval en tête de ses Nuits d’Octobre — la passion des grands voyages s’éteint, à moins qu’on n’ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer. »

L’heure avait sonné où, las de ses courses infécondes à travers l’Europe, il éprouvait enfin le besoin de revoir son « ruisseau de la rue du Bac, » et s’écriait, en mangeant le pain salé de l’étranger, comme Ulysse dans l’Odyssée :


                 …Ah ! puissé-je bientôt
Voir de mon toit natal s’élever la fumée !

Il était revenu à Paris, où il était né et où était morte la Reine de Saba, dont le souvenir, quoique un peu furvescent, brillait toujours devant ses yeux comme le feu-follet des marécages — si trompeur !

Les années, en s’accumulant sur sa tête, n’avaient pas entamé la cuirasse de diamant de son cœur, toujours battant des ineffugibles pulsations de l’amour ancien — cependant un peu ralenties. Tout au contraire des gens que la foudre hébète quand elle ne les tue pas, Gérard de Nerval avait gagné une sorte de vigueur morale à cette lutte corps à corps avec la Fatalité : le chêne blessé saignait, — mais c’était du baume qui sortait par la fente toujours béante de sa blessure. Bien loin de maudire rien ni personne dans la vie, Gérard se faisait de plus en plus hospitalier, doux, et bon. Vous connaissez la devise proposée par Furetière pour l’Académie française : une enclume sur laquelle frappent trois marteaux à manchettes, avec cette devise ; Crebro pulsata nitescit. C’était celle de Gérard : plus la Fatalité l’avait frappé, plus elle l’avait poli. Il n’était pas jusqu’à son style qui ne se fût ressenti de ce châtiment immérité, — si heureux pour nous, ses lecteurs. Les derniers écrits de sa vie ont une vigueur et une nitidité que n’ont pas les premiers : Les Nuits d’Octobre et Aurélie ou le Rêve et la Vie.

C’est alors que je le connus.

Je me trouvais un soir de l’hiver de 1854, seul et un peu mélancolisé par la neige qui tombait, devant une des trois tables du Cabaret de la Canne, sur le boulevard Rochechouart, et devant une bouteille dédaignée. Je rêvassais tout en suivant de l’œil, sur la pierre qui servait de parquet à ce cabaret. les lueurs tremblotantes du poêle de fonte qui ronflait en ce moment comme une toupie d’Allemagne. Mademoiselle — la chatte familière de la maison — était sur mes genoux et elle essayait de me prouver, par un ronron éloquent et prolongé, que j’avais tort d’être mélancolique et de songer aux absents et aux absentes, qui certainement ne songeaient pas du tout à moi. Une vieille femme, une pauvresse du voisinage, mangeait à quelque distance une sorte de brouet noir apporté par elle sur son gueux. Elle avait des dents chassieuses et des yeux pleins de tartre. Au bout de son nez de corbin pendaient continuellement des stalactites de couleur ambrée, des roupies de Damoclès suspendues au-dessus de son potage. Malheureux potage ! quel dégoût il devait éprouver à être mangé par cette horrible vieille — qui peut-être, quarante ans auparavant, avait été une agaçante jeune fille « aux yeux de flamme ! »

Tout en songeant à ceux et à celles qui ne songeaient pas du tout à moi, je rebâtissais aussi, dans mon esprit, l’édifice féminin dont les ruines surplombaient à quelques pas de moi. Je reconstruisais, à grandes truellées d’imagination au sas, cette existence démolie par les tempêtes d’une vie certainement très-accidentée ; j’essayais de retrouver, sous le lierre parasite et les pariétaires immondes qui la recouvraient, sans l’habiller, la jeune femme pour laquelle avaient jadis battu tant de cœurs vingtenaires. La vie se boit comme le vin, et, comme le vin aussi, elle grise les uns et réconforte les autres. Quand on l’a bue aux trois quarts, il ne vous en reste plus que la lie — c’est-à-dire le souvenir — qui trompe votre soif durant les dernières années que vous avez encore à vivre. Cette lie, douce aux lèvres parfois, amère au cœur souvent, ce sont les reliquiæ — qui sont faites d’amour, pour la plupart. Je me demandais précisément quelles pouvaient être les reliquiæ de cette vieille sordide qui, de toute nécessité, avait dû commencer par être une jeune fille appétissante…

Un homme entra, secoua son paletot couvert de neige, vint s’installer à une table voisine de la mienne, en face d’un petit verre. Puis il s’accouda, me regarda, regarda Mademoiselle, but son petit verre, et secoua la tête, — une tête intelligente, au front vaste, chauve, mais lumineux.

Je le regardai me regarder, et alors les paroles engourdies par le froid du dehors commencèrent à dégeler à la flamme de la causerie intime. Les heures passèrent ainsi, moi écoutant, lui parlant de choses qui devaient m’être chères, c’est-à-dire des dessous ténébreux de la grande ville dont j’ai l’honneur d’être un des enfants les plus inconnus, mais non les moins respectueux. Je me souviens, entre autres choses, qu’il me parla de Montmartre, qu’il avait longtemps habité, et d’une vigne romaine, la dernière du cru célèbre du temps de Julien, qu’il avait été sur le point d’acheter, quelques années auparavant, pour la modique somme de trois mille francs, et dont on voulait maintenant trente mille francs… En nous quittant, vers deux heures du matin, nous ne nous connaissions ni l’un ni l’autre, — mais nous étions les meilleurs amis du monde, malgré la différence de nos âges.

Je publiais à ce moment-là, dans un journal parisien, une Galerie des célébrités contemporaines. J’avais tout naturellement ouvert cette série par la biographie de Gérard de Nerval, pour lequel je ressentais, à son insu, une vive sympathie littéraire. Quelques articles avaient paru déjà. J’en avais pour deux ou trois numéros encore. J’aurais même souhaité de pouvoir en parler plus longuement, parce qu’en racontant l’œuvre, je racontais aussi la vie de l’écrivain, et cela m’intéressait beaucoup.

Les journaux hebdomadaires ont des nécessités auxquelles il faut se soumettre. La biographie de Gérard de Nerval fut interrompue ; les épreuves en restèrent pendant une douzaine de jours sur le marbre de l’imprimerie On était aux premiers jours du mois de janvier 1855. Un matin, je reçois une lettre d’une écriture inconnue. Je l’ouvre, je la lis. La voici. Je n’y changerai pas un mot, car je ne la donne pas à cause des éloges qu’elle renferme, — éloges ironiques à force d’être bienveillants, — je la donne à cause de sa signature :


« Monsieur,

« Que de choses charmantes vous avez écrites sur mes livres ! Je n’ose me sentir digne de tant déloges. Mais cela vient m’encourager dans un moment où j’ai besoin de m’appuyer sur ce que j’ai fait pour tâcher de mieux faire si ma santé le permet encore. Je suis heureux de me voir soutenu par un écrivain qui parle de style en maître et qui entend si hautement la critique littéraire. J’attends le numéro prochain pour me rendre compte de l’ensemble de votre appréciation et vous en remercier pleinement, avec l’espoir de profiter de quelques sévérités qu’il me reste à vous demander du moins.

« Votre bien dévoué,

« Gérard de Nerval. »


Le lendemain, je rencontrai rue Guénegaud, chez le libraire Bry, mon inconnu du cabaret de la Canne. Il m’apprit alors son nom, que je viens d’écrire. Je m’en voulais de ne pas l’avoir deviné plus tôt, et je le lui dis, en le priant de me pardonner. Il le fit volontiers, et avec une délicatesse d’expressions qui me toucha, parce qu’il comprenait à merveille, en effet, que le dépit que je ressentais ne venait pas seulement de lui, mais de moi, — c’est-à-dire qu’à franchement parler, je m’en voulais beaucoup plus d’avoir manqué de flair que d’autre chose. J’avoue cela, d’abord parce que je ne suis pas un saint, ensuite parce que ce puéril orgueil m’a été remis, comme un péché véniel, par le bienveillant pardonneur que cela intéressait directement. C’était de sa faute aussi, à ce modeste homme de talent, à cette violette littéraire qui ne se révélait que par le parfum de ses livres ; car, s’il y a des gens dont les défauts sont si soigneusement dissimulés qu’un peut dire d’eux, comme un personnage des Plaideurs à propos d’un autre personnage de la même comédie, qu’ils « boitent tout bas, » il y en a d’autres dont les vertus littéraires sont plus soigneusement dissimulées encore, à ce point qu’on pourrait croire qu’ils n’ont de génie qu’à huis-clos.