Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/08

Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 100-122).


VIII


Les enfants s’inquiètent de ce que deviennent les vieilles lunes, mais les hommes ne s’inquiètent pas assez de ce que deviennent leurs jeunes amoureuses, — celles qu’ils ont délaissées ou qui les ont quittés. L’oubli se fait vite en nos cœurs ingrats, toujours ouverts aux sensations nouvelles, toujours fermés aux impressions anciennes. La vie nous emporte en son tourbillon vertigineux, les heures s’amassent, les années s’accumulent, le passé s’éteint. Seuls, les poètes, insoucieux du présent, même de l’avenir, jettent en arrière des regards attendris, et « remâchent » leurs bonheurs d’autrefois, — leurs douleurs aussi. Seuls, ils songent aux verdoyantes amitiés de leur enfance, aux divines amours de leur jeunesse, aux chers morts et aux belles mortes enterrés dans le cimetière du souvenir.

Gérard de Nerval, moins sceptique que François Villon, son ancêtre, a dit :


Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau !
Elles sont plus heureuses
Dans un séjour plus beau.

Elles sont près des anges,
Dans le fond du ciel bleu,
Et chantent les louanges
De la mère de Dieu.

Ô pâle fiancée,
Ô jeune vierge en fleur,
Amante délaissée
Que flétrit la douleur…

L’Éternité profonde

Souriait dans vos yeux :
Flambeaux éteints du monde,
Rallumez-vous aux cieux.


Sylvie s’était mariée, et la Reine de Saba était « au tombeau. » Cette double mort avait été le double coup de marteau qui avait fêlé à jamais le cœur de Gérard. En vain voyagea-t-il, espérant ainsi dompter l’âme révoltée en fatiguant le corps : le souvenir, impitoyable, fut son compagnon de route. Il aurait bien dû le prévoir, lui, l’éditeur de Ronsard qui avait dit :


Pauvre sot que je suis, qui pense qu’un voyage,
Tant soit-il estranger, m’arrache du courage !
Le souci encharné qui dans mon cœur vivroit,
Et de sur mon cheval en croppe me suivroit…

Il aurait bien dû le prévoir, lui encore, le traducteur d’Horace qui avait dit, longtemps avant l’amant de la belle Angevine, » de L’adorable Marie :


Post equitem sedet atra cura.

Son atra cura — noir, mais cher souci — était cette belle comédienne dont il avait une fois senti les longs cheveux d’or effleurer ses joues et à laquelle son âme était fiancée pour l’éternité. L’amour du peintre Colonna pour la belle Laura, — aimée jusque par delà la mort !

Il la pleura longtemps, en vers et en prose, à Paris et à Cologne, en France et en Italie, en Hollande et en Allemagne, sous les bosquets du Prater de Vienne et sous les ombrages du parc de Schœnbrunn, sur les rives du Bosphore et le long du canal de Bruges : il s’était juré à lui-même, comme Horace, d’aimer toujours sa Lalagé au doux sourire, à la voix plus douce encore :


Dulce ridentem Lalagen amabo
          Dulce loquentem,

D’ailleurs, la saveur âpre — quoique divine — du baiser qu’il en avait reçu, comme Alain Charlier de Marguerite d’Écosse, lui défendait d’oublier.

Il disait :


Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, lui qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phœbus, Lusignan ou Byron ?
Mon front est rouge encore du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène…

Et j’ai, deux fois vainqueur, traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Le libraire Tonquet, qui avait publié la satire dialoguée de Gérard de Nerval contre l’Académie et les académiciens, lui avait dit : « Jeune homme, vous irez loin ! » Et, comme l’ajoute avec tant d’enjouement Gérard, le destin avait donné raison à ce brave homme en donnant à son édité la passion des longs voyages. Entre deux sonnets pour l’Artiste ou deux articles pour la Presse, ce noble esprit, frère de Joubert qui aimait en effet à voyager dans des espaces ouverts et à se jouer dans des flots de lumière, s’en allait droit devant lui, toujours chargé de son cher souci, — son seul bagage. Il partait au moment où ses amis s’y attendaient le moins, sans y songer lui-même, comme pour obéir à l’irrésistible besoin de se fuir. Volontiers il eût fait comme cet original qui, un jour, après avoir demandé à sa femme trois œufs sur le plat pour son déjeûner et être sorti prendre l’air, était parti pour les Indes, et, de retour après quelques années, avait dit en entrant chez lui : « Les œufs sont-ils prêts ?… » Gérard partait, sans se préoccuper des choses ordinaires de la vie qui, parfois, se rappelaient brutalement à son attention. Le billet en vers, daté de Strasbourg, et adressé à Alexandre Dumas, à Francfort, en est la preuve.

Nous devons des pages nombreuses, toutes humoristiques, à ce besoin ambulatoire. Après ses Filles du Feu et ses Illuminés je placerai immédiatement sa Lorely et ses autres impressions de voyage, qui ont un accent à part dans notre littérature contemporaine et qui, à cause de cela, méritent de rester, de survivre à tant d’œuvres du même genre signées de noms plus éclatants que le sien.

Dumas aussi a voyagé. Ses nombreux volumes de touriste sont amusants, assurément, comme tous ceux qui sont sortis de sa plume féconde, — une Mère Gigogne littéraire ! On y rencontre beaucoup d’esprit — et même quelques gasconnades. Mais l’esprit ne suffit pas pour sauvegarder une réputation d’écrivain : tant de gens en ont qui n’écrivent pas ! Il faut autre chose que n’a pas l’auteur de Monte-Cristo et qu’avait Gérard de Nerval : le style, qui est la sertissure naturelle des idées, ces diamants, — des cailloux quelquefois. Gérard de Nerval était son propre joaillier : ce ne sont pas les pierres précieuses d’un autre qu’il a montées, ce sont les siennes. Double et rare avantage !

Même à côté du Rhin de Victor Hugo, ce grand artiste, le Rhin de Gérard de Nerval brille de tout son éclat tranquille. Sterne ne raconterait pas autrement ses promenades, si, au lieu de voyager en berline, il voyageait à pied. Cette façon familière de parler des villes qu’il traverse me charme ; cela m’apprend en outre quelque chose, non pas sur les monuments, mais sur les mœurs. Un menu détail, qu’un touriste solennel négligerait, m’en dit plus que dix pages de descriptions. Gérard demande pardon à son lecteur de lui rendre compte de Strasbourg comme d’un vaudeville : c’est précisément cette bonhomie d’allures et cette familiarité d’appréciations qui donnent à son livre cette saveur originale que l’on chercherait en vain dans les récits des autres. Il n’écrit pas un Guide, mais un Voyage sentimental ; il ne s’appelle pas Adolphe Joanne, mais Gérard de Nerval. À lire ses Sensations d’un voyageur enthousiaste, on croirait feuilleter les Lettres familières du président Charles de Brosses au « gros Blancey. » Tous deux ont la même muse, pedestris musa, qui les inspire tous deux de la même façon, c’est-à-dire aussi heureusement, — avec cette différence que les épreuves des Sensations d’un voyageur enthousiaste ont l’air d’avoir été revues et corrigées par Henri Heine.

Entre deux sonnets pour l’Artiste, ou deux articles pour la Revue des Deux Mondes, Gérard de Nerval partait, disais-je tout à l’heure. J’aurais pu, j’aurais dû ajouter : entre deux drames comme Léo Burckart ou le Chariot d’enfant, entre deux opéras comiques comme Piquillo ou les Monténégrins ; car, quoique son théâtre ne m’intéresse pas autant que ses livres, il mérite cependant qu’on s’arrête pour en parler. C’est d’ailleurs mon devoir de biographe, et je ne saurais m’y soustraire.

Gérard de Nerval, comme beaucoup d’esprits supérieurs, Balzac, George Sand, Gozlan, n’était pas organisé pour cette spécialité intellectuelle, qui exige des défauts — et des qualités — qu’il n’avait pas. Qui peut le plus ne peut pas toujours le moins. L’habileté dramatique, l’entente des choses scéniques, le sentiment des effets dramatiques et comiques, tout cela veut une aptitude particulière qu’il ne faut pas priser trop haut, mais qu’il ne faut pas non plus mépriser trop fort — sous peine de commettre une injustice et une sottise. Il est permis, littérairement parlant, de préférer Mérimée à Bouchardy et Gozlan à Dennery ; mais il n’est pas permis, en bonne équité, de hausser les épaules d’une façon méprisante à propos de l’auteur du Sonneur de Saint-Paul et de l’auteur de la Grâce de Dieu. Ces estimables entrepreneurs d’émotions populaires exagèrent peut-être un peu leur importance, autorisés qu’ils y sont par l’engouement de la foule et l’abondance de leurs recettes ; mais cette importance est réelle, et il faudra compter avec elle lorsqu’on écrira l’histoire littéraire de ce siècle.

Gérard de Nerval, malgré l’exubérance de son imagination, ou plutôt à cause de cette exubérance, n’était pas propre à ce travail qui exige, pour être mené à bonne fin, un sens plus rassis que le sien. Il y a d’excellents cavaliers, des Rarey intrépides ou charmeurs, qui monteraient sans peur la cavale la plus farouche, l’étalon le plus fougueux ; mais il y a aussi d’excellents cochers qui, d’une main sûre, conduisent leurs quadriges pompeux sur les cailloux du Cirque, aux applaudissements de milliers de spectateurs enthousiasmés par la façon dont ils savent ramasser les guides. Excellent cavalier, Gérard, — cavalier comme Mazeppa ; mais mauvais cocher, détestable cocher !

Cependant il fut un jour sur le point d’obtenir un fouet d’honneur et d’attraper un joli succès, comme on dit en argot de coulisses. Ce fut à propos de l’Imagier de Harlem, un drame énorme, fantastique, touffu comme une forêt, mystérieux et sombre comme l’antre de Trophonius. Peut-être, parmi mes lecteurs, s’en trouve-t-il quelques-uns qui ne se rappellent pas ce drame-légende en cinq actes et en dix tableaux, écrit et pensé par Gérard de Nerval en collaboration avec Méry, — aussi mauvais carcassier que lui ; mais le sous-titre de l’affiche le leur fera deviner : l’Imagier de Harlem ou la Découverte de l’Imprimerie. Ils voient d’ici la donnée historique et philosophique des deux auteurs, en prenant la peine de se rappeler l’état de l’Europe vers la fin du xve siècle : l’Allemagne est gouvernée par un prince qui ne croit pas au génie, mais qui croit à la magie, l’archiduc Frédéric III ; la France l’est par un roi qui n’a pas foi dans les autres, mais en lui-même, Louis XI ; « l’Inquisition lutte en Espagne avec la généreuse Isabelle ; les Borgia pèsent sur l’Italie ; c’est alors qu’un autre fiat lux tombe à son tour de la bouche d’un homme : l’étoile de Laurent Coster se lève à Harlem, dans la cave d’un imagier. Comme tous les inventeurs, cet homme rencontre sur sa route la haine, la jalousie, l’envie, le sarcasme, la persécution, c’est-à-dire l’esprit du mal, dont la personnification complète habite les lieux infernaux, selon les croyances légendaires de tous les peuples et de tous les pays. »

Voilà la donnée historique. « Malheureusement, tous ces inventeurs, tous ces hommes de génie ont dans le front une folle maîtresse, une femme qui n’existe pas et qui se nomme Imagination ; ils la poursuivent toute leur vie, ils sacrifient tout à ce rêve ; ils bâtissent pour lui de beaux châteaux en Espagne, et oublient leur maison et le travail… « Voilà la donnée dramatique et philosophique. Coster, aimé de sa femme Catherine, aime une chimère, une étoile, Aspasie, pour avoir trop eu devant les yeux la médaille frappée par Périclès en l’honneur de cette spirituelle courtisane ; Catherine meurt et l’imagier devient fou…

Quoiqu’elle fût littéraire, plus littéraire encore que le Chariot d’enfant, joué six mois auparavant à l’Odéon, cette pièce renfermait des éléments de succès tout autant que Gaspardo le Pécheur et autres Tour de Nesle : elle en eut un retentissant — pendant un mois — grâce aux splendeurs de la mise en scène, pour laquelle le nouveau directeur, M. Marc Fournier, s’était mis en frais ; grâce aux jambes des danseuses spécialement engagées pour cette solennité ; grâce enfin au talent populaire de Mélingue, un grand acteur s’il n’est pas un bon comédien. Le public accourut, et, quoique étonné des perles qu’on avait semées avec prodigalité devant lui, prose et vers, il applaudit. Si on lui servait plus souvent une nourriture aussi délicate, peut-être finirait-il par prendre un peu plus de goût aux belles choses, et délaisserait-il, comme ils le méritent, les arlequins dramatiques qu’on lui jette depuis si longtemps en pâture. Mais, pour cela, il faudrait que les directeurs de théâtre fussent un peu plus hommes de lettres, — et les auteurs aussi.

Je veux, à propos de cette pièce étrange, citer une anecdote inédite et parfaitement authentique, qui dira mieux que je ne saurais le faire quelle âme d’enfant avait Gérard de Nerval.

Le soir de la dernière répétition générale[1], — c’est-à-dire de la première représentation, car il y a, dans la salle, presque autant de monde, et, sur la scène, les acteurs, en costume, jouent avec la même émotion et le même entrain, — le soir de la première représentation, donc, Gérard était là, aux stalles d’orchestre, au milieu de ses confrères et aussi d’inconnus, écoutant de toutes ses oreilles comme s’il se fût agi du drame d’un autre et non pas du sien. De temps en temps, il dodelinait de la tête en signe d’improbation, ou applaudissait de ses deux mains pour témoigner du plaisir que telle ou telle scène lui procurait. Toutefois, malgré l’intérêt qu’il semblait prendre au développement de l’Imagier de Harlem, il s’en allait au moment même où Laurent Coster venait de dire à ia belle Aspasie, l’enchanteresse :


…Madame, avec vous a vécu ma pensée.
Déjà, depuis longtemps, mes rêves, mes travaux,
Partout vous retrouvaient sous des attraits nouveaux.
Inconnue et présente à mon âme ravie,
Telle que je vous vois, vous habitiez ma vie…

Où était allé Gérard ? Il n’était pas reparti pour le Caire, ni pour Anvers, ni pour Vienne ; mais il ne s’en fallait guère, car certainement il y avait songé. Il y a des artistes qui ne voudraient jamais vendre leurs tableaux, qui voudraient les avoir toujours là, devant leurs yeux, accrochés aux murs de l’atelier, leur berceau : il y a aussi des poëtes qui n’ont nul souci du public, qui aiment pour eux-mêmes les enfants de leur cerveau et qui n’ont de joies véritables que les douleurs saintes de la parturition. Gérard de Nerval s’était intéressé à la légende de Laurent Coster tout le temps qu’avait duré l’enfantement de cette légende ; maintenant qu’elle marchait toute seule, maintenant qu’elle n’avait plus besoin de ses soins, elle n’avait plus besoin de son amour. S’il avait applaudi çà et là à certains passages de l’Imagier de Harlem, pendant cette répétition générale, ç’avait été sans doute pour plaire à Méry. Ce qui est certain, c’est qu’à trois heures de là, au milieu de la nuit, un de mes amis, son voisin de stalle à la Porte-Saint-Martin, l’esprit enchanté, mais l’estomac un peu creux, entrant pour se réconforter chez Bordier, aux Halles, le retrouvait assis à une table de la grande salle de ce restaurant, écrivant au milieu du brouhaha des soupeurs avinés avee le même sérieux que M. de Buffon dans sa bibliothèque du château de Montbard.

Quand on vient de lire un livre qui vous a ému, ou d’assister à un drame qui a fait vibrer en vous les plus nobles cordes, et qu’on en rencontre brusquement l’auteur, le premier mouvement, instinctif, est d’aller à lui, de lui serrer la main et de le remercier, — quoiqu’on n’ait pas eu l’honneur de lui être présenté. Ainsi avait fait mon ami[2] en se trouvant ainsi inopinément en présence de Gérard de Nerval : il s’était empressé à le féliciter, en lui annonçant le succès complet de l’Imagier. Gérard s’était laissé féliciter, comme s’il se fût agi d’un autre que de lui, sans se scandaliser de la liberté grande que prenait là un inconnu ; puis, tout naturellement disposé à l’expansion, il s’était mis à raconter à cet inconnu comment il avait été amené à reconstruire cette légende savante et poétique de la Découverte de l’Imprimerie, quelle part exacte en revenait à Gutenberg, cet autre Améric Vespuce, et ce qu’il aurait désiré introduire à tel ou tel acte du drame, si M. Marc Fournier l’avait permis.

Par exemple, il était une chose qu’il regrettait entre toutes, — un décor qu’il avait rêvé pour le septième tableau. Au tableau précédent, c’est la tentation de Laurent Coster, dans le château de Beauté, par la dame de Beaujeu, ou Alilah, ou Aspasie, dont l’apparition fatale le poursuit sans cesse pour enivrer son cœur et tuer sa conscience ; château merveilleux, que rendent plus merveilleux encore les cordaces lascives des Heures personnifiées. L’ombre de Catherine, morte dans l’attente vaine de son cher Laurent, apparaît à son tour, et sanctifie cette Capoue où l’imagier a dormi douze ans, sans s’en apercevoir. Satan, furieux, s’écrie : « Disparaissez, créations de mon génie ! Le ciel l’emporte sur l’enfer ! » Gérard de Nerval avait imaginé alors, pour le tableau suivant, le même décor que celui qui représentait le Château de Beauté ; seulement, ce château eût été en ruine — le spectre de sa splendeur — pour donner raison aux dernières paroles de Satan… « Mais, disait Gérard de sa voix lente et douce, cela eût coûté quelques centaines de francs, et, malgré le bon effet que ce décor eût produit, je comprends que Marc Fournier ne l’ait pas commandé à Devoir. J’ai dû m’en passer, quoique j’y tinsse beaucoup, et le septième tableau a représenté une forêt qui servait déjà depuis longtemps à la Porte-Saint-Martin, la forêt de Robert-Macaire, je crois. Le public ne s’en est pas plaint, c’est le principal. Mais je regrette mon château en ruine, et si j’avais eu l’argent nécessaire, vous l’auriez vu ce soir à sa place naturelle… »

Gérard de Nerval se révèle dans ce petit détail intime, à ce qu’il me semble, et je ne me pardonnerais pas de l’avoir négligé.

Un autre détail qui le peint assez bien aussi me revient en mémoire. C’est à propos des Monténégrins, opéra comique en trois actes, musique de Limnander, représenté pour la première fois le 31 mars 1849.

Le 10 février 1850, Gérard de Nerval recevait des bouchers de l’abattoir Montmartre une lettre grotesque par la forme, mais sérieuse par le fond, dans laquelle ils lui disaient qu’enthousiasmés par sa « jolie pièce » de l’Opéra-Comique, les Monténégrins, ils avaient résolu de prendre pour costumes de leur mascarade annuelle ceux de cet opéra, le priant, en outre, non pas d’assister à la promenade carnavalesque ainsi monténégrinisée, mais à un « petit festin d’amis où l’on devait bien s’amuser. »

Gérard, non pas flatté, mais seulement touché de cette marque naïve de sympathie, répondait aux signataires de cette lettre une autre lettre du même nombre de lignes — vingt-neuf — par laquelle il remerciait et acceptait. Et, à la fin ou au milieu de ce repas cordial, il prononçait un speech dans lequel, après avoir remercié de nouveau ses généreux amphitryons, il leur déclarait que, quoique partisan du Bœuf Gras, il partageait cependant les doctrines des Pythagoriciens ; qu’en conséquence il croyait fermement que les âmes humaines habitaient les corps des animaux ; que notamment celles des bouchers devaient avoir choisi de préférence les bœufs, gras ou non, les moutons et autres bêtes à cornes ; qu’à cause de cela, la mort violente du Bœuf Gras ne ressemblait à rien moins, pour lui, qu’à un assassinat, celui de quelque boucher d’autrefois, et qu’il était heureux de l’occasion que lui fournissait cette mascarade fraternelle pour exprimer le vœu qu’on renonçât désormais à abattre les pauvres animaux et qu’on remplaçât à l’avenir le traditionnel Bœuf Gras par un Haricot Gras, moins imposant assurément comme Dieu, mais aussi poussant moins au remords.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que le speech de Gérard avait été couvert d’applaudissements, non pas qu’il eût été considéré par les bouchers présents à ce repas comme une aimable plaisanterie, — mais seulement parce qu’ils ne l’avaient pas compris. Ils avaient un « auteur » avec eux : cela leur suffisait, cet auteur avait le droit de tout dire — pourvu qu’il ne les forçât pas de tout comprendre.

  1. 26 décembre 1851.
  2. M. Eugène Mathieu, alors rédacteur au Messager des Théâtres d’Auguste Lireux.