François Buloz et ses amis au temps du Second Empire/06

Marie-Louise Pailleron
François Buloz et ses amis au temps du Second Empire
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 835-871).
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FRANÇOIS BULOZ
ET
SES AMIS

VI[1]
LES LITTÉRATEURS DE L’EMPIRE


VICTOR CHERBULIEZ

Succédant petit à petit à l’aînée, une nouvelle équipe à la Revue des Deux Mondes se formait. Dès 1849, on y voit figurer parmi les romanciers Octave Feuillet ; Edmond About quelques années plus tard, puis Mme Edme Caro sous le pseudonyme mystérieux d’Albane, Amédée Achard, Henri Rivière, et aussi les meilleurs auteurs étrangers : Bret Harte, Ouida, Ivan Tourgueneff. Enfin, quatorze ans après les débuts d’Octave Feuillet à la Revue, un autre romancier apporta sa collaboration au recueil de François Buloz : ce fut Victor Cherbuliez. Cette fois-ci, le directeur était allé chercher son rédacteur à Genève. Rédacteur fécond, car son œuvre est double, et ce n’est pas seulement un romancier que la Revue accueillit ; sous le pseudonyme de Valbert, quelques années plus tard, se révéla un des essayistes les plus ingénieux de son temps.

La famille de Victor Cherbuliez était protestante et se réfugia, comme tant d’autres, à Genève. Par le mariage d’Abraham Cherbuliez, cette famille est alliée aux Cornuaud ; l’un d’eux fut chef du parti des Natifs ; ami de Voltaire, ce Cornuaud a laissé des Mémoires intéressants qui parurent à Genève il y a quelques années, je crois. Enfin Bourrit, un bisaïeul maternel du romancier, est l’explorateur qui, le premier avec de Saussure, parcourut la vallée de Chamonix, et conquit le Mont-Blanc. Par toutes ces attaches, Victor Cherbuliez est Genevois ; pourtant, il représente parfaitement cette race de Français émigrés que la terre de Jean-Jacques adopta, et qui sut joindre à ses belles vertus natales, celles de sa seconde patrie. On retrouve facilement dans son œuvre l’origine latine de Victor Cherbuliez ; certaines de ses qualités appartiennent bien à notre race : on les reconnaît au passage à l’allure rapide du récit, à une ironie légère, et surtout à cet art de conter qu’il semble tenir directement de nos meilleurs auteurs du XVIIIe siècle. Ah ! celui-là ne s’attarde pas, rien n’encombre sa ligne romanesque ; d’ailleurs il prétend couper implacablement tous les « gourmands » de son jardin.

J’imagine que François Buloz dut être bien enchanté de mettre la main sur ce romancier-là. En voilà donc un, qui écrira des romans romanesques pour son public, des romans sans plus. « Madame Sand » vieillit, Murger a fui comme dans un rêve, Gérard, hélas ! a disparu tragiquement, Mérimée n’écrit plus qu’avec peine, About se disperse. Restent Paul de Molènes, Émile Souvestre, ancienne équipe, et dans la nouvelle. Octave Feuillet, excellent collaborateur fécond et fidèle, puis encore tout récemment, Tourgueneff, découverte dont François Buloz se montre fier et jaloux. Mais le directeur trouve toujours le nombre de ses romanciers insuffisant.

Il s’entendit tout de suite avec Victor Cherbuliez, et leur entente fut non seulement littéraire (Cherbuliez sollicitait les conseils de son directeur, et, chose surprenante, les suivait) mais amicale, elle demeura inaltérable ; il n’y eut entre eux ni rancune, ni discussion. J’ai toujours pensé qu’une des causes de leur entente, provint d’une affinité de race. Tous deux fils de la même montagne, l’un Genevois, l’autre enfant du Salève français, ils eurent bien des vertus communes quoique Cherbuliez fût jeune, et que son directeur, alors, fût un vieil homme. Tous deux travailleurs acharnés, ils furent doués de la même volonté patiente, d’un jugement sûr, et de cette pondération qui permet une si claire vision des choses, et préserve des entraînements rapides. « Nos entraînements sont nos plus grands ennemis, » affirmait Victor Cherbuliez ; il professait aussi que « l’homme est né pour l’ordre : quand il l’oublie, l’ordre se venge ; » paroles qui ravissaient d’aise François Buloz, charmé d’un si solide bon sens.

Toutefois, l’on serait bien loin de compte, si l’on prenait après cela Victor Cherbuliez tout uniment pour un rationaliste. Ses origines firent de lui un « artiste à la fois cultivé et inventif. » Ce dialecticien rigoureux fut encore un idéologue et, par-dessus le tout, un charmant humoriste.

Une de ses convictions les plus chères fut la solidarité qui existe entre les hommes et leur passé héréditaire. Pénétré de cette idée « que nous sommes faits de ce que nos pères ont pensé, ont senti, ont aimé, ont haï, ont espéré et ont souffert, » il disait encore que le « conscient des pères, c’est l’inconscient des fils, et c’est par l’inconscient que nous sommes sourdement conduits. » Victor Cherbuliez dut à son père une prodigieuse culture intellectuelle ; le père voulut que son fils « fût une œuvre de choix, de dilection et de perfection[2]. » Il forma et orna donc avec ferveur le jeune esprit de ce fils, qui prononçait plus tard, parlant de son père, ces mots touchants : Quand je pense à tout ce que je lui dois, je me sens insolvable ! Hélas ! qui n’est insolvable envers de si tendres guides ? La conscience de leur dette ne vient aux enfants que lorsqu’ils sont devenus des hommes, et en admettant qu’une semblable dette pût s’acquitter jamais, les créanciers ont disparu, quand vient pour eux l’heure d’en recevoir le prix.

La famille de l’écrivain fut tout entière, peu ou prou, consacrée aux lettres. Le grand-père Abraham, dont j’ai déjà parlé, bon lettré, fut libraire, ainsi que Joël Cherbuliez, oncle de Victor, qui édita l’œuvre de Töpffer ; enfin son père André Cherbuliez se voua à l’enseignement, et devint professeur de littérature grecque et latine à l’Académie de Genève. Ce dernier connut parfaitement l’hébreu, en outre, toutes les langues vivantes et toutes les littératures européennes.

J’ai sous les yeux le programme de ses cours : ils témoignent d’une érudition fort étendue. Certes, il ne faudrait pas comparer les matières de ces leçons à celles que nos enfants écoutent aujourd’hui en Sorbonne. Voici une note de Victor Cherbuliez sur le régent de la première classe : « À quelque sujet qu’il s’attaquât, il en voyait tous les tenants et aboutissants ; son infatigable curiosité examinait et approfondissait tout, il faisait le tour de son sujet. Il aurait voulu, dans son travail sur Boèce par exemple, présenter un tableau intellectuel du Ve siècle, de même que plus tard, en s’occupant d’Aristide de Smyrne, il projetait de faire une étude complète sur l’état de la société et des esprits au IIe siècle. Il avait rassemblé pour cette double étude des matériaux considérables… » Mais le temps lui manqua à l’heure de sa jeunesse, plus tard ce fut l’entrain indispensable à de pareilles entreprises.

La piété de son fils nous a conservé quelques-unes de ses pensées ; elles sont d’un sage. Il avait composé l’épitaphe de sa tombe : Il aima pour comprendre, il comprit pour aimer. Voici deux autres de ses « réflexions : » « Nous devrions nous juger nous-mêmes comme si nous étions libres, et juger les autres comme s’ils ne l’étaient pas. » La seconde concerne les femmes. Elles la trouveront sévère : « Il n’y a guère de grandes routes dans les domaines féminins, cœur ou esprit, n’importe. Il n’y a que des sentiers avec leurs erreurs et leurs arrêts, sentiers qui traversent de charmants sites, et parfois aussi des landes où croissent l’épine et la ronce. »

Victor Cherbuliez naquit en 1829 à Genève, comme son père. On m’a rapporté que sa mère « avait beaucoup de grâce dans l’esprit ; » d’ailleurs un ami de sa famille nota que Cherbuliez avait « appris de son père les choses qui s’apprennent, et de sa mère celles qui ne s’apprennent pas. » Au « gymnase » de Genève où le romancier fit ses premières études, Töpffer devint son professeur de belles-lettres ; il eut aussi un autre maître, ce fut Voltaire, qu’il découvrit à cette époque et dont il s’enivra. Son esprit curieux se plut à l’étude de la philosophie, quoique le premier maître qui la lui révéla, ne l’encourageât guère à s’y arrêter. Cet homme étrange, disciple de l’École écossaise, estimant qu’il n’existait en métaphysique que des questions inutiles ou dangereuses, s’appliquait consciencieusement à dégoûter ses élèves des unes et des autres. « Ce professeur, disait Victor Cherbuliez, enseignait que la timidité ou l’abstinence de l’esprit est la première des vertus, le secret d’être heureux en ce monde et dans l’autre. » L’aphorisme ne plaisait guère au futur Valbert, qui apprit l’allemand pour lire Kant dans sa langue, s’étant toujours « senti du goût pour les questions inutiles ou dangereuses. »

Ernest Renan, qui reçut Victor Cherbuliez à l’Académie française, et le salua d’un discours inoubliable, parlant de la jeunesse du récipiendaire, a dit : « Votre éducation supérieure dura plus de douze ans. Cette période où le talent se forme, et où l’essentiel est de pouvoir attendre en toute liberté l’heure de la maturité, se continua pour vous jusqu’à trente ans. » Après avoir passé trois ans à la Faculté des sciences, stage exigé par son père qui désirait que le futur homme de lettres fût un bon mathématicien, et qu’il étudiât même le calcul infinitésimal, le jeune Cherbuliez s’en fut à Paris, où il suivit au Collège de France les cours de philologie d’Eugène Burnouf, ceux d’Ampère sur l’histoire de la littérature française au moyen âge, de Michelet sur l’histoire moderne, de Jules Simon sur la République de Platon. Ici l’élève s’aperçut que le professeur parlait de tout pendant sa leçon, sauf de Platon. Il fit le même reproche plus tard à Schelling, lorsqu’il vint en Allemagne le visiter. Le vieil homme négligea de lui dire un mot de philosophie. — « Oh ! l’habile homme ! » dira Ernest Renan.

Dans sa vie austère d’étudiant, le jeune Cherbuliez eut deux divertissements capitaux : le musée du Louvre et le théâtre. Il partageait ces plaisirs avec un jeune Corfiote nommé Rivelli auquel il s’attacha alors, et qu’il dut rencontrer, je pense, dans les Facultés qu’ils fréquentaient tous deux. Ce jeune Rivelli, « âme exquise et tourmentée, » devint l’Arsène Dolfin du Roman d’une honnête femme ; Cherbuliez voulut y retracer les traits de son ami : il fit revivre Arsène, « insensible aux plaisirs du monde. » — « Tout ce qu’il voyait le blessait et nourrissait l’inquiétude de son esprit ; il se sentait, disait-il, en exil, et soupirait après sa patrie, mais cette patrie n’était pas le rocher d’Ithaque… » Et en vérité, cet Arsène est indomptable et délicieux, comme le sont quelquefois les fous, quand ils s’en mêlent : « Je suis sauvage, insociable, avoue-t-il ; je n’ai ni le sentiment, ni la peur du ridicule… Je ne sais pas vivre, je ne suis pas maître de mes impressions… » Tel fut Rivelli, l’ami du jeune Victor Cherbuliez.

À Bonn, où l’étudiant passa quelques mois chez M. Brandis, professeur d’histoire et de philosophie grecques, il se lia d’amitié avec le fils du professeur, qui devint plus tard secrétaire de la reine de Prusse. La maison était agréable ; M. Brandis recevait beaucoup. Victor Cherbuliez rencontra là M. de Bethmann-Hollweg et alla même lui rendre visite dans son château des bords du Rhin. L’aspect étrange de cette demeure frappa et enchanta notre étudiant ; il y retrouva le romantisme endormi. « Des montagnes, des rochers à pic, des tourelles qui surplombent un précipice, des grands bois sombres, d’âpres sentiers, des ruisseaux qui tombent en cascades… » Il se souvint de tout, et treize ans plus tard il logea dans le Geierfels sauvage, un vieux bonhomme plus étrange encore, le Comte Kostia.

Après un stage à l’Université de Berlin où il fut immatriculé, Victor Cherbuliez revint à Genève ; son père le rappelait ; et le futur romancier commença par donner des leçons particulières, que les siens, assez difficilement, surent lui procurer.

J’aime fort la modestie de ces débuts et l’ardeur de ce débutant. Avant lui H. Taine connut les mêmes étapes, et écrivait en 1852 à Prévost-Paradol : « C’est une bonne chose pour apprendre que d’enseigner. Le seul moyen d’inventer, c’est de vivre sans cesse dans sa science spéciale. Si j’ai pris le métier de professeur, c’est parce que j’ai cru que c’était la plus sûre voie pour devenir savant…, je ne vois d’autre moyen pour sortir de la boue, qu’un bon livre auquel on a travaillé pendant dix ans[3]. » Et à sa mère, qui peut-être se décourageait, Taine écrivait aussi : « J’amasse pour l’avenir, il ne faut pas penser à ce que je suis, mais à ce que je puis être. C’est dans l’avenir que je vis, le présent n’est rien[4]. »

Ernest Renan nous a révélé les préoccupations du jeune Victor Cherbuliez au sortir des Universités allemandes : « C’était le puissant effort intellectuel de Hegel, bien que les élèves fissent déjà tort au maître. Les Hégéliens dont vous suiviez les leçons, vous choquèrent par l’abus de ces formules toutes faites, qui furent le tombeau d’une école créée par le génie, émaciée par la médiocrité. Vous rêviez d’une grande publication hégélienne… »

Victor Cherbuliez, à l’époque où l’Ecole de Hegel le retient, doit être un jeune homme instruit et sage, travailleur sans pédanterie, bien équilibré, l’esprit enjoué, parfois caustique, mais sans méchanceté ni envie ; optimiste il l’est, car c’est être optimiste que se contenter de ce que vous donne la vie, et ne pas trop exiger d’elle : « Ce pauvre monde est ainsi fait, a écrit notre romancier, qu’il est bien difficile d’avaler un verre de vin où il n’y ait pas une mouche. Quand le vin est bon, et que la mouche n’est pas trop grosse, il faut boire. » Je me l’imagine encore modeste, sans humilité, fort indépendant et doué de cette netteté d’opinion que j’ai pu reconnaître en lui bien plus tard et qu’il admirait tant… chez les autres ! Il a écrit, parlant de l’un de ses personnages : « Rien qu’à le voir, on devinait en lui un homme incapable de se laisser lier les mains, et la seule langue que cet habile philologue ne put apprendre, ce fut le jargon d’une coterie. » Ces mots sont faits pour lui.

Après avoir lu son premier livre, « dialogue exquis » rédigé sur le bateau qui, en 1859, le ramenait d’Athènes, et qu’il intitula A propos d’un cheval[5], George Sand écrivit à son ami François Buloz : « Mauvais titre, admirable ouvrage, précieux ouvrage d’un jeune ou vieux homme que je ne connais pas, mais que je sais être le fils du professeur Cherbuliez de Genève, et peut-être le neveu du libraire de ce nom. Voilà un talent que vous devriez avoir à la Revue, lisez vous-même et voyez. » Ce fut par Joël Cherbuliez que le romancier parvint à la Revue : le premier roman qu’il y publia fut le Comte Kostia, intitulé primitivement Fédor.

J’ai entre les mains les notes que rédigeait alors au jour le jour André Cherbuliez. On y retrouve la trace de son anxiété aux premiers débuts d’un fils bien-aimé. Sera-t-il déçu ? François Buloz l’adoptera-t-il à la Revue ?

« Janvier 1862. — Hier, réponse défavorable de François Buloz à mon fils. Lettre polie et louangeuse pour l’homme, mais demandant une correction du roman. L’œuvre est trop longue pour la Revue. Reproche le manque de rapidité du récit.

20 janvier. — Le moral de mon fils plus affecté qu’il ne serait à désirer par cette traverse dans son début comme collaborateur de la célèbre et trop ambitionnée Revue des Deux Mondes.

Buloz appelle Victor à délibérer avec lui sur les remaniements à faire au Fédor. »

Mais Victor Cherbuliez renonça cette semaine-là à l’entrevue projetée avec le directeur de la Revue : il lui eût fallu aller à Paris, interrompre les conférences qu’il faisait alors à Neuchâtel sur le Roman Français[6]. À propos de ce cours, je rapporterai ici un mot d’Amiel qui y assista, en revint enchanté et dit : « Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est un récit, c’est admirable ; si c’est une improvisation, c’est étourdissant. » À la vérité, l’érudition du jeune romancier était si variée que, comme l’a remarqué son successeur à l’Académie, M. Faguet, « il avait sans cesse à l’esprit la façon de raisonner et de déraisonner de tous les peuples, » car Valbert existait déjà en 1861, à côté du romancier qui écrivit le Comte Kostia.

La forme romanesque que choisit alors Victor Cherbuliez, étonna quelque peu ceux qui connaissaient la direction philosophique de ses idées : Taine, Schérer, je le sais, lui reprochèrent longtemps de ne pas avoir « écrit le livre pour lequel il était fait, » et Ernest Renan, à l’Académie, lui avoua plus tard sa déception avec une délicieuse bonhomie en lui révélant l’opinion qu’il professait pour ce genre soi-disant « inférieur, » le roman. — « Une longue fiction en prose me paraissait une faute littéraire. L’antiquité n’a composé de romans qu’à son âge de décadence, et en général, n’en a composé que de courts… Pour moi, devant ces attrayants volumes qui offrent le tableau, souvent vrai, des mœurs contemporaines, je suis partagé entre deux sentiments, l’ardent désir de les lire et le regret qu’on n’ait pas pratiqué, en les imprimant, l’ancien système des manchettes, qui permettait de ne parcourir que les marges. La vulgarité et la prolixité sont le danger d’un genre où le lecteur ne cherche guère qu’une distraction et un amusement… »

Mais Victor Cherbuliez « sut éviter ces défauts. La nature slave vous frappe tout d’abord, continue Ernest Renan, avec quelque chose de neuf et de jeune… Avec Tourgueneff vous aimez vous perdre dans cet « abîme d’imprévu »[7]. Je ne sais plus qui a remarqué aussi que Cherbuliez goûta les « caractères d’exception. » Quel romancier ne les préfère aux autres ? Le nôtre l’a noté : « Ce sont les minoritaires qui gouvernent le monde, et c’est pour cela que le monde a une histoire ; si la vraie majorité gouvernait, il ne se passerait jamais rien. » C’est pourquoi nous avons connu la perfide Meta Holdenis, Miss Rovel, charmant ouragan, et le terrible comte Kostia, avec ses sourcils en broussaille.

Le 15 février 1862, les notes d’André Cherbuliez enregistrent le départ de son fils pour Paris ; il se décide à aller affronter François Buloz : « Que résultera-t-il de ce voyage pour Fedor[8] et pour ses conditions d’entrée dans le grand monde ? » Le 23, il répond lui-même à cette question : « Voilà mon fils de retour à midi, contre toute attente, et son entrevue avec Buloz qu’il a eu la sagesse de demander et d’obtenir de samedi 11 heures (3 heures — 11 heures à 2 heures avec le déjeuner) a eu plein succès. Il aura cinq articles comme Mme Sand, et encore cinq à six feuilles de plus que le plus long roman d’elle dans la Revue… Victor approuve les corrections et changements proposés par Buloz et qu’il a dû accepter.

« 13 mars. — Hier et aujourd’hui, Victor et moi nous nous occuperons ensemble de son travail de réduction du roman pour le numéro du 1er avril. Contre mon attente et mes craintes, l’ouvrage y perdra moins qu’il n’y gagnera. Le contentement que mon fils goûte à ce travail ingrat, et la satisfaction qu’il trouve à ce que j’y prends ma petite part, m’est une joie…[9]. »

Le Comte Kostia parut peu de temps après le remaniement, et ce fut encore François Buloz qui traita avec Michel Lévy pour son impression[10], puis avec Hachette.

Le Comte Kostia plut, sauf les dernières parties qui furent critiquées. George Sand, du fond de son Berri, envoie à François Buloz son opinion tout de go : « Les quatre numéros du Comte Kostia m’ont énormément amusée ; c’est vif, c’est original, dramatique, et d’une forme très saisissante. Mais la fin n’est pas bonne. Je suis fâchée que vous n’ayez pas été sévère pour ce dernier numéro, tout à fait lâché et rempli de choses de mauvais goût. C’est égal, avec des objections que je le crois très capable de comprendre et d’écouter, l’auteur sera un romancier éminent…[11]. »

Des suppressions ? François Buloz en avait cependant exigé, et combien de sacrifices avait consentis cet auteur soumis ! La presse, en général, fut favorable au nouveau romancier ; pourtant la critique de Prévost-Paradol déplut au directeur de la Revue, qui le surveillait. Après la lecture des Débats, il s’indigna : « J’ai été bien choqué de l’article de ce très léger Prévost-Paradol sur le Comte Kostia dans les Débats, et je ne lui ai pas caché ce que j’en pensais. Que voulez-vous attendre d’un journal sans direction, et d’un jeune esprit qui vous dit sans façon qu’il n’attache aucune importance à sa critique littéraire, qu’il ne songe qu’à faire plaisir à ses amis ? » François Buloz, qui est toujours hanté par la crainte de voir ses rédacteurs le quitter pour les journaux quotidiens, profitera de cet exemple, (l’article hâtif de Prévost-Paradol,) et démontrera à Cherbuliez l’infériorité des articles publiés par les quotidiens : « Je vous l’ai déjà écrit, je crois, cette collaboration quotidienne à un journal est vraiment chose funeste pour les meilleurs esprits. On écrit une ou deux colonnes sur la première chose venue, sur le premier livre qui vous tombe sous la main, et le tour est fait ; on laisse, il est vrai, à cela, beaucoup de sa laine, comme la brebis sur le buisson, mais on n’en réunit pas moins ces bribes en volumes ! Voyez celui que vient de réunir M. Scherer. J’en suis affligé pour le penseur qui avait si bien marqué sa voie, quelle distance de ce beau travail sur Hegel à ces notes écourtées et essoufflées ! Puis je crois M. Scherer tout à fait fourvoyé quand il se jette dans les choses purement littéraires, qui ne sont pas précisément de sa compétence. C’est du moins ce que j’ai le droit de croire en lisant quelques-unes de ses notices, et en sachant ce qu’on lui prête à propos du Comte Kostia ; car il paraît qu’un critique subalterne s’étayait de l’opinion de M. Scherer pour combattre votre livre. Or, si M. Scherer juge ainsi les romans, je dis que ses opinions littéraires n’ont pas grande valeur. Voilà pourquoi je regrette qu’il descende dans une arène où il peut faire bien d’autres faux pas.


On voit que le directeur de la Revue par le sans tendresse de ce qu’il appelle « la petite presse ; » il en voulait à cette presse, d’abord de lui enlever ses meilleurs rédacteurs : Sainte-Beuve, George Sand, About, etc., en second lieu de l’attaquer lui, François Buloz, si souvent et si violemment : témoin les batailles du Mousquetaire en 1855, dirigées par Alexandre Dumas père ; et voici que le Figaro bientôt se met, lui aussi, par la voix de Barbey d’Aurevilly, à l’invectiver, et à lui lancer « une diatribe en pleine poitrine. » — Pourquoi ? — pour rien. À moins que cet article vengeur ne soit l’expression d’une rancune déjà ancienne ? — François Buloz ayant repoussé jadis, à plusieurs reprises, la collaboration de Barbey. Il n’avait pas voulu de Une vieille maîtresse, ni de Brummel, refus fâcheux, soit dit en passant pour la Revue, surtout en ce qui concernait Brummel, sujet que John Lemoine traita en 1844[12], dans le même recueil. « C’est la vérité toujours, dit Barbey, qu’il rejeta aussi une nouvelle de moi intitulée Ricochets de conversation, Le dessous des cartes d’une partie de whist, laquelle aurait fait sauter les abonnés, — me dit M. de Mars, ce dieu de la guerre épouvanté, qui tenait à les conserver assis, ces abonnés, parce qu’ils sont alors plus commodément pour dormir, — mais qui, tout en refusant mes manuscrits, me tendit humblement son chapeau et me demanda une comédie. La comédie, lui dis-je, la voilà ! et je m’en allai pour ne plus revenir ![13] »

Comme jadis pour le Mousquetaire, François Buloz, qui ne « lit pas la petite presse, » a été avisé de l’attaque de Barbey par un ami. Il n’a d’ailleurs « pas lu davantage » après cet avertissement, et il a laissé à M. de Mars, son secrétaire, le soin de répondre… » du moins il le dit ; pour moi qui le connais, je suis convaincue qu’il a lu l’article, et la réponse de M. de Mars, ou même qu’il a personnellement écrit cette réponse.

J’ai parcouru dernièrement la suite de pamphlets que publia le Figaro à cette époque (car il y eut des réponses et des répliques) : rien n’est plus divertissant que la prose de Barbey, lorsque Barbey est en colère, et ici il est tout à fait en colère. Ce « premier Paris » est intitulé Monsieur Buloz tout simplement ; c’était le début de Barbey d’Aurevilly au Figaro : il fut retentissant, et se termina à la première Chambre du Tribunal civil de la Seine, en novembre suivant[14].

L’auteur, comme jadis Alexandre Dumas, esquisse au début de son article un portrait du directeur de la Revue ; en deux mots il le peint (à sa manière, s’entend) : « C’est une des plus désagréables puissances de ce temps-ci, » puis il passe à l’histoire de la fondation de la Revue, explique son succès, toujours selon lui. « Il (Buloz) a bâti ce gros pignon littéraire qui s’appelle la Revue des Deux Mondes ; l’opinion, cette reine du monde, qui a ses favoris, a toujours trouvé ses bâillements infiniment plus savoureux quand ils lui venaient de la Revue des Deux Mondes. » Barbey compare aussi François Buloz au docteur Véron (ce qui n’est pas une gentillesse), attaque en passant Guizot, « rédacteur dont le genre de talent est chauve-souris pour la couleur, buffle pour la gravité ; » enfin, lui aussi, fait de François Buloz un Suisse : « Il n’est même pas Français ! » Ce reproche, nous l’avons déjà rencontré sous la plume de Balzac, et même sous celle de l’ingrate George, qui ajouta : « Qu’est-ce que cela fait d’être Suisse, pourvu que l’on ne soit point horloger ? » Le piquant de l’affaire fut qu’il se trouva quelqu’un pour répondre immédiatement à ces premières attaques de Barbey. Ce ne fut ni François Buloz, ni M. de Mars (puisqu’ils ignoraient encore la diatribe du Figaro), mais un avocat de Chambéry qui, se trouvant personnellement atteint par l’ironie du polémiste, entreprit, à l’usage de ce dernier, un petit cours de géographie : « Vulbens est en France, à 20 kilomètres de Genève ; en 1803, ce village faisait déjà partie depuis onze ans de la France. » Tout cela est assez comique… De Mars répondit le 10 mai, quelques outsiders inconnus éprouvèrent le besoin de se joindre aux premiers sujets pour attaquer ou pour défendre, et tous les deux jours, Barbey continue. Pour lui, on le sent, ces attaques sont une joie, il y accumule les griefs, il accable son adversaire : la Revue est une « boutique, » François Buloz un épicier, les infortunés rédacteurs ne reviennent de là que mutilés, dépouillés ou disparaissent à jamais. « Un écrivain charmant, continue le polémiste, a été ainsi défiguré, ruiné par la discipline de la terrible et ennuyeuse Revue. » Quel est-il cet écrivain ? — C’est Jules de la Madelène…

Une des attaques que Barbey d’Aurevilly devait considérer parmi les plus terribles est celle-ci : « Au début, François Buloz, qui manquait de porteurs, déposait lui-même chez ses abonnés sa petite Revue : « sa larve, » dit l’auteur. (Ce dernier terme est vraiment drôle.) Quant au reproche en lui-même, est-il bien humiliant ? On voudrait que le fait fût vrai : il ajouterait encore, il me semble, à notre gratitude. Mais ce Barbey ! Quelle verve romantique est en lui ! Quel concert retentissant de mots, d’épithètes, d’apostrophes, d’anathèmes et d’imprécations il entonne ! Finalement, tout cela est fort amusant, et pas méchant si l’on veut bien y regarder de près. On nous a prévenus d’ailleurs : « Sa critique est emportée et furieuse, pleine d’injures, d’imprécations, d’exécrations et d’excommunications. Elle fulmine sans cesse. Au demeurant, la plus innocente créature du monde <[15]. »

Donc le début de Barbey d’Aurevilly au Figaro fut éclatant. François Buloz. qui écrivait à Victor Cherbuliez : « Je vais mettre tout ceci dans les mains de la Justice, » n’y manqua pas, et au Figaro, après la condamnation de Barbey à 2 000 francs de dommages et intérêts, « l’accueil qu’on réserva au condamné retour du Palais fut plutôt froid[16] : » il dut aller ferrailler ailleurs. Nous n’y avons rien perdu, car il s’occupa ensuite de l’Académie, et l’arrangea bellement. Dans ses Quarante médaillons, quand il rencontre un écrivain qui touche de près à la Revue, il n’a garde de l’oublier, et il lui réserve ses meilleurs traits ; le pauvre Sandeau en sait quelque chose : « Comme peintre, M. Sandeau est un cataplasme assez doux pour les porteurs de visières vertes. Aussi a-t-il publié chez Buloz un grand nombre de ses romans ; » et Rémusat : « M. de Rémusat a la chlorose de l’esprit… Aussi est-il une des plumes les plus honorablement incolores de la Revue des Deux Mondes… Comme dirait M. Veuillot, M. de Rémusat est l’honneur de ce champ de navets. » « Les premières comédies de M. Feuillet furent une imitation du Spectacle dans un fauteuil. Son fauteuil était alors cette ganache de Revue des Deux Mondes, » etc., etc…

Dans le procès de la Revue contre Barbey d’Aurevilly, Gambetta plaida pour Barbey. Les deux hommes se connaissaient depuis peu, un an peut-être, puisque M. Dusolier présenta le « tribun » à l’« écrivain » à la fin de l’année 1862 au Café de Bruxelles. Ce fut un tournoi d’esprit et d’éloquence, les habitués demeurèrent éblouis. Mais lorsque l’année suivante Gambetta perdit le procès de Barbey, quelle déception ! Pour comble de maladresse, Gambetta compara Barbey à Voiture. Barbey lui dit, lorsque tout fut fini : « Monsieur, vous m’avez comparé à Voiture, mais vous avez plaidé comme… un fiacre ! » Le pauvre gentilhomme chouan dut payer tout seul son amende[17].

« Le connétable des lettres » venait justement de quitter le Pays pour des raisons semblables. Au Pays, un article signé de lui sur les Mameloucks de M. Hugo[18] qui flagellait vigoureusement le « succès » politique des Misérables, indigna les Hugolâtres ; un autre article sur les Entretiens de Gœthe et d’Eckermann, dans lequel Barbey d’Aurevilly maltraitait quelque peu Sainte-Beuve (qui venait de consacrer à l’ouvrage de Gœthe trois de ses lundis)[19], déplut… à Sainte-Beuve d’abord, puis à son entourage fort influent. Une lettre de Barbey d’Aurevilly à Hector de Saint-Maur le note. Elle est fort comique, cette lettre : « Sainte-Beuve, ce crapaud, qui voudrait tant être une vipère, Sainte-Beuve, dont j’ai parlé sans respect (parbleu !) dans mon dernier article sur Gœthe, est allé se plaindre, en se tenant le ventre, à son seigneur et maître Persigny, lequel a fait entendre aux esclaves qu’on serait bien aise que je ne fusse plus au Pays[20]. »

J’ai eu la curiosité de rechercher les pièces du procès Buloz-Barbey d’Aurevilly. Malheureusement pour nous, il est défendu à la presse judiciaire de reproduire les débats d’un procès en diffamation. En outre, la plaidoirie de Gambetta paraît perdue, et cela est regrettable, car, pas plus que son client, l’avocat ne dut être gracieux pour la Revue des Deux Mondes. Nogens Saint-Laurent plaida pour François Buloz et de Mars ; Lachaud pour Jouvin, directeur du Figaro. L’avocat général Me Aubepin prononça les conclusions. La Gazette des Tribunaux les publia, les voici[21] :

« Attendu que les articles signés Barbey d’Aurevilly ne peuvent être considérés comme des articles de critique littéraire ; attendu que ces articles conçus dans une pensée mauvaise contiennent à l’égard de Buloz des expressions outrageantes, des termes de mépris et des invectives ; attendu qu’ils imputent en outre à Buloz des faits de nature à porter atteinte à son honneur et à sa considération, particulièrement dans le paragraphe cinquième de l’article du 30 avril ; attendu que leur publication a causé un préjudice à Buloz dont il demande réparation, et dont le tribunal peut apprécier dès maintenant l’importance… Attendu que les articles du Figaro sus-indiqués sont inconvenants et dignes de blâme…

Par ces motifs,

Condamne Jules Barbey d’Aurevilly et Jouvin solidairement à la somme de 2 000 francs à titre de dommages-intérêts… fixe à deux ans la contrainte par corps — condamne Jules Barbey d’Aurevilly et Jouvin aux dépens à titre de dommages-intérêts pour Victor de Mars.

Ordonne l’insertion des motifs et du dispositif du présent jugement dans le Figaro et cinq autres journaux au choix de Buloz et de de Mars.

Condamne Barbey d’Aurevilly et Jouvin aux dépens du procès[22]. »

Mais François Buloz n’en avait jamais fini avec cette « petite presse journalière. »


Cependant Victor Cherbuliez travaillait pour la Revue. Il préparait, non plus un roman, mais une étude sur la Benaissance, et en particulier sur le Tasse. Il écrit à F. Buloz :


3 mai 1863.

« J’ai vu à Rome, au couvent de Saint-Onuphre, la cellule où est mort ce grand poète, et le fameux masque pris sur son cadavre. Cette figure de don Quichotte exaltée et douloureuse m’a beaucoup frappé. Le système de Léonore et des amants m’avait toujours paru invraisemblable, et les recherches que j’ai faites m’ont convaincu que dans les tristes destinées de ce grand homme, il faut voir autre chose que les disgrâces d’un courtisan et d’un amant éconduit. C’est au caractère même de son génie qu’il faut demander le secret de ses malheurs, à son goût d’indépendance, à son utopisme, et à la contradiction qui se trouvait entre ses instincts, sa culture, et l’esprit de son époque. Le Tasse est un homme de la Renaissance, qui a eu le malheur de naître cinquante ans trop tard, il était fait pour vivre à la cour de Laurent de Médicis, de Léon X, il a vécu dans l’Italie régénérée par le Concile de Trente, le jésuitisme et l’Inquisition. Ainsi en m’occupant de ses infortunes, j’aurai à traiter quelques questions d’histoire d’un haut intérêt, et surtout je chercherai à définir, mieux qu’on ne l’a fait, la pensée religieuse de la Renaissance, pensée trop méconnue, sorte de catholicisme idéaliste dont Marsile Ficin a été le théoricien et Raphaël l’annonciateur, utopie irréalisable qui a fait place a deux réalités très imparfaites, la réforme de Luther et le Jésuitisme. Le sujet est riche ; mon travail aura, je pense, la même étendue que les Causeries Athéniennes et je voudrais lui donner la même forme… Le cadre me sera donné par le couvent de Saint-Onuphre avec ses chênes qui ont ombragé les derniers sommeils du Tasse et ses jardins d’où l’on a la plus belle vue de Rome et du Latium. Beaucoup de recherches étaient nécessaires, et depuis mon retour, j’ai vécu dans la poussière des in-folio.

« Notre voyage a très bien réussi, mais les magnificences des sept collines ne m’ont point fait oublier les deux charmantes journées que j’ai passées auprès de vous, votre aimable hospitalité, les châtaigniers de Ronjoux, ses bois en pente, ses ravins, ses fermes éparses et cette merveilleuse terrasse où je retourne souvent en imagination. J’espère, cher monsieur, que vos courses répétées, et vos luttes contre l’esprit de routine et les cerveaux encroûtés, ne vous ont pas trop fatigué, et surtout que le succès vous a récompensé de vos peines[23]. »

Cherbuliez habitant Genève et le directeur de la Revue ayant constamment affaire à lui, leur correspondance n’est interrompue que par les courts séjours que fait le romancier à Ronjoux où il vient souvent rejoindre sa femme, sa fille Laurence, et corriger, avec François Buloz, les épreuves en cours. Celui-ci, très amicalement, tient son collaborateur au courant des nouvelles de la Revue, de ses propres projets, de ses difficultés. Un jour il a vu le Père Gratry, qui a manifesté une grande sympathie pour l’auteur de Kostia ; François Buloz en informe cet auteur, et gentiment, par retour du courrier, Cherbuliez affirmera que le Père Gratry est « le seul penseur que compte aujourd’hui le parti catholique. »

Une autre fois, il s’agit entre eux de Mme de Gasparin. Cette Muse protestante et suisse est l’auteur de quelques livres fortement teintés de prosélytisme qui firent un peu parler d’eux à l’époque : les Horizons célestes, la Bande du Jura, etc. La dame eut des agaceries pour le directeur de la Revue, tenta de s’introduire chez lui, en vain. Cependant, divers critiques s’occupèrent d’elle : l’on s’en étonne. Sainte-Beuve (dans ses Nouveaux Lundis) la rapprocha d’Eugénie de Guérin…[24] Bref, le style de cette dame exaspérait François Buloz qui ne comprit rien au succès de la Muse, et se montra froid. Elle s’en aperçut, mais ne put opposer qu’une mine souriante. Montégut ne lui consacra-t-il pas deux articles dans la Revue même ? « Je sais parfaitement que vous devez avoir des préventions contre mon pauvre petit individu ; qui dit Genève dit une grande femme sèche, raide, anguleuse ; qui dit protestante, dit besicles sur le nez, gaucherie invétérée, étroitesse à l’état chronique, etc. » Quelques années plus tard, elle revint à la charge, et François Buloz écrivit à Cherbuliez, compatriote de cette dixième Muse :


1er décembre 1859.

« Je vous dirai, mon cher ami, en confidence, que j’ai reçu récemment des lettres assez spirituelles de Mme de Gasparin, afin sans doute d’atténuer la critique de la Bande du Jura[25] ? Je n’ai pas encore répondu à ces lettres, parce que je vois que cette dame soigne son gloire, comme disait notre Allemand Henri Heine. Je me rappelais d’ailleurs que j’avais refusé sa prose, sa prose maniérée, il y a dix ou douze ans… Mais j’ai voulu voir par moi-même si je m’étais trompé, et je me suis mis à lire la Bande du Jura et Vesper. Cette lecture m’a exaspéré, agacé comme autrefois… Que Dieu ait en sa sainte et digne garde les livres de Mme de Gasparin que je ne lirai plus jamais ! Seulement, je pourrai bien me donner le plaisir de faire comprendre à cette dame que mon embarras n’eût pas été mince, s’il m’avait fallu lire pour la Revue ses épreuves, seulement ponctuer ses phrases et fixer le sens de son éloquence. Bon Dieu ! quelles montagnes de sèches descriptions pour arriver, comme dans Vesper, à quatre ou cinq pages émues et naïves ! Me voilà revenu malgré moi à ces livres, qui me poursuivent comme un cauchemar ! C’est qu’ils n’ont fait qu’augmenter mes souffrances et mes ennuis qui vont en s’aggravant. Et je me demande parfois sérieusement, si je ne dois pas planter là la Revue, et aller plutôt planter mes choux à Ronjoux. Je suis vieux, je suis malade, je n’ai pas d’auxiliaires suffisants… Les Barbares arrivent, ils sont venus ; il nous faudrait ici un George Sand nouveau, un nouvel Alfred de Musset, un jeune Mérimée, un Victor Cherbuliez toujours prêt à chasser les ombres genevoises, un G. Planche et un Sainte-Beuve de trente ans (sans bonapartisme) pour faire face à tout. Voilà pourquoi l’heure de la retraite sonne pour moi[26]. »

On le voit, François Buloz passait par des alternatives de colère et de découragement. Sa correspondance l’accablait, et ses correspondants étaient souvent fort ennuyeux. Actuellement, rien n’est plus comique que de parcourir les lettres dont ils gratifiaient le directeur de la Revue ; pourtant il répondait lui-même aux collaborateurs éconduits, aux abonnés mécontents, et pour lui, que de temps perdu !

Voici, en 1859, M. Assollant qui propose une nouvelle à insérer immédiatement : deux feuilles d’impression, les Amours de Quatrequem ; il en est enchanté et affirme : « La donnée est neuve et originale, très gaie, c’est moral comme la vertu, et amusant comme le péché ! » Un autre collaborateur, M. Caillette, juge un récent article de Cousin avec sévérité, estime qu’il est « dépourvu de toute valeur scientifique. » Il n’aime pas davantage l’œuvre de Renan. « Je viens de lire son étude sur Job, j’ai été peiné de voir une intelligence si vigoureuse se mettre à la remorque d’une école d’outre-Rhin… Son amour pour le panthéisme allemand passe son jugement… » Quant au dernier roman de Mme Dudevant, « il est mauvais pour le fond et pour la forme, on y sent le travail à chaque ligne… » Et quel est le roman en question ? Elle et Lui. Aussi la réponse de François Buloz à ce censeur est-elle vive… Voici encore une lettre de Champfleury d’assez méchante humeur :

« Mon cher monsieur Buloz,

Vous êtes pressé par l’Annuaire et moi par mes travaux.

Vous auriez pu me faire savoir que vous ne seriez pas prêt samedi.

Je ne peux pas passer mon temps sur la route de Paris à Neuilly.

J’ai fait mes corrections et je n’en ai pas d’autres à faire.

D’ailleurs, en votre absence et celle de M. de Mars, j’ai rencontré un de vos employés fort malhonnête, un fou mal élevé. Si ma littérature déplaît à ce monsieur, je n’ai plus à me présenter à la Revue, car je veux que les gens qui vous représentent soient polis.

Ainsi donc : retard ; pas d’argent ; et malhonnêteté : voici ce que je trouve à la Revue.

Ce qui ne me satisfait pas…

P. S. — Si lundi ou mardi au plus tard je n’avais pas un acquiescement complet à mes épreuves et les humilités de votre employé, je serais désolé de donner ma nouvelle ailleurs, je ne puis attendre plus longtemps. »

Et voici la réponse de François Buloz « 


« Mon cher monsieur Champfleury,

Je ne tiens nullement à publier la nouvelle d’une personne qui peut écrire la lettre que je viens de recevoir parce qu’elle ne m’a pas trouvé à mon cabinet lorsqu’elle s’y est présentée… En remboursant à la Revue la somme qu’elle vous a avancée, vous pouvez disposer comme bon vous semblera de votre travail… Quant à la Revue, elle respecte assez le public pour vouloir ne lui offrir que des œuvres correctement et convenablement écrites. Je regrette, mon cher monsieur Champfleury, etc.[27]. »

À la fin de l’année 1863, le Journal de Genève fit passer une note sur la prétendue négociation de François Buloz avec Michel Chevallier pour la vente de la Revue. François Buloz s’indigna : « J’aurais voulu apprendre la chose de vous-même, » écrit-il à Michel Chevalier, « et je me demande comment ce fait, qui n’a aucun fondement, court dans les feuilles publiques ; qui donc se permet de mettre ainsi nos noms en avant ?[28] » ; puis il appréhende Victor Cherbuliez : qu’il fasse démentir incontinent ce bruit dans le Journal de Genève. Ce n’est qu’une rectification à obtenir. Le Journal de Genève ne saurait s’y refuser, et puis : « Les Péreire et M. Michel Chevalier, leur homme, veulent faire une Revue pour la démocratie impérialiste, et pour servir à leurs opérations financières. On m’a fait sonder en effet par mon imprimeur, mais j’ai reçu l’ouverture de façon à ne pas l’encourager. Il y a quelques années, quand un ami de M. de Girardin vint m’offrir un marché pareil, je me bornai à lui répondre : « Si je voyais la prose de M. de Girardin s’étaler dans la Revue, vos 1 200 000 francs ne m’empêcheraient pas de mourir de chagrin… » Si Michel Chevalier venait m’offrir le double et le triple pour faire de la Revue un organe de la démocratie impérialiste comme il dit, en y ajoutant, par un surcroît d’honneur, la défense des opérations financières que nous connaissons, ma réponse ne serait guère différente. C’est en vain qu’on me menace de cette concurrence ; l’attache qu’elle portera ne la rend pas très redoutable ; il y a d’ailleurs des choses qui ne se font pas, et vous m’obligeriez de détromper le public à l’étranger, car à Paris, on ne peut me croire capable d’une telle fin[29]. »


LES ATTAQUES DE LOUIS VEUILLOT

En 1867, Cherbuliez publia Prosper Randoce. C’est un caractère assez bizarre que celui de ce héros. Eloquent et fourbe, vindicatif, la larme à l’œil ou le pistolet au poing, d’un lyrisme facond, mais souvent intéressé, tel est ce Prosper Randoce. François Buloz lui trouve « une certaine ressemblance avec Veuillot, » car Prosper, pour sortir de la bohème, s’avise un jour de diriger un journal de polémique religieuse : le Censeur catholique, et cet épicurien impénitent devient alors subitement un dialecticien de sacristie, un orateur sacré. Prosper Randoce, homme à double face, possède un assez méchant caractère, capable d’ingratitude, de lâcheté, et même de compromissions d’assez mauvais aloi…

François Buloz n’aime guère Veuillot qui le lui rend sans compter, mais c’est Veuillot, disons-le, « qui a commencé, » et qui aime-t-il, ce terrible homme ? L’antipathie qu’il affiche pour les collaborateurs de la Revue est connue. Ne disait-il pas de George Sand : « Plus je lis ses livres, plus je vois qu’elle a rêvé toute sa vie l’amour d’un scélérat, et qu’elle n’a pu obtenir que le caprice des drôles ![30] « Béranger trouve-t-il grâce à ses yeux ? — Non : il le juge d’une « immoralité sordide. » Et Cavour ? À peine enterré, comment Veuillot en parle-t-il ? « Quel sorte de mérite voulez-vous qui se cache sous cette sorte de figure ?… Quelles jambes, quel torse, quelles lunettes, quelles joues ! etc… » Quant à Planche, Veuillot lui manifesta aussi sa haine au delà de la mort. Charles de Mazade a relevé les faits dans la Revue au cours d’un article assez violent sur l’homme : « Les plaisanteries de M. Veuillot, il faut l’en prévenir, ne sont ni plaisantes ni neuves ; et ses sentences littéraires sont rédigées dans un style raboteux qui prouve plus d’exercice dans la diffamation que dans l’art poétique[31]. » Car c’est dans les Satires que la verve de Veuillot se manifestait alors. Eugène de Mirecourt, qui déteste cordialement le directeur de l’Univers, « révolutionnaire déclassé dans le catholicisme, » et l’appelle « le Fouquier-Tinville de l’ultramontisme, « Mirecourt, dis-je, s’est amusé assez comiquement à relever quelques-unes des « aménités distribuées par Louis Veuillot à ses contemporains ; » les voici :

— Brute, balourd, greluche, poussart, piedbot, navet, Cacambo, Patu, Diafoirus, fripon, vermine, eunuque, coquin, portier, canaille, babouin, cocher de fiacre, épicier, gredin, cuistre, drôle, goujat, etc.[32]. La haine de Mirecourt pour Veuillot est vive ; néanmoins, ce Mirecourt ne peut se défendre d’une certaine admiration devant le faste du polémiste religieux et note : « Jamais il ne dépensait moins de 10 francs à son dîner ! »

Louis Veuillot fut collaborateur de la Revue, en 1849 ; il y écrivit des Scènes sociales, et l’année suivante un dialogue quelque peu mystique. En 1857 cependant, Veuillot offrit un Poème babylonien qui ne plut pas au directeur de la Revue, il le retourna avec quelques observations à l’auteur ; celui-ci l’en remercia. Or, François Buloz avait par scrupule consulté Planche avant de rendre à Veuillot ce Poème babylonien. Planche en trouva les vers mauvais. Veuillot l’apprit plus tard, et sa rancune lui suggéra sans doute la Satire qu’il dédia à Gustave Planche mort. Mais cette Satire, disons-le tout de suite, est sans esprit et sans goût.


Discourons du héros qui vient de disparaître,
De ce Planche fameux. Il fut, dit-on, un maître
Et de plus, don très rare, il fut un vertueux…
…………
Si bien que Planche enfin se faisant enterrer,
Le Journal des Débats propose de pleurer,
Sitôt dit, sitôt fait, Jouraux de fondre en larmes ;
On narre longuement du défunt les faits d’armes,
Et comme il tint vingt ans la plume chez Buloz,
Sans se laver les mains, sans prendre de repos,
Il nettoyait son style et non pas sa personne.
…………
Oui, Planche aurait pu mordre au pâté Montyon.
S’il s’agit du talent, c’est une autre question.
Souvent dans le brouillard et jamais dans la nue,
Terre à terre, il filait sa phrase mal venue,
Il était rediseur, incorrect, sans esprit…
Il meurt. L’enthousiasme aussitôt monte à flots.
Et tout Paris pour Planche a les yeux de Buloz <[33].


Cependant, entre Veuillot et le directeur de la Revue, même après le refus du Poème babylonien, l’entente semblait presque cordiale ; la lettre suivante en fait foi :


« Mon cher monsieur,

Vous m’avez annoncé votre visite. Je l’attendais pour vous remercier. Je ne veux pas vous laisser croire que j’ai été le moins du monde piqué de mon échec auprès de vous. Tout au contraire, je vous ai su grand gré de votre courtoisie, et j’ai profité autant que possible de vos critiques qui étaient toutes fort justes. Je ne vous offre point le morceau corrigé : je crois qu’il ne vous allait pas dans son fond. Mais j’ai du plaisir à vous témoigner ma reconnaissance pour m’avoir mis en voie de le rendre plus présentable, si l’envie me reprend de le présenter. »

Tout semblait donc au mieux, lorsque, le 30 avril 1857, l’Univers reproduisit un article de la Civiltà Cattolica fort agressif à l’égard de la Revue. Le directeur de la Revue s’en montra courroucé et trouva, à bon droit, le procédé discourtois et… suspect, venant après le refus du Poème babylonien. La Civiltà Cattolica attaquait ouvertement la Revue des Deux Mondes, accusait François Buloz d’orléanisme, ce qui n’est pas grave ; néanmoins, l’article tout entier, conçu en termes blessants, dut courroucer François Buloz. « La Revue en question aime à se croire et à se donner comme la plus sérieuse des publications qui paraissent en France, et ceux qui regardent la France comme le cœur de l’Europe… pourraient se persuader que cette Revue est la plus importante du monde civilisé… » disait la Civiltà Cattolica. Mais de quel orgueil est possédé ce M. Buloz ! Sérieux, ce recueil ? Si l’on considère le poids des articles, peut-être, car aucune Revue ne contient plus de feuillets, mais si « le sérieux consiste en la solidité de la doctrine et la maturité des jugements, » non. Voici par exemple M. Cousin, le chef de l’école éclectique française : eh bien ! lorsqu’il y collabore, « ce n’est guère que pour peindre Mme de Longueville ou d’autres héroïnes. Tels sont les sujets qu’un philosophe trouve à traiter dans la Revue des Deux Mondes ! » Manque de gravité dans le choix des matières, absence d’unité dans l’esprit qui préside à la rédaction, libéralisme en politique, indifférentisme en religion, « licence en ce qui touche la morale et les mœurs. »

Quoi ! La Revue est licencieuse ? Oui, affirme la Civiltà ; trop d’intrigues, d’amour dans les romans. « Voilà l’éternel sujet, l’immanquable ; » un peu plus de respect pour l’honnêteté des mœurs ne serait pas déplacé… Ce n’est pas le style qui choque, oh non ! quelle habileté ! mais « les galanteries de salon et les caprices de boudoir auront beau se cacher, elles n’en seront pas moins ce que le catholicisme a toujours flétri sous le nom d’adultère, de fornication, de concubinage. »

Voilà ! Tout ce débordement est causé par un article de M. Gouraud sur l’Italie, son avenir, ses partis et ses publicistes[34], qui a déplu à la Civiltà. De quoi se mêle l’auteur de cet article ? ne donne-t-il pas une leçon à l’Italie qu’il traite de « peuple déchu, » lorsqu’il vient gémir et se lamenter sur la profondeur de l’abime où il la croit tombée ? L’article a trois colonnes et demie. On y relève cette période, — entre autres : « À l’époque où les doctrinaires voltairiens furent pris d’une si grande frayeur en entendant rugir autour d’eux le communisme déchaîné en 1848, la Revue des Deux Mondes prit une attitude presque catholique ; et alla jusqu’à publier un article de Louis Veuillot. Mais lorsque la peur fut passée, avec elle se dissipa également cette conversion éphémère, et ce fut peut-être pour racheter cette condescendance, que, peu de temps après, on nous faisait lire une demi-apologie du schisme russe, dans laquelle nous ne savons trop si l’on se contentait d’augurer, ou si l’on prétendait prophétiser qu’un jour ou l’autre le tsar de Saint-Pétersbourg chassera le Pape de Rome et deviendra le seul et unique chef de la religion chrétienne. »

Voici la lettre indignée de François Buloz à Louis Veuillot après la lecture de cet article :


Paris, le 7 mai 1857.

« Convenez, mon cher monsieur, que les écrivains catholiques ou absolutistes sont des hommes étranges. Ils sont toujours prêts à nous dire anathème, et quand ils veulent s’adresser au public modéré et éclairé… c’est toujours à nous qu’ils viennent ! Il est vrai qu’ils ne manquent pas après de nous maudire encore, ainsi que vient de le faire l’Univers du 5 mai[35] en reproduisant le sot article de la Civiltà Cattolica, ce recueil tant répandu, dites-vous, que si peu de gens dans le monde connaissent et lisent, et qui commet les plus grosses balourdises en nous faisant menacer le pape du tsar russe, tandis que nous avertissions le pape de l’ambition et des prétentions religieuses du tsar ! On n’est pas plus ignorant et de plus mauvaise foi ! Voyez la Revue du 1er janvier 1850 contenant le mémoire d’un écrivain russe très éloquent et les réflexions préliminaires de la Revue à ce sujet. Le titre seul en disait assez : La Papauté et la question romaine au point de vue de Saint-Pétersbourg. Mais le religieux écrivain de la Civiltà n’y regarde pas de si près ou n’a pas l’air de savoir lire notre langue… Du reste la Civiltà Cattolica est une ingrate personne, car on n’avait peut-être jamais parlé d’elle en France, lorsque nous lui avons consacré quelques pages, qui sont du moins polies, dans notre Annuaire. Nous n’avons pas sauvé le roi Louis-Philippe, dit-elle, mais avions-nous bien la mission et la puissance de sauver un gouvernement ? La Civiltà Cattolica aurait-elle pu sauver le Pape, lorsqu’il a dû s’enfuir de Rome ? pourrait-elle le protéger encore si l’armée française n’était plus là pour contenir l’esprit révolutionnaire ? Tout cela est bien peu sensé, et si vous lisiez la Revue, vous ne laisseriez pas imprimer de pareilles niaiseries dans l’Univers. À moins que vous ne vouliez me rappeler d’une façon aimable que je vous avais annoncé ma visite, et que je n’ai pas inséré votre Poème babylonien[36]… »

La lettre de François Buloz paraît avoir été vivement ressentie par Louis Veuillot :


« Mon cher monsieur,

Malgré mes dispositions très cordiales pour vous, je ne vous ai jamais laissé ignorer mon opinion sur la Revue, qui est celle que la Civiltà vient d’exprimer. La reproduction de l’article de la Civiltà n’est donc ni une trahison ni une vengeance. Je n’ai point d’engagement envers vous : quand je vous ai offert un article, je ne vous ai pas offert l’Univers et vous n’avez pas plus que moi-même entendu cela. Nos relations privées ne changent rien au fond des choses et nous nous donnons la main sans cesser d’être ce que nous sommes et défaire ce que nous faisons. Quant aux œuvres, nous ne sommes plus amis, tout au contraire… Vous ne me devez rien du tout, ni visite, ni autre chose, et moi je vous dois des remerciements… pour votre bonne critique du travail que vous avez refusé. Permettez-moi de vous dire que la pratique trop longue et trop exclusive du genre gendelettre vous trompe sur les autres hommes. Tous ceux qui écrivent ne sont pas des Trissotins, et ne vouent pas leur haine et leur rancune à quiconque les a critiqués ou leur a fermé la porte… Maintenant, mon cher monsieur, soyez bien convaincu d’une chose : Mon article vous aurait paru bon et vous l’auriez pris, que celui de la Civiltà n’en aurait pas moins été reproduit dans l’Univers. En donnant un travail à la Revue, je ne passe pas plus sous ses drapeaux qu’elle ne passe elle-même sous le mien. Je vais chez elle avec mon but, elle me reçoit dans le sien, voilà tout… Voilà ma réponse. Je désire qu’elle ne vous fâche pas plus que je ne l’ai été de votre lettre, où je ne veux prendre que l’avertissement de ne plus vous offrir de copie. Pour le surplus, restons où nous en étions. Quand cela ne serait que pour avoir l’un et l’autre une main honnête de plus à serrer dans le pays littéraire. Mille amitiés.

LOUIS VEUILLOT[37]. »


On voit que la lettre de Louis Veuillot, si nette dans la forme, ne répond aucunement dans le fond aux reproches que fait François Buloz au directeur de l’Univers. Aussi celui de la Revue (qui est fort entêté) répliquera-t-il le 8 mai : « Entre gens comme il faut, comme vous le dites, on ne se calomnie pas, on ne va pas du moins ramasser les sottes accusations d’un journal qui ne paraît pas savoir votre langue, et si vous avez l’opinion de la Civiltà Cattolica sur la Revue, tant pis pour vous, c’est que vous ne la lisez pas ou que vous ne voulez pas nous comprendre. (Je ne puis cependant m’empêcher d’ajouter : si vous avez cette opinion aussi bien que vous le dites, pourquoi nous avez-vous donné et offert votre concours ?) Vous êtes bien le maître de faire de la discussion contre la Revue, si vive, si dure qu’elle soit ; mais il n’est pas permis à l’Univers de nous prêter des opinions que nous n’avons pas, de nous jeter à la tête des accusations sans fondement. Vous dites que mon commerce avec les gens de lettres fait faire fausse route à mon opinion : dans cette circonstance, vous vous trompez : je ne connais pas d’écrivain qui eut fait ce que j’ai lu dans l’Univers… »

Je ne sais si François Buloz rendit jamais à Louis Veuillot la visite qu’il lui avait promis de lui rendre. Mais quelques années plus tard, Veuillot écrivit le Parfum de Rome, et George Sand Mlle La Quintinie. Comme George Sand ressentait violemment les injures de Veuillot à l’égard des esprits indépendants et de la libre pensée, elle désira répondre dans son roman aux attaques de Veuillot. Chose remarquable : François Buloz l’en dissuada. Elle lui répliqua : « Je ferai mon possible pour me modérer et pour ne pas être trop Père Duchêne. Mais je lis le Parfum de Rome de M. Veuillot et il me semble que quand vingt fois dans son livre le cuistre vous nomme en toutes lettres, en vous traitant d’imbécile, nous avons bien le droit de répondre à toute cette séquelle que les imbéciles sont dans leur sale chemise, et qu’ils sont d’impudents cafards. Je vous assure qu’on perd son sang-froid à voir cette négation bête et grossière de tout progrès intellectuel et matériel dans l’humanité, — et de penser que tout cela rit, mange, fait une vie de polichinelle, crache sur la civilisation et triomphe en politique ! L’Empire n’avait pour se laver que cette lutte, et il l’abandonne !

Bonsoir… ne me découragez pas de me fâcher[38]. »

George Sand eût pu s’indigner aussi à la lecture des Satires, qui maltraitèrent François Buloz plus même que Gustave Planche ; sur le sujet du directeur de la Revue, Louis Veuillot est en effet intarissable ; le nom de François Buloz est constamment cité dans son livre, et je laisse à penser que ces rappels ne sont pas destinés à le couvrir de compliments ou de fleurs. Les plaisanteries du polémiste sont-elles divertissantes ?

Que l’on en juge :


Buloz de pommade et de glace
Fait ses puddings si ragoûtants,
J’ai cent fois mangé l’œuf qu’il casse…


Plus loin, dans une lettre intitulée : Lettre à un campagnard, Louis Veuillot consacre à son ennemi plusieurs strophes qui n’ont, disons-le, ni le mordant ni l’entrain des Satires de Barbier, — loin de là — mais qui sont parfois assez comiques :


Si tu voyais Buloz aux mamelles fécondes,
Buloz, le grand Buloz qui, depuis quarante ans.
Ouvre et ferme l’esprit public à deux battants,
Buloz qui, d’un seul œil, peut éclairer deux mondes,
Si tu voyais Buloz, tu connaîtrais le temps !

[39]


Pour moi, je l’avouerai, Buloz me terrifie.
Près de Buloz, Voltaire est un pingre exigu ;
Qui saura nous donner une Bulographie ?
Qui décrira Buloz, et sur un rythme aigu
Chantera comme il faut Mazade et Montégut ?

Mais que peut le sifflet, et que pourrait la foudre ?
Buloz est un fort bœuf : sous son pied indolent
Il pile sans courroux le rival insolent ;
Il met de Charpentier le Magasin en poudre,
Il écrase les œufs que veut couver Rouland.

Aux archives d’État, Buloz est invisible,
Buloz n’ajuste pas et met toujours en cible.
L’abîme de Buloz ne se peut décrocher.
Pour toute autre beauté le bourgeois insensible
Est fidèle à Buloz comme l’huître au rocher.

Ce que lui sert Buloz sans y trouver d’arête
Maître bourgeois le gobe. — Il avale tout net
Radiguet, Cucheval, Esquiros, Philarète,
Et Scherer pourtant dur ! On lui sert du Quinet :
Il avale, et demande à prolonger la fête !

Que ne met pas Buloz dans son pot étonnant ?
De Feuillet et de Sand il enfle la pâtée,
Michelet vient poivrer Thierry trop continent,
Taillandier verse à plein son onde redoutée ;
Tout bout, tout cuit, tout fait un bouillon de Renan.


Depuis quelque temps déjà Victor Cherbuliez cherchait à étendre sa collaboration, à la rendre plus fructueuse ; les cours, les « leçons » qu’il faisait au Gymnase de Genève par utilité, il désira les remplacer par des articles de critique et de politique extérieure ; Victor Cherbuliez connaissait admirablement les langues étrangères, quels services ne pouvait-il rendre ? Pourtant il n’entreprit la série fameuse des Valbert qu’en 1875, et il débuta en 1863 comme critique à la Revue par un article sur Lessing qu’il signa de son nom, et que François Buloz trouva sévère[40]. « Vous avez fait sur Lessing un travail remarquable, mais un peu trop de haute critique et pour les connaisseurs ; je ne sais pas si les femmes, par exemple, si les lecteurs mondains vous auront lu si facilement qu’à l’ordinaire. Je sais que la seconde lecture m’a fait plus de plaisir que la première. Mais y a-t-il beaucoup de gens qui lisent deux fois ? » Tout cela, — pour le directeur de la Revue, — signifie que l’article lui semblait peu attrayant. « Il faut donc tâcher d’être plus accessible dans vos prochaines études critiques, et le roman doit vous conduire aisément à ce type varié, agréable et concentré qui vous appartient dans le récit romanesque… » Cherbuliez réplique : « Comme vous le dites très bien, le roman aide à faire de bonne critique, mais de son côté, la critique donne à l’imagination le temps de se rafraîchir et de couver ses œufs. Je crois que les assolements sont aussi bons pour le cerveau que pour la terre…, » et il propose d’autres sujets : Le roman réaliste, par exemple, ou une étude sur Aristophane ou la comédie politique chez les Grecs. Mais… « bien entendu, je ne perds pas de vue mon roman[41]. »

Ce roman-ci, c’est l’Aventure de Ladislas Bolski. J’ai toujours entendu dire autour de moi que cette histoire fut racontée à Cherbuliez par un ami de mon père, rédacteur à la Revue, Polonais à tous crins, d’ailleurs homme de grand talent : Julien Klaczko. La légende veut que Klaczko se fût enfermé un jour et une nuit avec Victor Cherbuliez pour lui raconter cette histoire, véritable épopée, et épopée variable comme les annales de la Pologne en renferment de nombreuses, de romanesques et de passionnantes. Je ne sais si Klaczko fournit ou non le thème tout entier de Ladislas Bolski à Cherbuliez. J’ai sous les yeux une lettre de Cherbuliez à Édouard Pailleron qui détruit un peu cette légende :

« Je tiens en effet à peu près mon sujet de roman, mais entre nous, il flotte encore légèrement entre le dieu et la cuvette. Klaczko m’avait engagé à faire un Didier Polonais, et il m’avait promis de m’en montrer un, si je vais le voir à Paris, à quoi je ne manquerai pas. En attendant, j’ai fait mon Polonais : il commet une lâcheté pour une femme, trahit ses amis, son pays et son idée ; après le dégrisement, il veut réparer, se laisse reprendre, se déprend de nouveau, essaie résolument de devenir un héros, et meurt à mi-chemin. Ce Polonais finira mal. Voilà mon dieu-cuvette, dont je n’ai parlé et ne parlerai qu’a vous. Gratter cuit, parler nuit[42]. »

Ce personnage de Klaczko pour qui sut le feuilleter dut être passionnément intéressant. François Buloz obtint de lui une collaboration très suivie entre 1860 et 1870. Personne ne connaissait mieux la question des insurrections polonaises, des congrès, de la politique slave, etc. . Mais il s’éprit de Marie Buloz : François Buloz dut écarter un peu le rédacteur trop bouillant ; il disait : Je ne veux pas que ma fille aille mourir au fin fond de la Pologne !


VICTOR CHERBULIEZ ET LA PRUSSE DE 1869

En 1869, François Buloz envoya l’auteur de Ladislas Bolski en Prusse : « Vous savez que de tout temps je vous ai parlé d’une mission au dehors qui vous permettrait de vous rafraîchir et de faire de nouvelles provisions. Je voudrais vous parler de cette mission qui serait pour vous, je l’espère, une occasion agréable de recueillir peut-être un nouveau sujet de roman, et à coup sûr de faire un travail important, grand même par le but, et qui pourrait vous donner un lustre de plus… Venez donc, je vous prie, à Ronjoux, et répondez-moi le plus tôt possible[43]. » Victor Cherbuliez sembla à François Buloz tout désigné pour cette mission. Depuis deux ans, depuis Sadowa, une enquête s’imposait ; l’Europe inquiète se demandait « ce que la Prusse comptait faire de sa victoire. » Hélas ! on le sut bientôt. Cherbuliez, qui comptait de nombreuses relations dans le journalisme, et parmi les hommes politiques et les diplomates allemands de l’époque, devait mener à bien cette enquête. Il fut enchanté d’en être chargé, partit en mai, comptant passer par Carlsruhe, Francfort, Cologne, Berlin, visiter Dresde, Munich et Vienne.

De Berlin, le 13 juin[44] il écrivit à François Buloz :


« Cher monsieur, 

« J’attendais pour vous écrire de m’être un peu retourné et orienté dans Berlin, ce qui ne se fait pas en un jour ; la société et la politique allemandes sont un peu comme la science allemande : c’est confus, cela manque d’ordre et de composition, et il faut du temps pour y voir clair. Je me flatte d’avoir très bien employé mes journées, et si la suite de mon voyage répond au commencement, j’espère emporter d’Allemagne de bons et d’intéressants matériaux pour mon travail. J’ai vu nombre d’hommes marquants, la plupart des coryphées du parti libéral, si tant est qu’on puisse parler ici d’un parti libéral. Il n’y a point de parti sans programme, et en fait de programme, les libéraux prussiens n’ont guère que des convoitises, des appétits et de vagues espérances, découragées par les événements. Soit dit entre nous, ils me font l’effet d’un essaim de hannetons, bien entendu, des hannetons instruits, intelligents, et quelques-uns spirituels ; lesquels ne se lassent pas de cogner contre la vitre, bien qu’ils sachent par expérience que les vitres résistent. Mais il faut faire son métier. C’est le leur.

« Un conseiller de légation qui est le bras gauche de M. de Bismarck, s’est appliqué à me démontrer l’autre jour que les conditions sociales, économiques et politiques de la Prusse y rendent le parlementarisme impossible. Je crains qu’il n’y ait une forte dose de vérité dans son raisonnement. Mais je suis persuadé aussi que l’unité allemande ne se peut faire que par la liberté. Quant à l’accomplir de vive force, on n’oserait le tenter que si les difficultés intérieures de la France et de l’Autriche aboutissaient dans ces deux pays à un chaos qui les réduirait à l’impuissance. L’ambassadeur des États-Unis, M. Bancroft, m’exprimait l’autre jour sa conviction que, dans les circonstances actuelles, Bismarck ne fera pas un pas en avant : le roi paraît être pour le moment dans les mêmes dispositions ; puissent-elles durer ! car le roi a bien plus d’initiative et de self-government qu’on ne le croit généralement en France. Il faut se défier de ces bonhomies allemandes doublées de finesses, qui s’entendent à merveille à s’exploiter elles-mêmes. Le fait est que tout le monde ici considère l’état actuel des choses comme un provisoire, qui ne saurait durer, et que cependant, on a grand peur qu’il ne dure. On est beaucoup plus loin de l’unité qu’il y a un an ; on n’a pas osé souffler mot de la question nationale dans le Parlement dernier, de peur d’y soulever des tempêtes. Ajoutez que la situation intérieure de la Prusse, ses embarras financiers, l’inévitable accroissement des impôts, les étrangetés antilibérales de la constitution de la confédération du Nord, tout cela favorise la réaction particulariste. C’est à ce point qu’un homme politique très sérieux me disait l’autre jour dans le trou de l’oreille qu’il ne serait pas étonné que le dualisme fût la solution finale de la question allemande ; c’est aller bien vite en affaires, mais il est certain que les unitaires ne tiennent pas la corde, et je ne vois que deux éventualités qui peuvent les remettre à flot : une menace imprudente de la France, ou les menées non moins imprudentes de l’ultramontanisme en Bavière et dans le duché de Bade.

« Les troubles de Paris ont fait sensation ici et éveillé les espérances. Les radicaux se flattaient que c’était le commencement d’un mouvement social qui se communiquerait à l’Allemagne ; les gouvernementaires se plaisaient à croire que le Gouvernement français allait se trouver aux prises avec des embarras intérieurs assez sérieux pour paralyser son action au dehors. En revanche, ce que redoute par-dessus tout le Gouvernement prussien, c’est un développement libéral et pacifique en France… (V. Cherbuliez)[45]. »

À Berlin, Victor Cherbuliez se met immédiatement en rapport avec « les deux hommes qu’on appelle le bras gauche et le bras droit de M. de Bismarck : M. Abeken et M. de Kendell ; » il compte voir le grand homme la semaine prochaine, avant son départ pour Verzin, à Potsdam. Il sera reçu par la Princesse royale à Baden ; il se présentera aussi devant la Reine qui lui a fait dire de ne pas quitter l’Allemagne sans l’aller voir. Ce message-ci parvint à Victor Cherbuliez par le secrétaire de la reine de Prusse qui était à cet. te heure son ami Brandis, fils du professeur chez lequel Cherbuliez, jeune étudiant, passa quelques mois à Bonn.

François Buloz fut enchanté de la lettre de son rédacteur ; elle lui faisait « pressentir un excellent travail. » — Il dut, je pense, lui recommander de relire celui de Klaczko sur les Préliminaires de Sadowa, car le 30 août Victor Cherbuliez lui répond : « Je viens de relire les deux remarquables articles de Klaczko sur les Préliminaires de Sadowa. J’y ai trouvé l’idée d’une Belgique allemande dont nous parlions à Ronjoux. Il en était question avant la guerre de 66… Ces articles de Klaczko sont trop bien faits, trop exacts, trop complets, pour que j’aie la moindre velléité de revenir sur les Préliminaires de Sadowa. Mon sujet, c’est ce qui a suivi Sadowa, la situation politique qui a été le résultat de la paix de Prague. Je pourrais intituler mes articles la Prusse et l’Allemagne : je peindrais la Prusse, son gouvernement, sa dynastie, la constitution du Nordbund ; je tâcherais de définir l’idée et l’esprit prussiens dans leur opposition avec l’esprit allemand et l’idée allemande ; j’accentuerais fortement l’antithèse que forme Berlin avec Stuttgart et Munich… quelles chances a la situation actuelle de durer, et quel dénouement on peut prévoir aux difficultés et aux embarras de la nouvelle Allemagne. Il me semble que, renfermé dans ces limites, mon sujet est encore bien vaste ; bien entendu, je tâcherai de l’égayer par des portraits, des anecdotes, etc.[46]. »

Voici donc Victor Cherbuliez au travail ; le 28 novembre, il annonce l’envoi du second article pour le 1er décembre (le premier a paru le 15) ; il se propose de retrouver François Buloz quelques jours en Savoie : « Vin de Ronjoux ou vin de Bourgogne, j’irai très volontiers corriger mes épreuves à Ronjoux. » C’était son habitude et son divertissement, la tâche accomplie : Genève est à 100 kilomètres de Ronjoux. Madame Gabriel Lippmann, alors « la petite Laurence, » me rappelle un mot de François Buloz à son rédacteur lorsque celui-ci justement se trouvait en villégiature à Ronjoux. Victor Cherbuliez publiait un roman dans la Revue, — je ne sais lequel ; — on était à table, on passa un plat de champignons cueillis le matin même par les invités dans les bois environnants. Le plat avait bon aspect et semblait à point. François Buloz le suivait pourtant d’un œil soupçonneux. Lorsqu’il fut présenté à Cherbuliez et que celui-ci commença de se servir, François Buloz, d’un geste, l’arrêta : « Pas vous, Cherbuliez ! pas vous ! vous n’avez pas encore terminé votre roman ! »

L’article de Victor Cherbuliez, qui parut en décembre 1869, fit beaucoup de bruit chez nos voisins les Prussiens, et « excita des rires à Berlin. » L’auteur l’apprit par un Allemand qui en arrivait :


11 décembre 1869.

« Les nombreuses correspondances officielles que le ministère des Affaires étrangères expédie à la presse allemande, l’ont attaqué avec violence. La Gazette de Cologne, organe des nationaux libéraux, l’attaque à son tour dans un premier Cologne du 8 décembre, intitulé : La Revue des Deux Mondes sur la Prusse. Cet article, plus modéré, mais très aigre, vise au ton dégagé. On y reproche aux dites correspondances leur pathos furibond, et d’avoir employé leur grosse artillerie pour tirer à boulets rouges contre un romancier mauvais plaisant (einen losen Vogel) qui n’a cure que d’arrondir sa phrase et de divertir son monde. La Gazette de Cologne se donne beaucoup de peine pour découvrir le quelqu’un qui est derrière moi. Elle le cherche tantôt à Berlin, tantôt à Stuttgart, elle pousse même jusqu’à Vienne, où elle me fait converser avec M. de Beust. L’article se termine par des insinuations mêlées de menaces contre mes inspirateurs « qu’on connaît déjà qu’on connaîtra mieux encore par la suite de mes articles. » Conclusion : il importe de tromper cette curiosité et de ne point laisser deviner le nom des personnages marquants que j’ai pu voir à Berlin.

« Je vois que ce qui a le plus irrité est cette thèse si vraie, si fondée, qu’à Nikolsbourg la Prusse a trahi la cause allemande, qu’il dépendait d’elle de faire l’Allemagne, qu’elle a mieux aimé prendre et s’arrondir. Puisque cette affaire lui tient si fort au cœur, il faudra que j’y revienne dans mon dernier article et que je réponde aux fins de non recevoir que m’oppose la Gazette de Cologne. En attendant, je travaille de mon mieux à débrouiller cet embrouillement systématique qu’on appelle la Constitution de la Confédération du Nord… Le premier Cologne en question n’est point écrit au point de vue des nationaux libéraux, il n’y est rien dit pour leur défense. Je suis persuadé qu’il émane du Ministère : on y trouve des phrases qui sentent d’une lieue le Bismarck et son entourage. Les dernières sont ainsi conçues : « Nous savons maintenant où nous devons chercher les alliés de ceux qui regardent d’un œil jaloux la grandeur de la Prusse. Peut-être se révéleront-ils plus clairement encore, dans la suite des articles de la Revue qui nous sont annoncés. Mais leur signalement est déjà suffisamment reconnaissable pour quiconque veut voir. Signalement qui n’a rien de sombre : leur extérieur est tout à fait agréable, mais celui qui a des yeux doit dire, dès aujourd’hui, sous forme d’avertissement : « Romain, prends garde à cet homme ! » Hune tu, Romane, caveto[47]. »

Si j’ai cité si longuement les lettres concernant les débuts politiques de Victor Cherbuliez dans le journalisme, c’est pour montrer les deux faces de son talent, celle du romancier, et celle de Valbert. Les articles que Cherbuliez signa ainsi demeurent une source inépuisable d’enseignement et de divertissement : portraits d’hommes d’État, questions religieuses ou judiciaires, chemins de fer, études sur l’Abyssinie ou sur les Turcophobes, réformes russes, émancipation des femmes, missionnaires de Madagascar, Robinson Crusoé, Question romaine, Valbert aborda les sujets les plus variés et d’une manière si vivante et si personnelle, que la lecture de ces études garde actuellement encore toute sa saveur.

Voici la lettre que le directeur de la Revue écrivit à son collaborateur la veille de la funeste année 1870 :


Paris, le 31 décembre 1869.

« Mon cher ami,

« Je suis harassé ; voilà huit jours que je travaille dix-huit et vingt heures sur vingt-quatre, sans aucune exagération. Mes quinze derniers jours de 1869 ont été les journées des impotents, et il a fallu travailler presque toutes les nuits pour corriger et revoir les épreuves, sans oublier celles de votre glorieux compatriote[48]. Plaignez-moi, à mon âge, et excusez mes vivacités. Comment veut-on que je ne regrette pas mon pauvre Ronjoux, où du moins ne me poursuit pas autant de mauvais style ?

« Dans ce numéro, j’ai mis un petit article assez curieux sur l’Armée Prussienne en 1870, venant d’un diplomate de nos Affaires étrangères ; mais quel style j’avais à pénétrer et à redresser ! Cela me rappelait combien, pendant la guerre de Crimée, les dépêches de M. Nutchef, signées Nesselrode, étaient supérieures aux nôtres ! Faut-il aller en Prusse, en Russie et à Genève, pour avoir du meilleur français ? Aussi je vous demande de m’envoyer ces jours-ci votre troisième partie afin que je ne me trouve plus dans l’affreux labyrinthe d’où je sors.

« Tout à vous, et bon 1870…[49]. »

Bon 1870 ! — comme ces mots sonnent singulièrement pour nous, qui avons entendu tant de récits de cette année terrible ! On retrouvera plus loin Victor Cherbuliez et François Buloz pendant la guerre franco-allemande. Leur amitié devint pendant ces épreuves de plus en plus étroite. François Buloz aimait tant son rédacteur, qu’il désirait ardemment le voir s’installer à Paris, dans sa propre maison, et ne le quitter jamais.

En 1873, Victor Cherbuliez écrivit un charmant roman, peut-être le meilleur : Meta Holdenis. Il faut bien m’arrêter à celui-là Meta Holdenis produisit à la Revue une vive sensation, et le directeur lui-même éprouva pour Meta un singulier coup de foudre.

Dans un livre de nouvelles intitulé Sanguines, M. Pierre Loüys en a imaginé une qui est de toute beauté. La Fausse Esther est l’histoire d’une jeune Hollandaise étudiante en philosophie, contemporaine de Balzac, à qui une amie signale un jour la publication récente du roman la Torpille, Esther Gobseck. Or, notre brave étudiante s’appelle aussi Esther Gobseck. Son émotion est donc indescriptible. Pourquoi ce M. de Balzac se sert-il de son nom, si honorable, pour le donner à une fille perdue ? La vraie Esther, hors d’elle, se jugeant déshonorée par un tel affront, s’affole, part pour la France, force la porte de Balzac qui travaille aux Jardies à l’abri de ses créanciers et (ceci est magnifique) en est fort mal reçue.

— Qui vous autorise. Mademoiselle, s’écrie Balzac furieux, à prendre le nom d’Esther Gobseck ?

— Monsieur, répond la jeune Hollandaise d’une voix inintelligible, je suis Esther Gobseck.

Balzac considère la pauvre fille qui est laide et chétive, et se met à rire d’un large rire, puis résolument : « Alors, vous allez me donner tout de suite un renseignement, dont j’ai besoin : de quoi se composait le mobilier de votre chambre à coucher, lorsque vous êtes entrée à l’Opéra comme petite danseuse ?

— Petite danseuse ! Mais, monsieur, je n’ai jamais été petite danseuse, je suis philosophe Fichtiste.

Balzac, d’un geste olympien, balaie ce vain murmure, assure a Esther Gobseck qu’elle est la Torpille, une prostituée, lui rappelle qu’elle vit avec Nucingen, et qu’elle s’empoisonnera le 13 mai suivant, « à l’aide d’un toxique javanais. »

La pauvre Esther, tremblante de peur et de honte, sort suggestionnée. Pour obéir à son bourreau, ne tente-t-elle pas de mener la vie d’une prostituée ? Sans aucun succès d’ailleurs, et puis elle finit lamentablement en s’empoisonnant le 13 mai comme la Torpille, ainsi qu’Il l’avait prédit.

François Buloz s’éprit de Meta Holdenis ; elle n’existait pas ? comme la fausse Esther, il l’inventa ; de cette fiction il fit une réalité, interrogea le romancier sur le compte de la charmante fille qui possédait tant de qualités féminines (même la fourberie), s’intéressa à son sort, tant et si bien qu’il lui semblait que Meta, punie de ses méfaits, dût vraiment souffrir de son châtiment.

Ernest Renan, qui connut cette extraordinaire aventure, la rappela à Victor Cherbuliez lorsqu’il le reçut à l’Académie : « François Buloz faillit se brouiller avec vous à cause du dénouement de Meta Holdenis. » Il rêvait une secrétaire pour la Revue toute pareille à cette jeune protestante, qui savait si bien écrire les lettres, lire le nom des astres, et faire les confitures. « Elle l’avait ensorcelé ; il ne parlait que de Meta. » Une jeune Allemande, instruite, semblable à elle, eût à son gré fort bien dirigé la Revue comme elle dirigeait la maison de M. Mauserre. « Nous l’avons échappé belle, » conclut Ernest Renan. Cette histoire n’est-elle pas vraiment divertissante ?


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. Voyez la Revue des 1er février, 1er mars, 1er avril et 1er septembre 1921, 1er août 1922.
  2. E. Faguet, Discours de réception à l’Académie française.
  3. H. Taine, sa vie et sa correspondance, Hachette, t. I, p. 206.
  4. Ibid., p. 182.
  5. Les Causeries athéniennes. À propos d’un cheval.
  6. Ce cours fut publié après la mort de Cherbuliez, de janvier à octobre 1910 dans la Revue et en volume en 1911 sous ce titre : L’idéal romanesque en France de 1610 à 1816. Hachette et Cie.
  7. Ernest Renan, Discours pour la réception académique de Victor Cherbuliez.
  8. Titre primitif du Comte Kostia.
  9. Inédits.
  10. « Je reviens à Ronjoux, et je vous écris un mot de Buloz pour vous dire que j’ai traité avec Lévy pour la réimpression du Comte Kostia. Lévy tirera à 3 000 et vous donnera 1 200 francs, c’est-à-dire 40 centimes par volume. J’ai vivement combattu pour vos intérêts, car Lévy ne donne ordinairement que 30 centimes par volume ; j’ai fait valoir votre succès et votre avenir et je l’ai emporté. » (2 juillet 1862, inédite.) Plus tard, la maison Hachette sollicita l’impression du livre dans les mêmes conditions.
  11. 12 août 1862 (inédite.)
  12. Voyez la Revue du 1er août 1844.
  13. Eugène Grêlé, Jules Barbey d’Aurevilly, sa vie, son œuvre. Caen, 1902.
  14. 1863
  15. Anatole France, la Vie littéraire, t. III.
  16. Grêlé, ouvrage cité.
  17. Jacques Boulenger, Les Dandys. Barbey d’Aurevilly.
  18. Le 19 avril 1862, le 28 mai 1862. Le Pays.
  19. Nouveaux lundis, 6, 13, 14 octobre 1862.
  20. Grelé, déjà cit.
  21. Dans son livre sur Barbey d’Aurevilly, M. Grelé, parlant des conclusions se refuse à les reproduire « par respect pour les magistrats ; » il me semble exagérer quelque peu. »
  22. Gazette des Tribunaux, 19 novembre 1863.
  23. Inédite.
  24. Sainte-Beuve la loue. « C’est une calviniste qui a fait éclater son moule » etc., N. L. T. 9. Barbey d’Aurevilly, répondant à un article de Ch. Buet signé Vindex, concernant cette dame, s’écrie : « C’est là une âme qui s’échappe du protestantisme, et qu’il faudrait lui arracher. Elle, une mômière de Genève ! Ah ! Monsieur, vous lui avez fait le dernier des outrages. Vous l’avez comparée à son mari. » (Valognes, 10 novembre 1877.) Ch. Buet, Barbey d’Aurevilly, p. 56.
  25. 1er décembre 1859. M. de Rémusat en parle aussi dans la Revue du 15 décembre 1864 : Des Tristesses humaines.
  26. 10 janvier 1865. Inédite.
  27. 23 octobre 1858 ; adresse rue de Longchamp, 30, à Neuilly.
  28. 11 novembre 1863. Inédite.
  29. 12 novembre 1863. Inédite.
  30. Mirecourt, Louis Veuillot.
  31. Ch. de Mazade, Un pamphlétaire catholique, 15 juillet 1863. Revue des Deux Mondes.
  32. Aujourd’hui, ces injures nous paraissent assez anodines : nous en avons lu d’autres !
  33. Louis Veuillot, Satires, page 107.
  34. 15 janvier 1857, Revue des Deux Mondes.
  35. Erreur, l’article parut le 30 avril.
  36. Inédite.
  37. Mai 1857. Inédite.
  38. Inédite.
  39. Satires, pages 182-183.
  40. Victor Cherbuliez, G. E. Lessing. Voir la Revue des 1er janvier-15 février 1868.
  41. Inédite.
  42. 6 décembre 1868 (inédite).
  43. 9 avril 1869 (inédite).
  44. 1869. Berlin, Friedrichstrasse, 271.
  45. Inédite.
  46. Inédite.
  47. Inédite.
  48. Marc Monnier sans doute.
  49. 1er janvier 1870. Sans signature.