Foucart - Éléments de droit public et administratif/Introduction/Chapitre 1

A. Marescq et E. Dujardin (1p. 1-25).

CHAPITRE PREMIER

Base philosophie du droit public.


Sommaire.
1. De la loi en général.
2. De la loi divine ou naturelle.
3. De la loi humaine ou positive.
4. La législation positive repose sur la connaissance de l’homme et de sa destinée.
5. Différentes opinions sur la nature et la destinée de l’homme.
6. La base de la morale est le juste et non l’utile.
7. La société est de droit absolu. — Fausse théorie du Contrat social.
8. Des droits naturels. — De la liberté.
9. De l’égalité.
10. De la propriété.
11. Des doctrines socialistes.
12. De la souveraineté, de son origine et de sa nature.<
13. Souveraineté de droit divin.
14. Souveraineté féodale.
15. Souveraineté nationale ou du peuple.
16. Organisation et modification du pouvoir. — Révolutions sociales. — Révolutions politiques.
17. Des droits naturels et des droits politiques.
18. Résumé.
19. Différence du droit public païen et du droit public chrétien.

1. Quand l’homme réfléchit sur tout ce qui se passe autour de lui, il est frappé de la succession régulière de certains faits qui, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre moral, se reproduisent d’une manière uniforme : d’un côté, le cours des astres, les phénomènes de la vie, de la végétation, etc. ; de l’autre, l’homme considéré comme être intelligent, la famille, la société : voilà, pour ainsi dire, deux mondes distincts, qui présentent, à un degré plus ou moins parfait, des idées d’ordre et d’harmonie. L’ordre et l’harmonie supposent des règles imposées à la matière et à l’intelligence ; ces règles, on les désigne sous le nom de lois.

2. Le suprême législateur est Dieu, créateur et conservateur de toutes choses ; c’est lui qui a donné à la matière des lois tellement admirables, que le plus grand effort de l’esprit humain a été d’en découvrir quelques-unes, et qu’une de ses plus grandes jouissances consiste à les étudier ; c’est lui qui a créé les lois plus merveilleuses encore et tout à fait impénétrables, en vertu desquelles l’esprit a été joint à la matière pour composer l’homme, chef-d’œuvre de la création visible ; c’est lui enfin qui révèle à la conscience humaine des lois qui, chez tous les peuples, dans tous les temps, ont été la règle de conduite des hommes vertueux.

L’ensemble de toutes les lois morales constitue le droit naturel, qu’on appelle aussi avec plus de justesse le droit divin, puisqu’il émane directement de Dieu qui lui a donné l’empreinte de sa sagesse et de son immutabilité : sagesse et immutabilité, tels sont les caractères qui distinguent le véritable droit divin des institutions passagères qu’on s’est souvent efforcé de revêtir de ce beau nom.

Malgré son double caractère, la loi naturelle n’est point à l’abri des violations : l’homme, déchu par la faute originelle, n’use trop souvent de sa liberté morale que pour satisfaire ses passions, et son intelligence obscurcie ne discerne plus les règles du vrai et du juste. Mais le droit, pour être méconnu, n’en existe pas moins ; il tend à reprendre son empire et reparaît avec son caractère divin pour être de nouveau éclipsé par les ténèbres que produisent les passions humaines. Cette lutte du droit et du fait, du bien et du mal, presque aussi ancienne que le monde, durera autant que lui, et jusqu’à la fin elle se perpétuera avec des chances diverses. Elle a lieu sur un double champ de bataille, le cœur de l’homme et la société ; pour vaincre sur le second, il faut que le droit ait vaincu d’abord sur le premier, car les hommes corrompus ne peuvent former qu’une société oppressive et tyrannique, et le perfectionnement intellectuel et moral est la seule base solide de la société.

3. En effet, l’homme, soumis à une loi qu’il n’a point faite, devient cependant législateur à son tour. Dieu qui le créait à son image a voulu que sur ce point aussi il eût avec lui quelque ressemblance ; mais la mission qu’il lui a donnée ne consiste qu’à faire l’application des principes du droit naturel. L’homme doit donc s’efforcer, d’abord, de découvrir ces principes, de les dégager des nuages que l’ignorance et les passions répandent autour d’eux ; aussi, plus il est éclairé et moral, mieux il comprend sa nature et sa destinée, mieux il découvre les moyens d’atteindre le type immortel du beau et du bon que son intelligence aperçoit et auquel son cœur aspire. Le produit imparfait de ses efforts reçoit le nom de droit positif.

4. Rien n’est plus funeste que de se tromper sur les principes dont on fait la base du droit positif, car la logique rigoureuse ne sert plus ensuite qu’à enchaîner les unes aux autres une longue série d’erreurs. Trop souvent des esprits distingués d’ailleurs, se laissant entraîner dans un système qui repose sur une observation incomplète, créent une morale privée et sociale qui n’est point la morale véritable ; leurs déductions pénètrent dans les masses, y sont reçues comme des axiomes à l’abri de toute critique, et y portent des fruits de désordre et de mort. L’objet principal du droit est l’homme ; il importe donc, avant tout, d’avoir des idées justes sur sa nature et sur sa destinée : car les lois qui doivent le régir ne sont que les conséquences de l’une et de l’autre. Ici nous emprunterons les résultats acquis par la philosophie, dont la science du droit n’est qu’une application.

5. La question de la nature et de la destinée humaines a reçu différentes solutions de la part des philosophes. Les uns, ne s’élevant pas au-dessus de l’horizon borné de la matière, se sont perdus dans l’étude des organes ; ils ont cru que là était tout l’homme, et que cet être merveilleux, placé si fort au-dessus des animaux par la raison, était cependant destiné comme eux à périr tout entier, après avoir éprouvé, pendant un temps plus ou moins long, une série de sensations agréables ou pénibles, D’autres, s’élançant bien au-dessus du monde physique, ont, par une sublime mais dangereuse abstraction, supprimé la matière, et n’ont vu dans l’homme qu’un être immatériel, jouet d’une série d’illusions qui forment ce que d’autres ont appelé matière.

Une école philosophique plus vraie a rappelé l’esprit humain à l’observation impartiale et complète des phénomènes extérieurs et intérieurs ; elle reconnait à l’homme, outre cette portion périssable de matière qui constitue le corps, une âme immortelle, capable de comprendre le bien et le mal, faite pour trouver son bonheur dans l’accomplissement du devoir, et appelée à recevoir dans une autre vie la récompense ou la peine qu’elle aura méritée par sa conduite dans ce monde ; l’homme, pour elle, est une intelligence servie par des organes. Nous allons voir quelles sont, à l’égard du droit, les conséquences de cette vérité.

6. L’observation des phénomènes intérieurs prouve que l’homme est doué de la faculté de comparer et de juger ; qu’il est libre dans ses déterminations, bien qu’il soit quelquefois tiré en sens contraire par des motifs différents. La victoire qu’il remporte sur ses passions fait le mérite de ses actions, la liberté qu’il conserve toujours, même lorsqu’il succombe, en fait la responsabilité. En donnant la liberté à l’homme, Dieu lui a tracé une règle de conduite, qu’il connaît par le sentiment, par le raisonnement et par la révélation, qu’il applique par la volonté. C’est la loi morale, que l’homme n’a pas faite, qu’il peut méconnaître ou violer, mais qu’il ne peut changer, et d’après laquelle il sera jugé un jour.

Quelle est la base de la loi morale ? Ici nous rencontrons un sophisme, séduisant dans sa forme, dangereux dans ses conséquences. Selon quelques-uns, la base de la loi morale est l’utile. À l’appui de cette proposition, on s’efforce de prouver que l’utilité bien entendue est une règle de conduite qui suffit aux individus, à la famille et à la société.

Au point de vue de la destinée dernière de l’homme, l’utile et le juste[1] se confondent, parce qu’il n’y a de vraiment utile que l’observation des règles qui doivent conduire à la possession du souverain bien. Mais, au point de vue de la destinée terrestre, l’observation de la loi divine, c’est-à-dire le juste, est bien souvent différent de l’utile. Nous ne pouvons, en effet, apprécier l’utile qu’avec nos vues bornées, et sous l’influence de nos passions et quelquefois même des besoins les plus légitimes en eux-mêmes. Confondre ici-bas le juste et l’utile, c’est substituer la volonté incertaine, ignorante, passionnée de l’homme, à la loi divine. Le principe de l’utile conduit dans la morale à la satisfaction de toutes les passions cupides, dans le droit public à la justification de toutes les tyrannies.

Pour éviter cette dangereuse confusion, sachons nous élever jusqu’aux véritables bases de toute morale. N’oublions pas que l’homme n’a été tiré du néant que pour aimer et servir son Créateur, et mériter ainsi la récompense qui lui est réservée dans une autre vie ; qu’aimer et servir Dieu c’est obéir à sa loi, et que notre obéissance doit aller jusqu’au sacrifice des biens de ce monde, puisque ce n’est pas dans ce monde que nous devons trouver notre destinée dernière.

7. L’homme n’a pas seulement de rapports avec Dieu, il en a encore avec ses semblables ; l’étude de ces rapports nous révèle la loi fondamentale de toute société. L’homme, après sa naissance, reste plus longtemps que tous les animaux hors d’état de pourvoir à sa subsistance, il a longtemps besoin des soins de ses parents ; son âme s’ouvre à des sentiments d’affection. qui survivent aux soins qu’il en reçoit ; parvenu à la plénitude de son développement, il est assailli de besoins moraux et physiques qu’il ne peut satisfaire qu’au milieu de ses semblables ; il faut qu’il communique ses idées, qu’il épanche ses sentiments ; il faut qu’il devienne à son tour chef d’une famille nouvelle qui, multipliant ses besoins et ses affections, multipliera les liens qui l’attachent aux autres hommes ; ce n’est que dans la société que ses facultés intellectuelles peuvent recevoir ce développement dont on ne connaît pas les limites. Enfin ce n’est qu’avec le concours des autres hommes qu’il peut se procurer, d’une manière constante, les choses les plus nécessaires à la vie : la nourriture, le vêtement, un abri, des soins dans ses maladies, une protection contre la violence et l’injustice. La plus simple observation démontre donc d’une manière incontestable que l’homme est créé pour vivre en société, et l’expérience du genre humain prouve qu’il a été fidèle à cette loi, puisque nulle part il n’a été trouvé dans l’état d’isolement qui est la manière d’être de la plupart des animaux.

La philosophie matérialiste, représentée par Hobbes, a imaginé dans le XVIIe un système de sociabilité conventionnelle développé par J.-J. Rousseau dans son Contrat social, et adopté par la plupart des philosophes du XVIIIe siècle. D’après ce système, l’état naturel de l’homme est la vie sauvage : chaque individu, dans l’origine, avait sur tous les autres un droit égal, absolu, inaliénable ; mais les hommes ont réfléchi on jour qu’il y aurait quelques avantages pour eux à vivre en société ; ils ont alors fait une convention synallagmatique, par suite de laquelle ils ont consenti à restreindre l’exercice de leurs droits primitifs, pour recevoir en échange la sûreté et les autres avantages sociaux. De telle sorte que l’état de société ne serait que le résultat de la volonté des hommes ; une de ces institutions du droit positif, qui pourrait exister ou ne pas exister ; un contrat dont les parties contractantes auraient à chaque instant, le droit de se désister.

Cette théorie est fausse dans sa base et dangereuse dans ses résultats. Fausse dans sa base, car elle suppose tous les hommes placés dans un état de guerre les uns vis-à-vis des autres, état de guerre essentiellement contraire à la conservation et au développement du genre humain, qui sont certainement dans les vues du Créateur. Elle admet un état chimérique dont nulle tradition historique ne fait mention, une convention impossible à former et plus impossible encore à exécuter ; car, le droit de chacun étant déclaré inaliénable, le contrat ne liera jamais personne, et chaque contractant pourra s’en affranchir quand il le jugera convenable.

Elle est dangereuse dans ses conséquences, car, malgré tous les sophismes, les hommes sentent fort bien que l’état de société peut seul leur donne la tranquillité et le bien-être. Or ceux qui ont quelque chose à conserver s’entendront nécessairement pour maintenir dans l’obéissance ceux qui, n’étant pas satisfaits de leur part dans les avantages de la société, voudront s’emparer du pouvoir. La société alors sera le théâtre d’une lutte continuelle dans laquelle il n’y aurait d’autre droit que la force, d’autres règle de gouvernement que la raison d’État. Aussi, avec la théorie du Contrat social, on ne peut échapper à l’oppression que par l’anarchie, et à l’anarchie que par l’oppression.

Disons donc que l’homme vit en société non pas en vertu d’une loi qu’il s’est faite, mais en vertu d’une loi qui lui est imposée ; disons que le Créateur a voulu que le bien-être de chaque individu dépendit de ses semblables, pour constituer par cet échange de services et de bienfaits une société toute fraternelle, et que la loi morale de la société, comme la loi morale de l’individu, est le juste et non l’utile.

8. Puisque la société n’est que la réalisation d’une volonté providentielle, nous trouverons dans l’étude des facultés de l’homme les bases sur lesquelles doit reposer l’ordre social. Nous connaîtrons ainsi les droits et les devoirs des individus vis-à-vis la société et de la société vis-à-vis des individus.

Nous avons déjà posé comme point de départ de la morale la liberté humaine, et repoussé la dégradante doctrine du fatalisme, qui détruit toute responsabilité et appelle le despotisme dans le gouvernement. La liberté morale conduit à la liberté politique ; la société doit respecter chez l’individu cette faculté qu’il tient de Dieu même ; elle doit en assurer l’exercice à tous ses membres, afin que tous puissent accomplir ici-bas leur destinée. Aussi avons-nous placé la liberté au premier rang des droits naturels qu’une bonne organisation politique doit garantir à tous les citoyens,

Mais qu’entend-on par ce mot de liberté, qui a tant de fois, et récemment encore, été invoqué à l’appui des théories les plus monstrueuses ? Est-ce, ainsi que les masses paraissent le croire, le droit de faire tout ce qu’on veut ? Évidemment ni l’homme ni la société ne résisteraient à un tel principe commenté par les mauvaises passions, et la liberté se détruirait elle-même par ses propres excès. En effet, dans l’état de liberté sans frein et sans bornes qu’on imagine, il arriverait à chaque instant que la satisfaction des désirs d’une partie des citoyens ne pourrait se réaliser que par le froissement des intérêts d’une autre partie. De là conflit, lutte et désordre ; et lorsque dans ce combat l’un des côtés l’emporterait, il y aurait oppression pour l’autre, oppression qui serait rendue plus dure par les querelles antérieures, en sorte que la liberté illimitée n’aboutirait en définitive qu’à la tyrannie. Nous conclurons donc en adoptant la définition qu’a donné de la liberté un homme qui est mort sous le poignard de l’anarchie. M. Rossi a dit : « La liberté ne peut être que l’exercice des facultés de l’homme mise en harmonie avec les nécessités et les exigences du corps social. »

9. Les hommes ont tous même origine, même nature, même destinée ; ils doivent donc être par rapport au droit public dans une position d’égalité. Mais les facultés physiques et morales varient avec les individus ; il y a là une cause d’inégalité qui ne provient pas de la loi humaine, et que celle-ci ne peut pas détruire. Cette cause d’inégalité est dans les vues de la Providence, qui, en créant les hommes pour la société, leur a donné des aptitudes différentes, de telle sorte que chacun d’eux pût concourir, dans la mesure de sa capacité, au bien général. Ainsi se trouve établie une hiérarchie indispensable à la conservation de la société. La seule égalité possible est donc l’égalité devant la loi, c’est-à-dire l’absence de privilèges ; chaque homme restant d’ailleurs maître de sa destinée et pouvant, par son travail, par son esprit de conduite, arriver aux conditions sociales les plus élevées. Voilà la seule égalité qu’il soit possible d’obtenir dans la société ; toute autre est impossible ; car, ainsi que le dit un publiciste moderne, « l’inégalité est la loi de ce monde, et les jouissances de la richesse ne sont pas les seules auxquelles chacun n’ait point part. Loin de là. — Voyez la santé ! c’est le premier des biens, celui sans lequel la vie n’a que des amertumes. Hé bien ! la santé n’est pas même accordée à tous !… — Dans l’ordre affectif et moral, dans cet ordre d’où nous viennent les joies et les peines les plus vives qu’il nous soit donné de ressentir, même discordance, même contraste. Là tout est motif de contentement pour les uns et sujet de chagrin pour les autres… » (M. H. Pasey, Causes de l’inégalité des richesses.) Mais, en établissant cette inégalité que l’homme ne peut détruire, Dieu a inspiré aux hommes la charité pour adoucir les maux de leurs semblables, la résignation pour supporter les leurs, et il a promis une autre vie dans laquelle les souffrances bien supportées recevront une ample compensation.

10. L’homme n’est pas seulement en rapport avec ses semblables, il l’est aussi avec les autres objets de la création. Le droit public règle la mature de ces rapports ; il consacre notamment le droit privatif et absolu que les hommes peuvent acquérir sur les choses et par suite duquel ils en disposent, en un mot il protège le droit de propriété. On oppose à ce droit des théories qui ne sont pas nouvelles, mais qui, reproduites dans ces derniers temps, ont failli bouleverser l’Europe.

On a prétendu donner au droit de propriété une origine conventionnelle. Partant de l’hypothèse que la société n’est qu’un état accidentel résultant d’un contrat, on est arrivé à ne voir dans la propriété qu’une institution de droit positif. Suivant ce système, chaque homme, dans l’état d’isolement et d’indépendance originaires, a un droit individuel à chaque chose, et ce ne peut être que par suite d’une convention expresse ou tacite qu’un individu acquiert un droit privatif en échange de ce droit indivisible qu’il a sur la terre entière. On voit sur-le-champ à quoi mène ce système du Contrat social appliqué à la propriété. Si l’on admet qu’elle ne soit qu’une institution purement humaine, la création d’une loi positive, ce ne sera plus qu’un droit précaire laissé à la discrétion du législateur ; celui-ci l’organisera comme il le jugera convenable et, par exemple, il pourra réserver le droit de posséder les terres à une classe privilégiée ; il pourra, quand il le voudra, changer la répartition qu’il aura faite, prendre aux uns pour donner aux autres ; rien ne s’opposera même à ce qu’il anéantisse la propriété individuelle, pour réunir tout dans ses mains et se faire le dispensateur arbitraire et absolu des richesses de l’association.

Aux yeux de qui réfléchit, la propriété a une autre base qu’une convention sociale ; elle est une nécessité de la nature humaine, une loi de Dieu. L’examen de la nature de l’homme fournit des arguments sans réplique à l’appui de cette proposition que l’histoire de tous les peuples vient confirmer. Si nous mettons en présence l’homme et la matière, nous voyons que l’homme a des besoins et que la matière a des qualités propres à les satisfaire. Il y a là un de ces rapports providentiels qui servent de base à la loi positive, et dont cette loi ne doit être que l’application et le développement. L’homme sent le désir de posséder ces objets de ses besoins ; il a la conscience intime de son droit d’appropriation personnelle, il se sent appelé à conquérir les choses indispensables, la nourriture, le vêtement ; le fruit pour le manger, la bête fauve pour se nourrir de sa chair et se couvrir de sa dépouille. Cet instinct de l’homme, ce penchant, ce sentiment profond et immuable, constituent une des preuves les plus solides de la légitimité du droit de propriété.

S’il n’était excité par le sentiment de la propriété, l’homme perdrait toute émulation ; il ne travaillerait qu’autant qu’il le faudrait pour subsister misérablement. Trouver une caverne, cueillir quelques fruits sauvages, épuiser dans la chasse des animaux son adresse et sa force, voilà ce à quoi se borneraient ses efforts. Mais l’homme, tant qu’il ne sortirait point de cet état, n’aurait qu’une vie précaire et misérable ; ses moyens d’existence, qui dépendraient du hasard, lui manqueraient souvent, et il courrait toujours le risque de périr de besoin et de misère. On a dit, il est vrai, que, n’eût-il point l’appropriation personnelle en vue, l’homme travaillerait par sentiment d’honneur ; c’est là une hypothèse fort belle dans un livre, mais tout à fait irréalisable dans le train ordinaire de la vie. Il faut traiter humainement les choses humaines ; on donne sa vie pour ce qu’on appelle l’honneur, mais on ne se voue pas pour lui à la fatigue, aux souffrances, aux soucis de tous les instants. Chez les peuples chasseurs et les chez les peuples pasteurs eux-mêmes, le défaut d’appropriation individuelle et de culture du sol est un obstacle aux progrès de la civilisation. La société ne peut recevoir les développements dont elle est susceptible que par la culture des terres, qui multiplie les produits. La culture exige des soins continuels et la certitude que celui qui a semé récoltera. Il est donc conforme aux principes du droit naturel que l’appropriation s’applique aux immeubles comme aux meubles, puisque les immeubles ont, comme les meubles, des qualités qui sont en rapport avec nos besoins, et puisqu’on ne peut en tirer tous les avantages qu’ils peuvent procurer que par l’exercice du droit privatif et absolu qui constitue la propriété.

Aussi voyons-nous que chez tous les peuples la propriété individuelle est la base de la société. Sans doute on a pu, dans la spéculation, imaginer un état de choses par suite duquel les biens restés en commun sont cultivés pour tous et produisent pour tous. Mais les systèmes disparaissent devant l’autorité des faits ; il n’est pas dans l’histoire un peuple, sorti de Ia barbarie, qui ait vécu sans reconnaître la propriété individuelle, et les essais isolés qui ont été tentés quelquefois pour sortir de cette loi commune n’ont jamais abouti qu’à de promptes et sanglantes catastrophes[2].

La législation positive, s’emparant du principe de la propriété, en tire toutes les conséquences sociales. Si après chaque récolte le droit privatif venait à cesser, la société serait dans un état de guerre intestine continuelle ; il faut donc garantir la stabilité des propriétés : alors chaque possesseur, rassuré pour son avenir, se livre à des travaux d’amélioration qui, en augmentant les produits, augmentent aussi le bien-être de la société tout entière.

La reconnaissance d’un droit absolu sur là chose emporte pour celui qui en jouit la faculté de la céder à un autre. De là toutes les lois sur la transmission de la propriété entre-vifs, à titre gratuit ou onéreux. La mort rompt tous les rapports matériels de l’homme avec ce monde ; cependant l’homme ne meurt pas tout entier, et l’immortalité de l’âme est la base de la théorie qui fait persister au delà de cette vie, comme l’âme elle-même, les conséquences des dispositions que l’homme a faites de son vivant, et qui donne force à celles qui ne devaient se réaliser qu’après sa mort. La loi civile, venant ici confirmer ou suppléer la volonté de l’homme, tantôt sanctionne les dispositions que le défunt a faites de ses biens pour le temps où il n’existera plus, tantôt investit de leur propriété les personnes qui tenaient au défunt par les liens du sang ou de l’affection. (V. C. Nap., I. 3, t. 1 et 2.)

Quelquefois une chose est possédée en commun par plusieurs, quoique l’administration du tout revienne à un seul. Les règles de ces communautés sont tracées par la loi, comme dans la communauté légale entre époux (C. Nap., I. 3, t. 5, ch. 2, 1re partie), ou par la loi et les conventions particulières, comme dans la communauté conventionnelle (id., 2e partie), ou dans les sociétés civiles (C. N., I. 3, t. 9) et commerciales (C. de com., I. 1, t. 3). Ces différentes associations constituent des personnes morales de droit privé. Il existe aussi des collections d’individus reconnues par la loi, qui en reçoivent le caractère de personnes morales de droit public et ont, en cette qualité, le droit de posséder des propriétés dont l’usage est consacré à l’utilité commune, ou dont les revenus profitent à tous : tels sont l’État, les départements, les communes, les fabriques, les hospices, etc. ; mais entre ces modifications du droit de propriété et la communauté comme base de la société il y a une distance immense.

11. Toutes les exagérations que nous venons de combattre sur l’égalité, la liberté, la propriété, se sont fait jour dans les dernières commotions qu’a subies notre pays. Leurs différentes combinaisons ont formés ces théories qu’on qualifie dans leur ensemble de socialisme, et qui, malgré quelques variétés de détail, ont toutes un but commun, le renversement de la vieille société et sa reconstruction sur des bases différentes de celle qui lui ont servi de fondement depuis qu’elle existe. Nous leur opposons le sentiment intime, l’observation du cœur humain, les traditions de tous les siècles et la révélation chrétienne, qui sont d’accord pour démontrer que le genre humain ne s’est pas trompé quand il a pris pour base de la société la famille, pour soutien de la famille la propriété ; que les publicistes ne se trompent pas quand ils cherchent à organiser l’État à l’instar de la famille, à établir un pouvoir respecté, une société dans laquelle chacun puisse remplir la mission qui lui a été donnée par la Providence et jouir en paix des droits qu’il tient de sa qualité d’homme.

12. Nous avons vu que l’état de société est la conséquence non de la volonté des hommes, mais de la volonté de Dieu qui a créé les hommes sociales. Nous devons en conclure que les conditions essentielles à la société dérivent de la même volonté. Or on ne comprend pas la société sans un pouvoir, qu’on qualifie dans sa plus haute expression de souveraineté. La souveraineté dérive donc de Dieu comme la société elle-même : omnis potestas a Deo. L’homme, en effet, n’a pas de son chef de pouvoir sur son semblable ; celui qu’il se donnerait à lui-même serait fondé sur la force et non sur le droit. Le pouvoir n’est juste qu’autant qu’il dérive de la source de toute justice. Telles sont l’autorité du père dans la famille ; du chef de l’État et des magistrats dans la société. Mais le pouvoir, ainsi que la liberté, n’est attribué à l’homme que d’une manière relative, son exercice est toujours subordonné aux lois éternelles du juste. Repoussons donc la doctrine de ceux qui veulent ériger en loi toutes les volontés du souverain, doctrine professée par les despotes de l’Orient comme par les démagogues de la Convention nationale. Que le souverain soit un homme ou une multitude, son pouvoir est limité par le droit. Il est vrai qu’au milieu même de ses excès, la tyrannie invoque le droit ; mais elle en déplace la source, elle le fait découler d’elle-même, au lieu de s’y soumettre comme à une autorité qui la domine. Pour nous qui reconnaissons l’existence d’une loi morale supérieure à l’homme, qui pensons que cette loi doit être la source de toutes les lois positives, nous disons que la souveraineté absolue ne réside qu’en Dieu ; que la souveraineté humaine est nécessairement relative et subordonnée à la loi divine. Nous allons examiner maintenant quels sont les organes de cette souveraineté ici-bas.

13. D’après certains publicistes, la souveraineté réside dans un homme revêtu d’un caractère sacré, chargé d’une mission divine qu’il transmet à ses héritiers ; lui seul a le droit de faire des lois, lui seul peut mettre quelques bornes à son pouvoir, et les concessions qu’il octroie, il peut toujours les reprendre. Ce système suppose une origine de droit divin non-seulement à la souveraineté, mais encore au mode d’organisation de la souveraineté. Il nous paraît erroné sur ce dernier point. Si Dieu avait voulu revêtir une personne de ce pouvoir, il aurait fait connaître d’une manière certaine, soit en marquant cette autorité d’un signe facile à reconnaître pour tous les hommes à l’aide des lumières de la raison, soit par une révélation formelle, semblable à celle qui a régi le peuple hébreu ; or la raison nous dit qu’aucun homme, aucune famille, aucune caste n’est nécessairement revêtu du pouvoir ; la révélation, en recommandant le respect du pouvoir en général, ne décide rien sur son organisation ; et toutes les formes de gouvernement peuvent être légitimes suivant les temps et les lieux.

14. Rapetissant l’idée de la souveraineté, le système féodal l’avait confondue avec la propriété. Le sol et les hommes qui l’habitaient appartenaient au seigneur, qui en disposait comme de sa chose ; tout se traduisait pour lui en droits lucratifs ; tout était matière à contrat ; les droits de la souveraineté eux-mêmes étaient dans le commerce et vendus en détail avec les offices. Le droit public moderne relève l’idée de la souveraineté et la dégage de celle de la propriété.

15. La souveraineté n’a pas été communiquée d’une manière permanente à une personne, à une famille, à une caste, par celui de qui elle émane ; elle ne peut être non plus la propriété de personne. Dieu, en créant les hommes sociables, en leur donnant le sentiment et la raison qui leur font comprendre leur destinée dans ce monde et dans l’autre, ne leur à prescrit aucune forme absolue de gouvernement, et leur a donné le droit d’organiser la société de la manière la plus convenable pour atteindre ses fins légitimes. Chaque nation trouve donc en elle-même le droit de créer et de modifier la forme de son gouvernement, qui peut varier suivant les temps et les lieux : c’est ce qu’on appelle la souveraineté nationale.

Les mots de souveraineté du peuple représentent la même idée que ceux de souveraineté nationale ; mais comme ils sont plus susceptibles que ceux-ci de porter des idées fausses dans les esprits, et qu’on en a étrangement abusé, il ne faut les employer qu’avec des explications qui en fassent connaître le véritable sens. Ainsi il n’est pas vrai de dire que chaque individu soit souverain, parce que chaque individu est soumis d’abord à la loi qui l’oblige à vivre en société, et par suite aux lois que cette société s’est données à elle-même ou qu’elle a acceptées. Il ne peut donc ni prétendre modifier la société à sa guise, ni s’insurger contre ses lois. L’individu, sous ce rapport, est sujet et non souverain. Il ne faut pas dire non plus que la majorité a le droit de décider ce qu’elle veut et de le rendre juste en l’approuvant, parce que le souverain, quel qu’il soit, est subordonné aux lois divines, et ne peut rendre juste ce qui ne l’est pas ; ni à plus forte raison que le mot peuple exprime une partie de la nation qui a le droit de commander à l’autre, parce que ce mot chez nous, comme le mot populus chez les Romains, comprend tout le monde, et que, sous ce rapport, il est synonyme du mot nation. Ainsi les mots souveraineté nationale ou souveraineté du peuple expriment seulement cette idée, que le droit public et le droit privé doivent être une émanation des besoins, des vœux et de la volonté d’une nation ou d’un peuple dans la limite du juste. Nous allons voir maintenant comment se manifestent ces besoins, ces vœux, cette volonté.

16. L’organisation et les modifications du droit public ont souvent lieu d’elles-mêmes, par suite de la loi naturelle de la formation et du développement des sociétés, parce que l’homme sent avant que de raisonner. Le droit se produit alors sous la forme de coutume avec l’assentiment général. D’autres fois la personne ou le corps en qui réside le pouvoir proclame les lois nouvelles qui sont considérées comme étant l’expression des besoins et des vœux de la nation. Ce n’est qu’aux époques de civilisation déjà avancées qu’on voit une nation fonder ou modifier son droit public au moyen de déclarations positives sur lesquelles chaque individu est appelé à manifester sa volonté ; ce fait a eu lieu lors de la fondation de la colonie anglo-américaine, qui a été le germe des États-Unis d’Amérique ; nous l’avons vu se reproduire il y a peu d’années, non pas pour fonder, mais pour modifier le droit public, lorsque le peuple français, appelé à émettre son vote, a aboli par 7, 824, 189 suffrages la forme républicaine, qui lui avait été imposée par une insurrection, a rétabli l’Empire et adopté les principes qui servent de base à la constitution actuelle. Mais l’intervention de tout un peuple est un cas nécessairement exceptionnel ; le plus ordinairement les modifications sont faites par des corps politiques régulièrement organisés, qui prennent au nom de la nation des mesures que celle-ci ratifie formellement ou tacitement.

Toutes les modifications de cette nature, pour être utiles et durables, ne doivent être que la transformation en loi des besoins et des vœux populaires. Il faut d’abord qu’une modification soit faite dans les esprits, pour pouvoir être réalisée dans les faits, que la révolution sociale précède la révolution politique[3]. Quelquefois, à l’action lente mais sûre de l’idée, l’homme substitue celle de la force, voulant dans son impatience intervertir l’ordre naturel des choses, et faire découler les modifications sociales des modifications politiques. Quelquefois aussi une résistance aveugle ou bien des attaques imprudentes soulèvent une tempête qui renverse tous les obstacles, mais ébranle en même temps la société jusque dans ses fondements. Ces grandes crises sont les maladies de l’ordre social : heureuse la nation qui ne les a point subies, et chez laquelle le progrès s’est paisiblement accompli par le seul effet du développement naturel de l’intelligence ; car la force compromet toujours le droit, et les révolutions violentes laissent après elles des dangers auxquels on n’échappe qu’à l’aide de secours extraordinaires que Dieu n’accorde pas toujours aux peuples.

17. La participation à l’organisation des pouvoirs, à la législation, à l’administration du pays, constitue les droits politiques. Ces droits appartiennent-ils aux membres de la société au même titre que les droits naturels, qui consistent dans l’égalité, la liberté, la propriété ? La plus simple observation signale entre eux une grande différence : les uns sont partout subordonnés à la double condition du sexe et de l’âge ; les autres sont l’apanage de tous sans distinction. Les premiers, en effet, supposent dans ceux qui les exercent l’intelligence des questions qu’ils ont à résoudre ; la jouissance des autres est indépendante de toute condition spéciale d’aptitude. Il est nécessaire d’être citoyen pour avoir des droits politiques, il suffit de faire partie de l’espèce humaine pour exercer les droits naturels.

Mais tous les hommes majeurs auront-ils les droits et le titre de citoyens ? Oui, dans une société assez homogène pour qu’il n’y ait plus dans son sein ni lutte de races, ni jalousie de classes, ni intérêts divergents des différentes parties du territoire, ou du moins pour que toutes ces causes de divisions soient dominées par l’amour et l’intelligence du bien public. Chez un peuple qui n’est point arrivé à ce degré de maturité, les droits politiques, s’ils étaient conférés à tous, seraient des armes livrées à des ennemis qui se combattent, et non des moyens d’atteindre le but de la société. L’étendue des droits conférés aux citoyens dépendra aussi nécessairement du niveau de l’intelligence moyenne, car s’il se trouvait entre la difficulté des affaires et la capacité des individus une disproportion évidente, la société serait compromise ; le but serait sacrifié aux moyens.

Ainsi la qualité de citoyen existe virtuellement chez tous les hommes majeurs qui composent une nation ; mais l’exercice des droits attachés à cette qualité ne peut appartenir à tous qu’autant que cette nation est devenue homogène ; c’est ce que démontre l’histoire. Même dans ce cas, les droits des citoyens sont plus ou moins étendus, suivant l’aptitude générale, et c’est seulement lorsque la moyenne des intelligences dépasse un certain niveau, que tous peuvent être admis à la participation des droits politiques. Le suffrage universel est une des formes de l’exercice des droits politiques, mais n’en est, pas la forme unique et absolue.

Disons donc avec l’un des premiers publicistes de notre époque :

« Il y a des droits permanents et des droits variables, des droits universels et des droits qui ne le sont point. Tout individu possède et porte partout les premiers, à ce titre seul qu’il est né de l’homme et dresse son front vers les cieux. Les seconds ne s’attribuent à l’individu qu’à d’autres conditions, et il peut, sans que la raison ni la justice en soient offensées, faire partie d’une société où il ne les possède point.

Les droits permanents et universels aboutissent tous au droit de n’obéir qu’à des volontés justes et sages. Les droits variables sont tous contenus dans le droit de suffrage, c’est-à-dire le droit de juger, directement ou indirectement, de la sagesse des lois et du pouvoir. » (Guizot, Revue française, 11e livraison.)

18. Ainsi, en résumé, l’homme est un être intelligent et libre, régi par des lois générales qui émanent de Dieu même, et dont la violation est punie soit dans ce monde, soit dans l’autre.

La loi divine, c’est-à-dire le jute, doit être la règle de conduite de chaque individu, le principe générateur du droit public et du droit privé.

L’état de société est imposé aux hommes par le Créateur. La société ne peut exister sans un pouvoir ; mais ce pouvoir n’est la propriété de personne ; chaque nation peut adopter une forme particulière pour l’exercice et l’organisation du pouvoir.

Les droits naturels sont : la liberté, l’égalité, la propriété.

Les droits politiques consistent dans la participation à la législation et à l’administration du pays.

Les premiers sont le but de la société ; ils appartiennent à tous ses membres.

Les seconds sont des moyens d’atteindre le but social ; ils supposent la capacité[4].

19. Telles sont, dans leur plus grande généralisation, les principes fondamentaux du droit public, principes que les hommes ont suivis à leur insu dans les temps reculés, où ils possédaient encore l’innocence des mœurs et la simplicité du cœur. La famille a été la première société, et les rapports naturels que Dieu a établis entre le père et les enfants et entre les descendants du même père ont été le point de départ, comme ils sont restés le modèle le plus parfait du droit public. L’autorité paternelle d’un gouvernant, la soumission filiale des gouvernés, l’affection fraternelle des membres de la même famille, telles étaient les idées qui devaient présider à la réunion des familles en nations ; mais la corruption humaine a troublé le développement régulier du droit public ; l’homme a oublié Dieu et la loi naturelle qui lui avait été révélée dès l’origine du monde ; il a divinisé ses passions et n’a plus connu d’autres règles que le désir de les satisfaire. Le monde alors est devenu un champ de bataille où les sociétés comme les individus se sont efforcés de faire prévaloir les intérêts de leur cupidité. Au milieu des ténèbres du paganisme, on a vu l’homme s’arroger sur ses semblables un pouvoir que Dieu ne lui avait donné que sur les animaux. La force a remplacé le droit et fondé l’esclavage et la tyrannie.

Enfin la lumière de l’Évangile s’est levée sur le monde, et a fait briller de tout l’éclat d’une révélation nouvelle les principes que les passions avaient obscurcis. Le christianisme a opéré la plus pacifique et la plus étonnante de toutes les révolutions. Dans le monde païen, c’était l’homme physique avec toutes ses passions qui prédominait. Le christianisme a développé l’homme moral ; a l’intérêt qui était sa règle de conduite il a substitué le devoir qui va jusqu’au sacrifice ; il a condamné l’orgueil et l’esprit de révolte, et commandé l’humilité et la soumission ; en rendant à la femme sa dignité d’épouse et de mère, il a recomposé la famille ; en montrant à chaque homme dans son semblable un frère racheté par le même Dieu et appelé aux mêmes destinées que lui, il a créé la charité, amené l’abolition de l’esclavage, et jeté les bases de la société telle qu’elle est, ou plutôt telle qu’elle deviendra un jour, quand elle sera dégagée de tous les débris de paganisme qui l’encombrent encore aujourd’hui. C’est le christianisme qui a fait entrer dans le droit public la liberté et l’égalité pour tous ; c’est lui seul qui peut tirer toutes les conséquences de ces principes féconds, et les réaliser sans secousses, parce qu’il tend sans cesse à l’amélioration des individus, et qu’en même temps qu’il proclame les droits, il proclame aussi les devoirs.

Avant d’entre dans l’étude du droit public positif, il faut connaître la nation que ce droit est destiné à régir. Les nations, en effet, sont soumises, comme les individus, à des influences physiques et morales dont il faut tenir compte, soit qu’on veuille créer des lois positives, soit qu’on se contente d’étudier celles qui existent ; et le droit public de la France ne peut être bien compris qu’autant que l’on a des idées justes sur sa position géographiques, sur le caractère et les mœurs de ses habitants, sur les différentes phases de son histoire. C’est là une science qui doit précéder celle de la législation, et à laquelle nous nous contenterons d’emprunter quelques résultat qui feront l’objet du chapitre suivant.


  1. Nous croyons devoir faire observer que nous entendons ici le mot juste dans son sens le plus général, comme indiquant ce qui est conforme au droit absolu, et non dans le sens restreint que lui donne l’école matérialiste, qui ne voit dans le juste que la conformité d’une action avec le droit positif, ce que nous exprimons par légalité.
  2. Tel a été notamment le résultat des essais faits par les anabaptistes au XVIe siècle.
  3. Nous prenons ici le mot révolution dans le sens général d’un changement dans les idées et dans la forme politique, et non dans le sens restreint d’un changement subit et violent.
  4. Nous n’avons point à nous occuper des droits civils, dérivant des rapports des individus entre eux, qui prennent en général leur source dans le droit naturel, mais qui ont besoin d’être réglementée par le droit positif, ; l’étude de ces droits appartient au droit civil et non au droit public.