Fables originales/Livre II/Fable 18

Edouard Dentu (p. 52-54).

FABLE XVIII.

Les Concessions


On faisait la noce entre amis.
Le berger était au logis,
Le chien s’était donné vacance.
Seulette au bois, la brebis sans défense

Broutait paisiblement. Un maître loup survient
Qui l’entretient
De ses vertus dont il fait étalage.
Il ne commet larcin ni brigandage.
C’est un vertueux loup,
Les pasteurs l’estiment beaucoup.
— Vous vivez comme moi d’herbe fraîche et d’eau pure ?
Demande au nouveau saint la douce créature.
— À peu près, répond-il, c’est bon pour la santé,
Mais la nécessité
Me contraint d’ajouter quelques os au régime.
— Des os ! vous tuez donc ? — Ah ! je suis la victime
D’un perfide destin,
M’obligearit d’étrangler lorsque je suis à jeïn,
Gibier cher à mon cœur pour assouvir ma faim.
— Vous me dévorerez ! s’écria frémissante
La pauvrette avec épouvante. —
Hélas ! c’était écrit ! le turc peut l’affirmer.
La brebis aurait dû bêler,
Se sauver,
Elle préféra composer.
— Ne m’assassinez pas, messire, je vous prie,
Et je vous donnerai troc pour troc contre vie
Brune toison — Après ? — Ma queue… Et quoi de plus ?
Une blanche patte en surplus.
Le loup accepte. Le loup croque,
Ce qu’à la naïve il escroque.
Le tout mangé, le drôle dit
Qu’il avait encore appétit.
Avant que la brebis débatte,
L’œil droit, l’œil gauche, l’autre patte,

Suivis de la tête et du corps
Étaient dévorés sans remords.

Quand un chef inquiet voit troubler sa puissance,
Il refuse aux pervers toutes concessions,
Car céder sur un point triple l’exhorbitance
De leurs prétentions.
Lorsque l’on est marqué pour tomber à son heure,
Aujourd’hui, ce soir ou demain,
Il faut tomber entier, le pied dans sa demeure
Et ses droits à la main.