Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 276-278).
Quatrième partie


CHAPITRE XV


Fin de mes peines. — Comment j’en suis enfin dédommagée.


Mon nouvel amant ne ressemblait que par les beaux côtés à ceux qui m’avaient fait leur cour jusqu’alors : aussi bien de taille et de figure que d’Aiglemont ; aussi caressant que Monrose, il n’était ni aussi léger que l’oncle et le neveu, ni aussi grave que l’Anglais, ni aussi neuf que mon jeune élève. Le marquis était doux, tendre, sans amour-propre, craignait toujours de déplaire, et ne faisant cependant rien qui ne fût à propos ; empressé, capable des plus petits soins, et amusant ; il possédait encore mille talents agréables.

Cependant, quelque vif que fût mon goût pour cet homme charmant, je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il me témoignait beaucoup plus d’amour qu’il n’était à mon pouvoir de le lui rendre. Il me faisait regretter de n’être pas assez sensible ; je remettais en question : « s’il est plus heureux d’aimer légèrement, de changer souvent de goût et de plaisir, ou de n’exister que pour un seul objet, de lui vouer toutes les facultés de son être. » J’avais été partisan du changement, je souhaitais maintenant pouvoir me fixer ; mais, réfléchissant sérieusement aux motifs secrets de ce nouveau désir, je reconnaissais avec douleur qu’il n’était lui-même qu’une modification de l’amour de la variété. Je me persuadai donc que, née pour voltiger de caprice en caprice, pour tout effleurer, sans m’attacher à rien, je ferais d’inutiles efforts pour répondre à la passion d’un jeune marquis par une passion aussi forte, aussi exclusive. Je me flattais, au reste, que puisqu’il s’était assez facilement consolé de la perfidie de sa belle provinciale, il pourrait en être de même lorsque je ne serais plus maîtresse de lui demeurer attachée. J’avais fait toutes ces réflexions avant de rendre le marquis heureux, je puis dire avant de le devenir moi-même.

La maladie de Sylvina, en l’enlaidissant, l’avait changée à bien d’autres égards : elle était devenue scrupuleuse ; elle ne se souvenait plus de s’être livrée, sans la moindre circonspection, à tous les écarts de son tempérament ; elle conservait un reste de pruderie, vestige malheureux de sa sotte dévotion, fruit amer de sa disgrâce présente. En conséquence, je n’étais plus moi-même aussi libre. Sa bégueulerie se serait furieusement effarouchée si je m’étais conduite sous ses yeux, avec le marquis, comme j’avais fait autrefois avec d’Aiglemont et mes autres amants. Mais cette gêne, devenue d’autant plus nécessaire que la présence du comte, qui demeurait avec nous, exigeait des égards ; ce mystère, dis-je, ajoutait à nos plaisirs. Le marquis vivait clandestinement avec moi. L’amie Thérèse était seule confidente de nos amours. On voyait chaque fois le marquis faire retraite ; mais il rentrait aussitôt par la petite porte du jardin, dont il avait une clef, et je le recevais dans mon lit.

J’aurais trop à dire si j’entreprenais de décrire tous les charmes de nos heureuses nuits. Mon amant, dont aucun excès n’avait affaibli la vigueur, dont aucun dérèglement du cœur n’avait altéré la délicatesse, était l’homme le plus fait pour combler les désirs d’une femme voluptueuse. Toujours propre à donner du plaisir, cet objet était le seul qu’il eût en vue en jouissant. C’était pour me procurer mille morts délicieuses qu’il ménageait avec art ce baume précieux qui donne la vie. Il en était quelquefois avare, jusque dans les moments où, ne supportant plus l’excessive ardeur de mes feux, je le priais de me prodiguer ce qui seul pouvait les éteindre ; je ne le trouvais disposé à mettre ainsi le comble à notre félicité que lorsque l’amortissement de mes sens lui annonçait la fin prochaine de mes désirs ; alors l’ardeur des siens savait les faire renaître ; il me faisait goûter de nouveaux ravissements, dont j’aurais été privée, s’il eût partagé jusque-là tous mes plaisirs.

Que les hommes aussi délicats sont rares ! le plus grand nombre, au contraire, nous regardant comme des machines destinées à les amuser un moment, se hâtent de remplir un objet grossier et refroidi ; repus nous laissent en proie à des flammes dévorantes ; d’autres, se piquant d’une inutile vigueur, tirant vanité de leur force, nous fatiguent, mais ignorent l’art enchanteur de donner du plaisir ; souvent aussi, ces sylphes délicats qui savent enflammer, suspendre, par mille charmants préludes, le moment de la jouissance, manquent tout à fait lorsqu’il est temps enfin de réaliser, ou finissent très mal ce qu’ils ont très bien commencé. Ceux enfin qui, semblables à d’Aiglemont, ont à la vérité le solide et l’agréable, mais font un métier d’amuser toutes les femmes ; ces hommes banaux ne valent point encore mon aimable marquis, dont l’âme appartenait tout entière à qui possédait la personne. J’avais tout avec lui ; j’étais assurée qu’il ne sortait point de mes bras pour voler dans ceux de la première femme qui lui aurait fait quelque agacerie, je n’avais à craindre ni partage, ni indiscrétion. J’étais, en un mot, parfaitement heureuse, et, pour la première fois, sans doute, j’aimais tout de bon.