Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 273-276).
Quatrième partie


CHAPITRE XIV


Heureux changement dans les affaires du comte et dans les miennes.


Le cavalier dont mon aventure nocturne avec Belval m’avait procuré la connaissance, l’insensible marquis enfin de retour à Paris, vint aussitôt nous voir. Il s’était formé des liaisons assez étroites entre le malheureux comte et lui : leurs familles étaient de la même province. Le marquis devant y faire un voyage avait promis à son ami de lui rendre là-bas tous les services qui dépendraient de lui. Le comte désirait de savoir ce qu’étaient devenus des parents éloignés qu’il espérait d’intéresser encore en sa faveur ; ce que ses parents pensaient de son père, s’ils soupçonnaient celui-ci d’avoir, en effet, commis le lâche assassinat dont on l’avait accusé. Le marquis n’ayant rien épargné pour bien remplir la commission dont il s’était chargé, rapportait les nouvelles les plus satisfaisantes. Le nègre scélérat qui avait causé le déshonneur et la mort de ses maîtres étant lui-même à son dernier moment avait fait appeler ces parents en question et il leur avait déclaré ses crimes. Cependant, ces gentilshommes, pauvres et sans ambition, vivant obscurément à la campagne, s’étaient contentés de faire recevoir par deux notaires les aveux du malheureux nègre et n’avaient pas jugé à propos de les rendre publics ni d’entreprendre à leurs frais de faire réhabiliter la mémoire de leur parent. Ils ignoraient surtout que son fils existât encore ; mais l’apprenant, leur honneur et leur attachement se réveillèrent ; ils promirent de sacrifier tout ce qu’ils pouvaient posséder au devoir d’aider l’infortuné rejeton à justifier son digne père.

La faiblesse du comte ne permettait pas que son ami lui annonçât sans précautions d’aussi importantes nouvelles. Nous tînmes donc conseil et fûmes d’avis qu’il était d’autant plus nécessaire de ne les lui apprendre que par degrés, que l’excès de sa passion pour Mme de Kerlandec pourrait augmenter au point de lui devenir funeste dès qu’il se connaîtrait des titres suffisants pour prétendre à l’épouser.

Cependant, si le marquis avait fait à merveille les affaires du comte, il avait en revanche tout à fait gâté les siennes. Sa dame de province n’aimait apparemment pas les interrègnes ; elle avait pris, en attendant qu’il revînt, un représentant, ne laissant pas de soutenir dans ses lettres au marquis le rôle de l’amante la plus fidèle et d’entretenir de la sorte l’amour dont il brûlait de la meilleure foi du monde. Il espérait de la surprendre agréablement en arrivant, sans l’avoir prévenue. Un ami, seul confident de son retour, vint au-devant de lui et voulut le préparer à la disgrâce que la découverte d’un rival heureux allait lui faire essuyer. L’amoureux marquis se refusa d’abord de croire ; mais on lui fit voir, et il fut enfin convaincu. Le nouvel amant passait en effet toutes les nuits avec la plus perfide des coquettes. Le marquis, outré, fit un éclat, blessa son rival et fit que le mari déshonoré relégua sa femme au couvent. Ces expéditions faites et ses affaires terminées, il revenait à Paris, tâchant d’effacer de son cœur jusqu’à la moindre trace de son malheureux amour.

Qu’il arrivait à propos ! je perdais aussi mi lord Sydney (autant valait du moins) ; j’avais grand besoin de consolations. Le marquis me parut mille fois plus aimable, étant devenu plus facile à captiver et surtout m’ayant prouvé, à l’occasion du pauvre comte, qu’il avait l’âme belle et le cœur bienfaisant. D’ailleurs son nouvel état de liberté ajoutait beaucoup à ses grâces naturelles. Un homme fort amoureux est ordinairement tout entier à l’objet qu’il aime. Le peu d’intérêt qu’il prend au reste de la société fait qu’il ne se donne point de peine de chercher à lui plaire ; isolé, concentré dans son amour, il ne songe pas à tirer parti de ce qu’il peut valoir. Le marquis ressemblait beaucoup à ce portrait quand nous avions fait connaissance, mais il n’était plus le même. Je m’abandonnais entièrement au plaisir de l’aimer. Je vis avec joie qu’il n’était plus retenu de m’offrir son hommage que par la crainte de m’avoir déplu précédemment, quand ayant fait très ouvertement ce qu’il fallait pour lui prouver que je lui voulais du bien, il avait négligé à répondre ; il craignait, je l’ai su depuis, que, me prévalant de ce qu’il n’avait plus de maîtresse, je ne voulusse le désespérer à mon tour, en lui tenant rigueur, vengeance ordinaire des femmes dont l’amour-propre serait offensé. Mais que j’étais éloignée de ce dessein ! Devinant les soupçons du marquis, je le traitais mieux que jamais, et j’eus enfin la satisfaction de recevoir de sa bouche des aveux d’autant plus passionnés qu’il avait résisté plus longtemps au besoin de leur donner l’essor.