Mercure de France (p. 106-107).

LII

L’honneur des familles.


Autrefois, lorsque l’abolition du sens des mots n’avait pas encore été promulguée, l’honneur d’une famille consistait à donner des Saints ou des Héros, tout au moins d’utiles serviteurs de la chose publique. Cela, qu’on fût riche ou pauvre, qu’on eût des ancêtres illustres ou qu’on n’en eût pas. Dans ce dernier cas, on montait simplement et naturellement dans l’aristocratie, par la seule nature des choses.

Aujourd’hui l’honneur des familles consiste uniquement, exclusivement, à échapper aux gendarmes.

Les bourgeois éclairés accordent quelquefois, après avoir demandé à réfléchir, que la pauvreté peut, dans un très-petit nombre de cas qu’ils se gardent bien de spécifier, n’être pas déshonorante, mais rien n’effacerait la honte d’une condamnation judiciaire, surtout en province.

Les Martyrs ont beau avoir leurs ossements sur les autels depuis des siècles, l’Église a beau carillonner leurs fêtes et les inonder de gloire, le Bourgeois plein de défiance voit en eux des maladroits qui se sont laissé pincer et qui ont un casier judiciaire. Une nièce de saint Laurent ne trouverait pas à se marier et un arrière petit cousin du Bon Larron n’obtiendrait jamais une place de douze cents francs dans une administration.

La répugnance du Bourgeois pour le Christianisme tient en grande partie à ses sentiments d’honneur, — on ne l’a pas assez dit. Il n’arrive pas à s’arranger d’une religion dont le « fondateur », après avoir subi une peine infamante, est ressuscité, le troisième jour, pour aggraver éternellement le déshonneur de sa famille.