Essais sur le régime des castes/Partie I/Chapitre 3


CHAPITRE III

LA HIÉRARCHIE DES CASTES ET LE SACERDOCE


La domination de l’antique exclusivisme familial explique pourquoi les castes hindoues refusent de se pénétrer : reste à expliquer pourquoi elles nous apparaissent classées et comme étagées.

En effet, qui dit opposition ne dit pas superposition. Une société peut demeurer divisée en corps fermés sans que ces corps acceptent d’être hiérarchisés. Et sans doute, il est difficile que des corps coexistants s’en tiennent exactement au même niveau, comme il est difficile qu’ils conservent les mêmes attributions : du moment qu’une certaine vie commune les unit, ils ne peuvent manquer à la longue de se classer plus ou moins vaguement, en même temps que de se spécialiser. C’est ainsi que là même où la primitive opposition des clans subsiste, il n’est pas rare qu’une hiérarchie se dessine. Chez les Écossais, on voit certains clans se subordonner aux autres[1]. Chez les Israélites, il y a des tribus généralement méprisées ; d’autres, comme Ephraïm, jouissent d’une considération toute particulière[2]. Mais qu’il y a loin, de ces linéaments, à la savante architecture qui étage, suivant un ordre sacré, la multiplicité des castes hindoues !

La pierre angulaire de tout l’édifice est, nous l’avons vu, la primauté universellement reconnue de la caste brahmanique. Si diverses que soient les castes, et si fermées qu’elles restent les unes aux autres, un commun respect du Brahmane les oriente dans le même sens, et pèse sur toutes leurs coutumes. On nous a montré que la plupart de ces coutumes s’expliquent par le sentiment d’une parenté commune ; il est remarquable que, pour fort que puisse être ce sentiment, il a dû s’incliner devant le caractère auguste des Brahmanes : le cercle fermé des parents s’ouvre pour eux. Non seulement ils président à la plupart des cérémonies de la famille – les Hindous les plus pauvres ne voudraient pas marier ou élever leurs enfants sans leur assistance[3] – mais encore, dans certains cas, ils se substituent pour ainsi dire aux parents. Ainsi l’usage du repas funéraire, offert aux mânes des ancêtres, est répandu en Inde comme dans beaucoup d’autres contrées ; mais en Inde ce sont les Brahmanes qui viennent s’asseoir à la place des ancêtres. Le banquet familial est offert avec leur permission, sous leurs auspices, en leur honneur ; ils sont censés représenter les aïeux et mangent en leur nom[4]. De même, en cas de meurtre, la composition était sans doute payée primitivement, en Inde comme ailleurs, à la famille de la victime ; finalement, c’est au Brahmane qu’elle revient[5]. Sur plus d’un point, on voit donc le prestige du prêtre primer les souvenirs, pourtant si puissants, des premiers groupements familiaux. On sait d’autre part que, si ces groupements s’étagent, c’est dans la mesure où ils se rapprochent ou s’éloignent de la classe sacerdotale. La supériorité incontestée de cette classe est donc un des principes constitutifs de l’organisation sociale en Inde ; on a pu dire[6] que c’était la caractéristique la plus certaine de l’hindouisme.

Certes, la classe sacerdotale possède partout une situation privilégiée, et souvent elle garde le premier rang. Mais il est rare qu’elle règne sans conteste, et par ses seules forces. Le plus souvent, il lui faut compter avec un pouvoir séculier ; tantôt elle fait alliance avec lui ; tantôt elle lui livre combat ; mais il limite l’extension de ses prérogatives, et le plus souvent réduit graduellement son influence. Parmi les γένη qu’Hérodote distingue en Égypte, le corps des prêtres est nommé le premier : ses privilèges sont indiscutables, des terres lui sont réservées, les charges communes ne l’atteignent pas. Les corporations des temples forment une société religieuse juxtaposée plutôt que mêlée à la société civile. Mais le prince veille au gouvernement des temples, il place ses créatures à leur tête. Ces États dans l’État restent dominés par la souveraineté royale[7]. De même si puissant qu’il ait été au Moyen Âge, le pouvoir spirituel n’a pas réussi à se subordonner le pouvoir temporel ; tout compte fait, ce sont les rois qui ont le plus gagné au règne de la théocratie catholique.

Dans la théocratie brahmanique au contraire, les prêtres restent seuls au pinacle[8].

Non sans luttes, comme il est vraisemblable. La littérature sacerdotale a gardé le souvenir de la puissance des Kshatriyas, et des obstacles qu’ils opposèrent à la puissance des Brahmanes. La façon même dont la prééminence des Brahmanes est affirmée prouve qu’elle ne fut pas admise sans discussions[9]. L’Épopée rappelle les violences exercées sur les prêtres par les mauvais rois, comme Vena ou Nahusha. S’il faut en croire l’histoire de Paraçurâma, des guerres sanglantes auraient marqué la rivalité des deux classes[10]. Les Upanishads témoignent en tout cas que leurs fonctions ne furent pas toujours aussi strictement spécialisées que veut le faire croire la théorie brahmanique. On y voit des Kshatriyas rivaliser de science avec les Brahmanes, et même se faire leurs précepteurs[11]. Ailleurs, des fils de rois, comme Viçvâmitra, deviennent Brahmanes à force d’austérité. Toutes ces légendes témoignent qu’il fallut du temps pour que les rangs fussent nettement fixés en même temps que les attributions définies. Mais la balance des privilèges devait définitivement pencher en faveur des Brahmanes.

Non qu’ils aient jamais pris en main le pouvoir temporel. Né pour la fonction religieuse, le Brahmane ne peut exercer directement les fonctions politiques. De même, la caste brahmanique n’accumulera pas les richesses, comme font souvent les classes sacerdotales ; elle ne possédera rien en propre. Les instruments du sacrifice sont ses seules armes[12], mais avec ces armes elle se soumettra tout le monde hindou. Le purohita, le chapelain grandit aux côtés du roi et bientôt le dépasse, par cela même qu’il monopolise les offices religieux. C’est le prêtre qui sacre le roi et le présente au peuple en disant : « Voici votre roi, ô peuples ; le roi des Brahmanes est Soma[13]. » Il mesure et dispense toutes les dignités sociales. Le rajah même ne doit-il pas son prestige moins à sa puissance matérielle qu’à sa fidélité aux rites dont les Brahmanes sont les gardiens ? Leur pouvoir est d’autant plus incontesté qu’il est tout spirituel ; ils ont évité les écueils que la classe sacerdotale a le plus souvent rencontrés lorsqu’elle a voulu s’arroger, pour multiplier sa force, un pouvoir temporel[14]. ; ils n’ont aucune part au gouvernement pourrait-on dire, et tous leur obéissent ; ils ne possèdent rien et tout leur appartient.

Comment s’expliquer cette puissance inouïe ?

Le développement en a sans doute été favorisé par l’absence d’une organisation politique digne de ce nom. En Inde, observe M. Senart, nul rudiment d’État[15]. L’Inde a toujours manqué, dit de son côté M. Sylvain Lévi, d’une histoire centrale. Non qu’elle n’ait pas connu, à vrai dire, les grands Empires. Mais il semble qu’ils aient passé sur la civilisation hindoue sans la pénétrer dans ses profondeurs. Les historiens mêmes qui attirent aujourd’hui notre attention sur les grands unificateurs de l’Inde ajoutent que leur œuvre ne fut jamais qu’éphémère et superficielle[16]. La division de la société en castes empêchait la formation d’unités nationales[17] ; ainsi la classe sacerdotale avait-elle le champ libre. Sa domination pouvait s’étendre sans rencontrer d’obstacle.

On se tromperait pleinement toutefois, si l’on croyait que la caste des prêtres fût capable de faire ce que n’avaient pas fait les autres, et si on l’opposait, comme un corps dûment organisé, à une masse inorganique. En réalité, le corps des Brahmanes manque d’unité aussi bien que les autres. C’est faute d’avoir oublié ce trait qu’on a cherché des assimilations décevantes. Par exemple, nous avons vu qu’on avait comparé les Brahmanes aux Jésuites : comme si, enveloppant le monde hindou d’une conspiration permanente, tous les Brahmanes obéissaient, dans l’intérêt de « l’Ordre », à une volonté unique. Mais jamais la caste ou plutôt les castes de Brahmanes n’ont constitué rien qui ressemblât à un Ordre. On ne peut même pas dire qu’ils constituent ce que nous appelons un Clergé. Aucune des formes sociales auxquelles nous a habitués une grande religion organisée et centralisée comme le catholicisme ne se retrouve dans le brahmanisme. Il ne connaît même pas ces rudiments d’organisation que connaissait le druidisme : la nomination d’un grand prêtre, élu ou tiré au sort, et la convocation d’un concile annuel. On ne voit pas non plus les Brahmanes s’agglomérer en « couvents », se réunir pour se soumettre à une même discipline, comme feront les moines bouddhiques. Les Brahmanes sont des prêtres sans Église ; aucun n’a de mandement à écouter, ni de pontife à vénérer ; ils sont égaux par définition, précisément parce que c’est la naissance qui leur confère leur dignité.

Imaginant la réponse d’un Brahmane à ceux qui lui parleraient d’ordination, Burnouf le faisait raisonner ainsi[18] : « C’est le principe masculin qui m’a fait ce que je suis ; mon père était Brahmane, je le suis donc aussi ; je voudrais cesser de l’être que je ne le pourrais, puisque telle est la loi de ma nature, loi qui m’a été imposée, avant ma naissance même, dans le sein d’une mère brahmane où un père brahmane avait déposé le germe d’où je suis venu. Je n’ai nul besoin d’un secours étranger pour être prêtre… Lorsque Manou énonça les lois qui règlent les fonctions des castes, n’établit-il pas la supériorité du Brahmane sur les trois autres ordres ? mais il ne dit pas qu’un Brahmane doit être supérieur à un autre ; car, en nous créant de sa bouche, Brahma donna à nous tous pour fonction de composer l’hymne et de célébrer le sacrifice. Nos premiers pères ont transmis à leurs descendants le pouvoir que nous tenons d’eux ; et comme la génération d’un Brahmane est en tout semblable à celle d’un autre Brahmane, nous ne saurions comprendre qu’un prêtre puisse commander à un autre prêtre et lui imposer une foi dont il n’est ni le premier auteur, ni l’unique interprète. » Le système des castes, en répartissant les hommes d’après leur naissance, pose en principe l’égalité des Brahmanes ; il est naturellement incompatible avec la constitution hiérarchique d’un clergé. Ce n’est donc pas la puissance de leur organisation qui fait la force des prêtres de l’Inde.

Leur viendrait-elle, alors, de la précision et de la rigueur des idées dont ils sont les dépositaires ? Puisqu’elle ne s’expliquerait pas par leur discipline, s’expliquerait-elle par leur dogmatisme ? La chose est peu vraisemblable, pour qui pressent quels rapports étroits unissent la dogmatique des religions à l’organisation sociale. « Là où il n’y a pas de hiérarchie, dit Zeller[19], toute dogmatique, considérée comme règle générale de foi, est d’avance impossible, car il n’y a pas d’organe pour la formuler et la soutenir. » Là où il ne s’est pas formé pour la vie religieuse une société unifiée, là où ne se rencontrent ni clergé, ni congrégations, ni conciles, il serait étonnant que les croyances fussent systématiquement coordonnées, fixées à jamais, ne varietur. L’indépendance des doctrines, disait encore Burnouf[20], est un résultat naturel du système des castes. En fait, c’est la souplesse du brahmanisme qui est remarquable, bien plutôt que sa rigidité. C’est une religion accueillante, et nullement intolérante. « Tout y entre et rien n’en sort. » Son panthéisme s’ouvre aisément à toutes les créations du polythéisme : les dieux les plus variés y trouvent place, en devenant les avatars des dieux traditionnels[21]. Si bien que, lorsqu’on veut définir en termes de dogmatique la vraie religion des Hindous, on se trouve fort embarrassé ; on remarque qu’elle ne connaît pas, à vrai dire, d’orthodoxie, qu’elle se définit par les rites plutôt que par les dogmes, par les pratiques plutôt que par les idées, et qu’en somme le respect des Brahmanes, uni à l’observance des coutumes de la caste, constitue l’essentiel de l’hindouisme. Comme une religion sans Église, on pourrait donc presque dire que le brahmanisme est une religion sans dogme.

Par là s’expliquent les discussions auxquelles on s’est livré sur le caractère « missionnaire » ou « non missionnaire » de la religion brahmanique[22]. L’idée qu’il existe une vérité religieuse bonne pour tout le monde, et qu’il faut propager aussi loin que possible, paraît étrangère au Brahmane[23]. Il admettrait plutôt que chaque race a ses dieux. Sa religion est par essence fermée au mleccha. Et cependant on ne saurait soutenir, remarque Lyall, que les prosélytes manquent au brahmanisme. Aucune religion contemporaine ne compte peut-être plus de conversions à son actif. Mais une conversion au brahmanisme n’est pas l’adhésion à un dogme précis. Qu’un Brahmane convertisse une tribu d’aborigènes, cela ne veut pas dire qu’il bouleverse leurs croyances, mais qu’il leur apprend à respecter les coutumes de la caste et à le respecter lui-même par-dessus tout[24]. C’est principalement en se faisant adorer que le Brahmane conquiert des âmes. Et le grand article de foi de la religion qu’il répand, c’est le caractère sacro-saint du prêtre-né.

Sur ce caractère de la race des Brahmanes repose donc toute la vitalité de leur religion. S’ils continuent de dominer de si haut la masse du peuple hindou, et en imposent même aux aborigènes, ce n’est pas à leur discipline sociale qu’ils le doivent, ni à leur rigueur doctrinale ; c’est au seul prestige de leur sang. Le Brahmane est d’une essence spéciale ; il apporte en naissant des vertus que nul autre ne peut acquérir ; c’est sur cette idée qu’est assise la puissance de la caste brahmanique.

À vrai dire, si nous prenions à la lettre certaines expressions de la littérature brahmanique, nous croirions que la dignité de Brahmane était le prix du savoir et de la vertu, plus que le privilège du sang[25]. « Pourquoi demander le nom de ton père et de ta mère ? La science des Védas, voilà ton père »[26]. Le vrai Brahmane « est celui qui a entendu[27]. » De fait les codes sacrés soumettent le jeune Brahmane à un long noviciat ; il doit consacrer plusieurs années à entendre, de la bouche vénérée de son gourou, la science des Védas. Mais cette initiation, si elle est nécessaire, ne saurait être suffisante ; rien ne supplée au don de la race. On naît Brahmane, on ne le devient pas. Nascitur, non fit. Les expressions qui pourraient nous faire croire le contraire ne sont rien « qu’un détour pour glorifier la vertu et le savoir supposés des prêtres ; elles n’emportent en aucune façon l’oubli des droits que crée seule la naissance »[28]. Le respect de ces droits, la croyance aux vertus propres du sang brahmanique est le pivot du monde hindou.


D’où vient donc que l’Inde tout entière ait été, durant tant de siècles, comme fascinée par ce prestige spécial ?

Les origines mêmes de la civilisation hindoue expliquent sans doute, pour une part, la haute idée qu’elle se fait des qualités de race. Elle se présente en effet comme l’apport d’une race supérieure, imposant à des barbares tous les raffinements qui leur manquent. Les hymnes védiques témoignent non seulement de la colère des envahisseurs contre ceux qu’ils combattent, mais encore et surtout de leur mépris pour ceux qu’ils soumettent. Entre l’Ārya et le Dasyu les différences, tant morales que physiques, sont éclatantes. Quelle distance entre le noble Ārya au teint clair, au nez fin, scrupuleux observateur des lois religieuses, et le Dasyu noir, au nez épaté, qui mange n’importe quoi et n’offre pas de lait aux dieux[29] ! Dans ce dernier portrait, on a voulu reconnaître l’aborigène de nos jours comme, dans le premier, l’Hindou de haute caste. Et l’on est parti de là pour élaborer une théorie suivant laquelle la hiérarchie des castes correspondrait exactement, aux Indes, à la superposition des races. M. Risley, après avoir mensuré plus de 6 000 natifs du Bengale, arrive à cette conclusion[30] : « C’est à peine une exagération d’établir comme une loi de l’organisation des castes dans l’Inde que le rang social d’un homme varie en raison inverse de la largeur de son nez. » M. Senart dénonçait déjà l’invraisemblance de ces concordances[31]. De nouvelles données anthropométriques, publiées depuis, permettraient d’ailleurs de démontrer, chiffres en main, que la thèse de M. Risley ne s’établit que sur une exagération manifeste[32]. Il n’en demeure pas moins vraisemblable que les différences sociales et morales ont dû correspondre dans l’origine à des différences physiques bien marquées ; le souvenir de cette opposition ethnique fondamentale a contribué sans doute aux préoccupations spéciales de l’opinion hindoue[33]. En fait, les croisements entre descendants des deux races ont pu se multiplier : l’idéal n’en est pas moins resté de sauver la pureté de la race supérieure. Les Brahmanes étant censés respecter le mieux cet idéal et obéir le plus strictement aux lois endogamiques, il est naturel qu’on les regarde comme les spécimens les plus fidèles du type aryen ; et ainsi le prestige particulier du sang brahmanique viendrait d’abord, en partie, du prestige général du sang aryen.

La pureté se perd d’ailleurs autrement que par les mésalliances. Il suffit, nous l’avons vu, de partager le repas de certaines personnes, d’ingérer certains aliments, de toucher même certains objets pour se trouver en état de souillure. Aussi n’est-ce pas seulement leur obéissance aux lois concernant le mariage qui attire le respect aux Brahmanes : c’est le soin qu’ils prennent de s’abstenir des aliments prohibés, de fuir les personnes ou les choses qui contaminent : d’une façon plus générale, c’est le souci de pureté qui remplit toute leur existence. Plus une caste s’applique à respecter les lois qui sauvegardent la pureté et plus aussi elle est estimée. Il est donc naturel que la plus estimée de toutes soit celle qui s’est fait comme une spécialité du respect rigoureux de ces lois. « Les Brahmanes étant ceux qui s’appliquent le plus à conserver la pureté intérieure et extérieure, c’est, dit l’abbé Dubois[34], à l’observation scrupuleuse de ces usages qu’ils doivent l’éclat de leur illustre caste. » Ne consacrent-ils pas toute leur vie à la réalisation pleine et entière d’un idéal que chaque caste s’efforce, avec plus ou moins de succès, de réaliser partiellement ? Il n’est donc pas étonnant qu’aux yeux de la multitude hindoue, descendants d’une race qui s’est si scrupuleusement surveillée pendant tant de siècles, ils représentent et incarnent en quelque sorte l’idéal[35].


Toutefois, si l’on veut apercevoir la raison la plus décisive du prestige de leur sang, il faut faire entrer en ligne de compte la nature de la fonction qui leur est réservée. La classe guerrière prétend, elle aussi, être de race aryenne ; elle aussi veille avec un soin jaloux sur sa pureté. Si elle a dû s’effacer pourtant devant la classe sacerdotale, c’est que celle-ci est « gardienne du sacrifice ». Là est sans doute la source profonde de ses privilèges.

Pour le comprendre, il faut se rappeler les idées primitives sur la nature du sacrifice et les qualités du sacrificateur. On sait que le sacrifice, destiné à mettre en communication les hommes et les dieux, revêt celui qui l’accomplit d’un caractère particulier : le sacrificateur devient un être lui-même « sacré » : à la fois adorable et redoutable[36]. Ce caractère, il le possède sans doute au plus haut degré au moment où il sacrifie, mais il ne le perd pas aussitôt. Les cérémonies qui accompagnent d’ordinaire la « sortie » du sacrifice prouvent qu’il ne semble pas toujours facile de se dépouiller de la nature spéciale qu’on y a contractée. C’est sans doute le sentiment de cette difficulté qui amène les peuples à spécialiser la fonction de sacrificateur.

Avec nos idées modernes, nous sommes portés à expliquer cette spécialisation par la seule complication croissante des rites. Et en fait, il devenait sans doute de plus en plus malaisé d’accomplir sans une éducation technique toutes les opérations exigées pour agir sur la volonté des dieux[37]. Des praticiens seuls, véritables « médecins du sacrifice », surveillant la complexité infinie des manipulations et des récitations, en pouvaient réparer le mécanisme « comme on articule un membre à un autre, ou comme on rattache avec un cordon des pièces de cuir »[38].

Mais en outre de ces nécessités matérielles, des sentiments moraux, répondant à des idées primitives qu’on retrouve de tous côtés, commandaient la spécialisation des opérateurs[39]. Ceux-ci ne manient-ils pas, quand ils entrent dans le « bac » qui fait passer du monde profane au monde sacré, des forces ambiguës, fluides à la fois les plus dangereux et les plus bienfaisants de tous ? Ils en restent chargés d’une espèce d’électricité particulière[40] (c’est la comparaison impérieusement suggérée à tous ceux qui étudient les formes élémentaires de la vie religieuse). Ils sont donc eux-mêmes plus ou moins tabous. Ils restent « consacrés[41] ».

L’habitude du sacrifice donne donc au sacrificateur comme une seconde nature. Elle le fait participer à l’essence de ces dieux qu’il met en communication avec les hommes. Pour peu que cette compénétration de la nature divine et de la nature humaine soit assez profonde, le caractère sacré de l’officiant ne s’attachera pas seulement pendant toute sa vie à sa personne, il se transmettra après sa mort à sa descendance ; étant passé « dans son sang », il deviendra comme une propriété de race.

Ainsi s’expliquerait la vertu du sang brahmanique. Il est naturel que le peuple qui a magnifié plus que tout autre l’action du sacrifice sur l’ordre du monde[42] ait aussi regardé comme particulièrement prégnante la réaction exercée par le sacrifice sur le sacrificateur. Celui qui parle aux dieux apparaît dieu lui-même : celui qui allume le feu sacré devient âgneya, participe à la nature du feu. Dans ces idées sur lesquelles reposent la supériorité infinie des Brahmanes et par suite la hiérarchie même des castes hindoues, nous reconnaissons encore les idées primitives, portées seulement à leur plus haute puissance.


On refusait donc avec raison d’attribuer aux calculs intéressés, aux artifices, à la conspiration des Brahmanes, la création du système des castes : il naît et grandit en effet par le concours de tendances collectives et spontanées. Mais on craignait à tort d’exagérer la mainmise de la religion sur l’âme hindoue : ces tendances obéissent, pour la plupart, à l’influence ancienne de pratiques religieuses. En vain a-t-on essayé d’expliquer, par le perfectionnement des procédés industriels, ce qui ne pouvait être expliqué que par la survivance des rites. Déjà il était difficile de rendre compte, par les seules exigences de l’industrie, de la spécialisation héréditaire. À fortiori ne pouvait-on découvrir de ce même côté le principe de l’opposition des castes ou celui de leur superposition. C’est l’habitude du culte fermé des premiers groupes familiaux qui empêche les castes de se mêler : c’est le respect des effets mystérieux du sacrifice qui finalement les subordonne à la caste des prêtres. L’examen sociologique de l’Inde, bien loin d’apporter une confirmation aux thèses de la philosophie de l’histoire « matérialiste », tendrait donc plutôt à confirmer ce que les plus récentes recherches sociologiques démontrent de toutes façons[43] : le rôle prépondérant que joue la religion dans l’organisation première des sociétés.

Il importe en effet de le rappeler : si le régime des castes, tel que nous l’avons défini, ne porte tous ses fruits qu’en Inde, ce n’est pas dans le seul sol hindou qu’il plonge ses racines. Ses idées génératrices ne sont nullement spéciales au peuple hindou : on ne peut même pas soutenir, avons-nous vu, qu’elles constituent un apanage de la race aryenne ; dans leurs traits généraux, elles font partie du patrimoine commun des peuples primitifs[44]. Les sociétés les plus complexes et les plus unifiées aujourd’hui ont passé elles aussi par le régime des clans : on trouverait à leur origine de petits groupes juxtaposés dont la religion fait la cohésion intérieure, et dont cette même religion défend la fusion.

Seulement, pour la plupart des sociétés civilisées, cette phase est toute transitoire. La religion primitive se heurte à des puissances nouvelles, qui réduisent ses attributions et triomphent de ses scrupules ; des unités politiques plus vastes englobent les premiers groupes familiaux et peu à peu les absorbent ; les anciennes barrières, abaissées d’abord sur un point, puis sur un autre, sont enfin renversées pour jamais.

C’est à ce nivellement unificateur que la civilisation hindoue a répugné, avec une force de résistance extraordinaire ; aucune unité politique n’est venue triompher, chez elle, de l’opposition mutuelle des groupes primitifs ; les exigences de la religion primitive ont continué de gouverner sans conteste toute l’organisation sociale ; elles ont imposé leur forme même à ces groupements d’origine économique que suscitait l’industrie. Une sorte d’arrêt de développement sociologique caractériserait ainsi la civilisation hindoue. Elle a prolongé indéfiniment une phase que les autres civilisations n’ont fait que traverser, – ou plutôt elle a développé elle aussi les germes premiers, mais en sens inverse du sens général. Ce qui s’est dissous chez les autres s’est ossifié chez elle. Où les autres civilisations unifiaient, mobilisaient, nivelaient, elle a continué de diviser, de spécialiser, de hiérarchiser. Et c’est pourquoi nous avons pu rencontrer chez elle, nettement dessiné et comme cristallisé, le régime dont nous ne relevions plus, ailleurs, que des linéaments vagues.


  1. C’est cette subordination qui a fait croire à tort que le régime féodal se rencontrait en Écosse. Cf. Conrady, Geschichte der Clanverfassung in den Schottischen Hochlanden. Leipzig, Duncker, 1898, p. 12-21.
  2. M. Buhl, qui rappelle ces faits (Die Socialen Verhältnisse der Israeliten, p. 35-40), en conclut que l’organisation primitive des Hébreux était foncièrement aristocratique. La conclusion est contestable. Cf. Année sociol., III, p. 347.
  3. Weber, Indische Studien, X, p. 44 sqq. Barth, Les Religions de l’Inde, p. 160.
  4. Voy. Caland, Altindischer Ahnencult p. 19, 144.
  5. Jolly, Recht und Sitte, p. 127. Senart, op. cit., p. 215-216.
  6. Ibbetson, cité par Senart, p. 101.
  7. Cf. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, I, p. 127, 304.
  8. C’est ce qui fait dire à Zimmer que les Brahmanes ont réalisé pleinement l’idéal poursuivi par l’Église pendant notre moyen-âge. Altindisches Leben, p. 189. Cf. Macdonell, A history of sanskrit literature, Londres, Heinemann, 1900, p. 159-160
  9. D’après Weber (Indische Studien, X, p. 26-32), il est aisé de voir que les rapports des deux puissances, qu’il appelle le sacerdotium et l’imperium, ne furent pas toujours très amicaux. Tantôt elles s’entr’aident, tantôt aussi elles se tiennent en échec. On emploie des formules subtiles pour ne donner la prééminence absolue ni à l’une ni à l’autre. Cependant, en dernière analyse, la supériorité reste au Brahmane : il peut exister sans le Kshatriya, non le Kshatriya sans lui.
  10. Voy. Senart, p. 168.
  11. Voy. Regnaud, Matériaux pour servir à l’histoire de la philosophie de l’Inde. Paris, Vieweg, 1876, p. 55-60. Fick, Die Sociale Gliederung, p. 42. V. plus bas, p. 259.
  12. Cité par Weber, Ind. Stud., X, p. 30.
  13. Sur l’importance croissante du purohita, v. Oldenberg, La Religion du Véda (trad. fr.). Paris, F. Alcan, 1903, p. 319-326.
  14. Cf. Deussen, Allgemeine Geschichte der Philosophie, mit besonderer Berücksichtigung der Religionen. Leipzig, Brockhaus, 1894, I, p. 166
  15. Les Castes, p. 249.
  16. La Mazelière, Essai sur l’évolution de la civilisation indienne, v. plus bas, p. 90 sqq.
  17. Sherring, Hindu Tribes and Castes, III, p. 218, 235.
  18. Essai sur le Véda, p. 283-285.
  19. Philos. des Grecs, trad. fr., I, p. 54.
  20. Ibidem, p. 382.
  21. Ainsi le porc adoré par certaines tribus aborigènes devient un avatar de Vishnou. On trouverait de nombreux exemples de cette « brahmanisation des cultes » dans Crooke, Risley, Lyall (op. cit.). Barth fait remarquer à ce propos la commodité de la théorie des Avataras : elle permet de concilier l’aspiration à un certain monothéisme avec l’irrésistible penchant pour les cultes multiples (Religions of India, p. 101). Monier Williams (Modern India and Indians. Londres, Kegan Paul, 5e édit., 1891, p. 230) va jusqu’à dire, en s’appuyant sur ces faits, que le panthéisme des Hindous n’est qu’une façade pour leur polythéisme. Cf. Hopkins, Religions of India. Londres, Ginn, 1898, p. 361 sqq.
  22. Voy. Lyall contre Max Müller, Mœurs religieuses et sociales de l’Extr.-Or., ch. V. Cf. Schlagintweit, art. cit., p. 568. Risley, op. cit., I, p. xvi-xx.
  23. Voy. ce que dit Bernier (Voyages, II, p. 138). « Quand je leur disais sur cela que dans les pays froids il serait impossible d’observer leur loi pendant l’hiver, ce qui était signe qu’elle n’était qu’une pure invention des hommes, ils me donnaient cette réponse assez plaisante : qu’ils ne prétendaient pas que leur loi fût universelle, que Dieu ne l’avait faite que pour eux, et c’était pour cela qu’ils ne pouvaient recevoir un étranger parmi leur religion, qu’au surplus ils ne prétendaient pas que la nôtre fût fausse, qu’il se pouvait faire qu’elle fût bonne pour nous. »
  24. Cf. Sylvain Lévi, La Science des religions et les religions de l’Inde, leç. d’ouv., p. 2. « Indifférent aux dogmes comme aux rites, commodément appuyé sur l’autorité fort maniable des Védas, le Brahmane poursuit avec ténacité l’idéal tracé par ses législateurs : sa propagande lentement victorieuse rêve d’imposer à l’Inde entière la savante hiérarchie des castes, qui l’élève même au-dessus des dieux. »
  25. Senart, op. cit., p. 134.
  26. Cité par Weber, Ind. Stud., X, p. 71.
  27. Cf. Oldenberg, Le Bouddha, p. 13.
  28. Senart, loc. cit.
  29. Cf. Zimmer, Altind. Leben, p. 105-115.
  30. Tribes and Castes of Bengal, I, p. xxxiv.
  31. Page 199.
  32. V. plus bas, p. 142 sqq.
  33. V. Census of India. Calcutta, 1903 ; vol. I, India, par MM. Risley et Gait, p. 555 ; vol. XIII, Central Provinces, par M. Russell, p. 193. Cf. Baines, Social Differentiation in India (Journal of the royal asiatic society, 1894) » p. 664. Risley, Race basis in Indian Politics (extr.), p. 751 sqq.
  34. Observations sur les mœurs des Hindous, p. 14. Voy. dans le même livre le récit détaillé des précautions que les Brahmanes s’obligent à prendre pour ne pas se souiller et des opérations journalières par lesquelles ils se purifient. Cf. Vidal de la Blache, Le Peuple de l’Inde d’après la série des recensements, dans les Annales de géographie, 15 nov. 1906, p. 437 : « Ce n’est pas sur la pureté de la race, comme on le dit souvent, c’est sur l’orthodoxie rituelle que se fonde l’idée de supériorité sociale. »
  35. C’est ce que manifeste le zèle avec lequel on imite les Brahmanes. Dans l’espoir de s’élever d’un degré sur l’échelle de la pureté, on voit de basses castes adopter et respecter scrupuleusement tel usage « lancé » par les Brahmanes. C’est ainsi que se seraient répandues, de caste en caste, l’habitude des mariages précoces, et l’interdiction du remariage des veuves. Cf. Jolly, Recht u. Sitte, p. 75. V. plus bas, p. 126.
  36. Voy. dans l’Année sociologique, II, l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de MM. Mauss et Hubert.
  37. D’autant que ces opérations variaient beaucoup, dans le détail, avec les demandes. V. S. Lévi, La Doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, Paris, Leroux, 1898, p. 123. Plusieurs auteurs attribuent une influence décisive, pour la formation du métier de prêtre, à ces questions de technique. V. par ex. Macdonell, A History of sanskrit Literature, 1900, p. 160. Deussen, Allgem. Gesch. der Philos., I, p. 169. Dutt, Ancient civilization of India, I, p. 230. Baines, art, cit., p. 663.
  38. Oldenberg, Religion du Véda, p. 337.
  39. V. à ce sujet les remarques d’Oldenberg, Zeitschrift der D. M. G., 1897, p. 374, en note.
  40. C’est de ce fait que Frazer énumère les diverses conséquences dans le Rameau d’or. Études sur la magie et la religion, tome I, trad. fr. Paris, Schleicher, 1903.
  41. Une preuve que cette consécration est pour le Brahmane une sorte d’état normal, c’est qu’il n’a pas besoin pour « entrer » dans le sacrifice, sauf dans des circonstances extraordinaires, de préparation spéciale (v. Mauss et Hubert, Année sociologique, II, p. 53).
  42. Voy. Bergaigne, La Religion védique d’aprés les hymnes du Rig Véda. Paris, Vieweg, 1878, tome I, introduction. V. plus bas, p. 255 et suiv.
  43. V. Année sociol., II, préface.
  44. Il faudrait donc généraliser ce que R. Smith disait du rapport des Aryens avec les Sémites : « Les différences entre les religions sémite et aryenne ne sont ni si primitives ni si fondamentales qu’on l’a cru. Non seulement en matière de culte, mais pour l’organisation sociale en général, — et nous avons vu que la religion antique n’est qu’une partie de l’ordre social qui embrasse à la fois hommes et dieux, — les deux races, aryenne sémite, commencent sur deux lignes si semblables qu’elles en sont presque indiscernables ; la divergence de leurs routes, qui devient de plus en plus manifeste avec le temps, n’est nullement affaire de race ou de tendance innée, elle dépend dans une large mesure de l’action des causes spéciales, géographiques et historiques.
    Dans les deux races, les premières phases du développement social et religieux se déroulent dans de petites communautés, dont l’organisation politique est fondée, au seuil de l’histoire, sur le principe de la parenté, dont la cohésion n’est assurée que par les liens du sang, les seuls qui vient alors une force absolue et indiscutée. » The Religion of the Semites, p. 33.