Essais sur le régime des castes/Partie I/Chapitre 2


CHAPITRE II

L’OPPOSITION DES CASTES ET LA FAMILLE


Les groupes élémentaires de la société hindoue, non contents de se spécialiser, se repoussent en quelque sorte les uns les autres.

C’est en cherchant les origines de cette répulsion mutuelle qu’on a été amené à rapprocher la caste de la famille. M. Senart surtout a poursuivi ce rapprochement[1].

M. Senart, plus encore que MM. Nesfield et Dahlmann, est partisan d’une explication « naturelle » du régime des castes. Il condamne toute théorie qui tendrait à le présenter comme une invention récente. Pour découvrir les germes de groupements aussi nombreux, séparés par des règles aussi rigoureuses, c’est dans la nuit des temps, c’est au plus lointain passé de l’histoire hindoue qu’il nous fait remonter.

Est-ce à dire qu’il nous montre, dès les temps védiques, les castes constituées ? Les renseignements tirés des Védas nous permettent-ils d’en induire l’existence ? La question est encore controversée. Les uns persistent à croire, avec M. Zimmer, que si l’on fait abstraction de l’hymne fameux où l’on voit les quatre castes classiques naître des membres de Purusha – hymne postérieur, de l’aveu de tous, au reste des hymnes védiques – rien, dans les Védas, ne permet d’affirmer que la population hindoue ait été d’ores et déjà divisée en groupes héréditairement spécialisés. Le terme de Vaiçya désigne l’ensemble des hommes libres, non un groupe assujetti à une profession déterminée. Le métier des armes ne semble pas être le monopole des Kshatriyas. Le terme de Brahmane enfin signifie d’abord sage, puis poète ; plus tard seulement il prend le sens de prêtre[2].

D’autres font remarquer, avec M. Ludwig, que les rites sont déjà assez compliqués pour réclamer la formation d’une classe sacerdotale spéciale, qui s’arroge bientôt le monopole du sacrifice ; à côté de cette classe sacerdotale une noblesse se constitue, qui ne se mêle pas à la masse du peuple et fixe ses privilèges par l’hérédité ; ainsi non seulement la race des Aryas conquérants s’oppose à la race des Dasyus, mais encore elle est déjà intérieurement sectionnée en trois groupes superposés[3].

Entre ces deux thèses, M. Senart prend une position nouvelle. Pour lui les faits invoqués par M. Ludwig, fussent-ils exacts, ne suffiraient pas à démontrer l’existence de castes proprement dites. Il admettra bien, contre M. Zimmer, que des classes devaient s’être formées dès les temps védiques[4] : mais les classes ne sont pas des castes. Il lui paraît vraisemblable que la population hindoue était dès lors divisée en groupes analogues, en effet, aux pishtras de l’Iran. Mais peut-on assimiler un « vague groupement » à une « caste véritable », nécessairement plus restreinte, adonnée à une profession définie, reliée par une commune descendance, enfermée dans des règles particulières, gouvernée par des coutumes propres, – organisme enfin de sa nature circonscrit, exclusif, séparatiste ? La division en classes est un phénomène commun ; la séparation en castes est un phénomène unique. Celle-là ne distingue dans une société que trois ou quatre cadres très vastes ; celle-ci la sectionne en un nombre infini de petits cercles rigoureusement fermés. On ne saurait donc chercher, dans la distinction des « varnas » védiques, l’origine du régime des castes[5].

Les vrais prototypes des castes ne sont pas les « varnas » mais les « jâtis »[6]. Les chaînes qui unissent les membres d’une même caste n’ont pas été forgées avec les débris de celles qui unissaient les représentants d’une même classe ; c’est de celles qui unissaient les descendants d’une même lignée que leur viennent leurs anneaux. Seuls les cercles formés par les familles étaient assez étroits et assez nombreux pour engendrer la multiplicité des castes. L’exclusivisme actuel des castes n’est que le souvenir lointain de l’isolement des clans.

À vrai dire, sur la constitution de ces clans et leurs rapports, les Védas nous livrent moins de renseignements encore que sur la hiérarchie des classes. Nous observons sans doute que la population hindoue était divisée en viças et en janas : nous distinguons, d’après Zimmer, des tribus, des villages, des familles, analogues aux formes sociales que l’on rencontre chez les Germains et les Slaves[7]. Mais nous ne saisissons pas avec assez de netteté la formation de ces groupements élémentaires ; nous ne connaissons pas avec assez de précision leur organisation, leurs mœurs, les prohibitions qu’ils imposaient aux relations sociales, pour pouvoir y marquer le point de départ des règles de la caste[8].

Est-ce une raison décisive pour abandonner l’hypothèse ? Il faut bien se rendre compte que la littérature brahmanique est loin de nous procurer une image exacte et complète de la vie hindoue. On a mis au jour déjà, par d’autres voies, plus d’une institution, plus d’une croyance qui serait restée ensevelie à jamais, si l’on s’en était tenu à la tradition des Brahmanes[9]. Le silence des Védas ne suffit donc pas à nous empêcher de rechercher, dans les coutumes primitives de l’organisation familiale, la racine des règles constitutives du régime des castes.

Des analogies peuvent heureusement suppléer aux renseignements directs. Consultons, avec M. Senart, l’histoire des vieilles sociétés aryennes, sœurs par la race de la société hindoue, et moins voilées qu’elle[10]. Nous y verrons se dérouler l’évolution, variable suivant les lieux, de l’antique constitution familiale ; et nous constaterons que nombre de traits, dans cette constitution, rappellent ceux qui nous frappaient dans la constitution de la caste. À Rome comme en Grèce, il apparaît que l’antique famille aryenne est essentiellement une association religieuse, groupant pour un même culte, autour d’un même foyer, les gens de même sang. Le désir d’assurer la continuité et la pureté de ce culte inspire la plupart des prescriptions qu’elle formule pour ses membres.

Par exemple, le repas, produit du foyer sacré, est le signe extérieur de la communauté de la famille[11] : c’est pourquoi il est interdit primitivement de partager le repas d’un étranger. Alors même que cette interdiction sera oubliée, les descendants d’une même lignée conserveront l’habitude de se réunir pour manger ensemble, dans certaines circonstances solennelles[12] : les repas funèbres, le perideipnon des Grecs, le silicernium des Romains garderont le sens sacré du repas de famille[13].

De même, on reconnaîtra, dans leurs lois touchant le mariage, le souci religieux qui pénètre l’antique organisation familiale. « Ce n’est pas seulement par orgueil nobiliaire, c’est au nom du droit sacré que les gentes patriciennes, de race pure, restées fidèles à l’intégrité de la religion antique, repoussaient l’alliance des plébéiens impurs, mêlés d’origine, destitués de rites de famille[14] ».

Or, ces prohibitions qui tendaient, jusque dans la cité antique, à empêcher les « étrangers » de se mêler ou même de manger ensemble, ne sont-elles pas celles-là mêmes qui dressent, entre les castes de l’Inde, de si hautes barrières ? Ici ce système de prescriptions est allé se renforçant et comme s’aggravant, tandis que là il allait s’effaçant au contraire ; mais ici et là on retrouve le même système, organisé par le même esprit. En Inde, les racines restent cachées, les feuilles sont touffues ; chez les peuples de l’Antiquité classique, presque toutes les feuilles sont tombées, les racines seules sont saillantes : mais c’est toujours le même arbre, et c’est l’arbre aryen. En Inde, la communauté de nourriture, d’après M. Ibbetson, est encore employée comme le signe extérieur, la manifestation solennelle de la communauté du sang. Et c’est sur l’idée que les époux forment le couple sacrificateur attaché à l’autel familial du foyer que repose, en dernière analyse, l’endogamie de la caste hindoue[15].

Il est donc possible de reconnaître, sur l’organisation de la société hindoue, le sceau des conceptions religieuses propres aux Aryens : leur influence explique tout naturellement ce que ne pouvaient expliquer les exigences de l’industrie. Les coutumes si singulières de la caste, les règles dont elle entoure le connubium et la commensalité ne recouvrent-elles pas « exactement le domaine du vieux droit gentilice[16] »  ? Il nous est donc permis dès maintenant de ne plus rester dans le vague : nous pouvons nommer l’ancêtre de la caste. Elle descend en ligne directe de la famille aryenne.


Que penser de cette théorie ?

On la loue[17] d’avoir attiré l’attention sur le nombre considérable des castes hindoues, que la tradition brahmanique tendait à voiler, et prouvé la nécessité de chercher, jusque dans le haut passé de l’Inde, les germes de cette multiplicité d’organismes qui frappe l’observateur de nos jours. Mais a-t-elle vraiment démontré que la caste s’est bâtie sur la charpente de la famille, et précisément sur la charpente de la famille aryenne ?

Sur ce dernier point, on ne manquera pas de faits à opposer à M. Senart. Car il semble bien que les croyances et les coutumes qu’il présente comme des monopoles des peuples aryens se retrouvent, en réalité, chez nombre d’autres peuples[18].

Que certains objets soient naturellement sacrés pour certaines personnes, qu’ils doivent donc leur inspirer un sentiment ambigu, où le respect se mêle à l’horreur, et qu’on ne puisse en conséquence les toucher qu’avec les plus grandes précautions, ces idées peuvent sembler étranges aux civilisés – elles sont communes à presque tous les peuples primitifs. M. Senart parle quelque part des « scrupules de pureté aryens » comme si ces scrupules, qui pèsent en effet si lourdement sur la caste hindoue, n’étaient pas le lot de beaucoup de races qui n’ont, avec la race hindoue, aucun rapport de parenté. Chez les Sémites comme chez les Aryens, il y a des animaux impurs, le sang contamine, tels contacts sont défendus, spécialement à qui va sacrifier[19]. Et si l’on voulait chercher l’origine de ces croyances, c’est, suivant R. Smith[20], au sentiment du tabou – sentiment familier, semble-t-il, à toutes les races connues – qu’il les faudrait rattacher.

Du moins les scrupules plus particuliers, ceux-là mêmes qui limitent le connubium et la commensalité, seraient-ils spéciaux aux Aryens ?

Pour démontrer que la caste hindoue descend en ligne directe de la famille aryenne, M. Senart nous rappelle que la « communion », la communauté du repas, signe essentiel de la communauté de caste est aussi, aux yeux des peuples aryens, un symbole sacré de parenté. Mais c’est précisément en étudiant la religion des peuples sémites que R. Smith a été amené à mettre en lumière l’importance du « repas sacrificiel ». Chez les Sémites, le banquet sacrificiel est essentiellement une fête de parents. Le repas sacré unit non seulement le fidèle au dieu mais les fidèles entre eux : il leur donne la même chair, il fait circuler en eux le même sang. « L’acte de manger et de boire avec un homme est le symbole et la confirmation de la parenté, la preuve qu’ils sont liés par des obligations sociales mutuelles. » Si bien qu’il suffit d’avoir partagé le repas d’un homme pour devenir en quelque sorte son frère[21]. Tant il est vrai que pour les Sémites aussi bien que pour les Aryens, il y a d’étroits rapports entre la commensalité et la fraternité. Les prescriptions de la caste touchant les repas peuvent être puisées au fonds commun des idées primitives ; elles ne prouvent nullement l’existence d’un fonds spécialement aryen.

Les prescriptions concernant le mariage seraient-elles plus significatives ? Dirons-nous par exemple que seules les tribus de race aryenne pratiquaient cette endogamie qui maintient encore aujourd’hui les castes séparées, tandis que, chez la plupart des autres races, l’exogamie prédomine ?

Et en effet c’est surtout, semble-t-il, de règles et de pratiques exogamiques que nous parlent les observateurs des sociétés primitives. Mais il importe ici de ne pas se laisser duper par l’antithèse. On aurait tort de classer les peuples en « exogamiques » et « endogamiques ». En fait, l’exogamie se montre à nous presque toujours accompagnée d’une endogamie corrélative. C’est-à-dire que les règles concernant le mariage, en même temps qu’elles tracent un cercle étroit à l’intérieur duquel l’homme ne doit pas prendre femme, tracent un cercle plus large à l’intérieur duquel il peut prendre femme. M. Durkheim, discutant les théories courantes sur l’origine de l’exogamie[22] fait remarquer que « l’exogamie ne consiste pas à prendre une femme étrangère. Généralement c’est dans un clan de la même tribu ou de la même confédération que les hommes vont prendre femme. Les clans qui s’allient ainsi se considèrent comme parents… Si le mariage est exogame par rapport aux groupes totémiques (clans primaires ou secondaires) il est généralement endogame par rapport à la société politique (tribu) ».

Et sans doute, dans beaucoup de cas on nous signale les groupes entre lesquels l’alliance matrimoniale est interdite sans nous signaler ceux entre lesquels elle est permise. Mais il est probable que la plupart du temps des renseignements plus étendus feraient apparaître, au-delà des cercles exogamiques, un cercle endogamique plus large. Les formes mêmes du mariage qui paraissent le plus contraires aux pratiques endogamiques peuvent en réalité s’en accommoder. Le mariage « par capture » semble entraîner, pour les hommes, le droit d’épouser n’importe quelle femme étrangère, ravie à une tribu ennemie. Mais si c’est toujours chez les mêmes tribus qu’une tribu va capturer ses femmes, n’est-ce pas une pratique endogamique qui commence ? En fait, nous constatons parfois, là où nous connaissons mieux les cérémonies qui suivent le mariage par capture, que l’homme ne croit pas qu’il lui suffise d’avoir ravi une femme pour qu’il lui soit licite de l’épouser[23] : avant de contracter mariage avec elle, il la fait adopter par sa tribu : preuve que là même où se rencontre la pratique du rapt, le souci endogamique n’est pas forcément absent. L’endogamie est donc beaucoup plus générale qu’on ne le croirait au premier abord. Comme la caste hindoue, beaucoup de tribus de races très diverses sont endogames pendant que leurs sections sont exogames. Les scrupules hindous concernant les mariages n’ont donc rien qui démontre nécessairement la descendance aryenne des castes.

La thèse ne serait défendable que si l’on prouvait d’une part que telle forme de l’organisation familiale est seule capable d’engendrer la caste, et qu’en même temps cette forme ne se rencontre que chez les races aryennes. Dira-t-on, par exemple, que la forme patriarcale, avec le culte des ancêtres, est par excellence la forme aryenne ? et que les peuples aryens n’ont pas connu la forme matriarcale qui se rencontre si souvent, unie au totémisme, chez les peuples sémitiques[24] ? Mais d’abord, il serait possible de trouver chez des peuples de race aryenne des traces de matriarcat. Ensuite on ne voit pas en quoi le fait d’avoir traversé la phase de l’organisation matriarcale devrait empêcher un peuple d’aboutir au régime des castes. Pour que ce régime se constitue, il faut la survivance et la prédominance de ce sentiment de parenté qui est le ciment des groupes primitifs. Mais que ces groupes aient été originellement composés de familles où les enfants appartenaient au père, ou de familles où les enfants portaient le nom de la mère, c’est ce qui importe peu.

Nous en dirions autant du totémisme. M. Senart relève, dans le monde hindou, des traces de totémisme qui « détonnent »[25]. Est-ce à dire qu’un peuple chez lequel le totémisme aurait régné n’aurait pu se constituer en groupes endogames comme les castes ? Il est constant au contraire que des peuples fidèles au totémisme, comme certaines tribus australiennes, s’ils pratiquent l’exogamie du clan, pratiquent aussi l’endogamie de la tribu[26]. Rien n’empêche donc que les castes hindoues aient compté, parmi leurs ancêtres, des peuplades totémiques. Et si nous le remarquons, ce n’est pas pour essayer de démontrer l’universalité du totémisme, mais seulement pour rappeler que la division du peuple hindou en castes ne prouve nullement qu’il n’ait été nourri, à l’époque où s’ébauchait son organisation sociale, que de croyances proprement aryennes.

Les ethnographes ont donc le droit de supposer que les castes aryennes ont sans doute ressemblé beaucoup, autrefois, à ces tribus anaryennes qui vivent aujourd’hui encore sur les frontières de l’hindouisme[27]. Déjà, pour nombre d’inventions ou d’institutions, on a pu montrer que la part des conquérants aryens avait été exagérée, et que l’Inde ne les avait pas attendus, par exemple, pour composer des livres ou pour former des médecins, pas plus que pour cultiver la terre ou pour fonder des villages[28]. De même, elle ne les a pas attendus pour connaître ces scrupules de pureté ou ces règles endogamiques dont la persistance et l’exagération constituent l’originalité de ses castes. Non que nous prétendions que ses autochtones aient imposé cette organisation sociale à ses envahisseurs. Nous notons seulement qu’elle n’était le monopole ni des uns ni des autres. Lorsqu’ils se sont rencontrés, il est probable qu’Aryens et Aborigènes étaient les uns et les autres divisés en tribus ; leur choc a sans doute redoublé l’intensité de cette répulsion pour l’étranger dont chacun de ces groupes primitifs portait en lui le germe. Mais on ne peut dire que cet esprit de division et d’opposition mutuelles, qui devait pénétrer toute l’organisation de l’Inde, lui ait été apporté par une race plutôt que par une autre. Presque toujours, lorsqu’on fait l’histoire d’une institution, on commence par la considérer comme l’apanage d’une race. Mais presque toujours aussi, à mesure que la recherche s’étend, la race se trouve dépossédée : on s’aperçoit que l’institution est plus commune qu’on ne le croyait. Ainsi on a depuis longtemps démontré que le wergeld n’était pas spécial aux Germains[29] ; on démontre aujourd’hui que la communauté domestique se retrouve chez les peuples anaryens aussi bien que chez les aryens[30]. De même s’il s’agit des castes, il faut se garder du « mirage aryen ». Pour s’expliquer les usages qui fragmentent encore aujourd’hui le peuple hindou, il n’est pas nécessaire de les considérer comme les conséquences directes d’une croyance proprement aryenne ; ils sont des survivances et comme des pétrifications extraordinaires de coutumes religieuses très générales[31].

M. Senart nous met avec raison en garde contre les théories « trop compréhensives »[32] ; avec raison, il souhaite que l’on substitue, aux filiations vagues, des enchaînements historiques, des déterminations précises. Mais il ne faut pas que le souci de la précision nous masque la généralité des coutumes. Celles qui interdisent le mariage, la communion et parfois le contact entre groupes étrangers sont trop répandues pour que nous admettions que seule une influence aryenne était capable de les imposer aux Hindous. Nous ne devons donc accepter la thèse qu’en l’élargissant : s’il est vrai que la caste dérive de la famille, rien ne prouve qu’elle n’ait pu dériver que de la famille aryenne.

Et encore, lorsque nous admettons que la caste dérive de la famille, il faut s’entendre ; il ne faut pas prendre le terme de famille au sens étroit et précis qu’on lui attribue d’ordinaire. On s’abuserait si l’on tenait dès à présent pour démontré que les membres d’une même caste descendent d’un même ancêtre et sont en réalité consanguins. Le sentiment d’une parenté a dû présider à l’organisation d’une caste : cela seulement est démontré. Mais qui dit parenté ne dit pas forcément consanguinité. La parenté ne semble-t-elle pas souvent dériver, selon les idées primitives, de l’accession à un même culte, ou de la seule identité des noms, ou même de la simple cohabitation[33]. ? Il se peut donc que la caste ait été originellement formée de membres appartenant, en réalité, à des lignées différentes. Et même nous devons, si nous voulons nous représenter le groupe générateur d’une caste, le chercher non pas parmi les groupements étroits et simples de consanguins, mais parmi les groupements larges et composites de parents. Il est plus aisé, de la sorte, d’éviter certaines objections auxquelles on se heurterait, si l’on voulait dériver immédiatement la caste de la famille stricto sensu.

Par exemple, on a depuis longtemps fait remarquer que le culte de l’ancêtre semble inconnu à la caste ; on voit les membres d’une caste adorer l’instrument de leur profession, on ne les voit pas sacrifier à un héros éponyme[34] : n’est-ce pas étrange, si la caste n’est que la famille prolongée ? – M. Senart peut répondre sans doute que, à défaut du culte d’un héros éponyme, les souvenirs ou les légendes des castes prouvent que la plupart d’entre elles ont un sentiment net de leur cohésion généalogique ; qu’au surplus, ce culte pourrait s’être graduellement éteint dans la caste après en avoir été, cependant, la flamme créatrice[35]. Mais l’absence de ce culte n’apparaît-elle pas plus naturelle, si l’on envisage la caste comme une synthèse de plusieurs lignées, plutôt que comme le prolongement d’une lignée unique ?

Une objection plus grave s’oppose d’ailleurs à cette dernière manière de concevoir les rapports de la caste et de la famille.

Discutant la théorie de M. Senart, M. Dahlmann oppose radicalement la caste à la gens.[36] On soutient que les règles de la caste couvrent « exactement tout le domaine du vieux droit gentilice » ; mais ne trouve-t-on pas celles-là, sur un point important, exactement contraires à celui-ci ? La caste, a-t-on dit, est affaire de mariage : ce sont surtout les lois du mariage qui séparent à jamais les castes. Or la caste n’entend pas du tout ces lois comme les entendait la gens. La gens interdisait à ses membres de se marier entre eux ; la caste le leur prescrit. L’une est aussi rigoureusement exogame que l’autre est endogame. L’esprit de la caste ne saurait donc être né de l’esprit de la famille.

C’est triompher trop aisément. M. Senart n’a pas oublié l’exogamie de la gens. Il nous rappelle qu’au témoignage de Plutarque, les Romains n’épousaient jamais, dans la période ancienne, de femmes de leur sang[37]. Il reconnaît donc que les souvenirs de la gens peuvent bien expliquer l’exogamie interne de la caste, qui défend, par exemple, les mariages entre les membres d’une même gotra ; mais ils ne sauraient expliquer son endogamie. Force est d’accorder que la caste est la réunion de plusieurs gentes plutôt que la prolongation d’une gens. Si M. Senart maintient néanmoins que la caste s’est modelée sur l’organisation familiale, c’est qu’il admet que l’organisation familiale a donné leur forme non pas seulement aux groupes primaires qui seraient les familles proprement dites, mais aux groupes composés, secondaires ou tertiaires, formés par la réunion de plusieurs familles, qui seraient les clans et les tribus. Le clan et la tribu, quels que soient les noms qu’ils prennent dans les différents pays, ne sont que l’élargissement de la famille[38] : « ils en copient l’organisation en l’étendant ». C’est donc à l’image des larges groupes de parents, — clans ou tribus, — non à l’image des groupes étroits de consanguins, — familles proprement dites, — que la caste est endogame.

Ces groupes plus larges sont-ils vraiment l’élargissement de la famille, qui serait le groupe premier ? Ou au contraire faut-il croire que la famille proprement dite s’est spécifiée progressivement, en se détachant de la masse ? D’un autre côté, est-ce dans un groupe « tertiaire » ou dans un groupe « secondaire », est-ce dans la tribu ou dans le clan qu’il faut chercher le véritable germe de la caste ? C’est sur ces points que l’on voudrait apporter des notions plus précises. Les différents types de sociétés primitives ne nous semblent pas encore assez nettement définis et classés pour nous permettre ces déterminations. Que l’esprit commun à ces sociétés ait survécu dans la caste, que les scrupules religieux de toutes sortes qui les portent à se repousser les unes les autres nous expliquent naturellement ceux qui isolent encore aujourd’hui les castes de l’Inde, cela seulement nous paraît établi.


  1. Les Castes dans l’Inde. Cf. Lyall, Études sur les mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient, ch. vii.
  2. Zimmer, Altindisches Leben, p. 185-190.
  3. Senart, op. cit., p. 149,159. Cf. J.-A. Baines, On certain features of social differentiation in India (Extr. du Journal of the Royal Asiatic Society), p. 663.
  4. Ibid., p. 150.
  5. Senart, pages 154, 158, 180.
  6. Barth. Cf. Jolly, Zeitschrift der Deutsch. Morgenl. Gesell. 1896, p. 515.
  7. Zimmer, op. cit., p. 159. Cf. Senart, op. cit., p.225.
  8. La constatation de cette absence de renseignements précis est la principale objection adressée par Oldenberg à la théorie de Senart. Cf. Zeitschrift der Deutsch. Morgenl. Gesell, 1897, p. 280 sqq.
  9. V. Senart, op. cit., p. 160. V. ce que dit Barth, dans sa préface aux Religions of India (Londres, Trubner, 1891), p. xv. Cf. Année sociologique, I, p. 212 et 219, sur l’ouvrage de Crooke, The Popular Religions and Folklore of Northern India.
  10. Senart, op. cit., p. 207.
  11. Les noms mêmes employés parfois pour désigner les membres de la famille le prouvent : ὁμοσιπύοι, ὁμοκάπνοι. Cf. Aristote, Politique, I, 2, 1252 b 13.
  12. Par exemple à la fête des Apaturies. Cf. Curtius, Histoire Grecque, III, p. 494.
  13. Senart, p. 213. Cf. Leist, Altarisches Jus Civile, p. 200 sqq.
  14. Senart, p. 210.
  15. Report on the Census of the Punjab, 1881. M. Risley reproduit une partie de ce rapport, difficile à trouver, dans les Ethnographie Appendices du Census of India de 1901 (vol. I, Calcutta, 1903).
  16. Senart, p. 233.
  17. Cf. Barth, Jolly, art. cit.
  18. Oldenberg, Zeitschrift der Deutsch. Morg. Gesell. Bd 51, p. 279 en note.
  19. R. Smith, The Religion of the Sémites, Gifford lectures, 1890, p. 159 sqq.
  20. Ibid., p. 448-452.
  21. The Religion of the Semites, p. 269-275. Cf. Reinach, Cultes, mythes et religions, Paris, Leroux, 1905, I, p. 96-104.
  22. Année sociologique, I, p. 31. Mac Lennan reconnaît que l’exogamie se pratique le plus souvent à l’intérieur de la tribu. Toutefois — en raison de sa théorie — il considère cette exogamie intérieure comme une forme ultérieure et dérivée. Frazer note que les tribus australiennes dont les membres peuvent se marier avec les membres de n’importe quel autre clan semblent une exception. Le plus souvent les tribus sont divisées en phratries exogamiques. Ainsi les Tlinkits sont divisés en phratrie du Corbeau et en phratrie du Loup. Les membres de la phratrie du Corbeau doivent épouser ceux de la phratrie du Loup et réciproquement (Le Totémisme, p. 88,93). J.-W. Powell (Sociology or the Science of Institutions, p. 703-4) remarque que les faits mieux connus depuis Mac Lennan ne permettent plus de maintenir la distinction que celui-ci proposait : « Il n’y a pas de peuple, tribal ou national, qui n’ait son incest groupe ; tous les peuples sont endogames en même temps qu’exogames. » C’est donc à tort que l’on suppose que l’endogamie ne s’établit définitivement que là où règne l’inégalité des groupes.
  23. Lyall, Mœurs relig, et soc. de l’Extrême-Orient, p. 348.
  24. Cf. R. Smith, Kinship and Marriage in Early Arabia, Cambridge, 1884.
  25. Que les pratiques totémiques soient très nombreuses chez les tribus anaryennes, c’est ce qui a été abondamment prouvé (Cf. Crooke, The Popular Religion and Folklore of Northern India. Westminster, Gonstable, 1896, II, chap. iii. Mais on a pu retrouver des traces de ces pratiques jusque chez des castes hindoues assez élevées, par exemple chez les Pallivahs du Radjpoutana (Jogendranàth Bhattacharya, Castes and sects, p. 69), ou chez les Humkars d’Orissa. Cf. Risley, Tribes and Castes of Bengal, p. xlv, sqq. Lange, Mythes, Cultes et Religions (trad. fr.), p. 75-76. Bien plus, Oldenberg a pu montrer l’origine totémique de plusieurs noms de Gotras brahmaniques (La Religion du Véda (trad. fr.), p. 71). Le totémisme ne serait donc pas aussi étranger à l’hindouisme que M. Senart paraît le croire.
  26. Cf. Durkheim et Frazer, loc. cit. supra. Frazer cite même des groupes totémiques entre les membres desquels les rapports sexuels sont obligatoires. Cf. Année sociologique, III, p. 218.
  27. Dans l’Inde centrale, dit sir Lyall (op. cit., p. 343), nous pourrions établir grossièrement une sorte d’échelle sociale, ayant simplement pour base la horde aborigène, et pour sommet le clan pur aryen : il ne serait même pas difficile de montrer que ces diverses classes se rattachent par un lien réel, et qu’elles ont quelque point d’origine commune. — À des degrés divers, Risley, Nesfield, Ibbetson sont partisans de cette communauté d’origine. Sur les rapports entre les tribus et les castes v. le Census of India, 1901, vol. I, India, p. 514-523 ; vol. VI, Bengal, p. 362 ; vol XVII, Punjab, p. 300 ; vol. XVIII, Baroda, p. 434,502 ; vol. XIX, Central India, p. 198,202 ; vol. XXV, Rajputana, p. 124.
  28. Cf. Baden-Powell, Village communities in India, p. 47 » 63 sqq.
  29. Cf. Dareste contre Haxthausen, Études d’histoire du droit, p. ix-xi.
  30. G. Cohn, Gemeinderschaft und Hausgenossenschaft, 1899.
  31. V. ce que dit Oldenberg (La Religion du Véda, p. 32) des liens de l’indianisme avec les religions primitives. Crooke (Tribes and Castes of the N. W. Prov., I, p. 58) et Frazer (Golden Bough, II, p. 342, sqq.) s’efforcent de relever sur un certain nombre de cérémonies brahmaniques les traces laissées par les pratiques primitives. Cf. Lang, Mythes, cultes et religions, ch. III, VIII, xvi, trad. franç., Paris, F. Alcan, 1896.
  32. Op, cit., p. 203.
  33. M. Durkheim a souvent attiré l’attention gur ces faits dans l’Année sociologique, I, p. 307-332 ; II, p. 319-323
  34. Voy. Nesfield, Caste System, p.92 sqq.
  35. Page 70. Cf. Hearn, The Aryan Household, p. 121,210. « Dans l’altération des conditions sociales, dit Lyall (op. cit., p. 379), il devient impossible que les groupes apparentés continuent de se rattacher les uns aux autres par la descendance d’une souche commune. La foule s’adonne à des occupations diverses, s’installe en divers endroits, contracte des mariages étrangers, adore de nouveaux dieux ; les hauts et les bas d’une existence plus compliquée brisent la généalogie, relâchent les liens du sang, effacent le nom patronymique… »
  36. Das Altindische Volkstum, p. 56 sqq.
  37. Op. cit., p. 209.
  38. Page 222. C’est la thèse soutenue par M. Hearn (The Aryan Household), et par Leist (Altarisches Jus civile).