Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/9

Essais de morale et de politique
Chapitre IX
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 73-91).
IX. De l’envie.

De toutes les affections de l’âme, les deux seules auxquelles on attribue ordinairement le pouvoir de fasciner et d’ensorceler, sont l’amour et l’envie. Ces deux passions ont également pour principes de violens désirs ; elles enfantent toutes deux une infinité d’opinions fantastiques et de suggestions extravagantes. L’une et l’autre agissent par les yeux et viennent s’y peindre ; toutes circonstances qui peuvent contribuer à la fascination, si les effets de ce genre ont quelque réalité. Nous voyons aussi que l’Écriture sainte appelle l’envie, un œil malfaisant, et que les astrologues qualifient de mauvais aspects, les malignes influences des astres. Ainsi, c’est un point accordé que, dans l’instant où l’envie produit ses pernicieux effets, c’est par les yeux qu’elle agit, et par une sorte d’éjaculation ou d’irradiation. On a même poussé les observations de ce genre au point de remarquer que les momens où les coups que porte l’œil d’un envieux sont les plus funestes, sont ceux où la personne enviée triomphe dans le sentiment trop vif de sa propre gloire ; ce qui aiguise, en quelque manière, les traits de l’envie ; sans compter que, dans cet état d’expansion de la personne enviée, ses esprits se portant davantage au dehors, ils vont, pour ainsi dire, au-devant du coup que l’envieux leur destine.

Mais, quoique ces observations si subtiles méritent qu’on leur donne quelque place dans le traité auquel elles appartiennent naturellement, nous les abandonnerons pour le moment, et nous tâcherons de résoudre, d’une manière satisfaisante, les trois questions suivantes : 1°. Quelles sont les personnes les plus disposées à envier les autres ? 2°. Quels sont les individus les plus exposés à l’envie des autres ? 3°. Quelle différence doit-on mettre entre l’envie publique et l’envie particulière ?

Un homme sans mérite envie toujours celui des autres : car l’âme humaine se nourrit, ou de son propre bien, ou du mal d’autrui ; et lorsque le premier de ces deux alimens lui manque, elle se rassasie de l’autre. Tout homme qui désespère d’atteindre au degré de talent ou de vertu qu’il voit dans un autre, le déprimo tant qu’il peut pour le rabaisser, du moins en apparence, à son propre niveau.

Tout homme fort curieux, et qui aime trop à se mêler des affaires d’autrui, est ordinairement envieux ; car tous ces mouvemens qu’il se donne pour s’immiscer dans les affaires des autres, n’étant pour lui rien moins qu’un moyen nécessaire pour mieux faire les siennes, il est à croire qu’il trouve du plaisir à considérer si curieusement les affaires des autres, pour remarquer leurs fautes, saisir leurs ridicules, et se faire de ce spectacle une sorte de comédie[1] ; celui qui ne se mêle que de ses propres affaires ayant rarement sujet de porter envie aux autres. L’envie est une passion remuante, une coureuse, qui se tient rarement à la maison ; il n’est point de curieux qui ne soit malveillant.

Les hommes d’une naissance illustre portent presque toujours envie aux hommes nouveaux qu’ils voient s’élever, parce qu’alors la distance où ils étoient d’eux leur semble diminuée.

C’est une illusion semblable à celle que nous éprouvons quelquefois par rapport aux objets visibles ; par exemple, lorsque d’autres avançant rapidement, nous restons en place, ou avançons plus lentement, il nous semble que nous reculons[2].

Les personnes très laides, ou très difformes, les eunuques, les vieillards et les bâtards, sont ordinairement envieux ; car tout homme affligé d’une disgrâce qu’il croit sans remède, et qui désespère d’améliorer sa condition, s’efforce de détériorer celle des autres ; à moins que ces disgrâces, naturelles ou accidentelles, ne se trouvent jointes à une âme générense et héroïque, dans un homme qui veuille, en les tournant à son avantage, passer pour une sorte de prodige, et faire dire de lui : c’est pourtant un eunuque, ou un boiteux, qui a fait de si grandes choses ! De ce caractère fut l’eunuque Narsès, ainsi qu’Agésilas et Tamerlan, qui étoient boiteux.

Il en est de même de ceux qui, après de longues disgrâces, parviennent à se relever. Mécontens de tous leurs contemporains, ils regardent les disgrâces des autres comme une sorte de compensation et d’indemnité pour celles qu’ils ont eux-mêmes essuyées[3].

Ceux qu’une trop grande avidité pour les éloges et pour toute espèce de gloire, porte à vouloir exceller dans plusieurs genres, sont nécessairement envieux : ils trouvent, à chaque pas, des sujets d’envie ; car il est impossible que personne ne les surpasse dans un ou dans plusieurs de ces genres dont ils se piquent[4]. Tel fut le caractère de l’empereur Adrien, qui portoit une envie mortelle aux peintres, aux sculpteurs, aux architectes, etc. tous genres où il se piquoit d’exceller[5].

Enfin, la plupart des hommes portent envie à leurs parens, à leurs collègues, à ceux avec lesquels ils ont été élevés, lorsqu’ils les voient s’avancer et se distinguer. Ils regardent l’élévation de leur émule comme un sujet de reproches qui met entre eux et lui une distinction humiliante, et qui est toujours présente à leur esprit, sentiment que les discours publics et la réputation de leur rival réveillent sans cesse. L’envie de Caïn contre Abel fut d’autant plus vile et plus criminelle, que, dans le temps où le sacrifice de son frère fut préféré au sien, personne ne fut témoin de cette préférence.

Quant à ceux qui sont plus ou moins exposés à l’envie, nous observerons, 1º. que les personnes d’un mérite transcendant, lorsqu’elles viennent à s’élever, ont moins à craindre l’envie, parce qu’on est généralement persuadé que cette fortune leur étoit due : car ce qui excite ordinairement l’envie, ce sont les récompenses ou les libéralités, et non le simple paiement d’une dette. De plus, on ne porte envie aux autres, qu’autant que l’on se compare à eux : où il n’y a point de comparaison, il ne peut y avoir d’envie. Aussi voit-on que les rois ne sont point enviés par leurs sujets, mais seulement par d’autres rois. On doit toutefois remarquer que les personnes de peu de mérite, d’un mérite médiocre, sont plus exposées à l’envie au commencement de leur fortune que dans la suite, et que le contraire arrive aux personnages d’un mérite éminent ; quoique ce mérite soit toujours le même, son éclat diminue ; les yeux s’y accoutumant peu à peu : sans compter qu’il est tôt ou tard obscurci par celui des nouveaux venus qui paroissent sur la scène[6].

L’élévation des personnes d’une naissance illustre est moins enviée que celle des hommes nouveaux ; il semble qu’en s’élevant ainsi, elles ne fassent que jouir d’un droit attaché à leur naissance : de plus, leur fortune ne paroît pas fort augmentée par ces distinctions ; et l’envie est semblable aux rayons du soleil, qui donnent avec plus de force sur les côteaux que sur les plaines. Aussi ceux qui montent insensiblement, sont-ils moins exposés à l’envie que ceux qui s’élèvent tout d’un coup, et, pour ainsi dire, d’un seul saut.

Lorsque les honneurs sont accompagnés de soins, de travaux pénibles et de dangers, ceux qui en jouissent sont moins enviés ; on trouve que ces honneurs leur coûtent fort cher : quelquefois même on les plaint, et la compassion guérit de l’envie. Aussi les plus prudens et les plus judicieux d’entre les personnages élevés aux dignités, affectent-ils de se plaindre continuellement de la vie pénible qu’ils mènent : quelle triste vie ! s’écrient-ils souvent ; non qu’ils le pensent réellement, mais seulement pour émousser les traits de l’envie : observation toutefois qui ne s’applique qu’à ceux qui se trouvent chargés d’affaires difficiles, sans paroître les avoir attirées à eux. Car, rien, au contraire, n’attire plus l’envie que cette ambitieuse avidité qui porte à accaparer toutes sortes d’affaires ; et la plus sûre méthode qu’un personnage constitué en dignité puisse employer pour l’éteindre, c’est de laisser en place tous les subalternes, en respectant scrupuleusement tous les droits et les privilèges attachés à leurs emplois respectifs : moyennant ces ménagemens, tous ses inférieurs seront pour lui autant d’écrans qui le garantiront de l’envie.

Rien n’est plus exposé à l’envie, que ceux auxquels leur élévation donne de l’orgueil, et qui semblent n’être contens que lorsqu’ils peuvent étaler leur prétendue grandeur, soit par une fastueuse magnificence, soit en triomphant insolemment de tout opposant et de tout compétiteur. Au lieu qu’un homme prudent sacrifie quelquefois à l’envie, en se laissant à dessein surpasser et effacer même, dans des choses auxquelles il attache peu d’importance. Il est vrai, néanmoins, qu’en jouissant d’une haute fortune, d’une manière franche et ouverte, mais sans faste et sans ostentation, on donne moins de prise à l’envie qu’en affectant une excessive simplicité et en se parant d’une artificieuse modestie. Car, dans le dernier cas, il semble qu’on désavoue la fortune, et qu’on se reconnoisse indigne de ses faveurs, ce qui est pour les autres un nouveau sujet de vous porter envie.

Enfin, comme nous avions dit au commencement, que l’envie tenoit un peu de la sorcellerie, il faut employer pour les envieux le même remède qu’on emploie ordinairement pour les possédés, c’est-à-dire (pour user des termes de l’art), transférer le sort et le détourner sur un autre sujet. Aussi les plus judicieux et les plus adroits d’entre les personnages élevés aux grands emplois, ont-ils soin de faire paroître sur la scène quelque sujet sur lequel ils attirent l’attention publique, et font tomber le poids de l’envie qui, sans cet intermédiaire, tomberoit sur eux : tantôt ils la rejettent sur leurs subalternes ou leurs domestiques, tantôt sur leurs collègues mêmes et sur leurs émules. Ils ne manquent jamais de sujets auxquels ils puissent faire jouer ce rôle ; et ils en trouvent assez parmi ces hommes d’un caractère violent, audacieux, et avides de pouvoir, qui veulent absolument être employés, à quelque prix que ce puisse être.

À l’égard de l’envie publique, nous observerons d’abord qu’elle a en soi quelque chose de bon, au lieu que l’envie particulière n’a rien que de mauvais ; car l’envie publique est une espèce d’ostracisme qui sert à éclipser les personnages dont les qualités éclatantes pourroient être dangereuses. C’est, en général, un frein nécessaire pour contenir les grands et les empêcher d’abuser de leur influence[7].

Cette sorte d’envie que les Latins désignoient par le mot invidia, et qui, dans les langues modernes, est désignée par celui de mécontentement, est un sujet que nous traiterons plus amplement en parlant des troubles et des séditions. C’est dans un état une espèce de maladie contagieuse : car, de même que les maladies de cette espèce, en se répandant peu à peu, gagnent les parties saines et les corrompent ; de même un mécontentement général une fois excité, infectant les ordres les plus justes et les mesures les plus sages du gouvernement, les dénature dans l’opinion publique, et les fait paroître autant de nouvelles imprudences ou de nouvelles injustices. Ainsi l’on gagne peu à entre-mêler d’actions louables, les actions odieuses qui l’ont fait naître. Cette conduite mixte est un signe de foiblesse, et annonce qu’on redoute l’indignation publique qui, semblable encore, en cela, aux maladies contagieuses, attaque plutôt et plus violemment ceux qui la craignent.

Cette envie publique s’attache plutôt aux grands officiers et aux ministres, qu’aux princes et aux états mêmes ; mais voici une règle sûre à cet égard : si le mécontentement qui s’adresse au ministre est fort grand, quoique les motifs en soient légers ; ou encore, s’il est général et attaque tous les ministres sans distinction, alors ce mécontentement, fût-il encore secret, regarde la totalité du gouvernement et le prince même.

Nous terminerons cet article par une observation générale sur l’envie ; savoir, 1°. que de toutes les affections humaines c’est la plus constante et la plus opiniâtre ; au lieu que les autres passions ne se font sentir que de temps en temps, et à raison des causes accidentelles qui les excitent et les provoquent. Ainsi on a eu raison de dire qu’il n’est jamais fête pour l’envie ; car elle est toujours en action et trouve par-tout son aliment. On a observé aussi que l’envie, ainsi que l’amour, fait tomber dans un état de langueur celui qui en est atteint : effet que les autres passions ne produisent point, parce qu’elles sont moins continues et nous donnent plus fréquemment du relâche. C’est aussi la plus basse et la plus avilissante de toutes les passions. C’est pourquoi l’Écriture sainte en a fait l’attribut propre et spécial du démon, qui va pendant la nuit semer de l’ivraie parmi le bon grain : car l’envie ne porte ses coups que dans les ténèbres, et travaille invisiblement à détériorer les meilleures choses qui, dans la parabole dont ce passage est tiré, sont souvent figurées par le bon grain.

  1. Tout homme qui se mêle trop des affaires d’autrui fait mal les siennes, et finit par porter envie à ceux qui, ne se mêlant que de leurs propres affaires, les font mieux.
  2. Il ne s’agit presque jamais pour nous que de l’opinion des autres ; et les autres ne nous jugent que par comparaison. Ainsi, quand les autres avancent dans cette opinion, tandis que nous n’y avançons point, ou presque point, nous reculons.
  3. La véritable raison de leur âpreté est qu’ils croient avoir des vengeances à tirer de tous ceux qui les ont trahis, abandonnés ou méprisés trop visiblement. Ils croient avoir acquis le droit de mépriser les hirondelles humaines que l’hiver de l’adversité fait disparoître, et que le beau temps ramène par volées. Une longue disgrâce avilit et dégrade une âne foible et sans énergie ; mais elle produit sur les âmes fières et opiniâtres l’effet diamétralement opposé ; elle bande excessivement leur ressort, et lorsqu’elles se relèvent, il y paroit. Quelle sottise de regarder ainsi en arrière, au lieu de se porter en avant ! Les honnêtes gens sont toujours disposés à réparer les légers torts qu’ils ont pu avoir envers un homme long-temps maltraité par la fortune. Ainsi, tout homme qui, en se relevant d’une longue disgrâce, est assez sage pour oublier le tort que des hommes ont eu de n’être que des hommes comme les autres, tire de son indulgence même une infinité d’avantages qui en sont le prix naturel ; et la seule vengeance qu’ils doivent tirer d’eux, c’est de ne pas leur ressembler.
  4. Tout ce que gagne l’homme qui veut exceller dans tons les genres et surpasser tout le monde, c’est de se voir surpassé lui-même dans tous les genres dont il se pique, et de porter envie à tous ceux qui les professent. Car, en avançant dans un genre, on recule dans l’autre, l’homme ne pouvant tout faire à la fois, et perdant nécessairement d’un côté ce qu’il gagne de l’autre. Le seul homme vraiment ignorant, c’est celui qui ne sait pas son métier ; or, en apprenant le métier des autres, on oublie le sien ; et quand on veut apprendre tous les métiers, on finit par n’en savoir aucun.
  5. Parmi les hommes qui, étant en possession de la souveraine autorité, se piquent d’être hommes de lettres, il en est peu qui, à l’exemple du grand Frédéric, n’abusent jamais de leur puissance contre leurs émules par de sourdes persécutions ; mais l’homme est toujours homme, et, comme l’a dit Montagne, lorsqu’il est sur un trône, il n’est jamais assis que sur son cul.
  6. Il n’est point de personnage d’un mérite transcendant auquel l’éclat même de ce mérite ne suscite tôt ou tard quelque émule qui est en partie son élève, qui, prenant une route diamétralement opposée à celle du maître, devient son adrersairo, le combat avec la force même qu’il a tirée de lui, et le balance dans l’opinion publique. Tels furent Themistocle et Aristide, Agésilas et Epaminondas, Marius et Sylla, Sylla encore et Pompée, César et Caton d’Utique, Turenne et Condé, Michel Ange et Raphaël, Aristote et Bacon, Bacon encore et Descartes, Corneille et Racine, Newton et Leibnitz, Voltaire et Rousseau, etc. Sans cette duplication de personnages transcendans, le public fortement attiré par un seul vers l’un des extrêmes, se jetteroit tout d’un côté, et il n’y auroit plus d’équilibre. Celui des deux rivaux qui paroît le dernier, désole celui qui a paru le premier ; mais il console le public en partageant son admiration qu’il n’aime pas à concentrer sur un seul individu, et ce dernier venu, en le tirant à soi, le ramène, par cela seul, vers le milieu dont l’autre l’a tiré. Ce phénomène du monde de l’homme n’est qu’une image, ou plutôt n’est qu’un cas particulier de la grande loi qui régit la nature entière, empêche l’univers de retomber dans le chaos (ignée ou glacial), et y maintient, sur un fonds matériel toujours subsistant, un éternel équilibre ; chaque cause, par cela seul qu’elle exerce son action, provoquant l’action d’une cause contraire, ou une réaction. Je ne saurois trop inculquer cette vérité si féconde que tous les génies du premier ordre ont aperçue. Je la mets par-tout, parce qu’elle a par-tout sa place : je la vois dans tous les livres, comme dans tous les points de l’univers visible ; elle est dans les copies ainsi que dans l’original ; et qui la nie, la prouve par sa négation même, qui n’est qu’une réaction contre mon affirmation.
  7. Une république est presque toujours détruite par quelque personnage brillant qui attire et concentre sur lui seul l’attention due à la patrie, et qui use généreusement d’un pouvoir dont abuseront un jour les sots ou les méchans qui lui succéderont, comme l’observoit, dans le sénat, au sujet des complices de Catilina, Jules-César lui-même, qui se proposoit de tirer bientôt la conséquence pratique de ce principe. Une monarchie commence au règne d’un héros et finit au règne d’un sot ; mais cette maxime n’est pas générale. Quoi qu’il en soit, l’ostracisme d’Athènes est le vrai remède à l’inconvénient dont nous parlons.