Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/10

Essais de morale et de politique
Chapitre X
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 91-97).
X. De l’amour.

Le théâtre a de plus grandes obligations à l’amour, que la vie réelle de l’homme. En effet, cette passion est le sujet le plus ordinaire des comédies, et quelquefois même celui des tragédies ; mais elle cause les plus grands maux dans la vie ordinaire, où elle est, tantôt une sirène, tantôt une furie. On doit observer que, parmi les grands hommes, soit anciens, soit modernes, dont la mémoire s’est conservée, on n’en voit aucun qui se soit liyré avec excès aux transports d’un amour insensé : ce qui semble prouver que les grandes âmes et les grandes affaires sont incompatibles avec cette foiblesse. Il faut toutefois en excepter Marc-Antoine et Appius le décemvir ; le premier étoit un homme adonné à ses plaisirs et de mæurs déréglées ; mais l’autre étoit d’un caractère sage et austère : ce qui semble prouver que l’amour peut non-seulement s’emparer d’un cœur où il trouve un facile accès, mais encore se glisser furtivement dans le cœur le mieux fortifié, si l’on n’y fait bonne garde. Une des pensées les plus méprisables d’Épicure, c’est celle-ci : nous sommes l’un pour l’autre un théâtre assez grand : comme si l’homme qui fut formé pour contempler les cieux et les objets les plus relevés, n’avoit autre chose à faire que de demeurer perpétuellement à genoux devant une chétive idole, et d’être esclave, je ne dis pas de ses appétits gloutons, comme la brute mais du plaisir des yeux ; des yeux, dis-je, destinés à de plus nobles usages : Pour juger à quels excès cette passion insensée peut porter l’homme, et combien elle peut l’exciter à braver, pour ainsi dire, la nature et la réalité des choses qu’il apprécie, il suffit de considérer que l’usage perpétuel de l’hyperbole[1], figure presque toujours déplacée, ne convient qu’à l’amour. Or, cette exagération n’est pas seulement dans les expressions des amans, elle est aussi dans leurs idées : en effet, quoiqu’on ait dit avec fondement que le flatteur par excellence et celui avec lequel s’entendent tous les petits, est notre amour-propre, cependant un amant est un flatteur cent fois pire ; car, quelque haute idée que puisse avoir de lui-même l’homme le plus vain elle n’approche pas de celle que l’amant a de la personne aimée [2]. Aussi a-t-on eu raison de dire qu’il est impossible d’être en même temps amoureux et sage. Or, non-seulement cette foiblesse paroît ridicule à ceux qui en voient les effets sans y être intéressés, et qui en sont (actuellement) exempts ; mais elle le paroît bien davantage à la personne aimée, lorsque l’amour n’est pas réciproque. Car il est également vrai que l’amour est toujours payé de retour, et que ce retour est ou un amour égal, ou un secret mépris ; raison de plus pour nous tenir en garde contre cette passion qui nous fait perdre les choses les plus désirables, et qui, souvent elle-même, est tout-à-fait à pure perte, et manque son objet. Quant aux autres pertes qu’elle cause, les poëtes nous en donnent une très juste idée, lorsqu’ils disent que l’insensé qui donna la préférence à Hélène (à Vénus), perdit les dons de Junon et de Pallas ; en effet, quiconque se livre à l’amour, renonce, par cela seul, à la fortune et à la sagesse. Le temps où cette passion a ses redoublemens et, pour ainsi dire, son flux, ce sont les temps de foiblesse ; par exemple, celui d’une grande prospérité, ou d’une extrême adversité. Ce sont ordinairement ces deux situations (quoiqu’on n’ait pas encore appliqué cette remarque à la dernière) qui allument ou attisent ordinairement le feu de l’amour ; ce qui montre assez qu’il est l’enfant de la folie. Ainsi, quand on ne peut se défendre entièrement de cette passion, il faut du moins prendre peine à la réprimer, en l’écartant avec soin de toute affaire sérieuse et de toute action importante ; car, si une fois elle s’y mêle, elle brouillera tout et elle vous fera manquer le but. Je ne vois pas trop pourquoi les guerriers sont si fort adonnés à l’amour ; seroit-ce par la même raison qu’ils sont adonnés au vin, et parce que les périls veulent être payés par les plaisirs ?

L’amour est une affection naturelle à l’homme ; il est porté par instinct à aimer ses semblables ; et, lorsque ce sentiment expansif ne se concentre pas sur un ou deux individus, alors se répandant de lui-même sur un grand nombre, il devient charité, humanité, vertu ; et c’est ce qu’on observe quelquefois dans les religieux. L’amour conjugal produit le genre humain, l’amitié le perfectionne, mais l’amour profane et illégitime l’avilit et le dégrade.

  1. À proprement parler, l’hyperbole est une figure commune à toutes les passions ; car toute passion a pour cause une opinion exagérée ; exagération qui se fait toujours sentir par les expresssions, excepté dans les momens où l’on dissimule.
  2. Ces deux propositions ne sont au fond que la même : les amans passionnés sont ordinairement des hommes très vains, qui, se flattant de mériter une femme parfaite, s’imaginent aisément l’avoir trouvée. Cette maladie est composée de la fièvre intermittente d’un besoin très vif, très réel, mais moins fréquent que tous les autres, et de la fièvre continue de la vanité, nourrie par les poëtes, les romanciers et autres rêveurs fort agréables, qui, en nous inspirant, pour d’aimables fantômes, une belle passion qu’il faut bien tôt ou tard appliquer à quelque objet réel, éveillent ainsi toutes nos facultés actives, et nous rendent plus capables d’engendrer des réalités. L’amour n’est sans doute qu’une chimère ; mais c’est une chimère qui produit des substances, et par conséquent très solide. Ce qu’on aime dans sa maîtresse, ce n’est pas précisément elle, mais cette femme plus parfaite dont elle a donné l’idée, à laquelle on donne le même nom, et qui n’existe que dans l’alcôve de notre imagination. Cette séduisante chimère que nous épousons en idée, nous la chercherons toujours et nous ne la trouverons jamais ; mais nous épouserons réellement l’objet physique qui lui ressemble un peu ; nous réaliserons notre rêve, comme le veut la nature, et l’espèce se perpétuera. Puisque la nature même nous aveugle, en nous donnant des désirs qu’elle nous ôte, en nous rendant la vue, il paroit qu’elle n’a pas voulu fonder nos plaisirs sur la vérité, et nos poëtes ont été plus dociles à ses vives leçons que notre vieux chancelier.