Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/2

Essais de morale et de politique
Chapitre II
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 9-18).
II. De la mort.

Les hommes craignent la mort, comme les enfans craignent les ténèbres ; et, ce qui renforce l’analogie, les terreurs de la première espèce sont aussi augmentées dans les hommes faits, par ces contes effrayans dont on les berce[1]. et Nul doute que de profondes méditations sur la mort, envisagée comme conséquence du péché (originel), et comme passage à une autre vie, ne soit une occupation pieuse et utile au salut ; mais la crainte de la mort, envisagée comme un tribut qu’il faut payer à la nature, n’est qu’une foiblesse[2], Et même dans les méditations religieuses sur ce sujet, il entre quelquefois de la superstition et de la puérilité : par exemple, dans un de ces livres que les moines méditent pour se préparer à la mort, on lit ce qui suit : si la plus légère blessure faite au doigt peut causer de si vives douleurs, quel horrible supplice doit-ce être que la mort, qui est la corruption ou la dissolution du corps tout enttier ? Conclusion pitoyable, attendu que la fracture ou la dislocation d’un seul membre cause de plus grandes douleurs que la mort même, les parties les plus essentielles à la vie n’étant pas les plus sensibles[3]. C’est donc un mot très judicieux que celui de l’écrivain qui a dit, en parlant simplement en philosophe et en homme du monde : l’appareil de la mort est plus terrible que la mort même : en effet, les gémissemens, les convulsions, la pâleur du visage, des amis désolés, une famille en pleurs, le lugubre appareil des obsèques, voilà ce qui rend la mort si terrible[4].

Il est bon d’observer à ce sujet qu’il n’est point, dans le cœur de l’homme, de passion si foible qu’elle ne puisse surmonter la crainte de la mort : la mort n’est donc pas un ennemi si redoutable, puisque l’homme a toujours en lui de quoi la vaincre : le désir de la vengeance triomphe de la mort ; l’amour la méprise[5] ; l’honneur y aspire ; le désespoir s’y réfugie ; la peur la devance ; la foi l’embrasse avec une sorte de joie. Et même, si nous devons en croire l’histoire romaine, après que l’empereur Othon se fut donné la mort, la compassion, qui est la plus foible de toutes les afflictions humaines, engagea quelques-uns de ceux qui lui étoient le plus attachés, à suivre son exemple ; résolution, dis-je, qu’ils prirent par pure compassion pour leur chef, et comme la seule digne de ses partisans. À ce genre de motif Sénèque ajoute l’ennui, la satiété et le dégoût. Mépriser la mort, dit ce philosophe, il n’est pas besoin pour cela de courage ni de désespoir, c’est assez d’être las de faire et refaire, depuis si long-temps, les mêmes choses, et d’être ennuyé de vivre.

Un fait également digne d’attention, c’est le peu d’altération que l’approche de la mort produisit dans l’âme forte et généreuse de certains personnages qui ne se démentirent pas même dans ces derniers momens, et furent dignes d’eux-mêmes jusqu’à la fin. Par exemple, les derniers mots de César Auguste furent une espèce de compliment : Livie, dit-il à son épouse, adieu, et souvenez-vous de notre mariage. Tibère, mourant, dissimulait encore : déjà, dit Tacite, ses forces l’abandonnaient ; mais la dissimulation restoit[6]. Vespasien mourut en raillant ; et, sur sa chaise (percée), se sentant mourir peu à peu : eh ! dit-il, je crois que je deviens un Dieu[7]. Les dernières paroles de Galba furent une espèce de sentence : soldat, si tu crois ma mort utile au peuple romain, frappe ; puis il tendit la gorge de son assassin. Septime-Sévère mourut en expédiant une affaire : approchez, dit-il, et finissons cela, pour peu qu’il me reste encore quelque chose à faire. Il en fut de même de beaucoup d’autres personnages. Les Stoïciens se donnent trop de soins pour exciter les hommes à mépriser la mort, et tous leurs préparatifs ne font que la rendre plus terrible ; j’aime mieux celui qui a dit que la mort est la dernière fonction et le dernier acte ou le dénouement de la vie[8]. Il est aussi naturel de mourir que de naître, et l’homme naissant souffre peut-être plus que l’homme mourant[9]. Celui qui meurt au milieu d’un grand dessein dont il est profondément occupé, ne sent pas plus la mort que le guerrier qui est frappé mortellement dans la chaleur d’un combat. L’avantage propre de tout grand bien auquel on aspire, et qui remplit l’âme, est d’ôter le sentiment de la douleur et de la mort même. Mais heureux, mille fois heureux celui qui, ayant atteint à un objet vraiment digne de ses espérances et de son attente, peut, en mourant, chanter comme Siméon : Nunc dimittis, etc. Un autre avantage de la mort, c’est d’ouvrir au grand homme mourant le temple de mémoire, en éteignant tout-à-fait l’envie. Ce même homme que tous envient, dit Horace, si-tôt qu’il aura fermé les yeux, tous l’aimeront.

  1. Je prie le lecteur de fixer son attention sur cette comparaison. De quelle nature sont-ils, ces contes dont on berce les hommes faits ? Il me semble que ce sont des contes religieux ; et s’ils augmentent la crainte de la mort, c’est qu’ils font craindre quelque chose au-delà. Voilà une de ces propositions qui m’ont fait avancer que le chancelier Bacon étoit beaucoup moins dévot qu’il ne le paraît à certaines gens qui ne le sont pas plus que lui, et qui ont les mêmes raisons pour le paraître quelquefois.
  2. Le meilleur remède à la crainte de la mort, c’est de bien connoître la vie, toute tissue d’espérances presque toujours trompées, et de craintes qui, pour être chimériques ou déguisées, n’en sont pas moins senties. Si la vie n’aboutissoit à la mort, elle ne serait pas supportable ; mais la nature, en nous faisant mourir, expie le tort qu’elle eut en nous faisant naître. De quelque bien que la mort puisse nous priver, elle nous en rend un qui vaut à lui seul tous ceux qu’elle nous ôte ; le voici : cesser de vivre est cesser de souffrir ; et la mort nous guérit de la peur de mourir.
  3. La mort n’est point un mal, puisqu’on ne la sent pus ; et on ne la sent pas, puisque mourir est cesser de sentir. S’il étoit possible que nous eussions, dans ce passege de l’être au néant, un sentiment aussi vif qu’en pleine santé, la mort seroit horrible ; mais, par cela seul qu’en mourant, on cesse de sentir, on ne sent pas la mort, et la mort n’est rien.
  4. Lorsqu’il ne faut plus qu’un peu de frayeur pour tuer le malade, un prêtre arrive et l’achève. Non, la religion ne sait point adoucir les terreurs des mortels qui se sentent mourir ; et le terrible mot que l’homme noir prononce, les pousse, d’un seul coup, vers la mort qu’il annonce. Le prêtre et le médecin sont les deux acolytes de la mort ; mais ce n’est la faute ni de l’un ni de l’autre ; le médecin guérit toujours le patient, ou de sa maladie, ou de la vie ; et le prêtre est obligé d’accourir lorsqu’il est appelle : s’il tarde, le malade est privé de sacremens ; s’il se hâte, la mort se hâtera aussi : comment faire ? C’est à vous à opter entre la vie réelle et la vie idéale.
  5. La mort la plus douce c’est celle qu’on subit pour sauver la personne qu’on aime le plus, ou qu’on reçoit de la main même de la personne aimée ; car la personne qui nous fait le plus aimer la vie, est aussi celle qui nous met le plus en état de mépriser la mort.
  6. Mazarini, autre personnage non moins dissimulé, affectoit, quelques jours avant sa mort, de se tenir fréquemment à sa fenêtre, et plus paré qu’à l’ordinaire ; il avoit même du rouge et des mouches. Il fut comédien, charlatan, prêtre et italien jusqu’à la fin. Il est tel homme qui s’imagine que, si les autres croient qu’il va mourir, il en mourra plutôt ; et qui se flatte qu’en leur faisant accroire que sa mort est encore éloignée, il en vivra plus long-temps : tel fait le mort, tel autre fait le vivant ; et plus on cesse d’être, plus on veut paroître.
  7. On sait que Rome, devenue tout-d-fait esclave sous les empereurs, étoit dans l’usage de leur déférer les honneurs divins, après leur mort.
  8. Finem vita extremum inter munera ponit naturae. Comme, en latin, le mot munus signifie également une fonction, un office et un présent, un don, etc. on pourroit traduire ainsi ce vers : la mort est le dernier bienfait de la nature, traduction tendant également au but de l’auteur, qui est de faire mépriser la mort.
  9. La mort n’est point un mal, mais la crainte de la mort en est un, et l’homme a cette craints, parce qu’il est sujet à mourir. Il est aussi naturel à un être sensible de craindre sa destruction, que d’aimer sou existence ; cette crainte lui est aussi nécessaire que la faim ou la soif ; la nature lui a donné ce sentiment, pour assurer sa conservation et le garantir de la mort même, en éveillant continuellement sa vigilance. Mais, de même qu’on doit endurer la faim et la soif, quand la nécessité le commande, on doit aussi surmonter la crainte de la mort, quand le devoir l’exige. Condamner la crainte de la mort, la plus réelle, la plus opiniâtre et la moins avouée de toutes les maladies humaines, ce n’est pas en guérir ceux qui on sont atteints ; il vaut mieux procéder à cette guérison par deux genres de remèdes, savoir toutes les espèces d’ivresses et toutes les espèces de fortes distractions. Mais le plus noble et le plus sur préservatif contre cette crainte et contre celle de tous les inconvéniens, presque toujours moindres que cette crainte même, c’est, comme nous l’avons dit ailleurs, d’être plus occupé du bien qu’on veut faire, que du mal dont on est menacé, un continuel désir de bien faire est une espèce de cuirasse qui rend presque impassible.