Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/1

Essais de morale et de politique
Chapitre I
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 1-9).

I. De la vérité.

Qest-ce que la vérité, disoit Pilite ironiquement et sans vouloir attendre la réponse ? On ne voit que trop de gens qui se plaisent dans une sorte de vertige, et qui, regardant comme une esclavage la nécessité d’avoir des opinions et des principes fixes, veulent jouir d’une entière liberté dans leurs pensées, ainsi que dans leurs actions. Cette secte de philosophes, qui faisoit profession de douter de tout, est éteinte depuis longtemps ; mais on trouve encore assez d’esprits vagues et incertains qui semblent être atteints de la même manie, mais sans avoir autant de nerf et de substance que ces anciens sceptiques. Cependant ce qui a accrédité et consacré tant de mensonges, ce ne sont ni les difficultés qu’il faut surmonter pour découvrir la vérité, ni le travail opiniâtre qu’exige cette recherche, ni cette espèce de joug qu’elle semble imposer à l’esprit quand on l’a trouvée, mais un amour naturel, quoique dépravé pour le mensonge même. Parmi les philosophes les plus modernes de l’école grecque, il en est un qui s’est spécialement occupé de cette question, et qui a en vain cherché pourquoi les hommes ont une prédilection si marquée pour le mensonge, lorsqu’il ne leur procure ni plaisir, comme ceux des poëtes, ni profit, comme ceux des marchands, mais semblent l’aimer pour lui-même. Pour moi, penserois-je de même, qu’un jour trop éclatant est moins favorable aux illusions du théâtre, que la lumière plus foible des bougies et des flambeaux ? La vérité, dans tout son éclat, est aussi moins favorable aux prestiges, à l’étalage et à la pompe théâtrale de ce monde, que sa lumière un peu adoucie par le mensonge. La vérité, toute précieuse qu’elle paroît, n’a peut-être qu’un prix comparable à celui d’une perle que le grand jour fait valoir, et non égal à celui d’un brillant ou d’un escarboucle qui joue davantage aux lumières. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux qu’un peu de fiction alliée avec la vérité ne fasse toujours plaisir. Ôter des âmes humaines les vaines opinions, les fausses estimations, les fantômes séduisans, et toutes ces chimériques espérances dont elles se paissent, ce seroit peut-être les livrer à l’ennui, au dégoût, à la mélancholie et au découragement. Un des plus grands docteurs de l’église (dont la sévérité nous paroît toutefois un peu outrée) qualifie la poésie de vin des démons, parce que les illusions dont elle remplit l’imagination occasionnent une sorte d’ivresse ; et cependant la poésie n’est encore que l’ombre du mensonge. Mais le mensonge vraiment nuisible, ce n’est pas celui qui effleure l’esprit humain, et qui ne fait, pour ainsi dire, qu’y passer, mais celui qui y pénètre plus profondéinent, et qui s’y fixe ; en un mot, celui dont nous parlions d’abord. Quelque idée que les hommes puissent se faire du vrai et du faux, dans la dépravation de leurs jugemens et de leurs affections, la vérité, qui est seule juge d’elle-même, nous apprend que la recherche, la connoissance et le sentiment de la vérité, qui en sont comme le désir, la vue et la jouissance, sont le plus grand bien qui puisse être accordé à l’homme. La première chose que Dieu créa, dans les jours de la formation de l’univers, ce fut la lumière des sens ; et la dernière, celle de la raison : mais son œuvre perpétuelle, œuvre propre au jour du sabat, c’est l’illumination même de l’esprit humain : d’abord, il répandit la lumière sur la face de la matière, ou du chaos ; puis, sur la face de l’homme qu’il venoit de former ; enfin, il répand éternellement la lumière la plus pure et la plus vive dans les âmes de ses élus. Ce poëte qui a su donner quelque relief à la dernière et à la plus dégradante de toutes les sectes, n’a pas laissé de dire, avec l’élégance qui lui est propre : un plaisir assez doux, c’est celui d’un homme qui, du haut d’un rocher où il est tranquillement assis, contemple un vaisseau battu par la tempête[1]. C’en est un également doux, de voir d’une tour élevée, deux armées se livrant bataille dans une vaste plaine, et la victoire incertaine passant de l’une à l’autre alternativement. Mais il n’est point de plaisir comparable à celui du sage qui, des hauteurs de la vérité (hauteurs qu’aucune autre ne commande, et où règne perpétuellement un air aussi pur que serein), abaisse ses tranquilles regars sur les opinions mensongères et les tempêtes des passions humaines ; pourvu toutefois, devoit-il ajouter, qu’un tel spectacle n’excite en nous qu’une indulgente commisération, et non l’orgueil ou le dédain. Certes, tout mortel qui, animé du feu divin de la charité, et reposant sur le sein de la providence, n’a d’autre pôle, d’autre pivot que la vérité, a dès ce monde un avant-goût de la céleste béatitude.

Actuellement, si nous passons de la vérité philosophique, ou théologique, à la vérité pratique, ou plutôt à la bonne foi et à la sincérité dans les affaires, nous ne pourrons douter (et c’est une maxime incontestable pour ceux mêmes qui s’en écartent à chaque instant), qu’une conduite franche et toujours droite ne soit ce qui donne le plus d’élévation et de dignité à la nature humaine ; et que la fausseté, dans le commerce de la vie, ne soit semblable à ces métaux vils qu’on allie avec l’or, et qui, eu le rendant plus facile à travailler, en diminue la valeur. Toutes ces voies obliques et tortueuses assimilent l’homme au serpent qui rampe, parce qu’il ne sait pas marcher. Il n’est point de vice plus honteux et plus dégradant que celui de la perfidie, ni de rôle plus humiliant que celui d’un menteur ou d’un fourbe pris sur le fait. Aussi Montagne, cherchant la raison pour laquelle un démenti est un si grand affront, résout ainsi cette question avec son discernement ordinaire. Si l’on y fait bien attention, dit-il, qu’est-ce qu’un menteur, sinon un homme bravache devant Dieu, et poltron devant les hommes ? En effet, mentir n’est-ce pas braver Dieu même, et plier lâchement devant les hommes[2] ? Enfin, pour donner une juste idée de ]’énormité des crimes tenant du mensonge et de la fausseté, disons que ce vice, en comblant la mesure des iniquités humaines, sera comme la trompette qui appellera sur les hommes le jugement de Dieu : car il est écrit que le Sauveur du monde, à son dernier avènement, ne trouvera plus de bonne foi sur la terre.

  1. Quelques philosophes ont attribué ce genre de plaisir à une sorte de malignité ou d’orgueil inné ; en supposant que l’homme se réjouit alors du mal d’autrui, ou se félicite d’en être exempt. Mais la première de ces deux suppositions n’est qu’une erreur, car les âmes sensibles et douces goûtent peut-être ce plaisir encore plus vivement que les âmes dures ; la seconde approche un peu plus de la vérité : voici la véritable cause de cette sorte de jouissance. Dans les sentiment réfléchis, tout est relatif ; et tout jugement de cette espèce est comparatif : l’homme ne se croit heureux que lorsqu’il juge sa situation actuelle meilleure que celles dont il est témoin, ou auxquelles il pense. Ainsi le secret du bonheur est de comparer toujours sa situation actuelle à une pire où l’on pourroit être, et non à une meilleure où l’on voudroit être. Il est donc facile à un homme qui a été soldat ou marin, de se rendre heureux par ses souvenirs.
  2. Si l’on osoit dire la vérité, on ne mentiroit pas : ainsi le mensonge est un signe de crainte. Dire à un homme qu’il a menti, c’est lui dire qu’il est un poltron, et lui annoncer qu’il doit s’attendre à beaucoup d’autres affronts, la plupart des hommes ne ménageant que ceux qu’ils redoutent, et foulant aux pieds ceux qu’ils ne craignent point, pour intimider ceux qu’ils craignent et se faire respecter, en courant le moins de risque qu’il est possible. Il en est de même d’un soufflet, on le regarde comme le plus sanglant de tous les affronta, et ce n’est point du tout un préjugé. Car on frappe les enfans, les femmes et, en général, les foibles, du plat de la main, de peur de les estropier, et sur la joue, afin que le coup soit en même tempe plus vivement senti et peu dangereux : ainsi frapper un homme de cette manière, c’est lui dire qu’on le range dans la classe des femmes ou des enfans ; qu’à titre de supérieur, on lui donne une petite correction ; qu’on ne le craint point du tout, qu’en conséquence il a tout à craindre, ce qui est lui apprendre une fort mauvaise nouvelle ; et un soufflet en réponse à un démenti équivaut à ces paroles : tu m’as cru foible, mais je te prouve que tu es plus foible que moi. Au lieu qu’un coup de poing qui jette une douzaine de dents hors de la bouche, est un genre de ménagement qui annonce à celui qui reçoit cette preuve d’estime, qu’on le croit fort : nouvelle plus agréable que l’autre, et qui le seroit peut-être encore davantage, si on l’apprenoit par une autre voie.