Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/20

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CHAPITRE XX.


Quels effets ont produit les loix récentes publiées en faveur des Juifs chez les nations voisines, & ce qu’on peut en inférer. Quelle sera l’influence de la réforme des Juifs sur le commerce national, & cette réforme n’altérera-t-elle pas ce qu’il y a de louable dans leur constitution morale ?


En 1753, un bil du Parlement anglois accorda aux Juifs les droits de l’homme & du citoyen. Treize ans auparavant dans le royaume de Naples, un acte émané du trône, leur assuroit les mêmes avantages dans ces deux royaumes. Leur joie fut passagere, la corruption du ministere anglois, selon les uns, la résistance farouche du peuple, selon d’autres ; à Naples la superstition, ou plutôt, comme nous l’avons déja dit, les libertinages des Juifs, firent révoquer des loix si honorables pour les législateurs, si consolantes pour les Hébreux.

Il paroît cependant que les gouvernemens actuels veulent expier les torts des siecles passés. L’Espagne abolit, il y a quelques années, la distinction d’anciens & de nouveaux Chrétiens, mais sans permettre à quelques Juifs cachés dans ses États, de déchirer le voile hypocrite dont ils s’enveloppent. En France, les Lettres-patentes du Roi, registrées à Colmar en 1784, accordent aux Juifs divers privileges, & les exemptent de péages corporels qui les assimiloient aux plus vils animaux. On sait que l’Empereur a fait plus encore en leur faveur.

Demandez-vous quels effets ont résulté de ces tentatives ? pour le savoir j’ai consulté les feuilles périodiques, les voyageurs, mes correspondans & mes yeux. Le résultat est d’avouer qu’en Empire, comme en Alsace, il y a du mieux, mais que les progrès ne sont pas bien marqués. Le Juif insouciant, & faisant peu de cas de l’opinion publique, est toujours livré à des spéculations basses, parce qu’on n’a pas dirigé d’une maniere efficace son génie vers d’autres objets que le commerce. Pour réformer les Juifs, ne croyons pas qu’il suffise de leur accorder des Lettres de naturalité ; les Juifs portugais qui jouissent en France de ce bienfait, depuis le regne de Henri II, ont ordinairement des connoissances sensées, des sentimens plus délicats que les autres Juifs. Calomniés sous Henri III, ils furent justifiés d’une maniere éclatante, cependant ils ne sont pas encore françois, & l’œuvre de leur changement n’est encore que commencée.

L’éducation & la législation n’atteignent jamais leur but, qu’en adoptant une marche graduellement réglée sur les circonstances & la nécessité. Ce but est souvent manqué, parce que les méthodes & les loix ne sont point adaptées au génie national, ou parce qu’on n’a pas disposé le génie national à les recevoir ; & s’il étoit permis à l’humble citoyen d’opiner sur les actions d’un Souverain, je dirois que l’Édit impérial a le défaut essentiel de franchir tous les intermédiaires. Il est arrivé delà, qu’en Gallicie & Lodomerie, on s’est vu contraint de leur ôter plusieurs privileges & de restreindre les autres(1) ; il falloit préalablement disposer les esprits pour diriger les cœurs, répandre des livres & des idées préparatoires, faire concourir les Rabbins & les Chrétiens à ce grand ouvrage, donner une autre tendance au génie hébraïque, l’électriser par le desir de la liberté pour en augmenter le prix, accorder une grace pour en faire espérer & mériter une autre, montrer aux Juifs la fortune dans le chemin de l’honneur, les fondre pour ainsi dire dans la masse nationale, au point d’en faire des citoyens dans toute l’étendue du terme : en un mot, tracer un plan qui, embrassant tous les détails, employât tous les moyens ; & cette marche plus lente eût accéléré la consommation de l’ouvrage, l’accomplissement des vœux de Joseph II.

Un grand avantage, c’est de pouvoir appliquer le même plan de réforme à toute la nation ; car, comme nous l’avons observé, son caractere est identique : mais quels que soient les moyens de l’opérer, ils n’obtiendront jamais leur effet qu’autant qu’on s’occupera sérieusement de ce projet bien lié, rédigé avec maturité, exécuté avec vigilance & fermeté. Si l’on se borne à quelques réglemens vagues, bientôt on verra échouer des efforts mal combinés, & l’amour propre intéressé à justifier la fausseté de ses moyens, rejettera le défaut de succès sur l’impossibilité prétendue de régénérer ce peuple. L’œil du Souverain doit y surveiller, ou du moins les exécuteurs de ses ordres doivent être des hommes & non des sangsues qui suceroient la substance de nos malheureux Juifs, & leur feroient acheter les faveurs du gouvernement.

Quelle sera l’influence de ce peuple régénéré sur le commerce national ? Elle sera nulle ou presque nulle, puisque la prudence veut qu’on dirige l’esprit judaïque vers d’autres objets que le commerce. Il n’en sera pas de même des arts & métiers, lorsque dégagé d’entraves, le Juif sera au pair avec le Chrétien, le public recueillera les fruits d’une rivalité qui éclairera les arts, perfectionnera l’industrie, enchaînera le monopole, & maintiendra le bas prix.

À force d’encourager les Juifs, insensiblement ils adopteront notre maniere de penser & d’agir, nos loix, nos usages & nos mœurs. Mais nos mœurs, gagneront-elles en les adoptant ? J’ai toujours craint cette question.

Qu’on suppose un pays, où mis à part le petit nombre des sages, une partie de la nation auroit de la religion sans la raisonner, & l’autre déraisonneroit pour n’en point avoir, où ce qu’on appelle honneur ne seroit qu’un brillant fantôme substitué à la vertu, où jaloux de capter l’estime publique on s’inquiéteroit peu d’être ce qu’on veut paroître, où l’impérieuse frivolité refuseroit au mérite des hommages prodigués aux fantaisies de la mode & aux travers du bel esprit, où le grand nombre incapable de grandes vertus & même de grands crimes, n’auroit que des passions empreintes du caractere de la bassesse : je le demande, de telles mœurs seroient-elles un modele à présenter ? & si ces mœurs étoient les nôtres, ne faudroit-il pas appréhender que les Juifs, après avoir été artisans de notre luxe, & témoins de notre dépravation, n’en fussent bientôt les victimes ? Quelques avantages qu’ils pussent se promettre en devenant citoyens, s’il étoit sûr qu’ils dussent perdre du côté moral, il faudroit sans hésiter les laisser végéter dans leur opprobre. Voilà l’objection dans toute sa force ; cependant on peut opposer à ces craintes des considérations qui nous rassurent.

On pourroit dire que les Juifs étant enfans de l’État, ont droit d’être traités comme tels ; que les inconvéniens dont on a parlé, n’étant pas nécessairement liés à leur réforme, leur droit reste irréfragable, & que d’ailleurs on est tenu de satisfaire un créancier, même en prévoyant le mauvais usage qu’il fera de son argent. Les Juifs pourroient s’étayer de ces argumens sur lesquels nous n’insistons pas, on leur contesterait peut-être la dette, dans la crainte d’être obligé à payer les arrérages.

Nous remarquerons seulement que le bien à espérer de leur réforme est sûr, & que le mal à redouter est incertain. Le relâchement des mœurs ne s’introduiroit que difficilement parmi les membres d’une nation qui ne se regarderoit jamais que comme tolérée, malgré l’extension de ses privileges. Leur religion les soumet d’ailleurs à une foule d’observances peu compatibles avec le ton brillant de nos sociétés dépravées, & qui les tenant toujours à une certaine distance du luxe, les sauveroit de la contagion, ou en amortiroit l’impression. Imbus par une éducation plus saine, d’une morale plus solide, & pénétrés de nos bontés constantes, ils apprendroient à aimer des ennemis trop généreux pour être haïs, en sorte qu’ils acquerroient de la sociabilité, des sentimens, des vertus, sans perdre l’antique simplicité de leurs mœurs. S’il faut appeller l’expérience à l’appui du raisonnement, nous citerons de nouveau les Juifs de Berlin, de la Haye, de Bordeaux, qui sont plus rapprochés qu’ailleurs de l’état de citoyen. On ne peut assigner aux propositions morales, le degré de certitude des théorèmes ; mais quand il faut opter entre deux partis qui présentent des avantages & des inconvéniens, on doit les comparer, les peser, & voir de quel côté la balance incline ; évidemment elle penche ici en faveur de la réforme, & l’expérience levant tous les doutes doit fixer l’irrésolution. Rendons les Juifs citoyens ; régénérés tant au physique qu’au moral, ils acquerront un tempérament plus sain, plus robuste, des lumieres, de la probité : leurs cœurs, dirigés à la vertu, leurs mains endurcies au travail, tourneront au profit de la grande société.

Eux-mêmes atteindront le degré de félicité que comporte ce bas monde, où nous ne sommes pas chez nous, car vertu & bonheur sont synonymes ; & si quelqu’un affectoit d’en douter, nous ne perdrions pas notre temps à le lui prouver. Par cette révolution nous gagnerons des amis, & l’État un surcroît d’industrie & de richesses. Tout ce qu’on vient de dire sert de prémisses à ces conséquences.



(1) Journal de Luxembourg. 1784, Septembre. Pag. 142.