Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/19

Chap. XX  ►


CHAPITRE XIX.


La révolution proposée est conforme au vœu du christianisme ; loin d’y être opposée, elle se concilie avec les loix politiques, civiles & fiscales des nations, & avec leurs intérêts.


S’il est bien prouvé que les loix religieuses & politiques des Juifs, que leurs mœurs & leurs préjugés sont compatibles avec la révolution proposée, par là même, la proposition parallele est établie ; car le nœud de la difficulté étoit de savoir si leur état actuel pouvoit admettre des changemens calqués sur les loix religieuses, politiques & fiscales des Chrétiens. Mais dans une matiere de cette importance, pourroit-on se plaindre d’une surabondance de raisonnemens qui fasse taire toutes réclamations ?

On ne peut nier l’affoiblissement des haines religieuses & nationales. Ils sont loin de nous, ces siecles où l’on croyoit faire une œuvre méritoire, en forçant les Juifs à se convertir. Quelle différence entre le regne de Louis XVI & celui de Dagobert I, de Léon l’Isaurien, qui leur laissoit l’option du baptême ou de la mort(1) ; Édit cruel qui dépouille l’homme de sa liberté sur un article auquel la politique n’a pas droit de toucher. Plus humain & plus sensé, Grégoire IX défendit, sous peine d’excommunication, de contraindre leur conscience, de troubler leurs fêtes, de violer leurs cimetieres, &c.(2). Nos tribunaux ont réprimé le zele indiscret qui enlevoit des enfans juifs impuberes, pour les faire Chrétiens. Les Pontifes eux-mêmes ont défendu d’envahir ainsi les droits de la paternité, & la constitution de Clément XIII, en 1764, ne faisoit que renouveller celle de Jules III, portée deux cent treize ans auparavant. Cependant actuellement encore notre langue a peu de termes qui affectent aussi diversement les esprits, que les mots tolérance & son composé ; tour-à-tour ils sont devenus le refrain de l’impiété qui vouloit accueillir jusqu’aux erreurs, & du zele sanguinaire qui vouloit proscrire même les personnes. Le christianisme montre ce juste milieu qui sauve les droits du Créateur, sans blesser ceux de la créature, & qui ouvre son sein à des freres errans, sans jamais l’ouvrir à l’erreur.

J’avance ici une vérité qui, pour avoir l’air paradoxal, n’en est pas moins une vérité dont j’offre la preuve : c’est que le Clergé, cité tant de fois comme intolérant, est le corps qui pratique le mieux la vertu contraire, si par tolérance on entend cette raison lumineuse qui prêche l’adhésion inébranlable aux vérités révélées, & cette bonté constante qui veut que tous les Chrétiens fassent ligue pour se dévouer solidairement au bonheur de tous les hommes. Un des emblèmes touchant de notre divin Fondateur, c’est la figure d’un agneau, une de ses maximes admirable est celle-ci : Apprenez de moi que je suis doux & humble de cœur ; & ces mots de l’évangile : Contrains-les d’entrer, n’indiquent que les exhortations pressantes & les prieres ferventes de la charité. Le Sauveur n’avoit garde de donner à sa religion un caractere de violence qui l’eût rendue odieuse ; il condamna les disciples dont le zele indiscret vouloit attirer le feu du ciel sur une ville qui ne l’avoit pas reçu. Charité, est le cri de l’Évangile, & quand je vois des Chrétiens persécuteurs, je suis tenté de croire qu’ils ne l’ont pas lu. Déchirez-le, ou suivez-en la morale(3).

On trouve trop souvent des hommes de fer qui paraphrasent & profanent le terme de miséricorde ; ils ont la générosité de chérir les humains à deux mille ans ou deux mille lieues de distance ; leurs cœurs s’épanouissent en faveur des Ilotes & des Negres, tandis que le malheureux qu’ils rencontrent obtient à peine d’eux un regard de pitié. Et voilà à notre porte les rejettons de ce peuple antique, des freres désolés, à la vue desquels on ne peut se défendre d’un déchirement de cœur, qui, depuis quinze siecles, n’ont pas vu luire le bonheur sur leur tête ; ils n’ont trouvé auprès d’eux que des outrages & des tourmens, dans leur ame que des douleurs, dans leurs yeux que des larmes. S’ils ne sont point assez vertueux pour mériter des bienfaits, ils sont assez malheureux pour en recevoir, & quand même l’ingratitude dévoreroit la main de la bienfaisance, votre action porteroit encore avec elle sa récompense. Tant qu’ils seront esclaves de vos préjugés, & victimes de votre haine, ne vantez pas votre sensibilité. Dans leur avilissement actuel, ils sont plus à plaindre que coupables ; & telle est leur déplorable situation, que pour n’en être pas profondément affecté, il faut avoir oublié qu’ils sont hommes, ou avoir soi-même cessé de l’être.

Enfans de l’évangile, la religion que vous professez, embrase, par les liens de l’amour, tous les mortels non seulement de tous les pays, mais encore de tous les siecles. Est-ce sa faute, si vous méconnoissez vos devoirs envers la postérité ? Elle veut qu’attendris sur le sort même des générations futures, vous prépariez le bonheur à ceux qui dorment encore dans le néant, & qui ne viendront à l’existence, que lorsque vous dormirez dans la poussiere. Vous venez de naître, & bientôt déja le vermisseau se traînera sur vos monumens. Ne laisserez-vous que vos cadavres aux hommes de l’avenir ? Qu’ils apprennent dans votre exemple ce que vous aurez été envers les Juifs, & ce qu’ils doivent être. Puisque la vie est si longue pour le mal, & si courte pour le bien, hâtez-vous d’acquitter cette dette, sans quoi vous partirez insolvables. Appliquons ici l’inscription gravée sur le monument de Londres, posteri, posteri, vestra res agitur. Postérité, il s’agit ici de tes intérêts les plus chers : tu attends de nous des citoyens vertueux : te laisserions-nous une race d’hommes que nous aurions forcés à devenir pervers ? ce seroit répandre des germes funestes qui se développeroient dans ton sein, & transmettroient peut-être des principes de corruption aux siecles les plus reculés. Anticipons un moment sur les temps futurs, pour paroître au tribunal de nos neveux, & recueillir les sentimens de leur gratitude ou leurs malédictions.

Quelques personnes avoient craint que notre projet ne fût contradictoire aux Prophétiens, qui dévouent les Juifs à l’opprobre : elles se sont rassurées par les considérations suivantes. Les oracles qui annoncent la désolation d’Israël, montrent dans le lointain l’instant qui doit la terminer ; & quand même avant cette époque nous allégerions les fers de ce peuple, il seroit également sans sceptre & sans autel. Sans autel, car en accordant aux Juifs la liberté de conscience, nous ne leur rendrons pas le temple de Jérusalem ; sans sceptre, on s’en doute bien, nous ne verrons pas de Juifs ceindre le diadème, & en leur accordant une terre de Gessen, nous n’irons pas choisir nos Pharaons chez eux.

N’essayons donc pas de rendre la religion complice d’une dureté qu’elle réprouve ; en prédisant les malheurs de la nation juive, l’Éternel n’a pas prétendu justifier les barbaries des autres ; & si en qualité d’instrumens de sa vengeance, pour accomplir les prophéties, nous nous prétendions innocens, on auroit bientôt justifié la trahison de Judas. Nous n’avons pas comme Julien, le projet sacrilege de donner un démenti à la Divinité : & si l’heure n’est pas encore venue de ramener les Juifs au bervail, elle saura, comme disoit Gamatiel, veiller à l’accomplissement de ses décrets ; mais nos tentatives infructueuses, justifiées par leur motif, obtiendraient encore l’approbation du ciel. D’ailleurs il dirige les événemens d’une maniere conforme à ses vues suprêmes, & peut-être il nous réserve la gloire de réaliser ses desseins, en préparant par nos bontés la révolution qui doit régénérer ce peuple. Il viendra cet heureux jour, & peut-être touchons-nous à son aurore. Il est donc prouvé que le vœu de la religion est d’adoucir le sort de la nation juive ; & si quelques décisions canoniques paraissent contraires à ce plan, on se souviendra que ces décrets ne furent jamais sanctionnés par l’autorité de l’église universelle ; que d’ailleurs, étant relatifs aux circonstances, ou dictés par la prévention, ils doivent être abrogés lorsque les circonstances changent, ou que la prévention s’éclaire.

Rien de mieux établi dans la bible que le respect dû aux puissances. Celles-ci, à leur tour, n’inspectant que la vie présente, doivent respecter les principes religieux des citoyens, à moins qu’ils ne soient de nature à troubler l’État. On a dit avant moi que la soumission, à la vérité, est un acte de la volonté, que les forces humaines ne peuvent rien sur l’ame, que du corps elles ne peuvent tirer que de la douleur. L’arrêt du Jésumi au Japon, & les sermens de Suprématie & du Test en Angleterre, sont des attentats sur les droits imprescriptibles de l’homme. Cette discussion ne nous éloigne pas de notre these, elle établit que la réforme du peuple juif est un acte obligatoire, une dette de la part des Souverains, & la justice, n’en déplaise à une politique fausse, fut toujours conforme à leurs intérêts ; c’est une loi éternelle, que ce qui est utile dérive de ce qui est juste.

L’entiere liberté religieuse accordée aux Juifs, sera un grand pas en avant pour les réformer, & j’ose le dire, pour les convertir ; car la vérité n’est persuasive qu’autant qu’elle est douce ; la vérité, dit-on, déchire quelquefois le sein qui l’enfante. Voilà une série de vérités dont je serai constamment l’apôtre, & s’il le falloit, le martyr. Mais les Protestans, va-t-on nous dire, réclameront les mêmes privileges. Nous avons posé les principes, & quoi qu’en leur faveur nous tirions les mêmes conséquences, on voudra bien reconnoître le Catholique fidele & le citoyen soumis dans l’humble écrivain qui présente ses idées avec une circonspection timide, & qui n’eut jamais l’orgueilleuse prétention de dicter des loix à l’autorité suprême.

Nos loix fiscales sont loin de réclamer contre un projet dont l’adoption simplifieroit leurs opérations ; car les Édits bursaux enveloppant alors tous les citoyens dans la même forme de contributions proportionnelles, l’art des finances généralisera sa marche devenue plus aisée par la suppression des modifications embarrassantes.

Voudroit-on nous allarmer sur l’excessive multiplication des Juifs : car selon Michaélis, dès qu’on leur ouvrira la porte de la liberté, ils afflueront de toute part, & inonderont le pays. Si les divers États, ou du moins un certain nombre leur accordent cette grâce, l’affluence sera moins abondante ou nulle, & alors l’objection tombe ; mais dans la supposition qu’un seul veuille réaliser la réforme, la réponse est simple : ne recevez pas les étrangers, bornez-vous à réformer les régnicoles ; & si cependant vous adoptez les autres, écartez des terreurs vaines, les riches vous apporteront leur fortune, les pauvres leurs talens & leurs bras.

Craindroit-on que les Juifs n’abusassent de ces faveurs, & qu’un jour le serpent ne blessât le sein qui l’auroit ranimé ? On leur reproche d’avoir excité plusieurs séditions dans les premiers siecles de l’ere chrétienne ; c’étoit la triste suite des rigueurs exercées contr’eux : oublions des crimes qui nous rappellent les nôtres. Le peuple ne s’agite jamais que pour sortir de la misere ; quand on lui permet de goûter en paix les fruits de son travail, quand on ne combat ses erreurs qu’avec les armes de la persuasion, il n’est pas factieux. L’État n’a point de convulsions à redouter, & nos paisibles Israélites n’ayant plus le goût du prosélytisme, ni le génie turbulent des Sectaires, il sera toujours facile de les maintenir dans la dépendance.

Qu’on nous montre dans la constitution morale des Juifs, quelque chose qui s’oppose à une forme de gouvernement quelconque ; le choix des moyens pour régénérer ce peuple, est la seule chose qui embarrasse les Souverains ; car tous desirent cette réforme. Trop long-temps ils se sont privés de l’industrie d’un peuple qui, bien dirigé, eût avancé le regne de la prospérité publique. Le citoyen sensé s’écrie depuis long-temps : pourquoi faut-il que la maison du Juif, mon voisin, m’offre un individu proscrit ? Donnez-moi dans sa personne un être utile qui, partageant avec moi les charges & les avantages de citoyen, puisse alléger mon fardeau, & avoir part à ma tendresse.



(1) Justi lipsii Politicorum, liv. 4, chap. II, note 12, édit. de Strasbourg, 1741.

(2) Decretali. Greg. IX, liv. 5, tit. 6, chap. IX.

(3) Plaindre les errans, prier pour eux, les aimer, les servir, fraterniser avec eux, afin de les conquérir à la vérité, à la vertu ; voilà des textes très-catholiques poux parler avec effusion à tous les cœurs. Un prêtre s’applaudit de remplir, autant qu’il est en lui, un devoir si doux. D’après cela, devois-je m’attendre à trouver des gens qui se scandaliseroient de mon intimité avec des Protestans, des Quakers, des Juifs, &c ? On doit, suivant l’évangile, ménager les foibles ; mais doit-on des ménagemens aux méchans et aux sots ? Malades qui avez la jaunisse, verrez-vous toujours jaune ? Comme vous êtes, à cinq ou six cents ans en arriere de vos contemporains, je vous répondrai quelque jour dans mon épitre aux gens du douzieme siecle ; nous y parlerons de personnages qui valoient mieux que vous et moi ; des liaisons de Bossuet avec Bullus, Claude et Burnet ; d’Érasme avec les prétendus réformateurs ; de St. Basile avec un médecin juif ; de St. Jérôme, obligé de se justifier sur ses relations familieres avec les Hébreux, et répondant avec autant de raison que de véhémence, pour faire l’éloge de son maître Barabanus, &c. &c. &c.