Essai d’introduction à une étude lexicologique de Michelet/Préface

Librairie Honoré & Édouard Champion, éditeurs (p. i-iv).
PRÉFACE

Si varié et riche que soit le vocabulaire de notre langue, Michelet semble s’y être senti à l’étroit et avoir regretté de ne pas toujours y trouver les moyens d’expression qu’il eût ambitionnés.

Il serait, par exemple, instructif à cet égard de dresser un dictionnaire des synonymes de Michelet. J’en ai tenté ailleurs une esquisse très générale ; je n’y reviens donc pas ici, et me borne à indiquer que l’écrivain a merveilleusement utilisé les ressources de notre langue, sous ce rapport si bien partagée. Il a fait plus ; les synonymes existants ne lui suffisant pas (car, bien plus que d’autres, même que Hugo, il a le don de découvrir entre les choses et les êtres des correspondances multiples), il en a imaginé d’inédits. Forçant la langue, il a rapproché des idées entre lesquelles l’usage n’admettait aucune affinité, uni par la communauté de sens des mots qui ne sont ainsi synonymes que chez lui. Et ces rapprochements sont légitimes et exacts, parce que, dans la sensation (sinon dans la réalité), l’assimilation existait vraiment. On assiste à ce spectacle assez curieux d’un écrivain qui refait en quelque sorte la langue à son profit, qui, n’admettant les mots que comme des symboles et des signes, se refuse à les croire consacrés une fois pour toutes et se reconnaît le droit de les interpréter à sa guise. Mais, je le répète, la création ou l’interprétation synonymique n’est qu’un procédé particulier et affaire de style plutôt que de vocabulaire proprement dit. En dehors de toute question stylistique, il y a lieu de se demander quelles préférences, quelles façons de voir ont guidé l’écrivain dans l’utilisation du matériel que la langue mettait à sa disposition.

Peut-on parler, chez Michelet, d’un parti pris d’innovation lexicologique ? Non. Comme toujours chez cet historien, il faut chercher l’instinct avant la préméditation. Je ne crois pas qu’il ait jamais partagé l’ingénue vanité que l’on reproche à tant d’auteurs modernes : la recherche systématique de l’originalité. La violence de son tempérament, la simplicité atavique de sa vie le garantissaient de toute affectation en matière de langage. S’il est permis de soupçonner que sa nature d’artiste l’a parfois poussé à chercher dans certains procédés rythmiques ou syntaxiques une élégance, il reste à l’abri de toute supposition de ce genre en ce qui concerne le vocabulaire. Une seule chose compte à ses yeux : l’idée et l’émotion (deux éléments qui, chez lui, en arrivent presque toujours à se confondre, comme l’idée et la vision sont inséparables chez Hugo). Au reste, il a vécu à une époque où l’on ne sentait pas aussi impérieusement qu’aujourd’hui le besoin d’originalité dans le langage ; et puis, la recherche exclusive de « l’art » n’appartient-elle pas surtout aux écrivains qui, se méfiant de leur puissance, tachent de masquer sous une fantasmagorie apparente et verbale la stérilité de leur pensée ou la banalité de leur sensation ? De tels écrivains sont esclaves du mot. Michelet n’a été esclave que de ses haines (un peu aussi de ses amours) ; mais il ne reconnaît pas plus la royauté du mot qu’il n’a reconnu les autres. Il use de la langue comme d’un instrument de travail, qu’il manie avec la plus extrême liberté, car il entend que l’artiste doit rester absolument maître de s’en servir comme bon lui semble. D’elle, il exige trois conditions : qu’elle soit commode, vigoureuse, exacte.

1° Qu’elle soit commode. Jamais il n’a répudié une expression, si elle lui semblait d’utilisation aisée et pratique. Qui dit commodité dit rapidité. En principe, Michelet a régulièrement préféré le mot à la locution, la phrase au développement. Concision qui procède moins d’un calcul ingénieux que d’un véritable besoin. L’idée s’impose à lui avec une force suffisante pour ne pas tolérer les circonlocutions et pour exiger une traduction instantanée et complète.

2° Qu’elle soit vigoureuse. Dès l’instant qu’un terme lui semble expressif, il ne voit pas la nécessité d’en chercher un autre. Alors que certains se bornent à exprimer, lui ne se déclare satisfait que s’il atteint au maximum d’expression.

3° Qu’elle soit exacte. Une expression est toujours bonne et acceptable lorsqu’elle reste parfaitement adéquate à l’idée qu’il s’agit de traduire. Michelet se refuse à admettre une autre autorité. Ce qui revient à dire qu’il se soumet d’instinct à la loi de propriété et d’exactitude dans l’expression. En cela, il diffère encore assez sensiblement de Victor Hugo, chez qui le mot, trop souvent, interprète et estompe l’idée plutôt qu’il ne la fixe en contours précis. C’est même un des rares côtés par où Michelet fait souvenir qu’il est un historien et c’est ce qui l’amène à emprunter assez volontiers aux époques et aux peuples dont il traite le langage qui leur est spécialement approprié, pour nous les mieux présenter.

Il s’est montré autoritaire et absolu, comme il fut en politique et en philosophie, incapable, ici, d’une concession, là, d’un euphémisme. Sur le chapitre de la franchise, il se rapproche singulièrement de l’idéal d’Alceste, idéal dont on peut se demander s’il doit s’appeler brutalité ou candeur.

Il y a, somme toute, entre ces trois préoccupations, parallélisme absolu, au point qu’elles doivent aboutir pratiquement à un même résultat : la plus grande largeur d’idées.

Le lexique de Michelet ne pouvait pas ne pas être le domaine de la liberté. La démocratie des mots que prônait Hugo, et qu’il a appliquée en somme assez timidement, à la façon de ces bourgeois artistes portés à n’entrevoir l’aurore des révolutions qu’à travers un atelier de peintre ou une rampe d’opéra-comique, Michelet, lui, l’a réalisée simplement, sans phrases, avec sa conviction tranquille d’homme du peuple sincèrement libéral. Donc, pas de catégories lexicologiques ; pas de mots nobles ; pas de mots prétendus familiers. Avec l’impartialité la plus absolue, il usera des uns comme des autres au moment précis où il en aura besoin, et sans se préoccuper le moins du monde d’encourir le reproche d’archaïsant ou de novateur. Le dictionnaire de l’Académie ne figure pas parmi ses sources, et il n’a jamais songé à faire la différence entre ce qui « s’écrit » et ce qui « ne s’écrit pas ».

Telles sont les considérations qui m’ont conduit à relever dans l’Histoire de Michelet certains emplois[1] (je ne dis pas tous les emplois, mais ceux qui m’ont semblé les plus significatifs de ce libéralisme en matière de vocabulaire). Les listes qui suivent n’ont d’autre intérêt que d’apporter quelques faits à l’appui de ces considérations générales.

Paris, février 1923.

Le dépouillement a été fait dans l’édition définitive de Flammarion. Les abréviations doivent être traduites ainsi :

P. H. M. — Précis d’Histoire moderne.
H. F. (et l’indication du tome). — Histoire de France (comprenant le Moyen âge, la Renaissance et les Temps modernes, à l’exception du xixe siècle).
R. F. (et l’indication du tome). — Histoire de la Révolution française.
H. R. — Histoire Romaine.
I. H. U. — Introduction à l’Histoire universelle.
D. O. — Discours d’ouverture.
  1. Les ouvrages qui ont fourni les mots qui suivent sont : le Précis d’Histoire moderne, l’Histoire romaine, le Moyen âge, la Révolution française, l’Histoire de la Renaissance et des Temps modernes.