Esprit des lois (1777)/L28/C38


CHAPITRE XXXVIII.

Continuation du même sujet.


Qu’est-ce donc que cette compilation que nous avons sous le nom d’établissemens de S. Louis ? Qu’est-ce que ce code obscur, confus & ambigu, où l’on mêle sans cesse la jurisprudence Françoise avec la loi Romaine ; où l’on parle comme un législateur, & où l’on voit un juriconsulte ; où l’on trouve un corps entier de jurisprudence sur tous les cas, sur tous les points du droit civil ? Il faut se transporter dans ces temps-là.

S. Louis, voyant les abus de la jurisprudence de son temps, chercha à en dégoûter les peuples : il fit plusieurs réglemens pour les tribunaux de ses domaines, & pour ceux de ses barons ; & il eut un tel succès, que Beaumanoir[1], qui écrivoit très-peu de temps après la mort de ce prince, nous dit que la maniere de juger établie par Saint Louis, étoit pratiquée dans un grand nombre de cours des seigneurs.

Ainsi ce prince remplit son objet, quoique ses réglemens pour les tribunaux des seigneurs n’eussent pas été faits pour être une loi générale du royaume, mais comme un exemple que chacun pourroit suivre, & que chacun même auroit intérêt de suivre. Il ôta le mal, en faisant sentir le meilleur. Quand on vit dans ses tribunaux, quand on vit dans ceux des seigneurs une maniere de procéder plus naturelle, plus raisonnable, plus conforme à la morale, à la religion, à la tranquillité publique, à la sureté de la personne & des biens, on la prit, & on abandonna l’autre.

Inviter quand il ne faut pas contraindre, conduire quand il ne faut pas commander ; c’est l’habileté suprême. La raison a un empire naturel ; elle a même un empire tyrannique : on lui résiste, mais cette résistance est son triomphe ; encore un peu de temps, & l’on sera forcé de revenir à elle.

S. Louis, pour dégoûter de la jurisprudence Françoise, fit traduire les livres du droit Romain, afin qu’ils fussent connus des hommes de loi de ces temps-là. Défontaines, qui est le premier[2] auteur de pratique que nous ayons, fit un grand usage de ces lois Romaines : son ouvrage est en quelque façon un résultat de l’ancienne jurisprudence Françoise, des lois ou établissemens de S. Louis, & de la loi Romaine. Beaumanoir fit peu d’usage de la loi Romaine, mais il concilia l’ancienne jurisprudence Françoise avec les réglemens de S. Louis.

C’est dans l’esprit de ces deux ouvrages, & sur-tout de celui de Défontaines, que quelque bailli, je crois, fit l’ouvrage de jurisprudence que nous appelons les établissemens. Il est dit, dans le titre de cet ouvrage, qu’il est fait selon l’usage de Paris & d’Orléans, & de cour de baronnie ; & dans le prologue, qu’il y est traité des usages de tout le royaume & d’Anjou, & de cour de baronnie. Il est visible que cet ouvrage fut fait pour Paris, Orléans & Anjou, comme les ouvrages de Beaumanoir, & de Défontaines furent faits pour les comtés de Clermont & de Vermandois : & comme il paroît, par Beaumanoir, que plusieurs lois de Saint Louis avoient pénétré dans les cours de baronnie, le compilateur a eu quelque raison de dire que son ouvrage[3] regardoit aussi les cours de baronnie.

Il est clair que celui qui fit cet ouvrage compila les coutumes du pays avec les lois & les établissemens de S. Louis. Cet ouvrage est très-précieux, parce qu’il contient les anciennes coutumes d’Anjou, & les établissemens de S. Louis, tels qu’ils étoient alors pratiqués, & enfin ce qu’on y pratiquoit de l’ancienne jurisprudence Françoise.

La différence de cet ouvrage d’avec ceux de Défontaines & de Beaumanoir, c’est qu’on y parle en termes de commandement, comme les législateurs ; & cela pouvoit être ainsi, parce qu’il étoit une compilation de coutumes écrites, & de lois.

Il y avoit un vice intérieur dans cette compilation : elle formoit un code amphibie, où l’on avoit mêlé la jurisprudence Françoise avec la loi Romaine, on rapprochoit des choses qui n’avoient jamais de rapport, & qui souvent étoient contradictoires.

Je sais bien que les tribunaux François des hommes ou des pairs, les jugemens sans appel à un autre tribunal, la maniere de prononcer par ces mots, je condamne[4] ou j’absous, avoient de la conformité avec les jugemens populaires des Romains. Mais on fit peu d’usage de cette ancienne jurisprudence ; on se servit plutôt de celle qui fut introduite depuis par les empereurs, qu’on employa par-tout dans cette compilation, pour régler, limiter, corriger, étendre la jurisprudence Françoise.


  1. Chap. lxi, page 309.
  2. Il dit lui-même dans son prologue : Nus luy enprit onques mais cette chose dont j’ay.
  3. Il n’y a rien de si vague que le titre & le prologue. D’abord ce sont les usages de Paris & d’Orléans, & de cour de baronnie ; ensuite ce sont les usages de toutes les cours layes du royaume, & de la prévôté de France ; ensuite ce sont les usages de tout le royaume & d’Anjou, & de cour de baronnie.
  4. Etablissemens, liv. II, chap. xv.