Esprit des lois (1777)/D3

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DÉFENSE
DE
L’ESPRIT DES LOIS.



TROISIEME PARTIE.



On a vu, dans les deux premieres parties, que tout ce qui résulte de tant de critiques ameres est ceci, que l’auteur de l’esprit des lois n’a point fait son ouvrage suivant le plan & les vues de ses critiques ; & que, si les critiques avoient fait un ouvrage sur le même sujet, ils y auroient mis un très-grand nombre de choses qu’ils savent. Il en résulte encore, qu’ils sont théologiens, & que l’auteur est jurisconsulte ; qu’ils se croient en état de faire son métier, & que lui ne se sent pas propre à faire le leur. Enfin, il en résulte, qu’au lieu de l’attaquer avec tant d’aigreur, ils auroient mieux fait de sentir eux-mêmes le prix des choses qu’il a dites en faveur de la religion, qu’il a également respectée & défendue. Il me reste à faire quelques réflexions.


Cette maniere de raisonner n’est pas bonne, qui, employée contre quelque bon livre que ce soit, peut le faire paroître aussi mauvais que quelque mauvais livre que ce soit ; & qui, pratiquée contre quelque mauvais livre que ce soit, peut le faire paroître aussi bon que quelque bon livre que ce soit.


Cette maniere de raisonner n’est pas bonne, qui, aux choses dont il s’agit, en rappelle d’autres qui ne sont point accessoires, & qui confond les diverses sciences & les idées de chaque science.


Il ne faut point argumenter sur un ouvrage fait sur une science, par des raisons qui pourroient attaquer la science même.


Quand on critique un ouvrage, & un grand ouvrage, il faut tâcher de se procurer une connoissance particuliere de la science qui y est traitée, & bien lire les auteurs approuvés qui ont déjà écrit sur cette science, afin de voir si l’auteur s’est écarté de la maniere reçue & ordinaire de la traiter.


Lorsqu’un auteur s’explique par ses paroles, ou par ses écrits, qui en sont l’image, il est contre la raison de quitter les signes extérieurs de ses pensées, pour chercher ses pensées ; parce qu’il n’y a que lui qui sache ses pensées. C’est bien pis, lorsque ses pensées sont bonnes, & qu’on lui en attribue de mauvaises.


Quand on écrit contre un auteur, & qu’on s’irrite contre lui, il faut prouver les qualifications par les choses, & non pas les choses par les qualifications.


Quand on voit, dans un auteur, une bonne intention générale, on se trompera plus rarement si, sur certains endroits qu’on croit équivoques, on juge suivant l’intention générale, que si on lui prête une mauvaise intention particulière.


Dans les livres faits pour l’amusement, trois ou quatre pages donnent l’idée du style & des agrémens de l’ouvrage : dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne tient toute la chaîne.


Comme il est très-difficile de faire un bon ouvrage, & très-aisé de le critiquer, parce que l’auteur a eu tous les défilés à garder, & que le critique n’en a qu’un à forcer ; il ne faut point que celui-ci ait tort : & s’il arrivoit qu’il eût continuellement tort, il seroit inexcusable.


D’ailleurs, la critique pouvant être considérée comme une ostentation de sa supériorité sur les autres, & son effet ordinaire étant de donner des momens délicieux pour l’orgueil humain ; ceux qui s’y livrent, méritent bien toujours de l’équité, mais rarement de l’indulgence.


Et comme tous les genres d’écrire elle est celui dans lequel il est plus difficile de montrer un bon naturel ; il faut avoir attention à ne point augmenter, par l’aigreur des paroles, la tristesse de la chose.


Quand on écrit sur les grandes matieres, il ne suffit pas de consulter son zele ; il faut encore consulter ses lumieres ; & si le ciel ne nous a pas accordé de grands talens, on peut y suppléer par la défiance de soi-même, l’exactitude, le travail & les réflexions.


Cet art de trouver dans une chose, qui naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu’un esprit qui ne raisonne pas juste peut leur donner, n’est point utile aux hommes : ceux qui le pratiquent ressemblent aux corbeaux, qui fuient les corps vivans, & volent de tous côtés pour chercher des cadavres.


Une pareille maniere de critiquer produit deux grands inconvéniens. Le premier, c’est qu’elle gâte l’esprit des lecteurs, par un mélange du vrai & du faux, du bien & du mal : ils s’accoutument à chercher un mauvais sens dans les choses qui naturellement en ont un très-bon ; d’où il leur est aisé de passer à cette disposition, de chercher un bon sens dans les choses qui naturellement en ont un mauvais : on leur fait perdre la faculté de raisonner juste, pour les jeter dans les subtilités d’une mauvaise dialectique. Le second mal est, qu’en rendant, par cette façon de raisonner, les bons livres suspects, on n’a point d’autres armes pour attaquer les mauvais ouvrages : de sorte que le public n’a plus de regle pour les distinguer. Si l’on traite de spinosistes & de déistes ceux qui ne le sont pas, que dira-t-on à ceux qui le sont ?


Quoique nous devions penser aisément que les gens qui écrivent contre nous, sur des matieres qui intéressent tous les hommes, y sont déterminés par la force de la charité chrétienne ; cependant, comme la nature de cette vertu est de ne pouvoir guere se cacher, qu’elle se montre en nous malgré nous, & qu’elle éclate & brille de toutes parts ; s’il arrivoit que, dans deux écrits faits contre la même personne coup sur coup, on n’y trouvât aucune trace de cette charité, qu’elle n’y parût dans aucune phrase, dans aucun tour, aucune parole, aucune expression ; celui qui auroit écrit de pareils ouvrages, auroit un juste sujet de craindre de n’y avoir pas été porté par la charité chrétienne.


Et comme les vertus purement humaines sont en nous l’effet de ce que l’on appelle un bon naturel ; s’il étoit impossible d’y découvrir aucun vestige de ce bon naturel, le public pourroit en conclure que ces écrits ne seroient pas même l’effet des vertus humaines.


Aux yeux des hommes, les actions sont toujours plus sinceres que les motifs ; & il leur est plus facile de croire que l’action de dire des injures atroces est un mal, que de se persuader que le motif qui les a fait dire est un bien.


Quand un homme tient à un état qui fait respecter la religion, & que la religion fait respecter ; & qu’il attaque devant les gens du monde, un homme qui vit dans le monde ; il est essentiel qu’il maintienne, par sa maniere d’agir, la supériorité de son caractere. Le monde est très-corrompu : mais il y a de certaines passions qui s’y trouvent très-contraintes ; il y en a de favorites, qui défendent aux autres de paroître. Considérez les gens du monde entr’eux ; il n’y a rien de si timide : c’est l’orgueil qui n’ose pas dire ses secrets, & qui, dans les égards qu’il a pour les autres, se quitte pour se reprendre. Le christianisme nous donne l’habitude de soumettre cet orgueil ; le monde nous donne l’habitude de le cacher. Avec le peu de vertu que nous avons, que deviendrons-nous, si toute notre ame se mettoit en liberté, & si nous n’étions pas attentifs aux moindres paroles, aux moindres signes, aux moindres gestes ? Or, quand des hommes d’un caractere respecté manifestent des emportemens que les gens du monde n’oseroient mettre au jour, ceux-ci commencent à se croire meilleurs qu’ils ne sont en effet ; ce qui est un très-grand mal.


Nous autres gens du monde, sommes si foibles, que nous méritons extrêmement d’être ménagés. Ainsi, lorsqu’on nous fait voir toutes les marques extérieures des passions violentes, que veut-on que nous pensions de l’intérieur ? Peut-on espérer que nous, avec notre témérité ordinaire de juger, ne jugions pas ?


On peut avoir remarqué, dans les disputes & les conversations, ce qui arrive aux gens dont l’esprit est dur & difficile : comme ils ne combattent pas pour s’aider les uns les autres, mais pour se jeter à terre, ils s’éloignent de la vérité, non pas à proportion de la grandeur ou de la petitesse de leur esprit, mais de la bizarrerie ou de l’inflexibilité plus ou moins grande de leur caractere. Le contraire arrive à ceux à qui la nature ou l’éducation ont donné de la douceur : comme leurs disputes sont des secours mutuels, qu’ils concourent au même objet, qu’ils ne pensent différemment que pour parvenir à penser de même, ils trouvent la vérité à proportion de leurs lumieres : c’est la récompense d’un bon naturel.


Quand un homme écrit sur les matieres de religion, il ne faut pas qu’il compte tellement sur la piété de ceux qui le lisent, qu’il dise des choses contraires au bon sens ; parce que, pour s’accréditer auprès de ceux qui ont plus de piété que de lumieres, il se décrédite auprès de ceux qui ont plus de lumieres que de piété.


Et comme la religion se défend beaucoup par elle-même, elle perd plus lorsqu’elle est mal défendue, que lorsqu’elle n’est point du tout défendue.


S’il arrivoit qu’un homme, après avoir perdu ses lecteurs, attaquât quelqu’un qui eût quelque réputation, & trouvât par-là le moyen de se faire lire ; on pourroit peut-être soupçonner que, sous prétexte de sacrifier cette victime à la religion, il la sacrifieroit à son amour propre.


La maniere de critiquer, dont nous parlons, est la chose du monde la plus capable de borner l’étendue, & de diminuer, si j’ose me servir de ce terme, la somme du génie national. La théologie a ses bornes, elle a ses formules parce que les vérités qu’elle enseigne étant connues, il faut que les hommes s’y tiennent ; & on doit les empêcher de s’en écarter : c’est-là qu’il ne faut pas que le génie prenne l’essor : on le circonscrit, pour ainsi dire, dans une enceinte. Mais c’est se moquer du monde de vouloir mettre cette même enceinte autour de ceux qui traitent les sciences humaines. Les principes de la géométrie sont très-vrais : mais si on les appliquoit à des choses de goût, on feroit déraisonner la raison même. Rien n’étouffe plus la doctrine, que de mettre à toutes les choses une robe de docteur : les gens qui veulent toujours enseigner, empêchent beaucoup d’apprendre : il n’y a point de génie qu’on ne rétrécisse, lorsqu’on l’enveloppera d’un million de scrupules vains. Avez-vous les meilleures intentions du monde : on vous forcera vous-même d’en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire, quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal, & qu’au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot : Prenez garde de tomber ; vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. Va-t-on prendre l’essor ? ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force & de la vie ? on vous l’ôte à coups d’épingle. Vous élevez-vous un peu ? voilà des gens qui prennent leur pied, ou leur toise, levent la tête, & vous crient de descendre pour vous mesurer. Courez-vous dans votre carriere ? ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin. Il n’y a ni science, ni littérature, qui puisse résister à ce pédantisme. Notre siecle a formé des académies ; on voudra nous faire rentrer dans les écoles des siecles ténébreux. Descartes est bien propre à rassurer ceux qui, avec un génie infiniment moindre que le sien, ont d’aussi bonnes intentions que lui : ce grand homme fut sans cesse accusé d’athéisme, & l’on n’emploie pas aujourd’hui, contre les athées, de plus forts argumens que les siens.


Du reste, nous ne devons regarder les critiques comme personnelles, que dans les cas où ceux qui les font ont voulu les rendre telles. Il est très-permis de critiquer les ouvrages qui ont été donnés au public ; parce qu’il seroit ridicule que ceux qui ont voulu éclairer les autres ne voulussent pas être éclairés être eux-mêmes. Ceux qui nous avertissent sont les compagnons de nos travaux. Si le critique & l’auteur cherchent la vérité, ils ont le même intérêt ; car la vérité est le bien de tous les hommes : ils seront des confédérés, & non pas des ennemis.


C’est avec grand plaisir que je quitte la plume ; on auroit continué à garder le silence, si, de ce qu’on le gardoit, plusieurs personnes n’avoient conclu qu’on y étoit réduit.


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