Esprit des lois (1777)/D2

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DÉFENSE
DE
L’ESPRIT DES LOIS
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SECONDE PARTIE.
Idée générale
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J’ai absous le livre de l’esprit des lois de deux reproches généraux dont on l’avoit chargé : il y a encore des imputations particulieres auxquelles il faut que je réponde. Mais pour donner un plus grand jour à ce que j’ai dit, & à ce que je dirai dans la suite, je vais expliquer ce qui a donné lieu, ou a servi de prétexte aux invectives.

Les gens les plus sensés de divers pays de l’Europe, les hommes les plus éclairés & les plus sages, ont regardé le livre de l’esprit des lois comme un ouvrage utile : ils ont pensé que la morale en étoit pure, les principes justes ; qu’il étoit propre à former d’honnêtes gens ; qu’on y détruisoit les opinions pernicieuses, qu’on y encourageoit les bonnes.

D’un autre côté, voilà un homme qui en parle comme d’un livre dangereux ; il en a fait le sujet des invectives les plus outrées. Il faut que j’explique ceci.

Bien loin d’avoir entendu les endroits particuliers qu’il critiquoit dans ce livre, il n’a pas seulement su quelle étoit la matiere qui y étoit traitée : ainsi, déclamant en l’air, & combattant contre le vent, il a remporté des triomphes de même espece ; il a bien critiqué le livre qu’il avoit dans la tête, il n’a pas critiqué celui de l’auteur. Mais comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet & le but d’un ouvrage qu’on avoit devant les yeux ? Ceux qui auront quelques lumieres, verront du premier coup d’œil que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes & les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense ; puisqu’il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes ; puisque l’auteur distingue ces institutions ; qu’il examine celles qui conviennent le plus à la société & à chaque société ; qu’il en cherche l’origine, qu’il en découvre les causes physiques & morales ; qu’il examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, & celles qui n’en ont aucun ; que, de deux pratiques pernicieuses, il cherche celle qui l’est plus & celle qui l’est moins ; qu’il y discute celles qui peuvent avoir de bons effets à un certain égard, & de mauvais dans un autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beaucoup à connoître les nuances des choses. Or, dans un sujet aussi étendu, il a été nécessaire de traiter de la religion : car, y ayant sur la terre une religion vraie & une infinité de fausses, une religion envoyée du ciel & une infinité d’autres qui sont nées sur la terre, il n’a pu regarder toutes les religions fausses que comme des institutions humaines ; ainsi il a dû les examiner comme toutes les autres institutions humaines. Et, quant à la religion chrétienne, il n’a eu qu’à l’adorer, comme étant une institution divine. Ce n’étoit point de cette religion qu’il devoit traiter ; parce que, par sa nature, elle n’est sujette à aucun examen : de sorte que, quand il en a parlé, il ne l’a jamais fait pour la faire entrer dans le plan de son ouvrage, mais pour lui payer le tribut de respect & d’amour qui lui est dû par tout chrétien ; & pour que, dans les comparaisons qu’il en pouvoit faire avec les autres religions, il pût la faire triompher de toutes. Ce que je dis, se voit dans tout l’ouvrage : mais l’auteur l’a particuliérement expliqué au commencement du livre vingt-quatrieme, qui est le premier des deux livres qu’il a faits sur la religion. Il le commence ainsi : Comme on peut juger parmi les ténebres celles qui sont les moins épaisses, & parmi les abymes ceux qui sont les moins profonds ; ainsi l’on peut chercher, entre les religions fausses, celles qui sont les plus conformes au bien de la société ; celles qui, quoiqu’elles n’ayent pas l’effet de mener les hommes aux felicités de l’autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

Je n’examinerai donc les diverses religions du monde, que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil, soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.

L’auteur ne regardant donc les religions humaines que comme des institutions humaines, a dû en parler, parce qu’elles entroient nécessairement dans son plan. Il n’a point été les chercher, mais elles sont venues le chercher. Et quant à la religion chrétienne, il n’en a parlé que par occasion ; parce que, par sa nature, ne pouvant être modifiée, mitigée, corrigée, elle n’entroit point dans le plan qu’il s’étoit proposé.

Qu’a-t-on fait pour donner une ample carriere aux déclamations, & ouvrir la porte la plus large aux invectives ? On a considéré l’auteur comme si, à l’exemple de M. Abbadie, il avoit voulu faire un traité sur la religion chrétienne : on l’a attaqué comme si ses deux livres sur la religion étoient deux traités de théologie chrétienne : on l’a repris comme si, parlant d’une religion quelconque, qui n’est pas la chrétienne, il avoit eu à l’examiner selon les principes & les dogmes de la religion chrétienne : on l’a jugé comme s’il s’étoit chargé, dans ses deux livres, d’établir pour les chrétiens, & de prêcher aux mahométans & aux idolâtres les dogmes de la religion chrétienne. Toutes les fois qu’il a parlé de religion en général, toutes les fois qu’il a employé le mot de religion, on a dit : C’est la religion chrétienne. Toutes les fois qu’il a comparé les pratiques religieuses de quelques nations quelconques, & qu’il a dit, qu’elles étoient plus conformes au gouvernement politique de ce pays, que telle autre pratique, on a dit : Vous les approuvez donc, & abandonnez la foi chrétienne. Lorsqu’il a parlé de quelque peuple qui n’a point embrassé le christianisme, ou qui a précédé la venue de Jesus-Christ, on lui a dit : Vous ne reconnoissez donc pas la morale chrétienne ? Quand il a examiné, en écrivain politique, quelque pratique que ce soit, on lui a dit : C’étoit tel dogme de théologie chrétienne que vous deviez mettre là. Vous dites que vous êtes jurisconsulte ; & je vous ferai théologien malgré vous. Vous nous donnez d’ailleurs de très-belles choses sur la religion chrétienne ; mais c’est pour vous cacher que vous les dites : car je connois votre cœur, & je lis dans vos pensées. Il est vrai que je n’entends point votre livre ; il n’importe pas que j’aye démêlé bien ou mal l’objet dans lequel il a été écrit : mais je connois au fond toutes vos pensées. Je ne sais pas un mot de ce que vous dites ; mais j’entends très-bien ce que vous ne dites pas. Entrons à présent en matiere.


DES CONSEILS
de religion
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L’auteur, dans le livre sur la religion a combattu l’erreur de Bayle. Voici ses paroles[1] : Monsieur Bayle, après avoir insulté toutes les religions, flétrit la religion chrétienne. Il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeroient pas un état qui pût subsister. Pourquoi non ? Ce seroient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, & qui auroient un très-grand zele pour les remplir. Ils sentiroient très-bien les droits de la défense naturelle. Plus ils croiroient devoir à la religion, plus ils penseroient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans leur cœur, seroient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, & cette crainte servile des états despotiques.

Il est étonnant que ce grand homme n’ait pas su distinguer les ordres pour l’établissement du christianisme, d’avec le christianisme même ; & qu’on puisse lui imputer d’avoir méconnu l’esprit de sa propre religion. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils ; c’est qu’il a vu que ses conseils, s’ils étoient ordonnés comme des lois, seroient contraires à l’esprit de ses lois. Qu’a-t-on fait pour ôter à l’auteur la gloire d’avoir combattu ainsi l’erreur de Bayle ? On prend le chapitre suivant[2], qui n’a rien à faire avec Bayle : Les lois humaines, y est-il dit, faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes, & point de conseils ; la religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils, & peu de préceptes. Et de-là on conclut que l’auteur regarde tous les préceptes de l’évangile comme des conseils. Il pourroit dire aussi que celui qui fait cette critique, regarde lui-même tous les conseils de l’évangile comme des préceptes ; mais ce n’est pas sa maniere de raisonner, & encore moins sa maniere d’agir. Allons au fait : il faut un peu alonger ce que l’auteur a raccourci. M. Bayle avoit soutenu qu’une société de chrétiens ne pourroit pas subsister : & il alléguoit pour cela l’ordre de l’évangile, de présenter l’autre joue, quand on reçoit un soufflet ; de quitter le monde ; de se retirer dans les déserts, &c. L’auteur a dit que Bayle prenoit pour des préceptes ce qui n’étoit que des conseils, pour des regles générales ce qui n’étoit que des regles particulieres : en cela, l’auteur a défendu la religion. Qu’arrive-t-il ? On pose, pour premier article de sa croyance, que tous les livres de l’évangile ne contiennent que des conseils.


DE LA POLYGAMIE.


D’autres articles ont encore fourni des sujets commodes pour les déclamations. La polygamie en étoit un excellent. L’auteur a fait un chapitre exprès, où il l’a réprouvée : le voici.


De la Polygamie en elle-même.


A regarder la polygamie en général, indépendamment des circonstances qui peuvent la faire un peu tolérer, elle n’est point utile au genre humain, ni à aucun des deux sexes, soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse. Elle n’est pas non plus utile aux enfans ; & un de ses grands inconvéniens est que le pere & la mere ne peuvent avoir la même affection pour leurs enfans ; un pere ne peut pas aimer vingt enfans comme une mere en aime deux. C’est bien pis, quand une femme a plusieurs maris, car pour lors l’amour paternel ne tient qu’à cette opinion, qu’un pere peut croire, s’il veut, ou que les autres peuvent croire, que de certains enfans lui appartiennent.

La pluralité des femmes, qui le diroit, mene à cet amour que la nature désavoue, c’est qu’une dissolution en entraîne toujours une autre, &c.

Il y a plus ; la possession de beaucoup de femmes ne prévient pas toujours les désirs pour celle d’un autre ; il en est de la luxure comme de l’avarice, elle augmente sa soif par l’acquisition des trésors.

Du temps de Justinien, plusieurs philosophes gênés par le christianisme, se retirerent en Perse auprès de Cosroès : ce qui les frappa le plus, dit Agathias, ce fut que la polygamie étoit permise à des gens qui ne s’abstenoient pas même de l’adultere.

L’auteur a donc établi que la polygamie étoit, par sa nature & en elle-même, une chose mauvaise : il falloit partir de ce chapitre ; & c’est pourtant de ce chapitre que l’on n’a rien dit. L’auteur a de plus examiné philosophiquement dans quels pays, dans quels climats, dans quelles circonstances elle avoit de moins mauvais effets ; il a comparé les climats aux climats & les pays aux pays ; & il a trouvé qu’il y avoit des pays où elle avoit des effets moins mauvais que dans d’autres ; parce que, suivant les relations, le nombre des hommes & des femmes n’étant point égal dans tous les pays, il est clair que s’il y a des pays où il y ait beaucoup plus de femmes que d’hommes, la polygamie, mauvaise en elle-même, l’est moins dans ceux-là que dans d’autres. L’auteur a discuté ceci dans le chapitre IV du même livre. Mais parce que le titre de ce chapitre porte ces mots, que la loi de la polygamie est une affaire de calcul, on a saisi ce titre. Cependant, comme le titre d’un chapitre se rapporte au chapitre même, & ne peut dire ni plus ni moins que ce chapitre ; voyons-le.

Suivant les calculs que l’on fait en diverses parties de l’Europe, il y naît plus de garçons que de filles ; au contraire, les relations de l’Asie nous disent qu’il y naît beaucoup plus de filles que de garçons. La loi d’une seule femme en Europe, & celle qui en permet plusieurs en Asie, ont donc un certain rapport au climat.

Dans les climats froids de l’Asie, il naît, comme en Europe, beaucoup plus de garçons que de filles : c’est, disent les Lamas, la raison de la loi qui chez eux permet à une femme d’avoir plusieurs maris.

Mais j’ai peine à croire qu’il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande, pour qu’elle exige qu’on y introduise la loi de plusieurs femmes, ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes est plus conforme à la nature dans de certains pays que dans d’autres.

J’avoue que si ce que les relations nous disent étoit vrai, qu’à Bantam il y a dix femmes pour un homme, ce seroit un cas bien particulier de la polygamie.

Dans tout ceci, je ne justifie pas les usages ; mais j’en rends les raisons.

Revenons au titre : la polygamie est une affaire de calcul. Oui, elle l’est, quand on veut savoir si elle est plus ou moins pernicieuse dans de certains climats, dans de certains pays, dans de certaines circonstances que dans d’autres : elle n’est point une affaire de calcul, quand on doit décider si elle est bonne ou mauvaise par elle-même.

Elle n’est point une affaire de calcul, quand on raisonne sur sa nature ; elle peut être une affaire de calcul, quand on combine ses effets : enfin elle n’est jamais une affaire de calcul, quand on examine le but du mariage ; & elle l’est encore moins, quand on examine le mariage comme établi par Jesus-Christ.

J’ajouterai ici que le hasard a très-bien servi l’auteur. Il ne prévoyoit pas sans doute qu’on oublieroit un chapitre formel, pour donner des sens équivoques à un autre : il a le bonheur d’avoir fini cet autre par ces paroles : Dans tout ceci : je ne justifie point les usages ; mais j’en rends les raisons.

L’auteur vient de dire qu’il ne voyoit pas qu’il pût y avoir des climats où le nombre des femmes pût tellement excéder celui des hommes, ou le nombre des hommes celui des femmes, que cela dût engager à la polygamie dans aucun pays ; & il a ajouté[3] : Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, & même la pluralité des hommes, est plus conforme à la nature dans de certains pays que dans d’autres. Le critique a saisi le mot, est plus conforme à la nature, pour faire dire à l’auteur qu’il approuvoit la polygamie. Mais, si je disois que j’aime mieux la fievre que le scorbut, cela signifieroit-il que j’aime la fievre, ou seulement que le scorbut m’est plus désagréable que la fievre ?

Voici, mot pour mot, une objection bien extraordinaire.

La polygamie[4] d’une femme qui a plusieurs maris est un désordre monstrueux, qui n’a été permis en aucun cas, & que l’auteur ne distingue en aucune sorte de la polygamie d’un homme qui a plusieurs femmes. Ce langage, dans un sectateur de la religion naturelle, n’a pas besoin de commentaire.

Je supplie de faire attention à la liaison des idées du critique : selon lui, il suit que, de ce que l’auteur est un sectateur de la religion naturelle, il n’a point parlé de ce dont il n’avoit que faire de parler : ou bien il suit, selon lui, que l’auteur n’a point parlé de ce dont il n’avoit que faire de parler, parce qu’il est sectateur de la religion naturelle. Ces deux raisonnemens sont de même espece, & les conséquences se trouvent également dans les prémices. La maniere ordinaire est de critiquer sur ce que l’on écrit ; ici le critique s’évapore sur ce que l’on n’écrit pas.

Je dis tout ceci, en supposant, avec le critique, que l’auteur n’eût point distingué la polygamie d’une femme qui a plusieurs maris, de celle où un mari auroit plusieurs femmes. Mais si l’auteur les a distinguées, que dira-t-il ? Si l’auteur a fait voir que dans le premier cas les abus étoient plus grands, que dira-t-il ? Je supplie le lecteur de relire le chapitre VI du livre XVI ; je l’ai rapporté ci-dessus. Le critique lui a fait des invectives, parce qu’il avoit gardé le silence sur cet article ; il ne reste plus que de lui en faire sur ce qu’il n’a pas gardé.

Mais voici une chose que je ne puis comprendre. Le critique a mis dans la seconde de ses feuilles, page 166 : L’auteur nous a dit ci-dessus que la religion doit permettre la polygamie dans les pays chauds, & non dans les pays froids. Mais l’auteur n’a dit cela nulle part. Il n’est plus question de mauvais raisonnemens entre le critique & lui ; il est question d’un fait. Et comme l’auteur n’a dit nulle part que la religion doit permettre la polygamie dans les pays chauds, & non dans les pays froids ; si l’imputation est fausse comme elle est, & grave comme elle est, je prie le critique de se juger lui-même. Ce n’est pas le seul endroit sur lequel l’auteur ait à faire un cri. À la page 163, à la fin de la premiere feuille, il est dit : Le chapitre IV porte pour titre, que la loi de la polygamie est une affaire de calcul ; c’est-à-dire que, dans les lieux où il naît plus de garçons que de filles, comme en Europe, on ne doit épouser qu’une femme : dans ceux où il naît plus de filles que de garçons, la polygamie doit y être introduite. Ainsi, lorsque l’auteur explique quelques usages, ou donne la raison de quelques pratiques, on les lui fait mettre en maximes ; & ce qui est plus triste encore, en maximes de religion : & comme il a parlé d’une infinité d’usages & de pratiques dans tous les pays du monde, on peut, avec une pareille méthode, le charger des erreurs & même des abominations de tout l’univers. Le critique dit à la fin de sa seconde feuille, que Dieu lui a donné quelque zele : Eh bien ! je réponds que Dieu ne lui a pas donné celui-là.


CLIMAT.


Ce que l’auteur a dit sur le climat, est encore une matiere très-propre pour la rhétorique. Mais tous les effets quelconques ont des causes : le climat & les autres causes physiques produisent un nombre infini d’effets. Si l’auteur avoit dit le contraire, on l’auroit regardé comme un homme stupide. Toute la question se réduit à savoir, si dans des pays éloignés entr’eux, si sous des climats différens, il y a des caracteres d’esprit nationaux. Or qu’il y ait de telles différences, cela est établi par l’universalité presqu’entiere des livres qui ont été écrits. Et comme le caractere de l’esprit influe beaucoup dans la disposition du cœur, on ne sauroit encore douter qu’il n’y ait de certaines qualités du cœur plus fréquentes dans un pays que dans un autre ; & l’on en a encore pour preuve un nombre infini d’écrivains de tous les lieux & de tous les temps. Comme ces choses sont humaines, l’auteur en a parlé d’une façon humaine. Il auroit pu joindre là bien des questions que l’on agite dans les écoles sur les vertus humaines & sur les vertus chrétiennes ; mais ce n’est point avec ces questions que l’on fait des livres de physique, de politique & de jurisprudence. En un mot, ce physique du climat peut produire diverses dispositions dans les esprits ; ces dispositions peuvent influer sur les actions humaines : cela choqueroit-il l’empire de celui qui a créé, ou les mérites de celui qui a racheté ?

Si l’auteur a recherché ce que les magistrats de divers pays pouvoient faire pour conduire leur nation de la maniere la plus convenable & la plus conforme à son caractere, quel mal a-t-il fait en cela ?

On raisonnera de même à l’égard de diverses pratiques locales de religion. L’auteur n’avoit à les considérer ni comme bonnes, ni comme mauvaises : il a dit seulement qu’il y avoit des climats où de certaines pratiques de religion étoient plus aisées à recevoir, c’est-à-dire, étoient plus aisées à pratiquer par le peuple de ces climats que par les peuples d’un autre. De ceci, il est inutile de donner des exemples ; il y en a cent mille.

Je sais bien que la religion est indépendante par elle-même de tout effet physique quelconque ; que celle qui est bonne dans un pays, est bonne dans un autre ; & qu’elle ne peut être mauvaise dans un pays, sans l’être dans tous : mais je dis que, comme elle est pratiquée par les hommes & pour les hommes, il y a des lieux où une religion quelconque trouve plus de facilité à être pratiquée, soit en tout, soit en partie, dans certains pays que dans d’autres, & dans de certaines circonstances que dans d’autres ; & dès que quelqu’un dira le contraire, il renoncera au bon sens.

L’auteur a remarqué que le climat des Indes produisoit une certaine douceur dans les mœurs : mais, dit le critique, les femmes s’y brûlent à la mort de leur mari. Il n’y a guere de philosophie dans cette objection. Le critique ignore-t-il les contradictions de l’esprit humain, & comment il sait séparer les choses les plus unies, & unir celles qui sont les plus séparées ? Voyez là-dessus les réflexions de l’auteur, au chapitre III du livre XIV.


TOLÉRANCE.


Tout ce que l’auteur a dit sur la tolérance, se rapporte à cette proposition du chapitre IX, livre XXV : Nous sommes ici politiques, & non pas théologiens, & pour les théologiens même, il y a bien de la différence entre tolérer une religion, & l’approuver.

Lorsque les lois de l’état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entr’elles. On prie de lire le reste du chapitre.

On a beaucoup crié sur ce que l’auteur a ajouté, au chapitre X, livre XXV : Voici le principe fondamental des lois politiques en fait de religion : quand on est le maître, dans un état, de recevoir une nouvelle religion ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer.

On objecte à l’auteur qu’il va avertir les princes idolâtres de fermer leurs états à la religion chrétienne : Effectivement, c’est un secret qu’il a été dire à l’oreille au roi de la Cochinchine. Comme cet argument a fourni matiere à beaucoup de déclamations, j’y ferai deux réponses. La premiere, c’est que l’auteur a excepté nommément dans son livre la religion chrétienne. Il a dit au livre XXIV, chap. I, à la fin : Le religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s’aimer, veut, sans doute, que chaque peuple ait les meilleures lois politiques & les meilleures lois civiles ; parce qu’elles sont après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner & recevoir. Si donc la religion chrétienne est le premier bien, & les lois politiques & civiles le second, il n’y a point de lois politiques & civiles, dans un état, qui puissent ou doivent y empêcher l’entrée de la religion chrétienne.

Ma seconde réponse est que la religion du ciel ne s’établit pas par les mêmes voies que les religions de la terre. Lisez l’histoire de l’église, & vous verrez les prodiges de la religion chrétienne. A-t-elle résolu d’entrer dans un pays ? elle sait s’en faire ouvrir les portes ; tous les instrumens sont bons pour cela : quelquefois Dieu veut se servir de quelques pécheurs ; quelquefois il va prendre sur le trône un empereur, & fait plier sa tête sous le joug de l’évangile. La religion chrétienne se cache-t-elle dans les lieux souterrains ? Attendez un moment, & vous verrez la majesté impériale parler pour elle. Elle traverse, quand elle veut, les mers, les rivieres, les montagnes ; ce ne sont pas les obstacles d’ici bas qui l’empêchent d’aller. Mettez de la répugnance dans les esprits ; elle saura vaincre ces répugnances : établissez des coutumes, formez des usages, publiez des édits, faites des lois ; elle triomphera du climat, des lois qui en résultent, & des législateurs qui les auront faites. Dieu, suivant des décrets que nous ne connoissons point, étend ou resserre les limites de sa religion.

On dit : C’est comme si vous alliez dire aux rois d’Orient qu’il ne faut pas qu’ils reçoivent chez eux la religion chrétienne. C’est être bien charnel, que de parler ainsi : étoit-ce donc Hérode qui devoit être le Messie ? Il semble qu’on regarde Jesus-Christ comme un roi qui, voulant conquérir un état voisin, cache ses pratiques & ses intelligences. Rendons-nous justice : la maniere dont nous nous conduisons dans les affaires humaines est-elle assez pure pour penser à l’employer à la conversion des peuples ?


CÉLIBAT.


Nous voici à l’article du célibat. Tout ce que l’auteur en a dit, se rapporte à cette proposition, qui se trouve au livre XXV, chapitre IV ; la voici.

Je ne parlerai point ici des conséquences de la loi du célibat : on sent qu’elle pourroit devenir nuisible à proportion que le corps du clergé seroit trop étendu, & que par conséquent celui des laïques ne le seroit pas assez. Il est clair que l’auteur ne parle ici que de la plus grande ou de la moindre extension que l’on doit donner au célibat, par rapport au plus grand ou au moindre nombre de ceux qui doivent l’embrasser : &, comme l’a dit l’auteur en un autre endroit, cette loi de perfection ne peut pas être faite pour tous les hommes : on sait d’ailleurs que la loi du célibat, telle que nous l’avons, n’est qu’une loi de discipline. Il n’a jamais été question, dans l’esprit des lois, de la nature du célibat même & du degré de sa bonté ; & ce n’est en aucune façon une matiere qui doive entrer dans un livre de lois politiques & civiles. Le critique ne veut jamais que l’auteur traite son sujet, il veut continuellement qu’il traite le sien ; & parce qu’il est toujours théologien, il ne veut pas que, même dans un livre de droit, il soit jurisconsulte. Cependant on verra tout à l’heure qu’il est, sur le célibat, de l’opinion des théologiens, c’est-à-dire, qu’il en a reconnu la bonté. Il faut savoir que, dans le livre XXIII, où il est traité du rapport que les lois ont avec le nombre des habitans, l’auteur a donné une théorie de ce que les lois politiques & civiles de divers peuples avoient fait à cet égard. Il a fait voir, en examinant les histoires des divers peuples de la terre, qu’il y avoit eu des circonstances où ces lois furent plus nécessaires que dans d’autres, des peuples qui en avoient eu plus de besoin, de certains temps où ces peuples en avoient eu plus de besoin encore : &, comme il a pensé que les Romains furent le peuple du monde le plus sage, & qui, pour réparer ses pertes, eut le plus de besoin de pareilles lois, il a recueilli avec exactitude les lois qu’ils avoient faites à cet égard ; il a marqué avec précision dans quelles circonstances elles avoient été faites, & dans quelles autres circonstances elles avoient été ôtées. Il n’y a point de théologie dans tout ceci, & il n’en faut point pour tout ceci. Cependant il a jugé à propos d’y en mettre. Voici ses paroles : A Dieu ne plaise[5] que je parle ici contre le célibat qu’a adopté la religion ! Mais, qui pourroit se taire contre celui qu’a formé le libertinage ; celui où les deux sexes se corrompant par les sentimens naturels même, fuient une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celles qui les rendent toujours pires ?

C’est une regle tirée de la nature, que, plus on diminue le nombre des mariages qui pourroient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits ; moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages : comme, lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols.

L’auteur n’a donc point désapprouvé le célibat qui a pour motif la religion. On ne pouvoit se plaindre de ce qu’il s’élevoit contre le célibat introduit par le libertinage ; de ce qu’il désapprouvoit qu’une infinité de gens riches & voluptueux se portassent à fuir le joug du mariage, pour la commodité de leurs déréglemens ; qu’ils prissent pour eux les délices & la volupté, & laissassent les peines aux misérables : on ne pouvoit, dis-je, s’en plaindre. Mais le critique, après avoir cité ce que l’auteur a dit, prononce ces paroles : On apperçoit ici toute la malignité de l’auteur, qui veut jeter sur la religion chrétienne des désordres qu’elle déteste. Il n’y a pas d’apparence d’accuser le critique de n’avoir pas voulu entendre l’auteur : je dirai seulement qu’il ne l’a point entendu ; & qu’il lui fait dire contre la religion ce qu’il a dit contre le libertinage. Il doit en être bien fâché.


ERREUR PARTICULIERE

DU CRITIQUE
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On croiroit que le critique a juré de n’être jamais au fait de l’état de la question, & de n’entendre pas un seul des passages qu’il attaque. Tout le second chapitre du livre XXV roule sur les motifs, plus ou moins puissans, qui attachent les hommes à la conservation de leur religion : le critique trouve, dans son imagination, un autre chapitre qui auroit pour sujet des motifs qui obligent les hommes à passer d’une religion dans une autre. Le premier sujet emporte un état passif ; le second un état d’action : &, appliquant sur un sujet ce que l’auteur a dit sur un autre, il déraisonne tout à son aise.

L’auteur a dit, au second article du chapitre II du livre XXV : Nous sommes extrêmement portés à l’idolâtrie ; & cependant nous ne sommes pas fort attachés aux religions idolâtres : nous ne sommes guere portés aux idées spirituelles ; & cependant nous sommes très-attachés aux religions qui nous font adorer un Etre spirituel. Cela vient de la satisfaction que nous trouvons en nous-mêmes, d’avoir été assez intelligens pour avoir choisi une religion qui tire la divinité de l’humiliation où les autres l’avoient mise. L’auteur n’avoit fait cet article que pour expliquer pourquoi les Mahométans & les Juifs, qui n’ont pas les mêmes graces que nous, sont aussi invinciblement attachés à leur religion qu’on le fait par expérience : le critique l’entend autrement. C’est à l’orgueil, dit-il, que l’on attribue d’avoir fait passer les hommes de l’idolâtrie à l’unité d’un Dieu[6]. Mais il n’est question ici, ni dans tout le chapitre, d’aucun passage d’une religion dans une autre : &, si un chrétien sent de la satisfaction à l’idée de la gloire & à la vue de la grandeur de Dieu, & qu’on appelle cela de l’orgueil, c’est un très-bon orgueil.


MARIAGE.



Voici une autre objection qui n’est pas commune. L’auteur a fait deux chapitres au livre XXIII : l’un a pour titre, des hommes & des animaux, par rapport à la propagation de l’espece ; & l’autre est intitulé, des mariages. Dans le premier, il a dit ces paroles : Les femelles des animaux ont, à peu près, une fécondité constante : mais, dans l’espece humaine, la maniere de penser, le caractere, les passions, les fantaisies, les caprices, l’idée de conserver sa beauté, l’embarras de la grossesse, celui d’une famille trop nombreuse, troublent la propagation de mille manieres. Et dans l’autre, il a dit : L’obligation naturelle qu’a le pere de nourrir ses enfans a fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette obligation.

On dit là-dessus : Un chrétien rapporteroit l’institution du mariage à Dieu même qui donna une compagne à Adam, & qui unit le premier homme à la premiere femme, par un lien indissoluble, avant qu’ils eussent des enfans à nourrir : mais l’auteur évite tout ce qui a trait à la révélation. Il répondra qu’il est chrétien, mais qu’il n’est point imbécille ; qu’il adore ces vérités, mais qu’il ne veut point mettre à tort & à travers toutes les vérités qu’il croit. L’empereur Justinien étoit chrétien, & son compilateur l’étoit aussi. Eh bien ! dans leurs livres de droit, que l’on enseigne aux jeunes gens dans les écoles, ils définissent le mariage[7], l’union de l’homme & de la femme qui forme une société de vie individuelle. Il n’est jamais venu dans la tête de personne de leur reprocher de n’avoir pas parlé de la révélation.



USURE.


Nous voici à l’affaire de l’usure. J’ai peur que le lecteur ne soit fatigué de m’entendre dire que le critique n’est jamais au fait, & ne prend jamais le sens des passages qu’il censure. Il dit, au sujet des usures maritimes : L’auteur ne voit rien que de juste dans les usures maritimes ; ce sont ses termes. En vérité, cet ouvrage de l’esprit des lois a un terrible interprete. L’auteur a traité des usures maritimes au chapitre XX du livre XXII ; il a donc dit dans ce chapitre, que les usures maritimes étoient justes. Voyons-le.


Des usures maritimes.


La grandeur des usures maritimes est fondées sur deux choses ; le péril de la mer, qui fait qu’on ne s’expose à prêter son argent que pour en avoir beaucoup davantage ; & la facilité que le commerce donne à l’emprunteur de faire promptement de grandes affaires & en grand nombre : au lieu que les usures de terre, n’étant fondées sur aucune de ces deux raisons, sont ou proscrites par le législateur, ou, ce qui est plus sensé, réduites à de justes bornes.

Je demande à tout homme sensé, si l’auteur vient de décider que les usures maritimes sont justes ; ou s’il a dit simplement que la grandeur des usures maritimes répugnoit moins à l’équité naturelle que la grandeur des usures de terre. Le critique ne connoît que les qualités positives & absolues, il ne sait ce que c’est ces termes plus ou moins. Si on lui disoit qu’un mulâtre est moins noir qu’un negre, cela signifieroit, selon lui, qu’il est blanc comme de la neige ; si on lui disoit qu’il est plus noir qu’un Européen, il croiroit encore qu’on veut dire qu’il est noir comme du charbon. Mais poursuivons.

Il y a dans l’esprit des lois, au livre XXII, quatre chapitres sur l’usure. Dans les deux premiers, qui sont le XIX & celui qu’on vient de lire, l’auteur examine l’usure[8] dans le rapport qu’elle peut avoir avec le commerce chez les différentes nations & dans les divers gouvernemens du monde, ces deux chapitres ne s’appliquent qu’à cela : les deux suivans ne sont faits que pour expliquer les variations de l’usure chez les Romains. Mais voilà qu’on érige tout-à-coup l’auteur en casuiste, en canoniste & en théologien, uniquement par la raison que celui qui critique est casuiste, canoniste & théologien, ou deux des trois, ou un des trois, ou peut-être dans le fond aucun des trois. L’auteur sait qu’à regarder le prêt à intérêt dans son rapport avec la religion chrétienne, la matiere a des distinctions & des limitations sans fin : il sait que les jurisconsultes & plusieurs tribunaux ne sont pas toujours d’accord avec les casuistes & les canonistes ; que les uns admettent de certaines limitations au principe général de n’exiger jamais d’intérêts, & que les autres en admettent de plus grandes. Quand toutes ces questions auroient appartenu à son sujet, ce qui n’est pas, comment auroit-il pu les traiter ? On a bien de la peine à savoir ce qu’on a beaucoup étudié, encore moins sait-on ce qu’on n’a étudié de sa vie : mais les chapitres mêmes que l’on emploie contre lui prouvent assez qu’il n’est qu’historien & jurisconsulte. Lisons le chapitre XIX[9].

L’argent est le signe des valeurs. Il est clair que celui qui a besoin de ce signe doit le louer, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin. Toute la différence est que les autres choses peuvent ou se louer, ou s’acheter ; au lieu que l’argent, qui est le prix des choses, se loue & ne s’achete pas.

C’est bien une action très-bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt ; mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, & non une loi civile.

Pour que le commerce puisse se bien faire, il faut que l’argent ait un prix ; mais que ce prix soit peu considérable. S’il est trop haut, le négociant, qui voit qu’il lui en coûteroit plus en intérêts qu’il ne pourroit gagner dans son commerce, n’entreprend rien. Si l’argent n’a point de prix, personne n’en prête, & le négociant n’entreprend rien non plus.

Je me trompe, quand je dis que personne n’en prête : il faut toujours que les affaires de la société aillent ; l’usure s’établit, mais avec les désordres que l’on a éprouvés dans tous les temps.

La loi de Mahomet confond l’usure avec le prêt à intérêt : l’usure augmente dans les pays Mahométans à proportion de la sévérité de la défense ; le prêteur s’indemnise du péril de la contravention.

Dans ces pays d’orient, la plupart des hommes n’ont rien d’assuré ; il n’y a presque point de rapport entre la possession actuelle d’une somme & l’espérance de la ravoir après l’avoir prêtée. L’usure y augmente donc à proportion du péril de l’insolvabilité.

Ensuite viennent le chapitre des usures maritimes, que j’ai rapporté ci-dessus ; & le chapitre XXI qui traite du prêt par contrat, & de l’usure chez les Romains, que voici :

Outre le prêt fait pour le commerce, il y a encore une espece de prêt fait par un contrat civil, d’où résulte un intérêt ou usure.

Le peuple, chez les Romains, augmentant tous les jours sa puissance, les magistrats chercherent à le flatter, & à lui faire faire les lois qui lui étoient les plus agréables. Il retrancha les capitaux, il diminua les intérêts, il défendit d’en prendre ; il ôta les contraintes par corps : enfin l’abolition des dettes fut mise en question, toutes les fois qu’un tribun voulut se rendre populaire.

Ces continuels changemens, soit par des lois, soit par des plébiscites, naturaliserent à Rome l’usure : car les créanciers voyant le peuple leur débiteur, leur législateur & leur juge, n’eurent plus de confiance dans les contrats. Le peuple, comme un débiteur décrédité, ne tentoit à lui prêter que par de gros profits ; d’autant plus que, si les lois ne venoient que de temps en temps, les plaintes du peuple étoient continuelles, & intimidoient toujours les créanciers. Cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter & d’emprunter furent abolis à Rome ; & qu’une usure affreuse, toujours foudroyée & toujours renaissante, s’y établit.

Cicéron nous dit que, de son temps, on prêtoit à Rome à trente-quatre pour cent, & à quarante-huit pour cent dans les provinces. Ce mal venoit, encore un coup, de ce que les lois n’avoient pas été ménagées. Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême : il fallut payer pour le prêt de l’argent, & pour le danger des peines de la loi. L’auteur n’a donc parlé du prêt à intérêt que dans son rapport avec le commerce des divers peuples, ou avec les lois civiles des Romains ; & cela est si vrai, qu’il a distingué, au second article du chapitre XIX, les établissemens des législateurs de la religion, d’avec ceux des législateurs politiques. S’il avoit parlé là nommément de la religion chrétienne, ayant un autre sujet à traiter, il auroit employé d’autres termes ; & fait ordonner à la religion chrétienne ce qu’elle ordonne, & conseiller ce qu’elle conseille : il auroit distingué, avec les théologiens, les cas divers ; il auroit posé toutes les limitations que les principes de la religion chrétienne laissent à cette loi générale, établir quelquefois chez les Romains & toujours chez les Mahométans, qu’il ne faut jamais, dans aucun cas & dans aucune circonstance, recevoir d’intérêt pour de l’argent. L’auteur n’avoit pas ce sujet à traiter ; mais celui-ci, qu’une défense générale, illimitée, indistincte & sans restriction, perd le commerce chez les Mahométans, & pensa perdre la république chez les Romains ; d’où il suit que, parce que les chrétiens ne vivent pas sous ces termes rigides, le commerce n’est point détruit chez eux, & que l’on ne voit point dans leurs états ces usures affreuses qui s’exigent chez les Mahométans, & que l’on extorquoit autrefois chez les Romains.

L’auteur a employé[10] les chapitres XXXI & XXII à examiner quelles furent les lois, chez les Romains, au sujet du prêt par contrat dans les divers temps de leur république : son critique quitte un moment les bancs de théologie, & se tourne du côté de l’érudition. On va voir qu’il se trompe encore dans son érudition ; & qu’il n’est pas seulement au fait de l’état des questions qu’il traite. Lisons[11] le chapitre XXII.

Tacite dit que la loi des douze tables fixa l’intérêt à un pour cent par an : il est visible qu’il s’est trompé, & qu’il a pris pour la loi des douze tables une autre loi dont je vais parler. Si la loi des douze tables avoit réglé cela ; comment, dans les disputes qui s’éleverent depuis entre les créanciers & les débiteurs, ne se seroit-on pas servi de son autorité ? On ne trouve aucun vestige de cette loi sur le prêt à intérêt ; & pour peu qu’on soit versé dans l’histoire de Rome, on verra qu’une loi pareille ne pouvoit point être l’ouvrage des décemvirs. Et un peu après l’auteur ajoute : L’an 398 de Rome, les tribuns Duellius & Ménénius firent passer une loi qui réduisoit les intérêts à un pour cent par an. C’est cette loi que Tacite confond avec la loi des douze tables ; & c’est la premiere qui ait été faite chez les Romains pour fixer le taux de l’intérêt, &c. Voyons à présent.

L’auteur dit que Tacite s’est trompé, en disant que la loi des douze tables avoit fixé l’usure chez les Romains ; il a dit que Tacite a pris pour la loi des douze tables une loi qui fut faite par les tribuns Duellius & Ménénius environ quatre-vingt-quinze ans après la loi des douze tables ; & que cette loi fut la premiere qui fixa à Rome le taux de l’usure. Que lui dit-on ? Tacite ne s’est pas trompé ; il a parlé de l’usure à un pour cent par mois, & non pas de l’usure à un pour cent par an. Mais il n’est pas question ici du taux de l’usure ; il s’agit de savoir si la loi des douze tables a fait quelque disposition quelconque sur l’usure. L’auteur dit que Tacite s’est trompé, parce qu’il a dit que les décemvirs, dans la loi des douze tables, avoient fait un règlement pour fixer le taux de l’usure : & là-dessus le critique dit que Tacite ne s’est pas trompé, parce qu’il a parlé de l’usure à un pour cent par mois, & non pas à un pour cent par an. J’avois donc raison de dire que le critique ne sait pas l’état de la question.

Mais il en reste une autre, qui est de savoir si la loi quelconque, dont parle Tacite, fixa l’usure à un pour cent par an, comme l’a dit l’auteur ; ou bien à un pour cent par mois, comme le dit le critique. La prudence vouloit qu’il n’entreprît pas une dispute avec l’auteur sur les lois romaines, sans connoître les lois Romaines ; qu’il ne lui niât pas un fait qu’il ne savoit pas, & dont il ignoroit même les moyens de s’éclaircir. La question étoit de savoir ce que Tacite avoit entendu par ces mots unciarum fœnus[12] : il ne lui falloit qu’ouvrir les dictionnaires ; il auroit trouvé, dans celui de Calvinus ou Kahl[13], que l’usure onciaire étoit d’un pour cent par ans, & non d’un pour cent par mois. Vouloit-il consulter les savans ? il auroit trouvé la même chose dans Saumaise[14] :

Testis mearum centimanus Gyas
Sentetiarum.
Hor. ode IV, liv. IV, V. 69.

Remontoit-il aux sources ? il auroit trouvé là-dessus des textes clairs dans les livres[15] de droit ; il n’auroit point brouillé toutes les idées ; il eût distingué les temps & les occasions où l’usure onciaire signifioit un pour cent par mois, d’avec les temps & les occasions où elle signifioit un pour cent par an ; & il n’auroit pas pris le douzieme de la centésime pour la centésime.

Lorsqu’il n’y avoit point de lois sur le taux de l’usure chez les Romains, l’usage le plus ordinaire étoit que les usuriers prenoient douze once de cuivre sur cent onzes qu’ils prêtoient ; c’est-à-dire, douze pour cent par an : &, comme un as valoit douze onces de cuivre, les usuriers retiroient chaque année un as sur cent onces ; &, comme il falloit souvent compter l’usure par mois, l’usure de six mois fut appellée semis, ou la moitié de l’as ; l’usure que quatre mois fut appellée triens, ou le tiers de l’as ; l’usure pour trois mois fut appellée quadrans, ou le quart de l’as ; & enfin, l’usure pour un mois fut appellée unciaria, ou le douzieme de l’as : de sorte que, comme on levoit une once chaque mois sur cent onces qu’on avoit prêtées, cette usure onciaire, ou d’un pour cent par mois, ou douze pour cent par an, fut appellée usure centésime. Le critique a eu connoissance de cette signification de l’usure centésime, & il l’a appliquée très-mal.

On voit que tout ceci n’étoit qu’une espece de méthode, de formule ou de regle entre le débiteur & le créancier, pour compter leurs usures, dans la supposition que l’usure fût à douze pour cent par an, ce qui étoit l’usage le plus ordinaire : &, si quelqu’un avoit prêté à dix-huit pour cent par ans, on se seroit servi de la même méthode, en augmentant d’un tiers l’usure de chaque mois ; de sorte que l’usure onciaire auroit été d’une once & demie par mois.

Quand les Romains firent des lois sur l’usure, il ne fut point question de cette méthode, qui avoit servi & qui servoit encore aux débiteurs & aux créanciers pour la division du temps & la commodité du payement de leurs usures. Le législateur avoit un règlement public à faire ; il ne s’agissoit point de partager l’usure par mois, il avoit à fixer, & il fixa l’usure par an. On continua à se servir des termes tirés de la division de l’as, sans y appliquer les mêmes idées : Ainsi l’usure onciaire signifia un pour cent par an, l’usure ex quadrante signifia trois pour cent par an, l’usure ex triente quatre pour cent par an, l’usure semis six pour cent par ans. Et, si l’usure onciaire avoit signifié un pour cent par mois, les lois qui les fixerent ex quadrante, ex triente, ex semise, auroient fixé l’usure à trois pour cent, à quatre pour cent, à six pour cent par mois : ce qui auroit été absurde, parce que les lois, faites pour réprimer l’usure, auroient été plus cruelles que les usuriers.

Le critique a donc confondu les especes des choses. Mais j’ai intérêt de rapporter ici ses propres paroles, afin qu’on soit bien convaincu que l’intrépidité avec laquelle il parle ne doit imposer à personne : les voici[16] : Tacite ne s’est point trompé : il parle de l’intérêt à un pour cent par mois, & l’auteur s’est imaginé qu’il parle d’un pour cent par an. Rien n’est si connu que le centésime qui se payoit à l’usurier tous les mois. Un homme qui écrit deux volumes in-4o. sur les lois devroit-il l’ignorer ?

Que cet homme ait ignoré ou n’ait pas ignoré ce centésime, c’est une chose très-indifférente : mais il ne l’a pas ignoré, puisqu’il en a parlé en trois endroits. Mais comment en a-t-il parlé ? & où en a-t-il parlé[17] ? Je pourrois bien défier le critique de le deviner, parce qu’il n’y trouveroit point les mêmes termes & les mêmes expressions qu’il fait.

Il n’est pas question ici de savoir si l’auteur de l’esprit des lois a manqué d’érudition ou non, mais de défendre ses autels[18]. Cependant il a fallu faire voir au public que le critique prenant un ton si décisif sur des choses qu’il ne sait pas, & dont il doute si peu qu’il n’ouvre pas même un dictionnaire pour se rassurer, ignorant les choses & accusant les autres d’ignorer ses propres erreurs, il ne mérite pas plus de confiance dans les autres accusations. Ne peut-on pas croire que la hauteur & la fierté du ton qu’il prend par-tout n’empêchent en aucune maniere qu’il n’ait tort ? que, quand il s’échauffe, cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas tort ? que, quand il anathématise avec ses mots d’impie & de sectateur de la religion naturelle, on peut encore croire qu’il a tort ? qu’il faut bien se garder de recevoir les impressions que pourroit donner l’activité de son esprit & l’impétuosité de son style ? que, dans ses deux écrits, il est bon de séparer les injures de ses raisons, mettre ensuite à part les raisons qui sont mauvaises, après quoi il ne restera plus rien ?

L’auteur, aux chapitres du prêt à intérêt & de l’usure chez les Romains, traitant ce sujet, sans doute le plus important de leur histoire, ce sujet qui tenoit tellement à la constitution qu’elle pensa mille fois en être renversée ; parlant des lois qu’ils firent par désespoir, de celles où ils suivirent leur prudence, des réglemens qui n’étoient que pour un temps, de ceux qu’ils firent pour toujours, dit, vers la fin du chapitre XXII : L’an 398 de Rome, les tribuns Duellius & Ménénius firent passer une loi qui réduisoit les intérêts à un pour cent par an… Dix ans après, cette usure fut réduite à la moitié ; dans la suite, on l’ôta tout-à fait…

Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l’excès ; on trouva une infinité de moyens pour l’éluder ; il en fallut faire beaucoup d’autres pour la confirmer, corriger, tempérer : tantôt on quitta les lois pour suivre les usages, tantôt on quitta les usages pour suivre les lois. Mais dans ce cas, l’usage devoit aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur ; cette loi a contr’elle & celui qu’elle secourt & celui qu’elle condamne. Le préteur Sempronius Asellus ayant permis aux débiteurs d’agir en conséquence des lois, fut tué par les créanciers, pour avoir voulu rappeller la mémoire d’une rigidité qu’on ne pouvoit plus soutenir.

Sous Sylla, Lucius Valerius Flaccus fit une loi qui permettoit l’intérêt à trois pour cent par an. Cette loi, la plus équitable & la plus modérée de celles que les Romains firent à cet égard, Paterculus la désapprouve. Mais si cette loi étoit nécessaire à la république, si elle étoit utile à tous les particuliers, si elle formoit une communication d’aisance entre le débiteur & l’emprunteur, elle n’étoit point injuste.

Celui-là paye moins, dit Ulpien, qui paye plus tard. Cela décide la question si l’intérêt est légitime ; c’est à dire, si le créancier peut vendre le temps, & le débiteur l’acheter.

Voici comme le critique raisonne sur ce dernier passage, qui se rapporte uniquement à la loi de Flaccus & aux dispositions politiques des Romains. L’auteur, dit-il, en résumant tout ce qu’il a dit de l’usure, soutient qu’il est permis à un créancier de vendre le temps. On diroit à entendre le critique, que l’auteur vient de faire un traité de théologie, ou de droit canon, & qu’il résume ensuite ce traité de théologie & de droit canon ; pendant qu’il est clair qu’il ne parle que des dispositions politiques des Romains, de la loi de Flaccus, & de l’opinion de Paterculus : de sorte que cette loi de Flaccus, l’opinion de Paterculus, la réflexion d’Ulpien, celle de l’auteur, se tiennent & ne peuvent pas se séparer.

J’aurois encore bien des choses à dire ; mais j’aime mieux renvoyer aux feuilles mêmes. Croyez-moi, mes chers Pisons ; elles ressemblent à un ouvrage qui, comme les songes d’un malade, ne fait voir que des fantômes vains[19].


  1. Livre XXIX, chap. VI.
  2. C’est le chapitre VII du livre XXIV.
  3. Chapitre IV du livre XVI.
  4. Page 164 de la feuille du 9 Octobre 1749.
  5. Liv. XXIII, chap. XXI, à la fin.
  6. Page 166 de la seconde feuille.
  7. Maris & fœminæ conjunctio, individuam vitæ societatem continens.
  8. Usure ou intérêt signifioit la même chose chez les Romains.
  9. Liv. XXII.
  10. Liv. XXII.
  11. Livre XXII.
  12. Nam primò duodecim tabulis sanctum, nè quis unciario fœnore ampliùs exerceret. Annales, liv. VI.
  13. Usurarum species ex assis partibus denominantur : quod ut intelligatur, illud scire oporter, sortem omnem ad centenarium numerum revocari, summam autem usuram esse, cùm pars sortis centesima singulis mensibus persolvitur. Et quoniam istâ ratione summa hæc usura duodecim aureos annuos in centenos efficit, duodenarius numerus jurisconsultos movit, ut assem hunc usurarium appellarent. Quemadmodùm his as, non ex menstruâ, sed ex annuâ pensione æstimandus est ; similiter omnes ejus partes ex anni ratione intelligendæ sunt : ut, si unus in centenos annuatim pendatur, unciaria usura ; si bini, sextans ; si terni, quadrans ; si quaterni, triens ; si quini, quinquax ; si seni, semis ; su septeni, septunx ; si octoni, bes ; si novem, dodrans ; si deni, dextrans ; si undeni, deunx ; si duodeni, as. Lexicon Joannis Calvini, aliàa Kahl, Coloniæ Allobrogum, anno, 1622, apud Petrum Balduinum, in verbo usura, pag. 960.
  14. De modo usurarum, Lugduni Batavorum, ex officinâ Elseviriorum, anno 1639, pag. 269, 270 & 271 ; & sut-tout ces mots : Une verius fit unciarium fœnus eorum, vel uncias usuras, ut eas quoque appellaras infrà ostendam, non unciam dare menstruam in centum, sed annuam.
  15. Argumentum legis XLVII, §. Præfectus legionis, ss. De administ. & periculo tutoris.
  16. Feuille du 9 octobre 1749, page 164.
  17. La troisieme & la derniere note, chap. XXII, liv. XXII, & le texte de la troisieme note.
  18. Pro aris.
  19. Credite, Pisones, isti tabulæ fore librum
    Persimilem, cujus, velut ægri somnia vanæ
    Fingentur species.
    Horat. De arte poëticâ, v. 6.