Bernard Grasset (p. 79-88).
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V


Maintenant l’été brûle, les soirées même sont chaudes. Et sur le seuil de la maison Églantine et Noël s’attardent et forment des projets d’avenir. Dès que Noël aura vingt ans, ce qui arrivera dans quelques mois, il fera part de ses fiançailles à ses parents. Il ne doute pas que la jeune fille ne soit la bienvenue à la ferme. Luc, son frère, qui a pour lui une tendresse profonde, lui facilitera la tâche auprès de leur mère, la seule qui pourrait faire des objections, parce qu’elle désire, pour chacun de ses fils, une fille de riches fermiers ainsi qu’elle l’est elle-même.

Et Noël rit en ajoutant :

— Quant à mon père, il t’aime déjà, tu le sais bien.

Mère Clarisse laisse les fiancés à leur rêve, et s’en va dormir. Elle se fait vieille, le Verger lui donne beaucoup de travail, et ses jambes, vite lasses, ont grand besoin de repos.

Les jeunes gens ne vont plus guère dans la sapinière, le dimanche. Ils aiment à revoir les bois où ils se cachaient étant enfants. Et s’ils n’ont plus l’envie de grimper et sauter, ils sont heureux de s’asseoir sur les feuilles sèches qui, au moindre de leur mouvement, font un grand bruit de soie froissée.

Églantine, sur la demande de Noël, chante ou dit les beaux vers appris par Mlle Charmes. Noël s’émerveille autant de sa mémoire que de sa voix :

— Comment peux-tu retenir tant de choses ?

Et dès qu’elle fait silence il reprend son rêve de bonheur à venir.

Par les longues veillées d’hiver, lorsque le vent souffle en furie, que la neige envahit la cour de la ferme et couvre le toit des étables, ils auront une pièce bien chauffée où ils se tiendront. Églantine, à son choix, aura un piano ou un harmonium. Elle chantera et fera de la musique. Il ne la verra pas, le soir venu, dormir sur sa chaise en attendant l’heure du coucher, ainsi que le fait sa mère. Églantine sera dans la maison comme une plante merveilleuse dont les fleurs ont un éclat que rien ne peut ternir. Et sa pensée lui montre certaine plante d’Algérie, plante droite et fine aux fleurs splendides et sans cesse renouvelées.

Aujourd’hui, en ce plein août, parce que la chaleur les accable, ils s’étendent et s’endorment paisiblement au bord d’un épais taillis, face à une clairière où les chênes, les bouleaux et les sapins vivent en bon voisinage. Ils l’aiment, cette clairière dont tous les arbres leur sont familiers. Il n’en est pas un sur lequel ils n’aient grimpé autrefois. Peut-être, dans leur léger sommeil, rêvent-ils qu’ils sont redevenus enfants et qu’ils jouent à cache-cache dans les plus hautes branches.

Des pas, qui se hâtent et résonnent sur la terre dure d’un chemin proche, les réveillent ; des gens parlent d’un orage qui se prépare, et qu’il ne fera pas bon attendre sur la route. Noël, redressé, cherche d’où vient la menace, mais elle est encore loin, sans doute, car au-dessus d’eux le ciel est pur, et autour d’eux rien n’annonce l’orage. Rien, sinon une chaleur lourde qui les alanguit et leur ôte l’envie de parler.

Du temps passe pendant lequel il ne leur est plus possible de dormir. Et toujours, sur le chemin dur, des pas qui se hâtent comme pour fuir un danger.

Dans le taillis, ainsi que dans la clairière, pas une feuille ne bouge, pas un oiseau ne pépie. De temps en temps seulement, un ramier qui s’ennuie passe d’un arbre à l’autre avec un rapide battement d’ailes. Puis les rayons blanc et or, qui éclairaient si magnifiquement les arbres, disparaissent un à un et brusquement le bois tout entier s’assombrit.

— L’orage approche, dit Noël, qui s’essuie le front, le nez levé vers de gros nuages noirs qui s’amoncellent avec rapidité. Il parle de prudence, il parle même d’une petite maison, au bord de la route, où il est grand temps d’aller s’abriter, car avec un ciel de cette couleur, il faut compter sur la grêle avant peu. Églantine, ainsi qu’elle le faisait autrefois, se moque de sa crainte. Un abri ? Ils en ont un sous ce grand chêne, si large de branches et si épais de feuillage qu’il pourrait abriter tous les gens de Bléroux. Elle sait cependant que la foudre frappe de préférence les grands arbres, mais sa pensée ne s’y arrête pas. Elle garde cette insouciance d’elle-même, et ce mépris du danger qu’elle a toujours montré. Et puis, elle aime le bruit de l’orage au milieu des bois. D’un mot elle retient Noël qui veut se mettre debout :

— Écoute !

Un long frémissement passe dans les feuilles et, à sa suite, les arbres oscillent. Ils oscillent quelques instants, et les voilà qui se penchent et se redressent comme s’ils se faisaient des révérences. Les vieux chênes agitent leurs branches et semblent faire des signes aux bouleaux qui rebroussent leurs feuilles et font penser à des jeunes filles s’abritant sous leur jupe retournée. Et soudain, sans plus de préparation, c’est l’ouragan, avec son tonnerre, sa grêle et ses éclairs. Tous ces arbres, qui avaient l’air, l’instant d’avant, de se balancer par jeu, se courbent et veulent fuir maintenant. Ils s’agitent de façon désordonnée et bruissent comme si chaque feuille avait une bouche pour crier sa peur. Et comme pris de folie devant leur impuissance à fuir, ils se frappent les uns les autres avec rage. Parmi les sifflements et les coups, on entend des déchirures et des craquements, ainsi que le feraient des os brisés et jetés à terre avec force. De gros oiseaux poussent des cris terrifiés et des plaintes aiguës sortent des nids. Dans ce tourbillon de menace et de crainte, le taillis lui-même se courbe et frappe la terre. Il frappe les deux amis aussi, et les chasse vers la maison de la route. Serrés l’un contre l’autre, ils vont face à la tempête, cinglés en plein visage par les éclairs autant que par le vent qui les repousse, et les force d’avancer lentement, cassés en deux.

Ils arrivent enfin ; la femme qui les reçoit rit de les voir si mouillés. Quoiqu’ils soient devenus grands, elle reconnaît bien, dit-elle, le frère et la sœur qui couraient les bois de ce côté, quelques années plus tôt. Elle fait une grande flamme au foyer pour les sécher. Ils prendront bien aussi un peu de lait chaud pour empêcher le froid d’entrer dans leur poitrine. Elle est heureuse de les servir. Ils sont si jeunes. Elle aimerait qu’on fasse de même pour ses propres enfants, s’il leur arrivait pareille aventure. Elle étale et secoue les lourds cheveux d’Églantine. Elle hume le mystérieux parfum qui s’en échappe et s’accentue chaque fois que l’humidité les touche. Toute petite déjà, sa tignasse ébouriffée dégageait ce même parfum, sans que personne ne sache d’où il lui venait, ni à quel autre il s’appareillait.

La grosse pluie ne cesse pas. On dirait que l’orage tourne en rond et qu’il ne peut s’éloigner. Il se fait tard, la femme offre un peu plus de nourriture, et toujours, elle rit du visage consterné d’Églantine qui s’épouvante d’être à cette heure tardive à plus d’une heure de marche du Verger.

La nuit s’est faite tout entière sans qu’il y ait le moindre changement. La femme offre alors, au frère et à la sœur, la chambre de ses garçons, partis au loin faire la moisson. Elle leur montre deux lits, séparés par une fenêtre, où ils pourront dormir un peu. L’orage finira bien par se calmer, et alors, au petit jour, et même avant s’ils le désirent, car il y aura de la lune par ciel découvert, ils pourront retourner chez leurs parents. Elle leur indique une porte de sortie par où il leur sera facile de quitter la maison sans réveiller personne.

Elle rit de nouveau, leur souhaite bonne nuit et s’en va.

Longtemps ils restent dans la chambre sans bouger. Assis sur l’un des lits, ils n’osent ni parler ni se coucher. Noël, qui soutient dans ses bras la tête de sa fiancée, respire sans se lasser le parfum singulier qu’il essaie une fois de plus d’assimiler à certaine plante. Et tout à coup il se souvient de ce qu’en a dit son père, un jour que Douce et lui sortaient de l’étang :

« C’est sûrement le parfum des fées de Bléroux. »

Ce rappel de leur enfance les fait rire et leur apporte un peu de hardiesse. Églantine s’approche de la fenêtre pour s’assurer du mauvais temps, lorsqu’un brusque froufrou la fait reculer. Elle cherche d’où vient le bruit, et voit une petite chose noire accrochée au bas du rideau. Noël, intrigué, approche la lampe, et Douce veut saisir la petite chose noire qui lui échappe, touche le parquet, volète maladroitement, et s’élève jusqu’au plafond qu’elle heurte de ses ailes. Noël crie :

— C’est une hirondelle !

Et il s’efforce de la chasser vers la fenêtre qu’Églantine vient d’ouvrir. La jolie petite bête se cogne encore aux quatre coins de la pièce, frôle la lampe, et, pendant un éclair qui illumine tout, elle disparaît dans la nuit aussi noire que ses ailes.

La fenêtre refermée, Noël, tout ému, dit avec joie :

— Une hirondelle dans la maison, c’est toujours signe de bonheur.

Le visage rayonnant, Églantine vient à lui. Et le même geste affectueux leur fait tendre leurs mains qui s’unissent.

Au petit jour, ainsi que l’avait prévu la femme, le ciel était pur, mais il n’était pas plus pur que le front d’Églantine, ni plus beau que le visage de Noël, tout paré d’amour et d’espoir.

Les jeunes gens ont quitté silencieusement la maison hospitalière, et maintenant, dans le matin tout rafraîchi, ils vont à grands pas sur la terre mouillée. Noël tient si étroitement sa fiancée qu’elle semble faire partie de lui-même. Ni l’un ni l’autre ne parle, leur poitrine respire librement et leur regard se pose en paix sur toute chose. À l’amour violent et profond de Noël se mêle une reconnaissance infinie pour celle qui n’a même pas eu un geste de défense lorsqu’il l’a prise. Pendant un instant, il a pu croire son désir partagé ; mais il a vite compris qu’Églantine n’était pas femme encore. Elle avait donné son corps au premier appel, comme elle avait donné son âme au premier sourire.

Mère Clarisse, inquiète, les attend devant la barrière. Elle les voit venir dans le soleil levant. Un soleil presque blanc, comme recouvert de rosée, et dont les rayons se posent sur leurs jeunes têtes ainsi qu’une fraîche couronne. Mais dès qu’ils sont près d’elle, au regard ardent de Noël, au visage éclatant d’Églantine, elle comprend, et détourne son propre visage. La jeune fille entre la première dans la maison, remet tout de suite à son doigt l’anneau d’or, tandis que Noël, la voix un peu basse, dit à la vieille amie :

— Regardez-nous ! Ne soyez pas fâchée. Nous sommes mariés, à la vie, à la mort.

Il ôte à Églantine l’anneau, le passe à son propre doigt, puis le jette sur la table comme un objet que l’on dédaigne, et, la voix plus basse encore, il ajoute :

— L’anneau qui nous enserre est plus fort que tous les anneaux d’or du monde.