Bernard Grasset (p. 67-78).
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IV


Bientôt les dimanches ne suffirent plus aux jeunes gens et ils se retrouvèrent le soir dans la sapinière. Mère Clarisse aurait bien voulu empêcher cela, mais au premier mot le visage d’Églantine avait montré une telle consternation qu’elle n’avait pas osé insister. Cependant, elle exigeait que la jeune fille ne s’éloignât pas du Verger, le grand-père pouvant remarquer son absence, Noël, souvent, venait tard, retenu par les travaux de la ferme. Il apportait avec lui l’odeur de la terre chaude et du foin coupé. Et Douce, dont l’odorat était sûr, devinait toujours à quels travaux il avait passé son temps. Par les soirs obscurs, il faisait entendre un doux roucoulement pour avertir de sa venue. Leurs entretiens étaient courts. Et s’ils menaçaient de se prolonger, Tou venait leur rappeler la prudence.

Dans ce pays de bois et d’eau qu’est la Sologne, les soirs se moquent de la chaleur du jour. Et, le soleil parti, une telle fraîcheur monte de la terre qu’il est parfois nécessaire de se couvrir. Pour l’avoir négligé, le père Lumière tomba gravement malade. Après une semaine de forte fièvre, le médecin déclara qu’il n’y aurait pas de guérison, le cœur du vieil homme étant usé. Églantine offrit aussitôt ses soins. Elle se tenait à l’écart, presque dans l’ombre, évitant le plus possible d’être vue par le malade pour ne pas le mécontenter. Il ne la voyait guère tant sa fièvre était violente. Même lorsqu’elle lui soutenait la tête pour le faire boire, ses yeux ne regardaient que le cadre doré des jeunes mariés. Dans son délire, il les appelait, leur parlait, comme s’ils eussent été en vie. Sa voix s’adoucissait encore lorsqu’il s’adressait à Jeanne, sa femme, et il avait, pour lui parler, des mots tendres qui étonnaient profondément Églantine. Le mal s’aggrava, et les jeunes gens durent cesser de se voir.

Aujourd’hui le médecin avait recommandé une surveillance de toutes les minutes ; la fièvre étant tombée subitement, une faiblesse pouvait emporter rapidement le malade. Ce soir, cependant, il était calme. Églantine écoutait sa respiration redevenue à peu près normale. Malgré cela une crainte affreuse la laissait debout, adossée à la fenêtre, son regard constamment fixé sur son grand-père qui paraissait dormir. Non, il ne dormait pas, mais comme il gardait le souvenir de ceux qu’il avait vus dans sa fièvre, il en voulait à Églantine d’être là, et de mêler sa forme réelle à leur ombre. Et pour ne plus la voir, il tenait obstinément ses yeux fermés.

Dans le silence qui s’étend autour du Verger, le père Lumière s’étonne de ce roucoulement qu’il entend au loin. Pourtant le soleil est couché. Quelque ramier désacouplé qui se désole, sans doute, et qui, dans sa tristesse, ne voit pas venir la nuit. Il écoute. On dirait que le roucoulement se rapproche. D’où vient-il donc ? Ah ! oui, de la sapinière. Cette sapinière où il n’a jamais remis les pieds depuis la mort de son fils. Il écoute encore le roucoulement qui se répète à intervalles réguliers. Et voilà que, dans son cerveau affaibli, cela prend un son de voix humaine et forme des mots. « Je t’attends, je t’attends. » C’est lui qu’on appelle. Qui donc l’attend ? Il sait qu’il est très malade et qu’il peut mourir de cette maladie. N’a-t-il pas entendu mère Clarisse dire à la petite « à la moindre syncope, fais moi signe. » La mort ne lui fait pas peur, au contraire, là seulement il sera en paix auprès de Jeanne et de Marc qui n’ont pas cessé de vivre profondément en lui. Ce sont eux qui l’appellent, ce sont eux qui l’attendent. Dans sa pensée reconnaissante une louange monte vers Dieu qu’il avait oublié. « Gloire à Celui qui peut tout. » La voix du ramier se rapproche et se fait suppliante :

— Oh ! viens, oh ! viens !

Le malade ne doute plus. C’est Jeanne, si bonne, si dévouée, qui vient le chercher. Elle est là, tout près, si près qu’il ouvre les yeux afin de voir le cher fantôme. Mais ce n’est pas Jeanne qu’il voit, c’est Églantine, Églantine qui lui tourne le dos maintenant, quoique toujours debout devant la fenêtre. Elle soulève du coude le rideau, tandis que sa tête aux lourds cheveux fait doucement : « Non, non, non, non. » À qui donc fait-elle ce signe ? Il veut se soulever, mais au mouvement qu’il fait, le rideau retombe et sa petite-fille revient vers lui. Il referme les yeux alors et feint le sommeil. Elle recule sans bruit, et quoique le jour ne soit pas encore éteint, elle allume la lampe tandis qu’un long et douloureux roucoulement s’éloigne. Le père Lumière songe, malgré les battements désordonnés de son cœur « ainsi c’était pour elle, cet appel ! Un amoureux, bien sûr. Je t’attends, je t’attends. Avait-elle donc l’habitude de sortir le soir avec un garçon ? » La fille de son fils était-elle une dévergondée ? Ce n’était pas assez qu’elle ait causé la perte de trois vies, il fallait encore qu’elle enlaidisse la fin de celui qui avait déjà tant souffert à cause d’elle. Mère Clarisse lui reprochait de ne jamais adresser la parole à cette gamine. Eh bien ! il allait lui parler, pour la première et dernière fois. Il allait lui demander compte de cet appel qui ne craignait pas de se faire entendre si près de la maison. Et si elle était coupable, il la flétrirait de telle sorte qu’elle n’oublierait jamais ses paroles. Une colère monte en lui. Son cœur lui bat jusque dans la gorge et l’étouffe. « Ah ! misérable fille ! » Les yeux pleins de rancune, il la cherche dans la pièce où rien ne bouge. Elle est assise sous la lampe, le corps immobile et affaissé. Ses mains, jointes sous le menton, soutiennent sa tête qui incline à gauche et remue comme pour continuer de dire non. Son visage est d’une pâleur intense, ses lèvres sont ouvertes comme si une plainte allait s’en échapper, et de ses longues paupières abaissées coulent des larmes qui font penser à une grosse pluie d’orage.

D’un seul coup, toute la colère du grand-père s’en va. Ce visage douloureux lui en rappelle un autre, en un jour de profonde détresse. Son fils, son Marc chéri avait eu exactement cette expression à la mort de sa femme. Ses mains, jointes sous le menton, sa tête inclinée qui faisait non, non, pour dire que l’affreuse chose ne pouvait pas être, et ses larmes lourdes et pressées qui tombaient sur ses mains et roulaient sur les poignets qu’elles inondaient. Ne retrouvait-il pas encore ce front uni et presque plat, à moitié recouvert par des cheveux bruns aux reflets dorés qui brillaient davantage aux tempes. Oh ! cette ressemblance, il l’apercevait seulement aujourd’hui. Et sa tête remua aussi : « Non ! non ! » Cette petite n’était pas une dévergondée. Un garçon l’aimait, il l’appelait, il l’attendait, et à cause de son malade, elle disait, non, non. Depuis une quinzaine elle le soignait avec un dévouement absolu, ne prenant de repos que dans ce mauvais fauteuil d’osier qu’on avait monté du jardin. Et toujours il la regardait, et son cœur qui cognait dans sa gorge lui semblait plus gros encore, tant il était plein de pitié pour la petite-fille qu’il reconnaissait enfin. Il la vit passer son mouchoir sur son visage et sur ses mains mouillées, il la vit tendre très attentivement l’oreille de son côté, puis il la vit baisser la lampe en veilleuse et s’enfoncer dans le mauvais fauteuil, le corps abandonné et les bras tombant.

Un long temps passa. Églantine s’était endormie. Le père Lumière entendait sa respiration égale et inconsciente. C’était lui maintenant qui veillait sur ce sommeil de jeune fille. Il évitait le plus petit mouvement, sachant qu’elle serait debout au moindre froissement des couvertures. C’était à son tour de rester les yeux grands ouverts.

De tout son courage, il regardait dans le passé. Il revoyait les sourires heureux de sa femme et de son fils. Il entendait la voix enfantine de sa bru lorsqu’elle disait : « moi, c’est un garçon que je veux ! » et la voix toujours un peu grave de Marc : « moi, c’est une fille ! » Il évoquait l’affreux drame, et l’horrible vie qu’il avait menée si longtemps. Puis il y avait eu le retour de la petite porte-malheur, ainsi qu’il la nommait en lui-même. Et son tout jeune chien dont il n’avait pas osé la séparer. Que de fois, au matin, il avait trouvé l’enfant et le chien dormant nez contre nez et les membres mêlés. Et encore, un peu plus tard, le développement subit de cette intelligence qui l’avait alarmé, comme une chose qui n’aurait pas dû être. Et sa propre indifférence devant laquelle la jeune fille, pas plus que l’enfant, n’avait montré d’impatience ni de révolte. Et voici que celle qu’il n’a jamais appelée sa petite-fille allait à l’amour. Et sans ce roucoulement de ce soir rien ne l’en aurait averti. Un remords lui venait. Une angoisse le prenait. Et si celui-là était un malhonnête homme ? Et s’il faisait de la fille de Marc une créature perdue ? Ah ! Comme il se sentait coupable soudainement. Et, s’il était vrai que l’on retrouve les siens dans une autre vie, que dirait-il à son fils, s’il lui demandait compte du bonheur de son enfant sur la terre ? Dans le clair de lune qui entrait par la fenêtre, et faisait tort à la veilleuse, il la regardait, la fille de Marc, il la regardait de tous ses yeux.

Les heures passaient. Minuit déjà s’était enfui, sonné deux fois à l’horloge d’en bas. Dans cette nuit limpide aucun bruit ne venait du verger, pas même un froissement de feuilles. Au loin seulement un chien aboyait. Il aboyait sans méchanceté, avec un léger hurlement d’ennui. Peut-être voulait-il faire peur à la lune dont l’éclat trop vif l’empêchait de dormir.

Et soudain, dans le silence d’alentour, monta de nouveau un faible et très doux roucoulement. Le père Lumière prêta l’oreille, croyant s’être trompé. Non, il ne s’était pas trompé, car Églantine avait entendu aussi malgré son sommeil ; et déjà elle se redressait, le visage tourné vers le lit. Elle se mit debout, frissonna de tout son corps, s’appuya un instant à la commode. Et, lentement, silencieusement, le malade la vit venir à lui. Elle se pencha sur lui, si près qu’il sentît son souffle sur sa joue.

Oh ! ce souffle frais de jeune fille, comme il regrette d’en avoir privé si longtemps son vieux visage. Tranquillisée, Églantine s’en va vers la fenêtre dont elle soulève le rideau. Et cette fois le père Lumière voit bien que la tête aux lourds cheveux ne dit pas non. Du même pas silencieux, Douce gagne la porte, l’ouvre et la referme sur elle, avec une telle adresse que si le vieillard ne l’avait pas vue, il n’aurait pu croire qu’elle était sortie.

L’oreille au guet, le père Lumière entend un frottement rude contre du fer. Cela vient de la grille du potager, il en est sûr. Tremblant et sans forces, il s’en va soulever le rideau à son tour, et, par l’ouverture, il voit un jeune homme descendre le long des barreaux, s’y adosser, et ouvrir les bras dans un élan fou de tout son être. Et tout aussitôt il voit sa petite-fille se jeter éperdument dans les bras tendus. Pas de baisers d’amour, comme il s’y attendait, seulement une légère caresse sur le front, et des larmes que le garçon essuie avec précaution. Tout de suite Églantine parle, et à la façon dont le jeune homme l’écoute, le malade comprend que ce qu’elle dit est grave. Le chien est vite auprès d’eux. Sans quêter la moindre caresse, il s’aplatit à leurs pieds, le museau allongé sur ses pattes, épiant le silence ainsi qu’un fidèle gardien du bonheur. Et tous trois, immobiles et inquiets, sont baignés par le clair de lune comme par une eau pure. Puis Églantine cherche à se dégager des bras qui la retiennent. Elle veut retourner là-haut sans tarder. Et comme le garçon, en signe de regret, renverse tout à coup la tête, le père Lumière reconnaît Noël Barray. Une joie intense l’envahit alors. Noël et Douce, Douce et Noël, voilà ce qu’il pourra dire à son fils, s’il le revoit. Son cœur a cessé de cogner, et ses jambes fléchissent à peine. Il va regagner son lit. Mais avant il remonte la flamme de la lampe. Il faut qu’il fasse clair, très clair dans la chambre pour ce qui lui reste à dire avant de mourir. Au lieu de s’étendre, il reste assis, appuyé à l’oreiller, en attendant celle qu’il nomme maintenant sa douce petite-fille. Elle rentre et s’affole de le retrouver ainsi. À peine si elle le reconnaît, tant le regard qu’il pose sur elle contient de tendresse. Il l’attire à lui, et avec un sourire qu’elle ne lui a jamais vu, il dit précipitamment :

— Va chercher Noël !

Elle rougit, hésite, ne sait que dire, mais il la presse :

— Va vite ! Ne le laisse pas partir. Je ne lui veux pas de mal.

L’instant d’après, ils sont là tous deux. Le père Lumière les regarde longuement, de ses yeux où brille une immense gratitude, puis il dit à Noël :

— Puisque tu l’aimes, prends-là pour femme.

Devant l’air interdit du garçon, il ajoute la voix plus forte :

— Embrasse-la, va, je te la donne.

Et tandis que les jeunes gens, un peu craintifs, se rapprochent l’un de l’autre, le père Lumière tourne la tête vers le cadre doré que la lampe éclaire de toute sa flamme.

Il eut encore une semaine de vie. Noël, pour lui donner plus de joie, avait tout de suite mis l’anneau de mariage au doigt de sa fiancée. Le soir, après son travail, il montait dans la chambre et s’asseyait auprès d’Églantine, sur le bras du vieux fauteuil. Personne ne disait rien, mais le visage flétri du mourant montrait un ravissement qui augmentait celui des jeunes gens.