Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 137-142).




CHAPITRE XIV


Ce qui m’arriva à Madrid dans ma première journée
jusqu’au soir.


Nous entrâmes à Madrid sur les dix heures du matin et nous allâmes tous deux de concert droit à la maison des amis de Don Torribio. Nous frappâmes à la porte et une petite vieille, toute décrépite et très pauvrement vêtue, nous vint ouvrir. Il lui demanda ses amis et elle lui répondit qu’ils étaient allés à la quête. Nous restâmes seuls jusqu’à midi, passant le temps, lui à m’exhorter à la profession de la vie peu coûteuse, et moi à réfléchir sur ce que j’avais à faire.

À midi et demi entra par la porte un spectre vêtu jusqu’aux pieds de drap plus ras que sa vergogne. Ils parlèrent ensemble l’argot et le résultat de leur conversation fut que cet homme m’embrassa et m’offrit son amitié. Nous causâmes un instant, ensuite il tira un gant avec seize réaux et une lettre, à la faveur de laquelle il se les était procurés, nous disant que c’était une permission de demander pour une pauvre femme. Il vida le gant, en tira un second, et les joignit ensemble à la mode des médecins. Je lui demandai pourquoi il ne les mettait pas et il me répondit qu’ils étaient tous deux de la même main, et que c’était une ruse pour avoir des gants. Comme j’observai qu’il restait la tête couverte, je demandai encore, en homme nouveau et curieux de s’instruire, pour quelle raison il était toujours enveloppé du manteau, et il me dit : « Mon fils, j’ai aux épaules une chatière bouchée d’une pièce de droguet et accompagnée d’une tache d’huile, ce morceau de manteau la couvre, et je puis aller ainsi sans qu’on la voie. » Il ôta ensuite son manteau et j’aperçus sous sa soutane quelque chose qui bouffait beaucoup. Je crus d’abord que c’étaient des hauts-de-chausses, parce que cela en avait toute l’apparence, mais quand il se fut troussé pour aller s’épouiller, je vis que c’étaient de petites roues de carton attachées à sa ceinture, dans lesquelles ses cuisses étaient emboîtées, de sorte qu’elles figuraient sous la soutanelle, parce qu’il n’avait ni chemise ni culotte, et qu’à peine avait-il quelque harde à nettoyer, tant il était nu. Il entra dans l’endroit destiné à s’éplucher, et tourna une tablette semblable à celle que l’on met dans les sacristies et sur laquelle était écrit, pour que personne n’entrât : Il y a quelqu’un qui tue ses poux. Je rendis grâces à Dieu, voyant jusqu’à quel point il favorise les hommes en leur donnant l’industrie, quand il les prive des richesses.

« Je viens de route, me dit mon ami, avec le mal de culottes, ainsi je vais me renfermer pour me raccommoder. » Il demanda s’il y avait des rognures, et la vieille, qui, semblable aux chiffonnières pour le papier, ramassait dans les rues les haillons, deux fois par semaine, pour réparer les pauvres nippes des chevaliers, lui dit que non. Elle ajouta même que faute de guenilles, Don Irriguez de Pedroso était retenu au lit depuis quinze jours par la maladie des hardes.

Nous en étions là lorsqu’arriva un autre confrère avec des bottines, un habit noir et un chapeau dont les bords étaient relevés et attachés des deux côtés. Les autres lui annoncèrent ma venue et il me parla avec beaucoup d’affection. Il mit bas le manteau, et l’habit qu’il avait dessous était (qui l’aurait imaginé ?) de drap noir par devant et de toile blanche par derrière, le tout doublé de la sueur du corps. Je ne pus m’empêcher de rire, mais lui, prenant un air sérieux, dit : « Il se fera aux armes et ne se moquera plus. Je gagerais bien qu’il ne sait pas pourquoi je porte ce chapeau relevé et attaché. » Je répondis que c’était par galanterie, et pour ne pas gêner la vue. « C’est tout le contraire, répliqua-t-il ; sachez que ce chapeau n’a point de forme tout autour, et qu’accommodé ainsi, l’on n’en voit rien. » En achevant ces mots, il tira plus de vingt réaux et autant de lettres, pour chacune desquelles on devait payer un réal de port. C’était lui-même qui écrivait ces lettres et il y mettait la signature qu’il jugeait à propos. Il mandait aux personnes les plus qualifiées des nouvelles qu’il inventait ; il les remettait ensuite à leur adresse et en recevait le port. Mais il nous dit n’avoir pu rendre celles-ci. Il faisait ce manège tous les mois. J’avoue que je fus étonné de voir ce nouveau genre de vie.

Sur ces entrefaites entrèrent deux autres chevaliers. L’un avait mis une robe de drap qui descendait jusqu’aux genoux, le manteau de même, et la fraise levée pour qu’on ne vît pas la grosse toile qui était déchirée. Les culottes à la suisse qu’il portait étaient de camelot dans la partie seulement qui restait découverte, tout le reste étant de serge de couleur. Il venait en se querellant avec un autre qui avait, au lieu d’une fraise, une espèce de rabat extrêmement large, plat et long. Il portait des manches larges, parce qu’il n’avait pas de manteau, et une béquille à laquelle était liée une jambe couverte de peaux, faute d’avoir plus d’une chaussure. Le dernier se donnait pour soldat et l’avait été, mais mauvais et dans des endroits pacifiques. Il racontait des exploits étonnants qu’il s’attribuait, et sous le titre de soldat il avait ses entrées partout. L’autre lui disait : « Tu m’en dois la moitié, ou du moins une bonne partie, et si tu ne me la donnes pas, je te jure par le nom de Dieu !… » — « Ne fais pas de serment, répliquait le soldat, car je ne suis pas boiteux, et en arrivant à la maison je te donnerai mille coups de ma béquille… » Avec les tu donneras, tu ne donneras pas, et les démentis ordinaires, ils en vinrent à se battre et, s’étant saisis l’un et l’autre par leurs hardes, il leur en resta des lambeaux dans les mains aux premières secousses. Nous les séparâmes, en leur demandant la cause de leur querelle. Le soldat s’écria : « Te moques-tu de moi ? tu n’en auras rien du tout… Vous saurez, messieurs, continua-t-il, qu’étant à San Salvador, un enfant s’est approché de ce pauvre et lui a demandé si ce n’était pas l’enseigne Juan de Lorenzana ; et lui, voyant qu’il tenait quelque chose à la main, a répondu oui. Il me l’a amené et m’a dit, en m’appelant enseigne : « Voyez, monsieur, ce que cet enfant vous veut. » Et comme je l’ai compris facilement, je me suis donné pour tel et j’ai reçu le message, qui était accompagné de douze mouchoirs, et j’ai répondu à la mère, qui envoyait sans doute ce présent à quelqu’un de ce nom. À présent il m’en demande la moitié ; mais je me ferai plutôt hacher par morceaux que de la céder ; mon nez les usera. » On lui donna gain de cause. La seule chose qu’on désapprouva, ce fut qu’il s’en servît pour se moucher. On jugea qu’ils seraient remis, afin de contribuer à l’honneur de la communauté, à la vieille pour en faire des bouts de manches qui se vissent et, annonçassent des chemises, parce que se moucher était défendu.

La nuit venue nous nous couchâmes tous, si près les uns des autres que nous étions comme des harengs dans leur caque. Quant au souper, il se fit en blanc. La plupart ne se déshabillèrent point, parce qu’en restant comme ils étaient de jour, ils remplissaient le précepte de se coucher tout nus.