Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 129-136).




CHAPITRE XIII


Suite du voyage. Histoire du gentilhomme.


Il faut d’abord que vous sachiez qu’à Madrid se trouvent toujours les hommes les plus bêtes, les plus riches, les plus pauvres, en un mot tous les extrêmes ; que l’on y souffre les méchants, qu’on y fait peu de cas des bons et qu’il y a certaines sortes de gens, comme moi, dont on ne sait ni l’extraction, ni la famille, ni rien qui puisse indiquer leur origine. Nous nous distinguons entre nous par différents sobriquets. Nous appelons les uns Chevaliers de peu de prestance, d’autres Sans-vigueur, d’autres Rapetasseurs, d’autres Bavards, d’autres Exténués et d’autres Ambulants. L’industrie est notre protectrice. Nous avons souvent les estomacs vides, parce qu’il est dangereux de faire passer son dîner par les mains d’autrui. Nous sommes la terreur des festins, la vermine des gargottes, et convives par force. Ainsi nous nous nourrissons de l’air et nous paraissons contents. Nous sommes de ces gens qui mangent un poireau et qui assurent d’avoir mangé un chapon. Entre-t-il quelqu’un chez nous ? Il trouve nos logements pleins d’os de mouton, de volailles et d’épluchures de différents fruits. La porte est toujours embarrassée de plumes et de peaux de lapereaux. Nous allons de nuit ramasser tout cela dans la ville, pour nous en faire honneur le jour. Quand nous voyons un étranger, nous grondons en disant : « Ne pourrai-je donc jamais parvenir à engager cette fille à balayer ? » Et puis nous ajoutons : « Excusez, monsieur ; quelques amis ont mangé ici, et ces domestiques… etc. » Celui qui ne nous connaît pas prend tout cela pour argent comptant et se persuade que nous avons donné un grand repas.

« Que vous dirai-je de notre manière de vivre dans les maisons d’autrui ? Pour peu que nous parlions à quelqu’un nous savons sa demeure, et nous ne manquons jamais d’aller chez lui à l’heure de manger. Pour prétexte de notre visite, nous lui alléguons que nous avons pour lui la plus grande amitié, parce qu’il n’y a dans le monde personne qui ait autant d’esprit et autant de mérite. S’il se met à table et qu’il nous demande si nous avons dîné, nous répondons franchement que non, et s’il nous invite nous n’attendons pas qu’il récidive, parce que de pareilles attentes nous ont souvent causé de grands jeûnes. Si par hasard il a déjà commencé de manger, nous répondons que oui, mais, pour avoir occasion d’avaler un morceau, quoiqu’il coupe très bien la volaille, le pain, la viande ou quelque chose que ce soit, nous lui disons : « Reposez-vous, monsieur, permettez que je vous serve d’officier tranchant, car feu le duc ou le comte Un tel (nous en nommons un), que Dieu veuille avoir dans le ciel ! prenait communément plus de plaisir à me voir découper qu’à manger. » En même temps nous prenons le couteau, nous coupons de petites bouchées, et puis nous ajoutons : « Oh ! que cela sent bon ! Ce serait certainement faire outrage à la cuisinière que de n’en pas goûter. Quelle bonne main elle a ! » En disant cela nous vidons, pour preuve, la moitié du plat, et nous célébrons les navets pour des navets, le cochon pour du cochon, enfin chaque chose pour ce qu’elle est. Quand cela nous manque, nous avons une soupe assurée à quelque couvent. Nous ne la prenons pas en public, mais en cachette, faisant accroire aux religieux que c’est plutôt par dévotion que par besoin. Lorsque quelqu’un de nous se trouve dans une maison de jeu, il faut voir comme il sert et mouche les chandelles, apporte les urinaux, met les cartes, et vante ce qui appartient à celui qui gagne, le tout pour un triste réal de présent.

« Quant à ce qui regarde nos habillements, nous savons par cœur toute la vieille friperie, et nous avons pour les rapiécer des heures marquées, comme ailleurs il y en a pour les prières. Nos différentes ruses sont très curieuses à voir. Comme nous tenons le soleil pour notre ennemi déclaré, parce qu’il découvre nos raccommodages, nos coutures et nos guenilles, nous nous mettons le matin devant ses rayons les jambes ouvertes, et voyant alors à l’ombre par terre la représentation des haillons et bouts de fil qui se trouvent entre les cuisses, nous faisons avec des ciseaux la barbe à nos culottes. Il faut voir aussi comme nous ôtons des découpures de derrière pour raccommoder le devant, attendu que les entrecuisses s’usent toujours davantage, de sorte que la partie de derrière ainsi maltraitée est obligée de se contenter de ce qui peut lui rester ; il n’y a que le manteau qui le sait. Nous nous gardons des jours où il faut briller, et nous évitons de monter par des escaliers bien éclairés ou à cheval. Nous étudions des postures contre la lumière. Dans un jour clair, nous marchons les cuisses serrées, et nous ne faisons de révérences qu’en pliant les chevilles, parce qu’en ouvrant les genoux, on verrait tout le fenêtrage.

« Nous n’avons sur notre corps rien qui n’ait été auparavant quelque autre chose. Par exemple, vous voyez ce mauvais pourpoint ? Eh bien ! c’était auparavant des culottes, filles d’un manteau, petites-filles d’un capuchon ; car c’était cela d’abord. À présent il faut espérer qu’il se métamorphosera en semelles de bas et en plusieurs autres choses. Les chaussons étaient auparavant des mouchoirs faits de serviettes, qui avaient été des chemises engendrées par des draps. Devenus chiffons, on en fait du papier, sur lequel nous écrivons et que nous brûlons ensuite pour en faire de la poudre noire propre à réparer les souliers, car j’ai vu, avec de pareils remèdes, ressusciter des chaussures que l’on jugeait incurables.

« Que vous dirai-je de la manière dont la nuit nous nous éloignons des lumières, pour qu’on ne voie point nos manteaux chauves et nos pourpoints sans barbes ? Car il n’y a pas plus de poil que sur un caillou, Dieu ayant jugé à propos de nous en donner au menton et de l’ôter à nos habits. Pour épargner la dépense des barbiers, nous avons toujours soin d’attendre qu’un d’entre nous soit bien poilu ; alors nous nous rasons réciproquement suivant le précepte de l’évangile : Aidez-vous comme de bons frères. Nous avons l’attention de ne point aller les uns dans les maisons des autres. Quand nous apprenons que l’un de nous fréquente les mêmes personnes chez qui nous aurions dessein de nous introduire, nous nous en abstenons ; nous y porterions la famine. Car je voudrais que vous puissiez connaître jusqu’à quel point nos estomacs sont voraces : ce sont des gouffres qui absorbent tous les mets.

« Nous sommes obligés d’aller publiquement à cheval par les rues, ne fût-ce que sur un ânon, une fois tous les mois et en carrosse une fois l’an, quand ce ne serait que sur le coffre ou par derrière. Mais si par hasard nous sommes dans la voiture, ce doit être à la portière avec toute la tête dehors, faisant de grands saluts, pour que tout le monde nous voie, et parlant à nos amis et à nos connaissances, quoiqu’ils regardent même d’un autre côté. Si quelque partie de notre corps nous démange devant les dames, nous avons des expédients pour nous gratter en public sans que personne le voie. Si c’est par exemple à la cuisse, nous racontons que nous avons vu un soldat blessé à tel endroit du corps, et sous prétexte d’indiquer cet endroit, nous portons la main à celui où nous sentons la démangeaison et nous nous grattons. Si nous sommes à l’église et que la démangeaison soit à la poitrine, nous nous y frappons comme l’on fait au Sanctus, quand on n’en serait encore qu’à l’Introïbo. Dans d’autres occasions, feignant de nous élever sur la pointe des pieds, nous nous redressons et, nous approchant de quelque encoignure, nous nous frottons contre la muraille.

« Quant au mensonge, nous n’avons jamais à la bouche un mot de vérité. Dans les conversations nous nommons des ducs et des comtes, que nous disons nos amis ou nos parents, et nous avons soin de prévenir que ces seigneurs sont morts ou fort éloignés. Ce qui mérite surtout attention, c’est que nous ne nous amourachons jamais que de ce qui peut nous donner du pain, de sorte que nous quittons les femmes coquettes, quelques jolies qu’elles soient. Ainsi nous avons toujours affaire à une gargotière pour le manger, à l’hôtesse pour le logement, à la femme qui repasse les fraises pour nous reblanchir ; et quoique, en mangeant peu et buvant si mal, on ne puisse en satisfaire tant à la fois, nous faisons néanmoins en sorte qu’elles soient toutes contentes tour à tour.

« En voyant mes bottines, qui croira qu’elles sont à cru sur la chair, sans bas ni rien autre chose entre les deux ? Qui peut s’imaginer, quand on voit cette fraise, que je n’ai point de chemise ? Eh bien ! monsieur le licencié, un gentilhomme peut se passer de tout, mais d’une fraise ouverte et empesée, non pas ! Premièrement parce que c’est un grand ornement pour la personne, et puis, parce qu’après l’avoir retournée de l’autre côté, elle sert d’aliment à l’homme, qui peut se sustenter avec l’amidon, en le suçant adroitement. Enfin, monsieur le licencié, un gentilhomme de notre sorte doit avoir plus de besoins qu’une femme grosse, et malgré cela, on vit à Madrid. Tantôt il se voit dans l’opulence et la bourse bien garnie, tantôt à l’hôpital. Mais enfin l’on vit, et quand on sait se conduire, on est roi du peu que l’on a. »

Ces manières de vivre du gentilhomme me plurent et m’amusèrent si fort, qu’uniquement occupé de son récit, j’allai à pied jusqu’à Las Rosas, où nous restâmes cette nuit. Il soupa avec moi, car il n’avait pas une obole, et je crus encore lui être redevable de ses avis, qui m’ouvraient les yeux et me donnaient du goût pour ce genre de vie. Je lui déclarai mes désirs avant que de nous coucher, et il m’embrassa mille fois, en disant qu’il avait toujours espéré que ses raisons feraient impression sur un homme favorisé d’un si bon entendement. Il m’offrit sa protection pour m’introduire à la Cour parmi les confrères de l’industrie, et me procurer ma demeure avec eux tous. Je l’acceptai, mais sans lui faire confidence de la somme que je portais sur moi. Je lui déclarai seulement cent réaux qui, joints à ce que j’avais fait pour lui et à ce que je faisais encore, suffirent pour m’assurer son amitié. Je lui achetai trois aiguillettes, il attacha sa culotte. Nous dormîmes bien cette nuit ; nous nous levâmes de bon matin, et nous nous rendîmes à Madrid.