Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 37

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 549-553).


CHAPITRE XXXVII.


S’il est nécessaire d’en venir à des engagements partiels avant de livrer la bataille générale, et comment il faut s’y prendre pour connaitre un ennemi nouveau lorsqu’on veut éviter ces engagements.


Ainsi que je l’ai déjà dit, il semble que, dans toutes les actions des hommes, outre les difficultés qu’on rencontre pour les faire réussir, il y ait toujours auprès du bien quelque mal qui lui est si fortement uni, qu’il parait impossible de jouir de l’un sans subir les inconvénients de l’autre. On en a la preuve dans toutes les entreprises des hommes. Aussi n’est-ce qu’avec peine que le bien s’obtient, à moins que la fortune ne vous favorise au point que sa puissance surmonte cet inconvénient ordinaire et naturel.

C’est ce que m’a rappelé le récit que fait Tite-Live du combat de Manlius Torquatus et du Gaulois, et qu’il termine par ces mots : Tanti ea dimicatio ad universi belli eventum momenti fuit, ut Gallorum exercitus, relictis trepide castris, in Tiburtem agrum, mox in Campaniam transierit.

Je considère, d’un côté, qu’un capitaine habile doit éviter par-dessus tout de rien faire qui, par son peu d’importance, produise un mauvais effet dans l’armée : commencer une bataille où l’on n’emploie pas toutes ses forces, mais où l’on expose toute sa fortune, est une conduite des plus téméraires, comme je l’ai dit précédemment, en blâmant la défense des défilés.

D’un autre côté, je pense qu’un général prudent, lorsqu’il a en tête un ennemi nouveau, qui jouit d’une grande réputation de courage, est obligé, avant d’en venir à une bataille générale, d’essayer ses soldats contre les ennemis, par de légères escarmouches, afin qu’ayant commencé à les connaître par cette épreuve, ils perdent cette terreur que leur avaient inspirée la renommée et la réputation de courage de leurs adversaires. C’est là une chose extrêmement importante pour un général, parce qu’il y a pour ainsi dire une nécessité d’en agir ainsi, sans quoi les troupes croiraient marcher à une perte certaine, si, par de légers engagements, on n’avait chassé d’abord de leur esprit la crainte que la réputation de l’ennemi aurait pu y répandre.

Valerius Corvinus avait été envoyé par les Romains avec une armée contre les Samnites, ennemis nouveaux et contre lesquels ils n’avaient point jusqu’alors mesuré leurs armes. À cette occasion Tite-Live dit que Valerius engagea quelques légères escarmouches avec les Samnites, ne eos novum bellum, ne novus hostis terreret.

C’est s’exposer cependant au plus grand danger, parce que si vos soldats restent vaincus dans ces combats, leur effroi et leur lâcheté prennent un nouvel accroissement, et il en résulte un effet entièrement opposé à vos desseins ; c’est-à-dire, qu’au lieu de les rassurer, vous les effrayez davantage. C’est donc là une de ces mesures où le mal est si près du bien, où ils sont même tellement confondus, qu’il est aisé de rencontrer l’un en croyant embrasser l’autre.

Sur quoi je dis, qu’un habile général doit avoir le plus grand soin qu’il ne s’élève aucun accident qui puisse porter le découragement dans son armée. Ce qui ôte le courage aux soldats, c’est de commencer par éprouver un échec ; aussi doit-il éviter toutes les actions partielles, et ne les permettre que lorsqu’on peut le faire avec un grand avantage, et l’espoir certain de la victoire : il ne doit point tenter de garder les passages où il ne peut réunir toute son armée ; il ne doit défendre que les places dont la perte entraînerait inévitablement la sienne ; quant à celles qu’il garde, il faut qu’il s’arrange de manière qu’au moyen de leurs garnisons et de son armée il puisse, dans le cas où ces places viendraient à être assiégées, disposer de toutes ses forces ; quant aux autres, il doit les laisser sans défense. Toutes les fois, en effet, qu’on ne perd qu’une chose abandonnée et que votre armée est encore intacte, elle ne perd ni sa réputation dans la guerre ni l’espérance de la victoire. Mais quand l’ennemi vous arrache un point que vous projetiez de défendre, et dont chacun est convaincu que vous aviez entrepris la défense, c’est alors que le dommage se joint à la perte, et un événement de peu d’importance vous enlève comme aux Gaulois tout le succès de la guerre.

Philippe de Macédoine, père de Persée, prince belliqueux et d’une grande réputation dans son temps, attaqué par les Romains, abandonna une partie de ses États, qu’il croyait ne pouvoir défendre après les avoir entièrement ravagés. Sa prudence lui avait fait voir qu’il y avait un danger plus réel à perdre sa réputation en défendant inutilement ce qu’il aurait voulu préserver, que de l’abandonner en proie à l’ennemi comme une chose qu’on néglige.

Quand les Romains, après la défaite de Cannes, virent leurs affaires presque entièrement ruinées, ils refusèrent leurs secours à la plupart de leurs protégés et de leurs sujets, leur recommandant seulement de se défendre du mieux qu’ils pourraient. Un tel parti est bien meilleur que d’entreprendre la défense d’une chose, et de ne pouvoir ensuite la défendre, parce que, dans ce dernier cas, on perd tout à la fois ses amis et ses forces ; dans le premier, on perd ses amis seulement.

Mais, pour en revenir aux engagements partiels, il faut, si un général est forcé d’en venir à cette extrémité par la nouveauté de l’ennemi, qu’il le fasse avec un tel avantage, qu’il ne puisse même craindre le danger d’être vaincu, ou plutôt qu’il se comporte comme Marius ; ce qui est le plus sage parti. Ce général allait combattre les Cimbres, peuple féroce, qui menaçaient d’inonder l’Italie entière pour la livrer au pillage. Leur barbarie et leur multitude répandaient partout la terreur, qu’augmentait encore la défaite d’une armée romaine vaincue par eux. Marius, avant de leur livrer bataille, jugea qu’il était nécessaire de prendre des mesures propres à bannir de l’armée la terreur qu’y avait imprimée la renommée de l’ennemi, et, en général expérimenté, il fit camper plusieurs fois ses troupes dans des lieux où les Cimbres devaient passer avec toute leur armée. Il voulait que ses soldats, renfermés dans leurs retranchements, pussent les voir et accoutumer leurs yeux à la vue de l’ennemi, afin qu’apercevant une multitude sans ordre, embarrassée par ses bagages, couverte d’armes inutiles, en partie même désarmée, ils reprissent courage et demandassent eux-mêmes le combat.

Ce parti, où Marius fit éclater toute son habileté, doit être pour tous un exemple utile, et qu’on doit imiter avec empressement, si l’on ne veut tomber dans les dangers que j’ai signalés plus haut, et n’être point obligé d’imiter les Gaulois, qui ob rem parvi ponderis trepidi in Tiburtem agrum et in Campaniam transierunt.

Puisque j’ai cité dans ce chapitre Valerius Corvinus, je veux, dans le chapitre suivant, m’appuyer de ses paroles, pour faire voir quelles doivent être les qualités d’un général.