Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 36

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 547-549).

CHAPITRE XXXVI.


Pourquoi les peuples de la France ont eu et ont encore la réputation d’être plus que des hommes au commencement du combat, et moins, ensuite, que des femmes.


L’intrépidité de ce Gaulois, qui, sur les bords du fleuve Anio, défiait les plus braves Romains, et son combat avec T. Manlius, me rappellent ce que dit plusieurs fois Tite-Live, que les Gaulois, au commencement de la bataille, sont plus que des hommes ; mais qu’en continuant de combattre, ils deviennent moins que des femmes.

En réfléchissant d’où cette opinion peut provenir, on est généralement porté à penser qu’elle tient à leur nature même ; ce que je crois fondé. Cependant, il n’en résulte pas nécessairement que ce naturel, qui leur inspire d’abord tant d’intrépidité, ne puisse être discipliné de manière à leur conserver le même courage jusqu’à la fin du combat.

Pour prouver ce que j’avance, je dirai qu’il y a des armées de trois espèces : l’une, dans laquelle éclatent également le courage et le bon ordre, qui est la véritable source du courage. Telles étaient les armées romaines, chez lesquelles on voit, par toute leur histoire, qu’il existait un ordre excellent, introduit depuis longtemps par la discipline militaire. En effet, dans une armée bien ordonnée, personne ne doit rien faire qui ne soit réglé. Aussi voit-on que, dans les armées romaines, dignes sous ce rapport de servir de modèle à toutes les autres nations, puisqu’elles ont vaincu l’univers, on ne mangeait, on ne dormait, on ne vendait, on n’achetait, on ne formait enfin aucune entreprise militaire ou domestique sans la permission du consul. Les armées qui agissent différemment ne sont pas de véritables armées ; et si elles viennent à en donner quelque marque, c’est par emportement, par impétuosité, et non par un véritable courage.

Mais là où le courage lui-même est réglé, le soldat développe son ardeur selon les temps et les circonstances ; aucun obstacle ne peut l’avilir ni lui faire manquer de cœur ; le bon ordre, au contraire, ranime sans cesse sa vaillance et cette ardeur qu’alimente encore l’espoir de la victoire, espoir qui ne l’abandonne jamais tant que le bon ordre subsiste.

Le contraire arrive dans ces armées où il n’y a que de la fureur et point d’ordre, comme étaient celles des Gaulois, dont l’impétuosité se démentait souvent pendant la durée du combat. Lorsque la victoire résistait à leur premier choc, comme cette impétuosité, sur laquelle ils fondaient toute leur espérance, n’était pas soutenue par un courage bien réglé, et qu’ils ne voyaient au delà aucune autre ressource sur laquelle ils pussent compter, ils devaient être vaincus lorsque cette ardeur venait à se refroidir.

Les Romains, au contraire, rassurés par la bonté de leurs dispositions, redoutant peu les périls, ne se défiant point de la victoire, mais fermes et inébranlables à leur rang, combattaient à la fin de la bataille avec le même courage qu’au commencement, et, sans cesse animés par le bruit des armes, ne faisaient que s’enflammer de plus en plus.

La troisième sorte d’armée est celle où il n’existe ni valeur naturelle, ni discipline accidentelle, comme sont de nos jours les armées d’Italie : elles sont même entièrement inutiles, et ne sauraient ce que c’est que la victoire, si le hasard ne les faisait tomber sur une armée que quelque événement imprévu met en fuite ; et, sans qu’il soit nécessaire d’en rapporter des exemples particuliers, on voit chaque jour les preuves qu’elles donnent de leur lâcheté.

Pour que l’autorité de Tite-Live puisse faire comprendre à chacun comment doit être faite une bonne milice, et comment est faite une mauvaise, je rapporterai les paroles de Papirius Cursor, quand il voulut punir Fabius, maître de la cavalerie : Nemo hominum, nemo deorum verecundiam habeat : non edicta imperatorum, non auspicia observentur : sine commeatu vagi milites in pacato, in hostico errent ; immemores sacramenti, licentia sola se, ubi velint, exauctorent ; infrequentia deserantur signa ; neque conveniatur ad edictum, nec discernatur interdiu, nocte, œquo, iniquo loco, jussu, injussu imperatoris pugnent ; et non signa, non ordines servent ; latrocinii modo, cœca et fortuita, pro solemni et sacrata militia sit.

On peut facilement juger, d’après ce passage, si la milice de nos jours est une institution solennelle et sacrée, ou seulement un attroupement aveugle et fortuit : on peut voir tout ce qui lui manque pour ressembler à ce qui mérite le nom d’armée, et combien elle est éloignée d’unir, comme les Romains, la discipline au courage, et même de n’avoir, comme les Gaulois, que la seule impétuosité.