Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 25

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 516-518).


CHAPITRE XXV.


De la pauvreté de Cincinnatus, et de celle d’un grand nombre de citoyens


Nous avons exposé ailleurs comment une des institutions les plus utiles à un gouvernement libre était de maintenir les citoyens dans la pauvreté. Quoiqu’on n’aperçoive pas quelle a été dans Rome l’institution destinée à obtenir ce résultat, puisque la loi agraire éprouva une opposition aussi acharnée, cependant on voit que, quatre cents ans après sa fondation, la plus grande pauvreté régnait dans la république ; et il y a lieu de croire que, sans qu’il fût besoin d’aucun règlement pour obtenir cet effet, il suffisait d’être convaincu que la pauvreté n’interdisait à aucun citoyen le chemin des honneurs et des dignités, et qu’on allait toujours trouver la vertu sous quelque toit qu’elle habitât.

Ces mœurs austères rendaient moins vif le désir des richesses. On en trouve une preuve évidente dans la conduite que tinrent les Romains lorsque l’armée du consul Minutius se trouva enveloppée par les Éques. À cette nouvelle, Rome, craignant la perte de son armée, eut recours à la création d’un dictateur, dernier remède dans ses derniers malheurs. On décerna cette dignité à L. Quintius Cincinnatus, qui se trouvait alors dans une petite ferme qu’il cultivait lui-même de ses mains. Tite-Live célèbre ce trait par ces paroles d’or : Operœ pretium est audire, qui omnia prœ divitiis humana spernunt, neque honori magno locum, neque virtuti putant esse, nisi effuse affluant opes.

Cincinnatus labourait lui-même son petit héritage, qui n’avait pas plus de quatre arpents d’étendue, lorsque les envoyés du sénat arrivèrent de Rome pour lui annoncer son élévation à la dictature, et lui faire connaître dans quel péril imminent se trouvait la république. Il prit aussitôt sa toge, se rendit à Rome ; et, rassemblant une armée, il courut délivrer Minutius ; mais, après avoir battu et dépouillé les ennemis et sauvé le consul, il ne voulut pas que l’armée délivrée participât au butin, et lui adressa ces paroles : « Je ne veux pas que tu partages les dépouilles de ceux dont tu as failli devenir la proie. » Il priva Minutius du consulat, et le fit simple lieutenant, en lui disant : « Tu resteras dans ce grade jusqu’à ce que tu aies appris à savoir être consul. » Il avait nommé maître de la cavalerie L. Tarquinius, que sa pauvreté obligeait de combattre à pied. Et remarquons combien dans Rome la pauvreté était en honneur, et comment un homme illustre et vertueux, tel que Cincinnatus, n’avait besoin que de quatre arpents de terre pour se nourrir. On voit encore cette pauvreté subsister du temps de Marcus Regulus ; et ce général, qui se trouvait en Afrique à la tête des armées romaines, demanda au sénat la permission de venir soigner sa métairie, dont ses fermiers avaient négligé la culture.

On doit ici faire attention à deux considérations bien importantes : l’une est de voir les citoyens, satisfaits au sein de la pauvreté, se contenter de la gloire que leur procurait la guerre, et en abandonner tous les autres avantages à l’État. S’ils avaient pensé, en effet, à s’enrichir par la guerre, que leur aurait importé de voir leurs propres champs dégradés ?

L’autre est d’examiner la grandeur d’âme de ces citoyens. A peine placés à la tête d’une armée, leur magnanimité les élevait au-dessus des princes : méprisant la puissance des rois et des républiques, rien ne pouvait ni les éblouir ni les épouvanter ; mais à peine étaient-ils rentrés dans la vie privée, ils devenaient économes, modestes, cultivateurs de leurs humbles possessions, soumis aux magistrats, respectueux envers leurs supérieurs ; de manière qu’il semble presque impossible que le caractère d’un homme puisse se plier à un tel changement.

Cette pauvreté dura encore jusqu’aux temps de Paul Émile, derniers jours heureux de la république, où l’on vit un citoyen, dont le triomphé enrichit la ville de Rome, demeurer lui-même dans l’indigence. Cette pauvreté était encore tellement en honneur à cette époque, qu’une coupe d’argent que Paul Émile avait donnée à son gendre, dans la distribution des récompenses décernées aux citoyens qui s’étaient distingués à la guerre, fut le premier argent qui entra dans sa maison. On pourrait prouver longuement combien les fruits que produit la pauvreté sont supérieurs à ceux de la richesse ; et comment la première a honoré les républiques, les royaumes, les religions mêmes, tandis que l’autre a été cause de leur perte, si ce sujet n’avait été traité un grand nombre de fois par d’autres écrivains.