Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 24

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 514-515).

CHAPITRE XXIV.


La prolongation des commandements rendit Rome esclave.


Si l’on examine attentivement la manière de procéder de la république romaine, on apercevra que sa dissolution doit être attribuée à deux causes : la première, les dissensions que la loi agraire fit naître ; la dernière, la prolongation des commandements. Si ces deux causes avaient été bien connues dès le principe, et qu’on y eût opposé les remèdes voulus, la liberté aurait vu son existence prolongée, et peut-être même plus tranquille. Et, quoique la prolongation du commandement n’ait jamais en apparence occasionné de troubles dans Rome, on voit cependant, en effet, combien devint nuisible à la république l’autorité que les citoyens y usurpèrent par ce moyen.

Si les autres citoyens dont les magistratures furent prorogées avaient été aussi sages et aussi vertueux que Lucius Quintius, on n’eût point été exposé à de pareils dangers. Sa vertu offre un exemple remarquable. Le peuple ayant fait un accommodement avec le sénat et prolongé d’une année le pouvoir des tribuns, parce qu’il les croyait propres à résister à l’ambition des nobles, le sénat, pour rivaliser avec le peuple et ne pas lui paraître inférieur, voulut continuer L. Quintius dans son consulat ; mais Quintius rejeta cette proposition et dit qu’il fallait s’efforcer de détruire les mauvais exemples, et non les accroître par de plus mauvais encore ; et il exigea que l’on nommât de nouveaux consuls.

Si tous les citoyens de Rome avaient eu la même sagesse et la même vertu, on n’aurait point laissé s’introduire dans l’État cette coutume de continuer les magistrats dans leurs fonctions, et l’on n’en serait pas venu à prolonger également le commandement des armées ; usage qui, avec le temps, entraîna la ruine de la république. Le premier pour qui le commandement fut prorogé est Publius Philo. Il assiégeait la ville de Palaepolis, son consulat touchait à son terme ; et le sénat, qui craignait que la victoire ne lui échappât des mains, ne lui envoya pas de successeur, mais le nomma proconsul, et il est le premier qui fut revêtu de cette dignité. Une telle innovation, quoique dictée au sénat par l’intérêt de l’État, fut celle qui, avec le temps, amena l’asservissement de Rome. Plus les armées romaines s’éloignèrent du centre de l’empire, plus cette prorogation parut nécessaire, et plus on en fit usage. Il en résulta deux inconvénients : le premier, c’est qu’un plus petit nombre de citoyens s’exercèrent au commandement, et de là vint que quelques-uns d’entre eux seulement obtinrent toute la considération ; le dernier, c’est qu’un général, après avoir commandé pendant un assez long espace de temps une armée, gagnait l’affection de ses soldats, dans chacun desquels il trouvait autant de partisans ; et à la longue l’armée, oubliant le sénat, ne connaissait plus que son chef. C’est ainsi que Sylla et Marius parvinrent à trouver des soldats qui ne balancèrent pas à les suivre pour opprimer la république ; c’est ainsi que César put asservir sa patrie. Si jamais les Romains n’avaient prolongé ni les magistratures, ni les commandements ; si leur élévation n’eût point été aussi rapide ; si leurs conquêtes eussent été plus lentes, ils seraient aussi tombés plus tard dans la servitude.