Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 21

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 503-506).



CHAPITRE XXI.


D’où vient qu’Annibal, en se conduisant d’une manière tout opposée à celle de Scipion, obtint en Italie les mêmes succès que son rival en Espagne.


Il me semble qu’il y a lieu de s’étonner lorsque l’on voit un général, quoique ayant tenu une conduite entièrement opposée, obtenir néanmoins les mêmes résultats que ceux qui se comportèrent de la manière dont je viens de parler. Il faut donc que la victoire ne dépende pas de ces causes ; il paraît même que ces vertus n’augmentent ni vos forces ni vos succès, puisqu’en tenant une conduite contraire on peut également acquérir et la gloire et le crédit.

Mais, pour ne point m’écarter de l’exemple des deux grands hommes que j’ai cités, et pour mieux éclaircir ma pensée, j’ajouterai qu’à peine Scipion a-t-il pénétré en Espagne, qu’il gagne tous les cœurs par ses vertus et son humanité, et qu’il se fait admirer, et, pour ainsi dire, adorer des peuples de cette contrée. Au contraire, à peine Annibal a-t-il mis le pied en Italie, que, suivant une conduite opposée, c’est-à-dire se livrant à la violence, à la cruauté, au pillage, et surtout à la mauvaise foi, il obtient les mêmes succès en Italie que Scipion en Espagne. En effet, toutes les villes d’Italie se révoltèrent en faveur d’Annibal, tous les peuples se précipitèrent à sa suite.

En examinant d’où peut naître ce résultat, on en trouve plusieurs raisons. La première est que les hommes sont à un tel point avides de nouveautés, que ceux qui sont heureux ne les désirent pas avec moins d’empressement que ceux dont le sort est à plaindre : en effet, comme je l’ai déjà dit et comme le prouve l’expérience, les hommes se tourmentent dans le bonheur même, et se plaignent dans l’adversité ; ce désir fait tomber toutes les barrières devant celui qui, dans un pays, se met à la tête d’un changement : s’il est étranger, on se précipite à sa suite ; s’il est du pays, on l’entoure, on le sert, on le fortifie ; et, quelle que soit sa manière d’agir, il obtient bientôt les plus vastes résultats. En second lieu, les hommes sont excités par deux puissants mobiles : l’affection ou la crainte ; et il est aussi facile à celui qui se fait craindre de commander, qu’à celui qui se fait aimer : on a vu même plusieurs fois le chef redouté, obéi et suivi avec plus d’empressement que celui qu’on aimait. Il importe donc peu à un capitaine de suivre l’une ou l’autre de ces deux voies, pourvu qu’il soit doué d’un courage supérieur, et que cette qualité l’ait mis en réputation parmi les hommes. Lorsqu’elle est portée à un degré aussi éminent que dans Annibal et Scipion, elle couvre toutes les fautes que l’on pourrait commettre pour se faire trop chérir ou trop redouter ; car de ces deux manières d’agir peuvent naître des inconvénients assez graves pour causer la ruine d’un prince.

En effet, celui qui désire trop se faire aimer, pour peu qu’il s’écarte des justes bornes, n’obtient que le mépris : celui, au contraire, qui ne cherche qu’à se faire craindre, et qui dépasse le but, devient l’objet de la haine. Marcher entre ces deux excès est une chose absolument impossible, à laquelle la nature même de l’homme se refuse. Il est donc nécessaire de les balancer par des qualités aussi extraordinaires que celles d’Annibal et de Scipion.

Cependant on voit que les principes qui dirigeaient leur conduite leur furent aussi préjudiciables qu’ils leur avaient été avantageux. Nous avons parlé de la gloire qu’ils leur obtinrent. C’est en Espagne même que Scipion éprouva les inconvénients de son trop de bonté, lorsque ses soldats et une partie de ses amis se soulevèrent contre lui, uniquement parce qu’ils ne le craignaient pas, car les hommes sont dans une inquiétude tellement continuelle, qu’à la moindre voie ouverte à leur ambition ils oublient soudain l’affection que la bonté d’un prince devrait leur inspirer ; comme le montre la conduite des soldats et des amis de Scipion. Aussi ce grand homme, pour arrêter le mal, fut contraint d’employer la rigueur qu’il avait voulu fuir jusqu’alors.

On ne peut spécifier aucun fait particulier où Annibal ait été victime de sa cruauté ou de sa mauvaise foi ; mais on peut supposer que c’est la crainte seule qu’elle leur inspirait qui retint Naples et beaucoup d’autres villes dans l’alliance des Romains : seulement on voit évidemment que sa conduite impie le rendit plus exécrable aux Romains qu’aucun des autres ennemis qu’ait jamais eus cette république. Tandis qu’ils avaient découvert à Pyrrhus le traître qui voulait l’empoisonner, quoiqu’il fût encore en Italie à la tête de son armée, ils ne voulurent jamais pardonner à Annibal ; et, bien qu’errant et désarmé, ils le poursuivirent jusqu’à ce qu’ils l’eussent fait mourir. Tels sont les désavantages qu’attira à ce général sa réputation d’homme cruel, sans foi et contempteur des dieux. Mais, d’un autre côté, il en tira un avantage immense que tous les historiens ont admiré : c’est que son armée, quoique composée d’une foule de nations différentes, ne vit jamais naître le moindre soulèvement ni parmi les troupes ni contre le général ; ce qui ne peut provenir que de la terreur qu’inspirait sa personne. Cette terreur, jointe à la renommée que son courage lui avait acquise, suffisait pour tenir ses soldats unis dans l’obéissance.

Ainsi donc je conclus qu’il importe peu de quelle manière un chef d’armée se conduit, pourvu que ses qualités soient assez éminentes pour corriger les excès de l’une ou de l’autre de ces manières de se conduire. Ainsi que nous l’avons dit, toutes deux offrent des dangers et des inconvénients, lorsqu’elles ne sont pas tempérées par un courage et un talent extraordinaires.

Si Annibal et Scipion, l’un par des actions dignes de louanges, l’autre par une conduite odieuse, obtinrent les mêmes résultats, je ne crois pas devoir négliger de parler encore de deux citoyens romains, qui, en suivant une marche différente, quoique également louable, méritèrent tous deux la même gloire.